T-1957-89
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (requérante)
c.
Stephen Cole, Paula Tippett et Edward H. Fox en
leur qualité de membres du Tribunal des droits de
la personne constitué sous le régime de la Loi
canadienne sur les droits de la personne et la
Commission canadienne des droits de la personne
et Michael Doyle (intimés)
RÉPERTORIE: COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX
DU CANADA C. CANADA (TRIBUNAL DES DROITS DE LA PER-
SONNE) (1" INST.)
Section de première instance, juge Muldoon—
Ottawa, 20 et 23 novembre 1989.
Droits de la personne — Les restrictions professionnelles
imposées à un serre-frein/agent de manœuvre diabétique insu-
lino-dépendant constituent des exigences professionnelles nor-
males — La Commission a commis un abus de compétence en
constituant un tribunal pour enquêter sur une question déjà
décidée — L'enquête est prohibée.
Contrôle judiciaire — Brefs de prérogative — Prohibition
— Droits de la personne — Exigence professionnelle normale
— Restrictions professionnelles imposées à un serre frein/
agent de manœuvre diabétique insulino-dépendant — Inter
diction au tribunal des droits de la personne d'enquêter sur la
plainte lorsque la jurisprudence a déjà décidé la question —
La Commission a abusé de ses pouvoirs et de sa compétence.
L'intimé, Doyle, était au service de la requérante, CNR,
depuis mai 1979 en qualité de serre-frein/agent de manoeuvre.
En décembre 1983 il a été diagnostiqué comme étant un
diabétique insulino-dépendant. En mars 1984, la suite de
l'examen médical que lui a fait subir le médecin de la requé-
rante, Doyle s'est vu interdire d'exercer certaines tâches affé-
rentes à son poste, comme faire des signaux au moyen de
drapeaux à des véhicules en marche, et monter à bord de tels
véhicules et en descendre. En mai 1984, l'employé a déposé une
plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la
personne. Pour diverses raisons, le tribunal chargé d'enquêter
sur la plainte n'a pas été constitué avant avril 1989. Entre
temps, de nouvelles techniques de surveillance des diabétiques
insulino-dépendants ont été élaborées, et en septembre 1988
Doyle a été rétabli dans ses anciennes fonctions. Il suit actuelle-
ment la formation de conducteur de locomotive. Les avocats ont
cependant convenu que la période importante allait du 3
décembre 1983 au 17 mai 1984, et que la constitution du
tribunal se trouvera justifiée légalement ou non selon la con-
naissance des parties du contrôle du diabète, et les événements
et la jurisprudence qui ont vu le jour pendant la période
importante.
Il s'agit d'une demande visant à interdire au tribunal d'en-
quêter sur la plainte déposée, et visant à obtenir une ordon-
nance portant que la Commission a excédé sa compétence en
constituant le tribunal.
Jugement: il devrait être interdit au tribunal de faire enquête
sur la plainte.
Avant la constitution du tribunal en l'espèce, la Cour d'appel
fédérale dans l'arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Com-
mission canadienne des droits de la personne) et un tribunal
d'appel dans la décision Gaetz c. Forces armées canadiennes,
suivant l'un et l'autre les critères applicables aux «exigences
professionnelles normales» établis par la Cour suprême du
Canada dans les arrêts Commission ontarienne des droits de la
personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke et Bhinder et
autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada
et autres, avaient statué que les fonctions exigeant qu'un
employé se dépense physiquement et/ou soit mentalement pré-
sent à des moments critiques et imprévus comportent l'exigence
normale que le titulaire ne soit pas un diabétique insulino-
dépendant.
La Cour devrait hésiter à se substituer à la Commission et à
un tribunal, mais lorsque la décision du tribunal, pour être
correcte en droit et en matière de preuve, est toute tracée à
l'avance, il devrait être considéré que la Commission a excédé
sa compétence en constituant un tribunal et l'enquête devrait
être interdite parce qu'elle sera inutile, coûteuse, contraignante,
gênante et abusive. La Commission affaiblit la cause des droits
de la personne en persistant à faire enquête sur des questions
déjà décidées.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), chap. H-6, art. 15a), 49(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Commission cana-
dienne des droits de la personne), [1988] 1 C.F. 209;
(1987), 40 D.L.R. (4th) 586 (C.A.); Gaetz c. Forces
armées canadiennes (1988), 89 CLLC 17,014
(T.C.D.P.); Commission ontarienne des droits de la per-
sonne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1
R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC
17,005; 40 N.R. 159; Bhinder et autre c. Compagnie des
chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2
R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R. (4th) 481; 17 Admin. L.R.
111; 9 C.C.E.L. 135; 86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185.
DÉCISIONS CITÉES:
Procureur général du Canada c. Cumming, [1980] 2 C.F.
122; (1979), 103 D.L.R. (3d) 151; 79 DTC 5303 (1re
inst.); Canadian Pacific Air Lines, Ltd. c. Williams,
[1982] 1 C.F. 214 (C.A.).
AVOCATS:
John M. Barker, c.r. et Myer Rabin pour la
requérante.
René Duval et Nancy Holmes pour les
intimés.
PROCUREURS:
Cox, Downie & Goodfellow, Halifax, pour la
requérante.
Commission canadienne des droits de la per-
sonne, Ottawa, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: En l'espèce, la Compagnie
des chemins de fer nationaux du Canada (ci-après
appelée la requérante) a déposé un avis de requête
le 22 septembre 1989 concluant aux ordonnances
suivantes:
a) un bref de prohibition visant à interdire aux intimés Stephen
Cole, Paula Tippett et Edward H. Fox, agissant en leur qualité
de tribunal des droits de la personne, constitué sous le régime
de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de faire
enquête sur une plainte déposée auprès de la Commission
canadienne des droits de la personne par l'intimé Michael
Doyle;
b) un bref de prohibition interdisant à ces intimés d'entrepren-
dre ladite enquête tant que cette Cour n'aura pas statué sur la
question en l'espèce;
c) une ordonnance portant que la Commission intimée a excédé
sa compétence en constituant le tribunal concerné; et
d) toute autre réparation que cette Cour peut estimer juste.
Il y a contestation liée par. et pour le tribunal et
la Commission canadienne des droits de la per-
sonne (ci-après appelés les intimés) mais non par
l'intimé Michael Doyle (ci-après appelé l'employé
ou le plaignant). Ses intérêts ont donc été repré-
sentés et continuent d'être représentés seulement
indirectement par les avocats des intimés. L'affaire
a été entendue à Ottawa le 20 novembre 1989. Le
principal ensemble de faits documentés soumis à
l'appréciation de la Cour et à la base de ces
procédures se trouve dans l'affidavit et les pièces y
afférentes de Marvin Blackwell, vice-président de
la requérante pour la région de l'Atlantique, à
Moncton (Nouveau-Brunswick).
L'employé Doyle était au service de la requé-
rante en qualité de serre-frein/agent de manoeuvre
depuis le 29 mai 1979 avant le mois de décembre
1983, lorsqu'il a été diagnostiqué comme étant un
diabétique insulino-dépendant. Le 29 mars 1984, à
la suite de l'examen médical que le médecin de la
requérante a fait subir à l'employé, ce dernier s'est
vu interdire par la requérante d'exercer certaines
tâches afférentes à son poste, comme faire des
signaux au moyen de drapeaux à des véhicules en
marche, et monter à bord de tels véhicules et en
descendre. Ces restrictions doivent être considérées
compte tenu de tout l'éventail des tâches, des
responsabilités et des conditions de travail de ceux
qui occupent le poste de serre-frein/agent de
manoeuvre, que l'on trouve exposés comme suit à
la pièce «N» de l'affidavit de M. Blackwell:
Que fait un Serre-frein/Agent de manœuvre?
Le Serre-frein (homme ou femme) est membre d'une équipe de
train qui s'occupe des manoeuvres de mouvements de train se
rendant vers divers endroits. Il doit voyager vers différentes
destinations selon l'itinéraire du train auquel il est affecté. Un
Agent de manœuvre (homme ou femme) est membre d'une
équipe de triage qui effectue des manoeuvres de wagons à des
endroits spécifiques. Il s'occupe aussi de la formulation des
trains et assure le service aux industries.
Tâches et responsabilités
Le Serre-frein/Agent de manoeuvre:
— attelle les wagons et s'occupe de la manoeuvre des aiguilles de
voie;
— donne et interprète les signaux particuliers aux mouvements
du train auquel il est affecté ou particuliers aux mouvements
des trains dans la gare de triage;
— vérifie l'état du matrériel et des trains qui passent; vérifie
légat général de la gare de triage; prend les mesures de
sécurité appropriées telles qu'exigées par le CN;
— manie le matériel tel que: les appareils radio, les aiguilles de
voie et les dispositifs de dételage, afin de faciliter les divers
mouvements de trains et la manoeuvre des wagons;
— en cas d'urgence, assure la protection du train à l'aide de
drapeaux ou de signaux lumineux tel qu'énoncé dans les
règlements d'exploitation. Il peut aussi avoir à marcher en
avant ou en arrière du train sur une distance réglementaire et
demeurer sur place pour une période prolongée;
— travaille avec d'autres personnes lors d'un déraillement;
— aide les passagers à monter et descendre du train; s'assure
que les bagages sont placés de façon sécuritaire;
— pendant le trajet, fait le tour des wagons de passagers pour
s'assurer que le bon ordre règne;
— fournit l'information concernant les horaires et annonce les
arrêts du train.
Conditions de travail
— travaille en se conformant aux pratiques et règlements de
sécurité du CN; doit porter les vêtements, les chaussures et
les accessoires protecteurs réglementaires;
— doit avoir une mise soignée et porter l'uniforme réglemen-
taire lorsqu'affecté à un train de passagers;
— travaille dans des conditions présentant certains risques;
— travaille à l'extérieur dans des conditions atmosphériques
variables;
— à l'occasion, travaille seul dans un état d'isolement;
— travaille à différents endroits, selon l'affectation donnée;
— s'absente souvent de sa gare d'attache pour des périodes de
temps variables lorsqu'affecté à un train;
— travaille pendant plusieurs années par affectations (de jour,
de soir ou de nuit), la semaine, les fins de semaine, et lors de
congés statutaires;
— travaille des heures irrégulières et par affectations irréguliè-
res pendant un certain nombre d'années; est sujet à faire de
longues journées de travail;
— est convoqué au travail sur appel et doit être disponible 24
heures par jour à l'année longue;
— participe à des sessions de formation et est soumis périodi-
quement à des évaluations;
— est assujetti à une période de probation;
— est sujet à des mises à pied.
Qui est eligible?
Toute personne agée d'au moins 18 ans peut poser sa
candidature.
Si vous décidez de postuler à titre de Serre-frein/Agent de
manoeuvre, vous devrez:
— passer et réussir:
— un examen médical et un test d'aptitudes physiques.
Le 27 mars 1984, le même jour où l'employé a
fait l'objet d'un avis médical lui imposant des
restrictions au travail, son médecin de famille a
rédigé et signé une brève note à son égard, soit la
pièce «B», qui disait:
[TRADUCTION] Sous mes soins pour diabète insolino-dépen-
dant—sans complication—devrait être employé comme étant
apte à accomplir toute tâche.
Le jour suivant l'employé, son président de section
locale et un surintendant adjoint de la compagnie
ferroviaire requérante se sont réunis pour détermi-
ner les chances d'emploi de l'employé. Comme on
l'a dit plus haut, c'est le jour suivant, soit le 29
mars 1984, que l'employé a été avisé par lettre des
détails des restrictions qui lui étaient imposées au
travail.
L'employé a signé le 7 mai 1984, et la Commis
sion a reçu le 17 mai 1984 la formule de plainte de
l'employé, qui est la pièce «C», dans laquelle il
formulait la plainte suivante:
[TRADUCTION] mon employeur établit à mon endroit une
distinction défavorable en me privant de mes chances d'emploi
en raison de mon diabète, à l'encontre des articles 7 et 10 de la
Loi canadienne sur les droits de la personne.
La période importante en l'espèce, comme les
avocats des diverses parties ont convenu, est la
période qui s'étend entre environ le 3 décembre
1983, date du diagnostic de l'employé, et le 17 mai
1984, date à laquelle la Commission a reçu sa
plainte. La Commission a mis ensuite ce qui paraît
être un temps prodigieusement long, presque cinq
années, à nommer les trois intimés désignés nom-
mément pour constituer un tribunal conformément
à la Loi, c'est-à-dire jusqu'au 12 avril 1989,
comme le révèle la pièce «K». Bien des choses se
sont produites au cours de ce laps de cinq ans. Il
semble qu'il puisse exister de nouvelles méthodes
pour surveiller l'état des diabétiques insulino-
dépendants, et il semble également qu'en septem-
bre 1988, l'employé a été rétabli dans ses fonctions
antérieures et qu'il suive actuellement une forma
tion pour devenir conducteur de locomotive.
Ces faits sont à l'avantage de l'employé, mais
puisque l'époque importante est celle qui va du 3
décembre 1983 au 17 mai 1984 il semble, comme
l'ont reconnu les avocats de toutes les parties, que
la constitution du tribunal se trouvera justifiée
légalement ou non selon la connaissance des par
ties du contrôle du diabète, et les événements et la
jurisprudence qui ont vu le jour pendant la période
importante. Ce qui ne signifie pas que les instances
comme celle-ci, et la constitution des tribunaux qui
provoque parfois ces litiges, doivent devenir des
reliques surannées figées dans la pierre antique
quand il s'agit d'établir ce qui constitue des exi-
gences professionnelles normales. La jurisprudence
doit évidemment tenir compte des progrès de la
médecine et des autres perfectionnements techno-
logiques. Il est évident que quelques-unes des limi-
tes imposées aujourd'hui à l'exercice d'un emploi
pourront disparaître demain grâce aux progrès de
la science et de la technique.
La période importante en l'espèce reste cepen-
dant fixe aux fins de l'instance. Ainsi donc la
Commission, si elle veut éviter d'excéder la compé-
tence qu'elle a pour constituer un tribunal d'en-
quête, doit agir pour des raisons suffisantes et des
motifs prévus par la loi. Bien qu'il serait difficile à
quiconque d'établir un excès ou une absence véri-
tables de compétence étant donné le pouvoir con-
féré par le paragraphe 49(1) de la Loi [Loi cana-
dienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), chap. H-6] («La Commission peut, à toute
étape postérieure au dépôt de la plainte, constituer
un tribunal...», il reste que si la Commission
cherchait à enquêter sur des questions déjà claire-
ment établies et déterminées par la loi, pour harce-
ler un employeur, ou pour quelqu'autre motif
détourné de son cru ou de celui de ses fonctionnai-
res, elle serait considérée comme excédant ses
pouvoirs. Un tel excès de pouvoirs, tenant de l'in-
justice et de l'illégalité, peut être invalidé ou pro-
hibé par cette Cour, si elle conclut à son existence.
Il convient de souligner que les deux côtés ont
concédé qu'il n'y a lieu de prendre en considération
en l'espèce nulles autres nouvelles techniques que
celles dont la Commission, les médecins et les
tribunaux savent qu'elles étaient pratiquées pen
dant la période concernée.
En octobre 1984, le médecin de famille de l'em-
ployé avait envoyé ce dernier consulter un spécia-
liste médical, Michael J. McGonigal, MB FRCP
(C), de St-Jean. Ce spécialiste a écrit à la Com
mission le 8 mai 1985, pièce «E», en réponse à une
demande de renseignements du 25 avril 1985. La
lettre de trois pages est trop longue pour être citée
intégralement, mais on peut y glaner certains faits
fondamentaux.
[TRADUCTION] À cette époque [octobre 1984], j'ai remarqué
que M. Doyle avait contracté le diabète aux environs ck Noël
1983, et qu'il prenait de l'insuline depuis. Je ne sâis pas
exactement quels symptômes il présentait ni quel était le taux
de son glucose sanguin initial.
Mon impression à ce moment était qu'il était un diabétique
très motivé et bien contrôlé, et j'avais l'impression qu'il irait
très bien.
Je n'ai aucun motif de présumer qu'il sera particulièrement
susceptible d'avoir des faiblesses ou des réactions au cours de
son travail, mais il est clair que cette possibilité existe pour à
peu près tous ceux qui prennent de l'insuline. [Non souligné
dans le texte original.]
[Renvoi à un document sur les restrictions médicales des
employés préposés aux trains, adressé au spécialiste par un
fonctionnaire de la Commission des droits de la personne.]
À la page cinq de ce document, le second paragraphe traite
des patients traités à l'insuline qui ont cependant un contrôle
acceptable de leur glucose sanguin; certaines restrictions sont à
conseiller. Parmi elles, mentionnons qu'il convient de ne pas
leur faire conduire des véhicules lourds ni leur assigner des
tâches demandant une grande dépense d'énergie à des périodes
imprévisibles, ni leur donner des tâches à accomplir près de
machines mues par des moteurs. Selon la description des fonc-
tions de M. Doyle, il semble tomber dans ces catégories. Il se
peut donc qu'il soit exclu de ce genre de travail en raison de son
diabète. [Non souligné dans le texte original.]
Les passages précités tirés de la documentation
soumise à la Cour sont cités pour bonne mesure.
Question d'objectivité, ou son absence, soulignons
que ces passages sont notablement absents de la
sélection des extraits de la lettre du docteur
McGonigal cités dans le rapport d'enquête de la
Commission, pièce «G», en date du 26 février 1987.
Les intimés en l'espèce ont présenté à la Cour
des éléments de preuve, annexés à l'affidavit de
Réal Fortin. Les pièces annexées à l'affidavit de
M. Fortin sont volumineuses. Parmi elles, se trou-
vent de nombreux articles sur l'hypoglycémie chez
les diabétiques insulino-dépendants, rédigés par de
savants auteurs pour être publiés dans des revues
professionnelles et savantes. Ces pièces sont aussi
les pièces qui ont été présentées et la transcription
des débats qui a été faite dans le cadre de l'audi-
tion devant le tribunal de la plainte de Wayne
Mahon, laquelle audition a débuté le 3 juin 1985.
La plainte de Wayne Mahon a par la suite fait
l'objet d'une demande fondée sur l'article 28 [Loi
sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2 e Supp.),
chap. 10] adressée à la section d'appel de cette
Cour, et indexée de façon quelque peu trompeuse
sous l'intitulé Canadien Pacifique Ltée c. Canada
(Commission canadienne des droits de la per-
sonne), [1988] 1 C.F. 209; (1987), 40 D.L.R. (4th)
586. Elle serait d'un rappel plus facile si elle était
désignée sous l'intitulé CP Ltée c. CCDP &
Mahon, ou simplement comme l'affaire Mahon.
La transcription des débats de cette affaire fait
aussi état de la déposition d'un autre spécialiste
médical, le docteur Cornelius J. Toews. Cette
transcription révèle un antagonisme qui n'a mal-
heureusement rien d'inusité entre le déposant et le
contre-interrogateur, et qui cède la place à une
objectivité plus sereine chez le déposant lorsqu'il
est interrogé par le président (et l'unique membre)
du tribunal. Voici les passages qui valent d'être
cités en l'espèce, à partir de la page 68 de la
transcription, page 73 du dossier des intimés:
M. LE PRÉSIDENT: Bien, je crois que je cherchais aussi à
savoir s'il (Mahon) était prudent dans ses habitudes personnel-
les, s'il avait encore un mode de vie raisonnable, s'il n'y aurait
pas un problème qu'il serait incapable de contrôler, disons en
conduisant un taxi. C'est le genre de question que j'essayais de
poser, ou la situation pourrait-elle encore échapper à son con-
trôle, en ce qui concerne l'existence de crises d'hypoglycémie.
LE DÉPOSANT: Vous me demandez si je puis envisager la
situation où étant donné son diabète, le temps écoulé depuis le
diagnostic et ainsi de suite, il pourrait se trouver dans l'impossi-
bililité de prendre des mesures correctives? Oui, c'est possible.
M. LE PRÉSIDENT: Bien qu'il surveille son état?
LE DÉPOSANT: Oui, c'est possible. Cela est rapporté. Nous le
savons. Quiconque voit plusieurs diabétiques le sait.
M. LE PRÉSIDENT: Bien qu'il prenne toujours une tablette de
chocolat?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Et bien qu'il tienne toujours compte des
mesures utiles?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Les choses pourraient échapper à son con-
trôle dans une situation donnée?
LE DÉPOSANT: Oui.
LE PRÉSIDENT: Je suppose donc, puisqu'évidemment les dia-
bétiques peuvent conduire une automobile, que vous dites qu'il
pourrait être au volant, et cela est évidemment très improbable,
mais il pourrait éprouver soudainement des ennuis et constituer
un danger pour le public?
LE DÉPOSANT: Oui.
NOUVEL EXAMEN PAR M. DUVAL
Q. Selon l'examen que vous avez fait subir à M. Mahon,
croyez-vous que ce dernier fait partie du groupe particulier de
dix pour cent des diabétiques enclins à éprouver de fortes
réactions sans symptômes précurseurs?
R. Non.
Comme on l'a noté, la transcription d'où sont
tirés les extraits susmentionnés est la transcription
de l'affaire Mahon, qui a fait l'objet d'un contrôle
judiciaire par la section d'appel de cette Cour en
1987.
Dans l'intervalle, soit le 27 avril 1989, un tribu
nal d'appel auprès duquel la Commission en avait
appelé d'une décision d'un tribunal d'un seul
membre concernant un diabétique insulino-dépen-
dant, a rendu sa décision. C'était environ deux
semaines après la constitution du tribunal en l'es-
pèce, mais quelque six mois et demi après que le
tribunal à membre unique de première instance ait
rendu sa décision dans l'affaire Gaetz c. Forces
armées canadiennes [(1988), 89 CLLC 17,014
(T.C.D.P.)], en disant:
[TRADUCTION] Dans les circonstances de l'espèce, je suis
convaincu que les restrictions d'ordre médical imposées à M.
Gaetz [un diabétique insulino-dépendant] constituaient des exi-
gences professionnelles normales et que le «facteur du risque
réel■ en l'espèce est plus qu'une possibilité et est certainement
plus qu'une possibilité hypothétique. Je suis persuadé que l'es-
pèce s'inscrit dans les paramètres des affaires Etobicoke et
Bhinder.
Tout ceci était connu de la Commission six mois
avant la constitution du tribunal en cause dans la
présente affaire de l'employé M. Doyle. Les arrêts
dont il est question dans le passage précité sont
Commission ontarienne des droits de la personne
et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1
R.C.S. 202; (1982), 132 D.L.R. (3d) 14; 82 CLLC
17,005; 40 N.R. 159; et Bhinder et autre c. Com-
pagnie des chemins de fer nationaux du Canada et
autres, [1985] 2 R.C.S. 561; (1985), 23 D.L.R.
(4th) 481; 17 Admin. L.R. 111; 9 C.C.E.L. 135;
86 CLLC 17,003; 63 N.R. 185.
Environ deux semaines après que le tribunal
attaqué en l'espèce ait été constitué pour enquêter
sur la plainte de M. Doyle, comme il est dit plus
haut, le tribunal d'appel a confirmé la décision
rendue en première instance dans l'affaire Gaetz.
Citant les motifs du juge Pratte dans l'affaire
Mahon, et ceux du juge McIntyre dans l'affaire
Bhinder, le tribunal d'appel a rejeté le moyen de la
Commission voulant que l'employeur ait été tenu
d'examiner M. Gaetz pour établir son aptitude
particulière à continuer à travailler en dépit de son
état avant son congédiement en août 1985. Et c'est
ainsi qu'à la fin d'avril 1989, le tribunal d'appel a
rejeté l'appel de la Commission, en statuant qu'en
raison des exigences et des aptitudes liées à l'em-
ploi de M. Gaetz, l'absence de diabète insulino-
dépendant et des risques qu'il comporte constituait
clairement une exigence professionnelle normale.
Ce qui dans bien des circonstances peut être une
vertu, poussé à l'excès, devient un défaut. Il semble
qu'en l'espèce, la Commission s'obstine indûment.
L'article 15 de la Loi canadienne sur les droits
de la personne, L.R.C. 1985, chap. H-6 (ancienne-
ment l'article 14) prévoit ce qui suit:
15. Ne constituent pas des actes discriminatoires:
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions,
conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils
découlent d'exigences professionnelles justifiées.
La Commission est au courant de ceci. La Com
mission connaît la position de la requérante à la
suite de la correspondance échangée et de la vaine
procédure de conciliation qui a précédé la constitu-
tion du tribunal attaqué. La Commission sait fort
bien que les fonctions exigeant qu'un employé se
dépense physiquement et/ou soit mentalement pré-
sent à des moments critiques et imprévus compor-
tent, ou comportaient à l'époque concernée, l'exi-
gence normale que le titulaire ne soit pas un
diabétique insulino-dépendant. Cela doit être au
moins raisonnablement nécessaire pour garantir
l'accomplissement efficace des tâches afférentes au
poste sans compromettre la sécurité de qui que ce
soit. Le tribunal de première instance et le tribunal
d'appel dans l'affaire Gaetz ont exposé cela claire-
ment à la Commission. Il en va de même pour la
Section d'appel de cette Cour dans l'arrêt Mahon,
précité. La Commission connaît bien les principes
énoncés dans les opinions des majorités dans l'arrêt
Bhinder, précité: «Le critère ne varie pas selon les
caractéristiques propres . au plaignant et les cir-
constances spéciales de son cas» et «Une condition
d'emploi ne perd pas son caractère d'exigence pro-
fessionnelle normale parce que, [abstraction faite
de l'alinéa 14a)], elle peut être discriminatoire», et
encore «Appliquer une telle exigence à chaque
individu avec des résultats variables, ce serait la
dépouiller de sa nature d'exigence professionnelle
et ne pas tenir compte de ce que dit clairement la
disposition [qui deviendrait donc] effectivement
inutile dans la Loi.» La Commission sait tout cela,
et elle persiste néanmoins à abuser de ses pouvoirs
en tentant de se lancer dans une enquête coûteuse
menée par un tribunal, et aussi très probablement,
par un tribunal d'appel.
Il est clair et vrai que le Parlement a édicté des
dispositions permettant aux tribunaux des droits
de la personne d'enquêter sur des questions de
discrimination professionnelle. Par conséquent, la
Cour tient compte de la sage mise en garde faite
par le juge Thurlow, alors juge en chef adjoint,
dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Cum
ming, [1980] 2 C.F. 122; (1979), 103 D.L.R. (3d)
151; 79 DTC 5303 (1" inst.), et de la mise en
garde faite par le même distingué juriste, lorsqu'il
était juge en chef, dans l'arrêt Canadian Pacific
Air Lines, Ltd. c. Williams, [1982] 1 C.F. 214
(C.A.). La Cour devrait hésiter à se substituer à la
Commission et à un tribunal, dans la plupart des
circonstances, mais elle devrait plutôt permettre le
déroulement du processus comme il est dit dans le
texte législatif du Parlement. Même une telle règle
salutaire peut avoir une exception; et en l'espèce, il
existe une exception salutaire. Elle consiste en ceci:
lorsque la décision du tribunal, pour être correcte
en droit et en matière de preuve, est toute tracée à
l'avance, l'enquête devrait être interdite, comme en
l'espèce, parce qu'elle sera inutile, coûteuse, con-
traignante, gênante et abusive. Ce qui est clair
pour la Cour dans ce cas devrait sûrement être
clair pour la Commission et tout tribunal.
La décision rendue par la Section d'appel de
cette Cour dans l'affire Mahon est aussi claire
qu'il se peut, et en persistant à faire dnquête sur
des questions déjà décidées, tout au moins à
l'égard des époques importantes, la Commission
affaiblit malheureusement la cause des droits de la
personne, et de ce fait elle commet un abus et un
excès de son pouvoir juridictionnel.
La Cour composée de trois juges dans l'affaire
Mahon s'est prononcée à l'unanimité, les juges
Pratte et Hugessen rendant des motifs uniques. Il
ne s'agit pas là d'un jugement qui doive être laissé
de côté comme étant erroné, comme le voudraient
les avocats des intimés. Mahon était un agent de la
voie du Canadien Pacifique dont les fonctions et
les conditions de travail pouvaient être un peu plus
dures que celles de M. Doyle, mais il est évident
que les efforts que devaient fournir les deux
hommes pour soulever des objets, les tirer, rester
debout, monter à bord de véhicules en marche et
en descendre, atteler et découpler des wagons et
des locomotives à proximité de trains et de maté
riel en marche par toutes sortes de conditions
atmosphériques étaient, comme les maladies dont
les deux hommes étaient victimes, tout à fait sem-
blables. La Commission sait tout cela.
Dans l'affaire Mahon, [1988] 1 C.F. 209, le
juge Pratte a rédigé les motifs de la majorité
unanime. A la page 213, le juge Pratte a étudié les
dépositions en matière médicale, dont certains
extraits sont cités plus haut, les intimés les ayant
déposés en preuve. A la page 215, il a dit ce qui
suit sur les conclusions du tribunal:
Le tribunal a conclu que la disposition excluant les diabéti-
ques insulino-dépendants du poste d'agent de la voie ne consti-
tuait pas une exigence professionnelle normale. Après avoir
renvoyé à la décision de la Cour suprême du Canada dans
l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne et
autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, le
tribunal a conclu que même si le refus d'employer des diabéti-
ques non stables pouvait se justifier, les risques qu'il y a à
employer un diabétique stable comme M. Mahon n'étaient pas
suffisamment élevés pour justifier le refus du Canadien Pacifi-
que Limitée de l'embaucher.
La décision du tribunal laisse donc présumer qu'un
employeur peut facilement distinguer, parmi les diabétiques
insulino-dépendants, ceux qui sont stables de ceux qui ne le sont
pas. La requérante ne met pas en doute cette hypothèse. Elle
s'en prend à la décision du tribunal pour des motifs qui portent
sur la façon dont ce dernier a déterminé que les dangers qu'il y
a à employer des diabétiques stables en qualité d'agents de la
voie n'étaient pas suffisamment sérieux pour justifier le refus de
les engager.
Puis aux pages 221 et 222 de l'arrêt Mahon, se
trouvent ces passages importants des motifs du
juge Pratte:
La décision rendue par la Cour suprême du Canada dans
Etobicoke [précitée] appuie la proposition selon laquelle une
exigence imposée par l'employeur dans l'intérêt de la sécurité
doit, pour être reconnue comme une exigence professionnelle
normale, être raisonnablement nécessaire afin d'éliminer un
risque suffisant de blessures. Dans l'arrêt Bhinder, d'autre part,
la Cour suprême a reconnu comme étant une exigence profes-
sionnelle normale celle qui, si elle n'était pas respectée, expose-
rait l'employé à «un risque plus grand de subir des blessures—
quoique seulement légèrement plus grand» (à la page 584). Il
ressort donc de ces décisions, à mon sens, qu'à plus forte raison,
l'exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnable-
ment nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave
au grand public doit être considérée comme une exigence
professionnelle normale.
La décision contestée se fonde, me semble-t-il, sur l'idée
généreuse que les employeurs et le public ont le devoir d'accep-
ter et de courir certains risques de subir des blessures afin de
permettre aux personnes handicapées de trouver du travail. À
mon avis, la loi n'impose un tel devoir à personne...
Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la
requérante de ne pas employer des diabétiques insulino-dépen-
dants en qualité d'agents de la voie était raisonnablement
nécessaire pour éliminer un risque réel de blessures graves pour
la requérante, ses employés et le public, une seule décision
s'imposait au regard de la loi, à savoir que le refus de la
requérante d'employer Wayne Mahon était fondé sur une
exigence professionnelle normale, et qu'en conséquence il ne
constituait pas un acte discriminatoire.
Pour ces motifs, j'accueillerais la demande, j'annulerais la
décision contestée et je renverrais l'affaire devant le tribunal
pour qu'il rende une décision en tenant pour acquis que vu ses
conclusions sur les dangers qu'il y a à employer des diabétiques
insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie, la seule
conclusion qui puisse être tirée en droit est que le refus de la
requérante d'employer l'intimé Wayne Mahon est fondé sur
une exigence professionnelle normale et, par conséquent, ne
constitue pas un acte discriminatoire.
LE JUGE HUGESSEN: Je souscris à ces motifs. [Non souligné
dans le texte original.]
Compte tenu des extraits précités, de la confir
mation de la décision dans l'enquête Gaetz et de
l'interprétation de l'alinéa 15a) de la Loi qu'a faite
la Cour suprême du Canada dans les arrêts Etobi-
coke et Bhinder, il est clair qu'une autre enquête
sur les mêmes questions survenant à l'époque ou
près de l'époque pertinente devrait sûrement être
prohibée. C'est un abus des pouvoirs de la Com
mission et un excès de compétence. En voilà assez.
En outre, la requérante s'est comportée de façon
des plus correctes. Parce que, selon l'avocat de la
requérante, le tribunal constitué a convenu d'atten-
dre l'issue de ce litige avant d'entreprendre une
enquête, la Cour n'a rien à interdire à cet égard.
L'avocat de la requérante a aussi laissé savoir que
celle-ci ne réclamait aucun frais dans cette procé-
dure. Donc, étant donné que la Commission a
excédé sa compétence en l'espèce en constituant le
tribunal en cause, il est interdit aux intimés Cole,
Tippett et Fox et à toutes autres personnes agis-
sant en qualité de tribunal des droits de la per-
sonne constitué sous le régime de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne, d'enquêter sur
la plainte que Michael Doyle a déposée le 17 mai
1983 auprès de la Commission canadienne des
droits de la personne, ou sur toute plainte ayant un
fondement semblable soulevée par des événements
antérieurs à l'installation de Michael Doyle dans
les fonctions qu'il occupe actuellement au sein de
la compagnie ferroviaire requérante, sans préju-
dice, naturellement, pour toute plainte fondée sur
un motif différent qui pourrait déjà avoir été dépo-
sée officiellement auprès de la Commission par le
plaignant, Michael Doyle.
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