T-1812-89
Timothy Veysey (requérant)
c.
Commissaire du Service correctionnel du Canada
(intimé)
RÉPERTORIÉ: VEYSEY C. CANADA (COMMISSAIRE DU SERVICE
CORRECTIONNEL) (I" INST.)
Section de première instance, juge Dubé—Ottawa,
31 octobre et 3 novembre 1989.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Orientation sexuelle — Le refus de permettre à un
détenu de pénitencier de participer au Programme des visites
familiales privées avec son amant constitue une violation du
droit que lui reconnaît l'art. 15 de la Charte — Le requérant
soutient que la négation d'un avantage accessible aux détenus
hétérosexuels constitue une discrimination fondée sur l'orien-
tation sexuelle — L'orientation sexuelle ne constitue pas un
des motifs prohibés énumérés à l'art. 15 de la Charte, mais
elle est analogue à ces motifs — Les traits caractéristiques des
motifs énumérés comprennent l'immuabilité des attributs visés
et la victimisation, en raison de préjugés, des personnes aux-
quelles ils sont attachés.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limita-
tive — Le refus de permettre à un détenu de pénitencier de
participer au Programme des visites familiales privées avec
son amant constitue une violation du droit que lui reconnaît
l'art. 15 de la Charte — Cette restriction ne se justifie pas par
la disposition limitative de l'art. I — Le refus de permettre au
requérant d'avoir accès à celle de ses relations qui lui fournit
le plus grand soutien ne contribue pas à réaliser l'objectif
valable qu'est la facilitation de sa future réintégration sociale
— Les allégations concernant le danger dans lequel se trouve-
rait le requérant et la menace pour le bon ordre de l'établisse-
ment n'ont pas été prouvées — Elles sont insuffisantes en ce
qui concerne le fardeau d'établir que la violation du droit est
justifiée — Il ressort de l'application du critère de la propor-
tionnalité que le risque subi par le requérant peut être réduit
sans difficulté.
Pénitenciers — Le refus de permettre à un détenu de partici-
per au Programme des visites familiales privées avec son
amant constitue une violation des droits que lui reconnaît l'art.
15 de la Charte — Cette restriction ne se justifie pas sous le
régime de la disposition limitative de l'art. 1 — Le refus de
permettre au requérant d'avoir accès à celle de ses relations
qui lui fournit le plus grand soutien ne contribue pas à réaliser
l'objectif valable qu'est la facilitation de sa future réintégra-
tion sociale — La menace pour la paix et le bon ordre de
l'établissement n'a pas été établie — Il ressort de l'application
du critère de la proportionnalité que le risque subi par le
requérant peut être réduit sans difficulté.
11 s'agit d'une demande sollicitant un bref de certiorari qui
annulerait la décision refusant de permettre au requérant de
participer au Programme des visites familiales privées de l'éta-
blissement de Warkworth avec son amant et sollicitant un bref
de mandamus qui ordonnerait que la demande soit réexaminée
conformément à l'article 15 de la Charte. Le programme
accorde aux détenus de pénitenciers fédéraux le privilège de
bénéficier en privé de visites prolongées avec des membres de
leur famille. Le but du programme est de préserver les liens
familiaux des détenus et de permettre à ceux-ci de préparer
leur réintégration à la vie extérieure au milieu carcéral. Les
membres admissibles de la famille comprennent la femme, le
mari et les conjoints de droit commun. L'intimé soutient que la
notion de conjoint de droit commun ne vise pas deux personnes
de même sexe et que sa demande a été rejetée parce que la
personne qu'il a nommée pour la visite projetée ne faisait pas
partie de l'une des catégories de parents énumérés. La position
du requérant est qu'il a fait l'objet d'une discrimination en
raison de son orientation sexuelle, contrairement à l'article 15
de la Charte.
Jugement: la demande devrait être accueillie.
Il y a eu violation du droit du requérant à l'égalité. Bien que
l'orientation sexuelle ne constitue pas un motif prohibé énu-
méré à l'article 15, le traitement discriminatoire fondé sur des
motifs «analogues» aux motifs expressément énumérés viole
l'article 15. Pour identifier les caractéristiques analogues aux
motifs de discrimination énumérés à l'article 15, il convient
d'examiner les contextes social, politique et juridique en cause.
Au moins deux provinces et un territoire ont édicté des disposi
tions législatives qui incluent expressément l'orientation
sexuelle parmi les motifs de discrimination prohibés. Le Comité
parlementaire de la Chambre des communes sur les droits à
l'égalité a recommandé que l'orientation sexuelle soit ajoutée
aux motifs de discrimination illicite prévus à la Loi canadienne
sur les droits de la personne. La plupart des motifs de discrimi
nation prohibés concernent des caractéristiques plus ou moins
immuables. Il est à présumer que l'orientation sexuelle présente
un certain niveau d'immuabilité. Une autre caractéristique
commune des motifs énumérés réside dans le fait que les
personnes ou les groupes qu'elles concernent ont été victimisés
et stigmatisés à travers l'histoire en raison de préjugés. Cette
caractéristique s'appliquerait également aux personnes qui se
sont écartées des normes sexuelles acceptées.
L'atteinte aux droits du requérant ne s'est pas effectuée par
une règle de droit, dans des limites qui étaient raisonnables et
dont la justification pouvait se démontrer dans une société libre
et démocratique (article 1 de la Charte). L'objectif valable
consistant à permettre aux détenus de se préparer à réintégrer
la collectivité en préservant les liens qui leur fournissent le plus
d'appui n'est pas favorisé par le refus de permettre au requé-
rant d'avoir accès à celle de ses relations qui lui fournit le plus
grand soutien. La réintégration du détenu dans la collectivité
bénificierait à la fois à ce dernier et à la collectivité. L'opinion
de la sous-directrice de l'établissement selon laquelle l'inscrip-
tion du requérant sur la liste des personnes admissibles au
programme pourrait menacer sa sécurité ainsi que la paix et le
bon ordre de l'établissement ne suffit pas à permettre à l'intimé
de s'acquitter du fardeau d'établir que la violation de son droit
était justifiée. De plus, il existait des témoignages contredisant
l'opinion de la sous-directrice. A l'application du critère de la
proportionnalité (qui veut que la nature du droit auquel il a été
porté atteinte soit opposé à l'importance de cette atteinte et à la
mesure dans laquelle la limite imposée sert à promouvoir un
objectif social valable), il ressort que l'intimé pourrait réduire
tout risque pour la sécurité du requérant en maintenant le
caractère confidentiel de la participation du requérant au pro-
gramme. Aucun élément de preuve n'a été présenté pour établir
que l'adoption de cette mesure de précaution entraînerait des
difficultés en ce qui concerne l'administration ou le bon ordre
de l'établissement.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
art. 1, 15.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. 1977,
chap. C-12, art. 10.
Code des droits de la personne, L.M. 1987-88, chap. 45,
art. 9(2).
Human Rights Act, S.Y. 1987, chap. 3, art. 6.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), chap. H-6.
Loi sur les pénitenciers, L.R.C. (1985), chap. P-5, art.
37(3).
Règlement sur le service des pénitenciers, C.R.C., chap.
1251, art. 27.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] I
R.C.S. 143; [1989] 2 W.W.R. 289; R. c. Turpin, [1989]
I R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R. (3d)
97; 96 N.R. 115.
DOCTRINE
Canada, Chambre des communes, Rapport du Comité
parlementaire sur les droits à l'égalité: Égalité pour
tous. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1985 (président:
Patrick Boyer).
AVOCATS:
Elizabeth Thomas pour le requérant.
John B. H. Edmond pour l'intimé.
PROCUREURS:
Elizabeth Thomas, Ottawa, pour le requé-
rant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE DU BE: Le requérant, un détenu de
l'établissement de Warkworth, du comté de Nor-
thumberland, en Ontario, sollicite des brefs de
certiorari et de mandamus à l'encontre de la déci-
sion de l'intimé qui a rejeté sa demande de partici-
pation au Programme de visites familiales privées
avec M. Leslie Beu dans cet établissement. M. Beu
est l'amant du requérant.
Le requérant a demandé pour la première fois sa
participation à ce programme le 14 juin 1988.
Cette demande a été rejetée à tous les paliers de la
procédure de grief. Le 31 janvier 1989, l'intimé a
rejeté le grief du requérant dans les termes
suivants:
[TRADUCTION] La politique actuellement en vigueur s'oppose à
votre demande que le Programme de visites familiales privées
soit étendu aux conjoints de droit commun de même sexe. Vous
avez cependant soulevé une importante question de politique;
elle mérite un examen beaucoup plus approfondi, qui se pour-
suivra aux quartiers généraux nationaux. Dans un avenir rap-
proché, une décision sera rendue à cet égard et sera transmise.
Pour le moment, votre grief est rejeté.
Le programme en cause se trouve décrit dans
une brochure publiée par le Service correctionnel
du Canada. Son introduction est ainsi libellée:
Le programme de visites familiales privées, mis sur pied par
le Service correctionnel du Canada, a pour objet d'accorder aux
détenus admissibles des pénitenciers fédéraux le privilège de
bénéficier de visites prolongées en privé avec des membres de
leur famille.
Le but du programme est de permettre aux détenus d'entre-
tenir des liens familiaux et de se préparer en vue de leur
réintégration sociale.
Cette brochure mentionne les conditions que
doivent remplir les détenus pour pouvoir bénéficier
du programme. Il est admis que, sauf en ce qui
concerne la personne choisie pour participer avec
lui au programme, le requérant satisfait aux exi-
gences applicables à cet égard. La brochure décrit
plus avant les membres de la famille qui sont
admissibles au programme:
La famille
Sont admissibles au programme les personnes suivantes:
femme, mari, conjoints de droit commun, enfants, parents,
parents nourriciers, frères, soeurs, grands-parents et, dans des
cas spéciaux, membres de la belle-famille.
Le requérant allègue qu'il a demandé de partici-
per au programme avec son amant parce qu'il veut
préserver leur relation pendant son incarcération et
parce qu'il croit que, pour réussir sa réintégration
sociale, il devra bénéficier du soutien continu des
membres de la collectivité: de tous ses liens avec la
société, le rapport qu'il entretient avec M. Beu est
le plus intime et celui qui lui fournit le plus
d'appui. Il soutient s'être vu refuser un avantage
accessible aux détenus hétérosexuels, en préten-
dant que le fondement de ce refus est son orienta
tion sexuelle. Selon le requérant, le rejet de sa
demande constitue une violation des droits que lui
reconnaît l'article 15 de la Charte canadienne des
droits et libertés [qui constitue la Partie I de la
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de
1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], qui
est ainsi libellée:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois,
programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'in-
dividus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur
race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de
leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences
mentales ou physiques.
Le paragraphe 37(3) de la Loi sur les péniten-
ciers [L.R.C. (1985), chap. P-5] autorise le com-
missaire à établir des règles dites «instructions»,
concernant la bonne direction des pénitenciers et la
garde, le traitement et la discipline des détenus.
L'article 27 du Règlement sur le service des péni-
tenciers [C.R.C., chap. 1251 ] porte que les privilè-
ges pouvant être accordés aux détenus en ce qui
concerne les visiteurs doivent être tels qu'ils contri-
buent à la rééducation et à la réadaptation du
détenu.
Le paragraphe 19 de l'instruction numéro 770
du commissaire, qui s'intitule «Visites», déclare que
le sous-commissaire doit dresser la liste des parents
admissibles au programme des visites familiales
privées.
L'intimé prétend que ces catégories (à l'excep-
tion des parents nourrissiers, qui agissent in loco
parentis) comprennent seulement des personnes
liées au détenu par le sang, par le marriage (y
compris le mariage de droit commun) ou par
alliance. Il affirme que la notion de mariage de
droit commun [common law marriage] implique
une relation entre un homme et une femme et non
entre deux personnes de même sexe: la common
law ne comporte aucun principe régissant les rap
ports entre deux personnes de même sexe qui
cohabitent. Selon lui, l'expression «conjoint de
droit commun» du programme est synonyme du
terme «époux de droit commun», en sorte qu'elle ne
comprend pas les personnes qui vivent ensemble en
ayant une relation homosexuelle: si le requérant ne
peut faire approuver l'homme avec lequel il vivait
pour les fins d'une visite familiale privée, ce n'est
pas en raison de son orientation sexuelle mais
parce que la personne qu'il a nommée pour cette
visite n'est pas son conjoint et n'appartient pas
d'autre manière à l'une des catégories de parents
énumérées.
Le requérant ne conteste pas ces propositions. Il
est d'accord pour dire que l'homme avec lequel il
entretient une relation homosexuelle n'est pas son
conjoint. Il reconnaît que cette personne n'appar-
tient pas à «la famille* décrite au programme. Il
prétend que le programme est discriminatoire
parce qu'il exclut les relations homosexuelles. En
conséquence, soutient-il, sa demande a été rejetée
sur le fondement de son orientation sexuelle.
Il n'existe aucune jurisprudence traitant directe-
ment de la question soulevée. L'orientation
sexuelle n'est pas un motif expressément énuméré
à l'article 15 de la Charte. Toutefois, il est à
présent bien établi qu'un traitement discrimina-
toire n'enfreindra l'article 15 que s'il est fondé sur
des motifs «analogues* à ceux qui se trouvent
expressément énumérés dans cet article (voir l'ar-
rêt Andrews c. Law Society of British Columbia)'.
Pour identifier les caractéristiques analogues
aux motifs de discrimination prohibés qu'énumère
l'article 15, il convient d'examiner les contextes
social, politique et juridique en cause. Dans l'arrêt
R. c. Turpin 2 , le juge Wilson, de la Cour suprême
du Canada, a dit aux pages 1331 et 1332 R.C.S.:
Pour déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à
des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe
d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposition
législative contestée qui établit une distinction contraire au
droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'ensemble des contextes
social, politique et juridique.
Le juge McIntyre reconnaît dans l'arrêt Andrews que le
«point de vue [...] "des motifs énumérés et analogues" corres
pond davantage aux fins de l'art. 15 et à la définition de la
discrimination exposée auparavant. (p. 182) et il laisse enten-
dre que les personnes qui seraient victimes de discrimination
dans l'affaire Andrews, c.-à-dire celles qui n'ont pas la citoyen-
neté et qui résident en permanence au Canada constituent .un
bon exemple [...] d'une "minorité discrète et isolée" visée par
' [1989] 1 R.C.S. 143; [1 . 989] 2 W.W.R. 289.
2 [1989] I R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8; 69 C.R.
(3d) 97; 96 N.R. 115.
la protection de l'art. 15» (p. 183). De même, j'ai laissé
entendre, dans les motifs de jugement que j'ai rédigés dans
l'affaire Andrews, que la conclusion relative à la question de
savoir si un groupe relève d'une catégorie analogue à celles qui
sont expressément énumérées à l'art. 15 «ne peut pas être tirée
seulement dans le contexte de la loi qui est contestée mais
plutôt en fonction de la place occupée par le groupe dans les
contextes social, politique et juridique de notre société» (p.
152). Si l'on ne tient pas compte du contexte général, l'analyse
fondée sur l'art. 15 peut devenir un processus de classification
mécanique et stérile qui dépendra exclusivement du texte de loi
contesté. Si la décision quant à savoir s'il y a ou non discrimina
tion se fonde exclusivement sur l'examen de la loi contestée, il
est vraisemblable à mon avis qu'on arrivera à la même sorte
d'impasse qui caractérise le critère selon lequel les personnes
qui se trouvent dans une situation doivent être traitées de façon
analogue, que cette Cour a nettement rejeté dans l'arrêt
Andrews.
Dans l'arrêt Andrews susmentionné, le juge
McIntyre (aux pages 174 et 175) a défini le terme
«discrimination» de la manière suivante:
Il existe plusieurs autres énoncés où l'on a tenté de définir
succinctement le terme «discrimination». Ils sont généralement
conformes aux descriptions mentionnées auparavant. J'affirme-
rais alors que la discrimination peut se décrire comme une
distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs
relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un
groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou
à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages
non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès
aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'au-
tres membres de la société. Les distinctions fondées sur des
caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en
raison de son associaton avec un groupe sont presque toujours
taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les
mérites et capacités d'un individu le sont rarement.
Dans l'examen des contextes juridique et social
de la société canadienne actuelle, il convient de
considérer les dispositions législatives provinciales
et territoriales sur les droits de la personne qui
incluent expressément l'orientation sexuelle parmi
lés motifs de discrimination prohibés. La Charte
des droits et libertés de la personne de la province
de Québec' prévoit, à son article 10:
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice,
en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans
distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la
couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil,
l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les
convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou natio-
nale, la condition sociale, le handicap ou d'utilisation d'un
moyen pour pallier ce handicap.
Il a y discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou
préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce
droit. [Je souligne.]
3 L.R.Q. 1977, chap. C-12, art. 10.
Le Code des droits de la personne 4 du Mani-
toba, à son paragraphe 9(2), donne l'énumération
suivante des «caractéristiques appropriées»:
9(2) Les caractéristiques appropriées aux fins des alinéas
(I )b) à d) sont les suivantes:
a) l'ascendance, y compris la couleur et les races
identifiables;
b) la nationalité ou l'origine nationale;
c) le milieu ou l'origine ethnique;
d) la religion ou la croyance ou les croyances religieuses, les
associations religieuses ou les activités religieuses;
e) l'âge;
f) le sexe, y compris la grossesse, la possibilité de grossesse
ou les circonstances se rapportant à la grossesse;
g) les caractéristiques fondées sur le sexe ou les circons-
tances autres que celles visées à l'alinéa f);
h) l'orientation sexuelle;
i) l'état matrimonial ou le statut familial;
j) la source de revenu;
k) les convictions politiques, associations politiques ou activi-
tés politiques;
I) les incapacités physiques ou mentales ou les caractéristi-
ques ou les situations connexes, y compris le besoin d'un
chien guide ou d'un autre animal, une chaise roulante ou tout
autre appareil, orthèse ou prothèse. [Je souligne.]
La Human Rights Act du Territoire du Yukon'
énumère, à son article 6, les motifs prohibés de la
façon suivante:
[TRADUCTION] 6. Il est discriminatoire de traiter une personne
ou un groupe de façon défavorable pour l'un ou l'autre des
motifs suivants:
a) l'ascendance, y compris la couleur et la race;
b) l'origine nationale;
c) le milieu ou l'origine ethnique ou linguistique;
d) la religion ou la croyance ou les croyances religieuses, les
associations religieuses ou les activités religieuses;
e) l'âge;
f) le sexe, y compris la grossesse et les circonstances se rappor-
tant à la grossesse;
g) l'orientation sexuelle;
h) les incapacités physiques ou mentales;
i) des accusations portées au criminel ou le dossier criminel;
j) les convictions politiques, associations politiques ou activités
politiques;
k) l'état matrimonial ou le statut familial; ... [Je souligne.]
Le Comité parlementaire de la Chambre des
Communes sur les droits à l'égalité a publié en
octobre 1985 un rapport intitulé «Égalité pour
tous» dans lequel il recommandait que l'orientation
sexuelle soit ajoutée aux motifs de discrimination
° L.M. 1987-88, chap. 45, art. 9(2).
5 S.Y. 1987, chap. 3, art. 6.
illicite prévus à la Loi canadienne sur les droits de
la personne [L.R.C. (1985), chap. H-6]. La
recommandation numéro 10 de ce comité est ainsi
libellée (à la page 30):
10. Nous recommandons que la Loi canadienne sur les
droits de la personne soit modifiée de façon à ajouter l'orienta-
tion sexuelle aux autres motifs de discrimination illicite tels que
la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion,
l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation familiale, la
déficience et l'état de personne graciée. [Mon soulignement.]
La plupart des motifs que l'article 15 de la
Charte mentionne dans son énumération des
motifs de discrimination prohibés sont empreints
d'un caractère d'immuabilité. Tels sont la race,
l'origine nationale ou ethnique, la couleur ou l'âge.
Il est possible de changer de religion, mais seule-
ment avec difficulté; le sexe ainsi que les incapaci-
tés physiques ou mentales sont encore plus diffici-
les à modifier. Il est à présumer que l'orientation
sexuelle se situerait à un de ces niveaux d'immua-
bilité. Les motifs énumérés ont aussi en commun
de viser des personnes ou des groupes victimisés et
stigmatisés à travers l'histoire en raison de préju-
gés qui, comme la plupart des idées préconçues,
procédaient de la crainte ou de l'ignorance. Cette
caractéristique aussi s'appliquerait clairement à
l'orientation sexuelle, ou, plus précisément, aux
personnes qui, à tout le moins aux yeux de la
majorité, se sont écartées des normes sexuelles
acceptées.
La présente instance n'a évidemment pas pour
objet de porter un jugement moral sur l'orientation
sexuelle: elle vise à décider si les droits accordés au
requérant par l'article 15 de la Charte ont été
enfreints au motif qu'il aurait été exclu du pro
gramme en raison de son orientation sexuelle.
Encore une fois, l'orientation sexuelle ne constitue
pas un des motifs prohibés énumérés à l'article 15
mais constitue, à mon avis, un motif analogue
reconnu par les lois sur les droits de la personne
provinciales et territoriale susmentionnées ainsi
que par le Comité parlementaire sur les droits à
l'égalité. Selon moi, les droits du requérant ont été
violés.
Ayant conclu qu'il y avait eu violation du droit à
l'égalité du requérant par suite de l'exercice d'une
discrimination fondée sur un motif analogue à
ceux de l'article 15, je dois à présent décider si,
aux termes de l'article 1 de la Charte, l'atteinte au
droit du requérant s'est effectuée par une règle de
droit, dans des limites qui étaient raisonnables et
dont la justification pouvait se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
La première question à trancher est celle de
savoir si le traitement distinct dont le requérant a
fait l'objet en raison de son orientation sexuelle a
pour but de promouvoir un objectif social valable.
Si nous gardons à l'esprit qu'un des buts du pro
gramme visé est de permettre aux détenus de se
préparer à réintégrer la collectivité en entretenant
les liens qui leur fournissent le plus d'appui, nous
devons conclure que le refus de permettre au
requérant d'avoir accès à celle de ses relations qui
lui fournit le plus grand soutien ne contribue pas à
la réalisation de cet objectif valable. De toute
évidence, la réintégration du détenu requérant
dans la collectivité bénéficierait non seulement à
ce dernier mais encore à l'ensemble de la
collectivité.
Selon l'intimé, une décision accueillant la
demande de participation au Programme du
requérant soumettrait celui-ci à un risque considé-
rable et menacerait la paix et l'ordre de l'établisse-
ment qui le détient. La sous-directrice de l'établis-
sement de Warkworth a déposé un affidavit dans
lequel elle déclare que, à son sens, [TRADUCTION]
«selon ma perception des règles sociales ayant
cours chez les détenus des établissements carcé-
raux, qui, notamment, tiennent en haute estime les
valeurs familiales et la moralité traditionnelle, tout
en appliquant un code strict, sévère et vengeur au
sein de l'établissement», le requérant subit mainte-
nant [TRADUCTION] «un certain risque». Elle con-
clut à l'exigence de ce risque en raison de la nature
de l'infraction pour laquelle il a été condamné,
[TRADUCTION] «en particulier l'agression sexuelle
armée sur la personne d'un garçon de 15 ans, et
compte tenu de la forte désapprobation manifestée
par l'ensemble de la population carcérale à l'égard
de tels crimes».
Le requérant a toutefois été incarcéré au péni-
tencier de Kingston à partir du 15 janvier 1988
jusqu'à son transfèrement à Warkworth le 7 sep-
tembre 1989, et il est demeuré dans ce dernier
établissement depuis cette date, sans que la preuve
ne révèle qu'il ait fait l'objet d'aucune vengeance
de la part des autres détenus.
La sous-directrice poursuit en déclarant que
l'inscription du requérant sur la liste des personnes
admissibles au programme accroîtrait [TRADUC-
TnON] «considérablement le risque que présente la
sécurité de sa personne, en plus de mettre en péril
la paix et le bon ordre de l'établissement».
Bien que l'opinion de la sous-directrice mérite
d'être prise en considération très sérieusement,
selon moi elle ne suffit pas à permettre à l'intimé
de s'acquitter du fardeau d'établir que l'atteinte au
droit visé est justifiée. Après tout, le requérant est
lui-même en mesure d'évaluer le risque qu'il court.
De plus, il a déposé des affidavits de trois co-déte-
nus de l'établissement de Warkworth portant que
la sécurité des détenus n'y est pas compromise en
raison de leur orientation sexuelle. Il ne faut pas
perdre de vue que l'établissement de Warkworth
est un établissement à sécurité moyenne, et que les
détenus qui s'y trouvent ne sont pas considérés
comme présentant, en matière de sécurité, un
risque aussi grand que ceux de Kingston, un péni-
tencier à sécurité maximale.
Le second critère justificatif est celui de la
proportionnalité, qui veut que la nature du droit
auquel il a été porté atteinte soit opposée à l'im-
portance de cette atteinte et à la mesure dans
laquelle la limite imposée sert à promouvoir un
objectif social valable. Il me semble que l'intimé
peut réduire tout risque pour la sécurité du requé-
rant simplement en maintenant le caractère confi-
dentiel de sa participation au programme—toute
participation au programme devrait d'ailleurs être
considérée confidentielle. Aucun élément de
preuve n'a été présenté pour établir que l'adoption
d'une mesure de précaution s'imposant de manière
aussi évidente entraînerait des difficultés particu-
lières en ce qui concerne l'administration ou au
bon ordre de l'établissement.
En conséquence, la décision de l'intimé de reje-
ter le grief du requérant est annulée et il est
ordonné au commissaire du Service correctionnel
de réexaminer le grief du requérant en observant
les dispositions de l'article 15 de la Charte cana-
dienne des droits et des libertés. Les dépens de la
présente requête sont adjugés au requérant.
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