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T-2557-86
Syndicat international des débardeurs et magasi- niers—Canada, sections locales 500, 502, 503, 504, 505, 506, 508, 515 et 519 et toutes personnes qui travaillent habituellement dans le domaine du débardage ou qui poursuivent des activités con- nexes à un port de la côte ouest du Canada et qui sont assujetties aux dispositions de la Loi de 1986 sur les opérations portuaires (demanderesses)
c.
Sa Majesté La Reine (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: SYNDICAT INTERNATIONAL DES DÉBARDEURS ET MAGASINIERS—CANADA, SECTION LOCALE 500 C. CANADA (I' s INST.)
Section de première instance, juge Rouleau—Van- couver, 19, 20, 21, 22, 26, 27, 28 septembre, 2 et 3 octobre 1989; Ottawa, 8 mars 1990.
Relations du travail Loi imposant le retour au travail La Loi de 1986 sur les opérations portuaires qui interdit la grève ou le lock-out aux ports de la Colombie-Britannique ne viole pas la liberté d'association garantie par la Charte puis- que le droit de faire la grève n'est pas garanti L'art. 13 de la Loi viole l'art. 7 de la Charte qui prévoit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, en créant une infraction de responsabilité absolue pour avoir omis de se présenter au travail, infraction punissable par une peine d'em- prisonnement si l'amende n'est pas payée.
Droit constitutionnel Charte des droits Libertés fon- damentales Liberté d'association La loi imposant le retour au travail ne viole pas la liberté d'association garantie par l'art. 2d) de la Charte puisque le droit de faire la grève n'est pas garanti Il est inutile de décider si l'art. 2d) de la Charte s'étend au droit de négocier collectivement puisque la loi n'interdisait pas aux demanderesses d'entamer une négo- ciation collective.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Loi imposant le retour au travail interdisant de faire la grève Cette interdiction ne viole pas l'art. 7 de la Charte, puisque le droit à la grève prévu par la loi n'est pas visé par les droits et libertés traditionnels et fondamentaux de la common law que prévoit l'art. 7 L'art. 13 de la Loi viole l'art. 7 de la Charte en créant une infraction de responsabilité absolue pour avoir omis de se présenter au travail, infraction punissable par une peine d'emprisonnement si l'amende n'est pas payée La proposition de la Couronne selon laquelle il n'y aura pas de poursuite lorsque l'absence est justifiée par un motif valable n'est pas pertinente puisque la question en litige est la constitutionnalité de la disposition et non la politique en matière d'application de la loi L'art. premier de la Charte ne saurait justifier la violation de l'art. 7 en l'espèce Les circonstances ne sont pas suffisamment exceptionnelles pour justifier de sacrifier les droits prévus à l'art. 7 de la Charte à la commodité administrative.
La convention collective, applicable à plus de 4 000 employés syndiqués et non syndiqués qui travaillaient comme débardeurs réguliers et occasionnels dans des ports de la côte ouest, devait expirer au mois de décembre 1985. A la suite d'un échange de mises en demeure, des négociations directes ont commencé le 4 octobre 1985 et duré deux mois. Par la suite, le syndicat a, au moyen d'un avis de contestation, informé le ministre du Travail d'une rupture des négociations contractuelles. Après avoir tenu de longues et infructueuses rencontres de négociation ainsi que d'autres négociations directes, l'association patronale a décrété un lock-out au mois d'octobre 1986. Un mois plus tard, le Parlement a adopté une loi de retour au travail, la Loi de 1986 sur les opérations portuaires (L.O.P.). Cette loi ordonnait aux employeurs de reprendre le débardage et aux employés de retourner au travail. Elle prolongeait en outre la durée de la convention collective antérieure, interdisait la grève et le lock out pendant la durée de la convention collective prolongée, permettait aux parties de modifier l'une ou l'autre des disposi tions de la convention, sauf en ce qui a trait à sa durée, et à l'article 13 de ladite loi, elle déclarait que les contraventions à la Loi étaient des infractions punissables d'une amende sur déclaration sommaire de culpabilité.
Dans le présent litige, les demanderesses soutiennent que la L.O.P. viole les droits et libertés protégés par la Constitution et garantis par l'alinéa 2d) (liberté d'association) et par l'article 7 (droit à la vie, à la liberté, et à la sécurité de la personne) de la Charte, et que la Loi devrait donc être déclarée nulle et non avenue.
Jugement: l'action devrait être rejetée, sauf pour ce qui est de l'article 13 de la Loi qui devrait être déclaré nul et non avenu pour le motif qu'il est incompatible avec l'article 7 de la Charte.
Liberté d'association
Les principes qui peuvent se dégager des décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.); AFPC c. Canada et SDGMR c. Saskatchewan, portent que l'alinéa 2d) de la Charte garantit le droit de créer et maintenir un syndicat et d'en être membre, mais qu'il ne garantit pas le droit de faire la grève. Il s'ensuit donc que la L.O.P. n'a pas violé la liberté d'association des demanderesses en interdisant les grèves et les lock-outs pendant la durée de la convention collective prolongée.
Il ne s'agissait pas en l'espèce d'une décision appropriée permettant de déterminer si la garantie constitutionnelle rela tive à la liberté d'association s'étendait au droit de négocier collectivement, question qui n'a pas encore été tranchée par la Cour suprême puisque la loi attaquée n'interdisait pas aux demanderesses de poursuivre les négociations collectives.
Vie, liberté et sécurité
Pour prouver que la L.O.P. violait l'article 7 de la Charte, les demanderesses devaient d'abord démontrer que le droit de faire la grève se rapportait à «la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne». Il ressort de la jurisprudence que l'interprétation qui limitait la portée de l'article 7 à l'absence de contrainte physi que était trop étroite. L'article 7 vise à protéger les libertés qui sont généralement reconnues et acceptées en common law. Le droit de faire la grève qui est maintenant reconnu dans les
textes de loi est encore un concept relativement nouveau qui n'appartient pas à la catégorie des droits et libertés fondamen- taux visés à l'article 7. Il n'est pas devenu partie intégrante de nos traditions sociales et historiques au point d'acquérir le statut d'un droit immuable et fondamental, fermement enraciné dans nos traditions et dans notre philosophie politique et sociale.
La pénalité prévue à l'article 13 de la L.O.P. viole toutefois les droits des demanderesses qui sont protégés par l'article 7 de la Charte. Le débardeur qui n'est pas retourné au travail pour une raison ou pour une autre pourrait être reconnu coupable d'une infraction punissable par procédure sommaire pour laquelle il serait passible d'une amende qui, à défaut de paie- ment, entraînerait en vertu du Code criminel une peine d'em- prisonnement. Aucune exception n'a été prévue. Il s'agissait donc d'une infraction de responsabilité absolue. Comme la défenderesse l'a souligné, une personne qui s'est absentée pour une raison valable aurait pu ne pas être poursuivie, mais la question soulevée portait sur la constitutionnalité de la loi et non sur le principe de l'exécution. Une disposition créant une infraction de responsabilité absolue et permettant à son égard l'imposition d'une peine d'emprisonnement viole les principes de justice fondamentale et le droit à la liberté qui découlent de l'article 7 de la Charte. En l'espèce, ce n'est pas la violation de la loi contestée qui a ouvert la voie à la peine d'emprisonne- ment, c'est plutôt la violation de l'ordonnance de la cour relative au paiement d'une amende, mais cela est suffisant pour constituer une violation de l'article 7 de la Charte. En outre, l'article 1 de la Charte ne peut avoir pour effet de protéger l'article 13. L'article premier peut, pour des motifs de commo- dité administrative, venir sauver une disposition légale qui constituerait par ailleurs une violation de l'article 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite. Les circonstances de l'espèce n'étaient pas suffisamment exceptionnelles pour per- mettre de sacrifier à la commodité administrative les droits des demanderesses garantis par la Charte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44] art. 1, 2d), 7, 8 à 14.
Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L-1, art. 163b) (mod. par S.C. 1972, chap. 18, art. 1), 195 (édicté, idem).
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 787 (mod. par L.R.C. (1985) (1°'suppl.), chap. 27, art. 171).
Loi de 1986 sur les opérations portuaires, S.C. 1986, chap. 46, art. 3, 5, 6, 7, 8, 11, 12, 13.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; (1987), 78 A.R. 1; 38 D.L.R. (4th) 161; [1987] 3 W.W.R. 577; 51 Alta. L.R.
(2d) 97; 87 C.L.L.C. 14,021; [1987] D.L.Q. 225; 74 N.R. 99; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424; (1987), 38 D.L.R. (4th) 249; 87 C.L.L.C. 14,022; 32 C.R.R. 114; [1987] D.L.Q. 230; 75 N.R. 161; SDGMR c. Saskatche- wan, [1987] 1 R.C.S. 460; (1987), 38 D.L.R. (4th) 277; [1987] 3 W.W.R. 673; 87 C.L.L.C. 14,023; [1987] D.L.Q. 233; 74 N.R. 321; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Irwin Toys Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procu- reur général du Canada, [1986] 1 C.F. 274; (1985), 24 D.L.R. (4th) 321; 7 C.P.R. (3d) 145; 19 C.R.R. 233; 12 F.T.R. 81 (1rc inst.); confirmé par [1987] 2 C.F. 359; (1986), 34 D.L.R. (4th) 584; 11 C.I.P.R. 181; 12 C.P.R. (3d) 385; 27 C.R.R. 286; 78 N.R. 30 (C.A.); Weyer c. Canada (1988), 83 N.R. 272 (C.A.F.); autorisation d'in- terjeter appel à la C.S.C. refusée [1988]-1 R.C.S. xv; Re Gershman Produce Co. Ltd. and Motor Transport Board (1985), 22 D.L.R. (4th) 520; [1986] 1 W.W.R. 303; 36 Man. R. (2d) 81; 16 Admin. L.R. 1; 17 C.R.R. 132; 37 M.V.R. 96 (C.A. Man.); Milk Bd. v. Clearview Dairy Farm Inc.; Clearview Dairy Farm Inc. v. Milk Bd. (1986), 69 B.C.L.R. 220 (C.S.); confirmé par [1987] 4 W.W.R. 279; (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 116 (C.A.C.-B.); Noyes v. South Cariboo Sch. Dist. 30 Bd. of Sch. Trus tees (1985), 64 B.C.L.R. 287 (C.S.); R. v. Quesnel (1985), 53 O.R. (2d) 338; 24 C.C.C. (3d) 78; 12 O.A.C. 165 (C.A. Ont.); Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards et autres, [1984] 2 R.C.S. 66; (1984), 10 D.L.R. (4th) 321; 9 C.R.R. 133; 54 N.R. 196.
DÉCISIONS EXAMINEES:
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 63 O.R. (2d) 281; 44 D.L.R. (4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R. 1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1; Re Mia and Medical Services Commission of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385; 61 B.C.L.R. 273; 15 Admin. L.R. 265; 16 C.R.R. 233 (C.S.C.-B.); Wilson v. British Columbia (Medical Services Commission) (1988), 53 D.L.R. (4th) 171; [1989] 2 W.W.R. 1 (C.A.C.-B.).
AVOCATS:
P. N. M. Glass et R. B. Noonan pour les demanderesses.
Eric H. Bowie, c.r. et M. N. Kinnear pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Swinton & Company, Vancouver, pour les demanderesses.
Le sous-procureur général du Canada, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ROULEAU: LES FAITS
Dans le présent litige, les demanderesses sou- tiennent que la Loi de 1986 sur les opérations portuaires [S.C. 1986, chap. 46], qui est entrée en vigueur le 18 novembre 1986, viole les droits et libertés protégés par la Constitution et garantis par l'alinéa 2d) et l'article 7 de la Charte cana- dienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]] et que cette loi sur le retour au travail devrait donc être déclarée nulle et non avenue. Les faits à l'origine du présent litige sont simples.
Les sections locales 500, 502, 503, 504, 505, 506, 515 et 519 du Syndicat international des débardeurs et magasiniers—Canada représentent les personnes qui travaillent habituellement dans le domaine du débardage ou qui poursuivent des activités connexes à des ports de la Colombie-Bri- tannique. Ces parties sont ci-après appelées les «sections locales du Syndicat». Les demanderesses comprennent également toutes personnes qui tra- vaillent habituellement dans le domaine du débar- dage ou qui poursuivent des activités connexes à un port situé sur la côte ouest du Canada et qui sont assujetties aux dispositions de la Loi de 1986 sur les opérations portuaires. Ces parties sont ci-après appelées «les employés». Les employés sont tous membres de diverses unités de négociation qui se distinguent par des employeurs différents et, selon la région, par différentes sections locales du Syndicat. Chaque unité de négociation est repré- sentée lors des négociations par l'une des sections locales du Syndicat. Les sections locales du Syndi- cat qui sont en cause se trouvent aux ports de Vancouver, New Westminster, Port Alberti, Victo- ria, Prince Rupert, Chemainus, Port Simpson et Stewart.
Le présent litige découle d'une rupture des négo- ciations entre la British Columbia Maritime Employer's Association (B.C.M.E.A.) et le Syndi- cat international des débardeurs et magasiniers— Canada (S.I.D.M.) relativement au renouvelle- ment et à la révision d'une convention collective entre les parties. Cette convention, qui avait expiré le 31 décembre 1985, s'appliquait à plus de 4 000 employés syndiqués et non syndiqués qui travail- laient comme débardeurs réguliers et occasionnels dans des ports de la côte ouest.
Conformément aux dispositions de la convention collective existante, une mise en demeure de négo- cier a été signifiée par le Syndicat à l'employeur au moyen d'une double lettre recommandée en date du 30 septembre 1985, et par l'employeur au Syndicat au moyen d'une lettre remise en mains propres, laquelle est également en date du 30 septembre 1985. Des négociations directes ont eu lieu entre les parties du 4 octobre au 2 décembre 1985. Le 2 décembre 1985, le S.I.D.M. a déposé auprès du ministre du Travail un avis de contesta- tion conformément à l'alinéa 163b) du Code cana- dien du travail, S.R.C. 1970, chap. L-1, et ses modifications [S.C. 1972, chap. 18, art 1], pour informer le ministre d'une rupture des négociations contractuelles.
En réponse à cet avis, le ministre a nommé un conciliateur et les négociations directes entre les parties se sont poursuivies pendant tout le mois de janvier de 1986. Du 3 février au 14 mars de la même année, les parties ont tenu des rencontres de conciliation avec le conciliateur, mais elles n'ont pu résoudre les points en litige. Au cours de la première semaine d'avril 1986, elles ont tenu des négociations directes pendant deux autres jour- nées. Toutefois, ces négociations ont été ajournées au cours de la deuxième semaine d'avril 1986; pendant cette semaine-là, le S.I.D.M. a élu un nouveau président, M. Don Garcia. M. Garcia a immédiatement demandé au conciliateur de dépo- ser son rapport et s'est opposé à toute autre aide d'un tiers.
Conformément à la procédure énoncée dans le Code canadien du travail, le ministre du Travail a nommé Dalton Larson à titre de commissaire-con- ciliateur le 30 mai 1986. Du 5 au 26 juin 1986, des audiences ont été tenues devant le commissaire Larson. Par la suite, les parties ont remis au
commissaire leurs observations écrites à l'appui de leurs positions respectives. Le rapport et les recom- mandations de M. Larson ont été soumis au minis- tre qui, à son tour, les a communiqués aux parties le 8 septembre 1986.
Bien que la grève ou le lock-out était légalement permis le 16 septembre 1986, les parties ont repris les négociations directes le 25 septembre et le 3 octobre 1986. Le 6 octobre 1986, à 1 h, la B.C.M.E.A. a décrété un lock-out. À la même date, le ministre du Travail a envoyé à la B.C.M.E.A. et au S.I.D.M. un télex dans lequel il demandait aux parties de permettre la reprise des envois de grain. Le S.I.D.M. a accepté, mais la B.C.M.E.A. a refusé de permettre le transport du grain seulement; elle a toutefois consenti à lever le lock-out pendant trente jours, afin de permettre aux parties de reprendre les négociations. Les opé- rations de débardage ont été rétablies le 8 octobre 1986 et les négociations ont repris le 15 octobre de la même année.
Le 29 octobre 1986, le ministre a nommé deux médiateurs conformément à l'article 195 [édicté par S.C. 1972, chap. 18, art. 1] du Code canadien du travail. Toutefois, le 14 novembre 1986, les parties n'avaient pas réussi à négocier les condi tions d'une nouvelle convention collective. À cette date-là, le ministre a rencontré la B.C.M.E.A. et le S.I.D.M. pendant environ vingt minutes pour tenter d'inciter les parties à négocier et à résoudre le conflit. Elles ont alors été prévenues de l'adop- tion imminente d'une loi sur le retour au travail, à moins qu'elles ne prennent immédiatement les mesures nécessaires pour résoudre le conflit qui les opposait. Le 15 novembre 1986, à 1 h, la B.C.M.E.A. a décrété un autre lock-out.
Le 17 novembre 1986, le projet de loi C-24, soit la Loi de 1986 sur les opérations portuaires, a été déposé devant la Chambre des communes et adopté le lendemain; ce projet de loi avait pour effet de décréter la reprise immédiate des activités de débardage. La Loi est entrée en vigueur le 19 novembre 1986; les 20 et 21 novembre, les unités de négociation sont retournées au travail.
Essentiellement, la Loi de 1986 sur les opéra- tions portuaires (L.O.P.) prévoyait ce qui suit:
a) chaque entreprise était tenue de reprendre le débardage et chaque personne employée ordinai-
rement au débardage devait reprendre immédia- tement son travail (article 3);
b) la durée de la convention collective anté- rieure était prolongée jusqu'au 31 décembre 1988 ou jusqu'à la date de la conclusion d'une nouvelle convention entre les parties, selon la plus rapprochée des deux dates (article 5);
c) la grève et le lock-out étaient interdits pen dant la durée de la convention collective prolon- gée (article 8);
d) la convention collective était réputée modi- fiée par adjonction des modifications recomman- dées par le commissaire-conciliateur (article 6); toute controverse sur le libellé d'une modifica tion devait être tranchée par un arbitre (article 11);
e) une commission d'enquête industrielle a été nommée pour statuer sur toutes questions con- cernant la clause-conteneur de la convention collective (article 7);
f) les parties à la convention collective prolon- gée pouvaient modifier l'une ou l'autre des dis positions de la convention, sauf en ce qui a trait à la durée (article 12);
g) les contraventions à la L.O.P. étaient des infractions punissables par déclaration som- maire. Dans le cas d'une personne reconnue coupable d'une infraction de cette nature, une amende variant de 500 $ à 1 000 $ devait être payée pour chacun des jours au cours desquels l'infraction était commise ou se poursuivait. S'il s'agissait d'un dirigeant ou d'un représentant du syndicat ou de l'employeur, l'amende variait de 10 000 $ à 50 000 $ par jour et la personne en question n'avait pas le droit d'agir à ce titre pendant les cinq années suivant la date de la déclaration de culpabilité à son égard. Si le syndicat ou l'employeur était reconnu coupable d'une infraction, l'amende imposée variait de 20 000 $ à 100 000 $ par jour (article 13).
ARGUMENTS DES DEMANDERESSES
Les demanderesses soutiennent que la L.O.P. viole le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui est garanti par l'article 7 de la Charte en interdisant aux demanderesses de faire la grève. Bien qu'elles admettent que les droits purement économiques ne sont peut-être pas proté- gés par la Charte, elles soutiennent que les droits
comportant un élément économique ne devraient pas être exclus de la protection de la Charte uniquement pour cette raison. Le droit de refuser de travailler selon des conditions qui n'ont pas été acceptées est inextricablement lié au concept de la dignité humaine et fait appel à une décision per- sonnelle fondamentale qu'une personne devrait être libre de prendre sans l'intervention du gouver- nement. Le droit de négocier collectivement et le droit de faire la grève qui s'y rattache sont les seuls moyens par lesquels les syndicats ont pu, dans le passé, obtenir, des améliorations pour leurs mem- bres et les autres travailleurs. En conséquence, selon les demanderesses, ces droits ne sont pas des intérêts purement économiques et ne sont manifes- tement pas visés par l'article 7 de la Charte.
Les demanderesses ajoutent que la L.O.P. viole leur droit à la liberté, parce qu'elle leur enlève la liberté d'agir. Selon elles, la Loi dépasse considéra- blement les limites de l'intervention législative pos sible, étant donné que leurs membres ne peuvent, en attendant la conclusion d'un contrat satisfai- sant, rester à la maison ou se permettre de travail- ler sur une base temporaire. Les employés sont tenus par la Loi de reprendre immédiatement leurs fonctions et de continuer à travailler jusqu'au 31 décembre 1988 ou jusqu'à ce qu'une nouvelle con vention collective soit conclue, selon la plus rap- prochée des deux dates. Selon les demanderesses, les articles 3, 4 et 5 de la L.O.P. forcent les employés à reprendre leurs tâches jusqu'au 31 décembre 1988. En intégrant les conditions de la convention collective échue, la Loi prescrit et défi- nit les tâches de leur emploi et la rémunération qu'ils recevront. Les demanderesses estiment qu'en adoptant ces dispositions, le Parlement a forcé leurs membres à travailler à un prix et à un endroit déterminés jusqu'au 31 décembre 1988. Pendant que la législation était en vigueur, les demanderes- ses ont été tenues de fournir leurs services selon des conditions qui n'avaient pas été négociées, mais qui, effectivement, ont été imposées. La viola tion de la Loi aurait entraîné l'imposition des pénalités prévues à l'article 13.
Les demanderesses ajoutent que l'article 8 de la L.O.P. viole leur liberté de négocier collectivement et de faire la grève. Selon leur avocat, il est bien évident que le texte législatif limite le droit de négocier collectivement et enlève aux membres des
demanderesses le droit de refuser de fournir leurs services au moins jusqu'au 31 décembre 1988 inclusivement. Bien que les articles 5 et 12 de la Loi prévoient que les parties puissent en venir à une entente différente à une date antérieure, l'avo- cat soutient que, en raison du retrait de sanctions comme la grève ou le lock-out, ces dispositions n'ont pas vraiment de conséquence sur le plan des relations de travail. Les droits et libertés des tra- vailleurs de maintenir l'existence d'un syndicat, de négocier collectivement et de faire la grève sont enracinés non seulement dans les règles de droit d'origine législative, mais aussi, et de façon plus importante, dans les règles de common law. De l'avis des demanderesses, le droit de négocier col- lectivement et le droit de faire la grève devraient être considérés comme des droits qui sont telle- ment enracinés dans nos traditions qu'ils devraient être assimilés à des libertés fondamentales.
Après avoir allégué que la L.O.P. viole leur droit à la liberté ou leur refuse ce droit, les demanderes- ses ont ajouté que cette violation n'était pas con- forme aux principes de justice fondamentale qui découlent de l'article 7 de la Charte. À l'appui de cette allégation, les demanderesses invoquent d'abord les procédures suivies lors du dépôt de la Loi comme projet de loi et de son adoption; ces procédures étaient loin d'être conformes aux règles de justice fondamentale. Les demanderesses, que ce soit individuellement ou par l'entremise de leurs représentants syndicaux, n'ont pas eu la possibilité d'être entendues devant un comité parlementaire ou un autre organisme approprié responsable devant le Parlement. Au Canada, soutiennent les demanderesses, les droits accordés à un prévenu susceptible de se voir priver de sa liberté, même lorsque la punition n'est qu'une amende, sont telle- ment reconnus par le droit canadien que le moin- dre écart de conduite d'un policier permettrait au prévenu d'être libéré sans condition. Selon les demanderesses, la L.O.P. ne leur offre aucune des mesures de protection dont dispose habituellement le prévenu sur le point d'être privé de sa liberté.
En deuxième lieu, les demanderesses font valoir que les articles 3, 4 et 5 de la L.O.P. vont à l'encontre de l'obligation du Parlement d'adopter une loi conforme au devoir général d'agir de façon équitable et à la règle de justice naturelle audi alteram partem, selon laquelle les personnes doi-
vent avoir la possibilité d'être entendues au cours d'une audience tenue de façon équitable avant d'être condamnées. Ces articles constituent une entrave à la liberté des demanderesses sans leur permettre d'être entendues. Avant l'adoption du décret sur le retour au travail et l'imposition des conditions d'emploi énoncées dans la Loi, ni le syndicat, ni les débardeurs n'ont eu la possibilité d'exprimer leur point de vue devant un comité parlementaire ou un représentant de l'organisme législatif qui a examiné le texte de loi en question. Plus précisément, ajoutent les demanderesses, l'en- semble de la Loi, qui a pour effet d'imposer des conditions d'emploi, viole les principes de procé- dure liés à la justice fondamentale. La Loi impose des conditions de travail qui sont habituellement négociées lors du processus de négociation collec tive. Selon les demanderesses, comme il s'agit de l'exercice de pouvoirs judiciaires par le législateur, il n'y a pas de droit d'appel ou de révision par les tribunaux.
Le troisième argument invoqué par les deman- deresses porte sur la violation des principes de justice fondamentale. La Loi violerait non seule- ment les principes de procédure liés à la justice fondamentale, mais aussi les principes de fond. Le droit- fondamental auquel les demanderesses font allusion est le droit d'être une personne libre qui peut choisir, sous réserve de ses obligations con- tractuelles, quand, et selon quelles conditions elle fournira ses propres services et le droit de négocier avec son employeur comme personne libre. En outre, les demanderesses allèguent que la liberté de maintenir un syndicat, de négocier col- lectivement et de faire la grève constituent des éléments intrinsèques d'un principe fondamental de notre système de droit: le droit d'exercer une occupation ou une profession et le droit de la choisir ou de la rejeter avec les sacrifices person- nels que ce choix peut entraîner. De l'avis des' demanderesses, l'article , 8 de la L.O.P. constitue une entrave sérieuse au principe fondamental de notre système de droit et, par conséquent, on ne peut dire que le déni du droit à la liberté des demanderesses a été «conforme aux principes de justice fondamentale». Cette disposition, qui inter- dit les grèves ou lock-outs pendant la durée de la convention collective, nie le droit consacré qu'ont les travailleurs, par l'entremise de leur syndicat, de retirer collectivement leurs services en faisant la
grève. Ce déni de la liberté de faire la grève qui est prévu à l'article 8 de la Loi constitue une menace à l'existence même des syndicats, puisque, sans cette liberté, la négociation collective n'a à peu près aucun sens. Sans ce principe fondamental, le syn- dicalisme perd sa raison d'être.
En plus de violer leurs droits qui sont garantis par l'article 7 de la Charte, l'article 8 de la L.O.P. constituerait une entrave à la liberté d'association qui est énoncée à l'alinéa 2d) de la Charte. Selon les demanderesses, la «liberté d'association» leur garantit les libertés suivantes: la liberté de mainte- nir l'existence d'un syndicat, de négocier collecti- vement avec les employeurs, d'obtenir les meilleu- res conditions d'emploi possibles et, au besoin, de faire la grève.
La Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si la liberté de négocier collecti- vement et de faire la grève est comprise dans la liberté d'association dans les arrêts Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424; et SDGMR c. Saskatche- wan, [1987] 1 R.C.S. 460, appelés collectivement la «trilogie». Dans ces trois causes-là, la Cour a décidé à l'unanimité que la liberté d'association comprend le droit pour les employés de maintenir l'existence d'un syndicat. Trois des six juges ont décidé que la garantie constitutionnelle de la liberté d'association ne comprenait pas la liberté de négocier collectivement et quatre des six juges ont décidé que la liberté de faire la grève n'était pas protégée par l'alinéa 2d) de la Charte.
Selon les demanderesses, en imposant une con vention collective et en annulant le droit de faire la grève, la L.O.P. entrave sérieusement la raison d'être du syndicat. En retirant le pouvoir de négo- cier les conditions d'emploi, la Loi attaque la liberté de maintenir l'existence du syndicat ainsi que le droit de négocier collectivement et de faire la grève.
Les demanderesses invoquent la décision du juge McIntyre dans l'arrêt Renvoi relatif à l'Alberta, où, aux pages 413 à 420, le juge a souligné qu'il n'était pas souhaitable que les tribunaux intervien- nent à l'égard d'une loi sur le travail qui vise à
créer un équilibre délicat entre les syndicats, les employeurs et l'intérêt public. La loi sur le travail qui était en litige dans l'arrêt du Renvoi relatif à l'Alberta visait à maintenir cet équilibre. En outre, selon les demanderesses, le Code canadien du tra vail crée un système permettant aux syndicats et employeurs de poursuivre avec un degré de certi tude raisonnable leurs activités sans intervention, protégeant par le fait même l'équilibre délicat entre les travailleurs, la direction et l'intérêt public tout en maintenant la stabilité à l'intérieur du régime. Les demanderesses sont d'avis que la loi sur le travail susmentionnée est bien différente de la L.O.P., qui ne vise pas à ajouter plus de certi tude au régime ou à maintenir l'équilibre délicat dont il est question dans l'arrêt du Renvoi relatif à l'Alberta; la L.O.P. a plutôt pour effet de déstabi- liser le régime et, à long terme, elle est davantage susceptible d'accroître les déséquilibres et les incertitudes.
Il est reconnu que la création et le maintien en existence des syndicats sont visés par la liberté d'association dont jouissent les personnes; toute- fois, selon les demanderesses, les autorités ne sont pas unanimes sur la question de savoir si la liberté d'association est suffisamment large pour couvrir les droits de négocier collectivement et de faire la grève. Selon elles, le droit de faire la grève est inextricablement lié au droit de négocier collecti- vement puisque, sans ce droit, la négociation col lective n'a aucun sens en pratique. Il est illogique d'admettre que l'existence des syndicats est cou- verte par le concept de la liberté d'association sans reconnaître que cette liberté s'applique également aux droits de négocier collectivement et de faire la grève.
En ce qui a trait à la négociation collective, les demanderesses font valoir que les arrêts de la trilogie ne sont pas déterminants dans un sens ou dans l'autre, puisque seulement trois des six juges ont décidé que ce droit n'était pas protégé par la liberté d'association et que, en outre, les circons- tances du présent litige sont différentes de celles qui prévalaient dans ces causes-là. La décision qui se rapproche le plus de la présente cause est l'arrêt du Gouvernement de la Saskatchewan. Bien que la loi attaquée dans cette affaire-là était une loi décrétant le retour au travail, elle prévoyait un délai de quinze jours au cours duquel le syndicat et
les employeurs pouvaient négocier une nouvelle convention collective ou une convention modifiée; après ce délai, le litige devait être soumis à un arbitrage final et obligatoire conformément à ladite loi. Selon les demanderesses, cette procédure est beaucoup plus équitable que celle qui est prévue à la L.O.P. et ne constitue pas une entrave aussi importante à la liberté d'association que la procédure envisagée dans la loi contestée en l'espèce.
ARGUMENTS DE LA DÉFENDERESSE
La défenderesse soutient que la L.O.P. ne viole ni l'article 2 ni l'article 7 de la Charte. Subsidiai- rement, si la L.O.P. viole l'un ou l'autre de ces articles, elle constitue une règle de droit dont les limites sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article 1 de la Charte.
En ce qui a trait à l'alinéa 2d) de la Charte, la défenderesse estime que la L.O.P. n'empêche pas les demanderesses de négocier collectivement, mais que, bien au contraire, elle favorise cette négocia- tion. Les articles 5 et 12 permettent aux parties, d'un commun accord, de renégocier les conditions et de modifier toute clause de la convention collective.
À tout événement, ajoute la défenderesse, la Cour suprême du Canada a décidé dans la trilogie que la garantie constitutionnelle de la liberté d'as- sociation prévue à l'alinéa 2d) de la Charte ne couvre pas le droit de négocier collectivement. En outre, bien que l'article 8 de la L.O.P. interdise clairement tous les arrêts de travail à la suite d'une grève ou d'un lock-out au cours de la durée de la convention collective prolongée, la Cour suprême a décidé dans ces arrêts-là que le droit de faire la grève ou de décréter un lock-out n'est pas un droit protégé par la Constitution.
Quant à l'article 7, la défenderesse allègue, d'abord, que les droits qui y sont prévus sont des droits dont seules les personnes peuvent jouir et qu'il ne peut donc y avoir violation dans le cas des sections locales du Syndicat. En ce qui a trait aux membres eux-mêmes, la défenderesse allègue que la Loi exige simplement des débardeurs qu'ils ne s'absentent pas du travail en raison d'une grève. Contrairement à ce qu'on a soutenu, elle n'impose
pas une obligation absolue de travailler et permet les absences habituelles, comme les congés de maladie, les vacances, la retraite et la démission. La défenderesse est d'avis que l'article 7 ne crée pas un droit constitutionnel de faire la grève ou de négocier collectivement et que, par conséquent, le déni du droit de faire la grève et l'imposition de l'obligation de travailler conformément aux condi tions établies par la L.O.P. ne sont pas contraires à l'article 7.
Selon la Couronne, la violation de la liberté dont les demanderesses se plaignent touche essentielle- ment un droit purement économique et la Cour suprême du Canada a décidé que les droits écono- miques ne sont pas couverts par l'article 7 de la Charte, sauf, peut-être, les droits économiques fon- damentaux pour la vie humaine ou la survie. Les droits que l'on revendique ici en se fondant sur l'article 7 ne sont pas des droits fondamentaux pour la vie humaine ou la survie.
La défenderesse ajoute que, même si les droits en question ne peuvent être décrits comme des droits purement économiques, ils ne sont pas proté- gés par l'article 7. Il ne s'agit pas de droits écono- miques fondamentaux pour la vie humaine ou la survie et il ne s'agit pas non plus de droits tradi- tionnels qui existent depuis longtemps. Ce que les demanderesses cherchent à faire valoir, ce sont des droits privés qui découlent de conflits privés dans le contexte d'une loi touchant des relations de travail.
La défenderesse est également d'avis que les demanderesses ont été traitées de façon foncière- ment équitable et qu'elles ont eu toute la latitude voulue de se faire entendre. Avant l'adoption de la L.O.P., elles ont rencontré deux fois le ministre du Travail et elles ont communiqué avec plusieurs membres du Parlement qui ont participé tôt ou tard au débat devant la Chambre des communes.
Subsidiairement, la défenderesse allègue que, même si la L.O.P. viole les droits des demanderes- ses prévus par la Charte, elle constitue néanmoins une loi valide suivant l'article 1 de la Charte, puisqu'elle est une règle de droit dont les limites sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Selon la défenderesse, l'objectif de la Loi est suffisamment important pour l'emporter
sur les droits en question qui sont protégés par la Constitution. La loi attaquée visait à assurer le maintien des activités aux ports de la côte ouest et à préserver par le fait même les emplois, les reve- nus et la réputation de ceux dont la source de revenus dépend des activités des ports. Selon la Couronne, cette situation était critique pour le bien-être économique de milliers de Canadiens dont l'emploi dépendait du maintien des activités aux ports, qui, en grande partie, vivent ou travail- lent en dehors de la région immédiate des ports et qui sont étrangers au conflit de travail entre la B.C.M.E.A. et le S.I.D.M., mais qui seraient néan- moins gravement touchés par l'arrêt de travail aux ports. Parmi ces personnes, il y aurait des milliers de citoyens des Prairies qui travaillent dans le commerce du grain et qui devaient acheminer leur produit par les ports de la côte ouest.
Toujours au sujet de l'article 1, la défenderesse fait valoir que les dispositions de la L.O.P. étaient nécessaires à la réalisation des objectifs législatifs recherchés en l'espèce. Avant l'adoption de la L.O.P., les autorités gouvernementales ont tenté à maintes reprises d'encourager un règlement négo- cié afin d'empêcher une fermeture des ports pen dant que les pourparlers se poursuivaient; elles ont nommé des médiateurs et des conciliateurs et le ministre du Travail a joué un rôle important en faisant lever le lock-out du 6 octobre 1986. Compte tenu du triste passé des négociations entre le S.I.D.M. et la B.C.M.E.A. et de l'impasse cou- tumière au sujet de la question de la clause-conte- neur, la défenderesse soutient qu'elle n'aurait pu atteindre ses objectifs législatifs en attendant sim- plement que les parties règlent le conflit.
Enfin, la défenderesse allègue que, dans l'ensem- ble, les effets délétères de la L.O.P. sur les droits des demanderesses sont minimes, comparativement au préjudice que la Loi a permis d'éviter. En fait, la L.O.P. exigeait simplement que le S.I.D.M. et la B.C.M.E.A. maintiennent le statu quo pendant qu'elles négociaient une nouvelle convention col lective. C'est cette contrainte qu'il faut comparer aux dommages que l'arrêt de travail pouvait vrai- semblablement causer, notamment les nombreuses pertes d'emplois et de revenus, l'atteinte à la répu- tation de fiabilité des ports de la côte ouest à court et à long termes et les dommages permanents aux exportations canadiennes.
RÉPONSE DES DEMANDERESSES: ARTICLE 1 DE LA CHARTE
Les demanderesses sont d'avis que les disposi tions de la L.O.P. qui violent leurs droits et libertés garantis par l'alinéa 2d) et l'article 7 de la Charte ne constituent pas des règles de droit «dans des limites qui soient raisonnables et dont la justifica tion puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique».
Elles soutiennent que la défenderesse n'a pu présenter une preuve digne de foi au sujet des pertes ou des conséquences économiques importan- tes découlant des arrêts de travail au port qui se sont produits à intervalles réguliers après l'expira- tion des contrats de travail dans le domaine du débardage; des conflits semblables ont éclaté tous les deux ou trois ans au cours de la dernière décennie. La défenderesse est tenue d'établir le bien-fondé de son intervention selon l'article 1 de façon que la justification «puisse se démontrer»: les problèmes que la Loi visait à résoudre après la deuxième journée d'arrêt de travail en novembre n'étaient pas suffisamment urgents ou importants pour établir le premier critère du test de l'article 1.
En outre, les demanderesses ajoutent que, même si les préoccupations de la défenderesse pouvaient être jugées «urgentes et importantes» dans les cir- constances, le moyen utilisé, c'est-à-dire l'imposi- tion de conditions d'emploi aux demanderesses par la L.O.P., était arbitraire et inéquitable. À leur avis, d'autres options existaient pour la défende- resse et celle-ci aurait pu y avoir recours sans violer leurs droits.
Enfin, elles soutiennent que les effets de la L.O.P., lorsque comparés à l'objectif défini par le ministre, étaient très disproportionnés. Il ne pou- vait y avoir de problème qui aurait pu être décelé après seulement deux journées d'arrêt de travail et qui aurait pu être lié à des préoccupations urgentes et importantes. Les demanderesses soutiennent que, si une transgression de leurs droits protégés par la Constitution peut être justifiée dans les circonstances de la présente cause, elle aurait existé, au plus tôt, lorsque la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens était menacée et, même à ce moment-là, le ministre ne devrait avoir le droit
d'adopter que des mesures qui limiteraient les droits de faire la grève et de décréter un lock-out ou un arrêt de travail aux cas il y a menace à la vie, la santé et la sécurité.
LA LIBERTÉ D'ASSOCIATION: L'ALINÉA 2d) DE LA CHARTE
J'examinerai d'abord la question de savoir si la L.O.P. viole la liberté d'association garantie aux demanderesses par l'alinéa 2d) de la Charte. Comme je l'ai déjà mentionné, la question de savoir si la liberté de négocier collectivement et de faire la grève est comprise dans la liberté d'asso- ciation a été examinée par la Cour suprême du Canada dans les trois arrêts qui ont jusqu'à pré- sent été appelés la trilogie. Il importe maintenant de faire une brève analyse de ces trois causes.
Dans la cause du Renvoi relatif û l'Alberta, la Cour devait déterminer si certaines dispositions du Public Service Employee Relations Act, R.S.A., 1980, chap. P-33; du Labour Relations Act, R.S.A., 1980 (Supp.), chap. L-1.1; et du Police Officers Collective Bargaining Act, S.A. 1983, chap. P-12.05, qui interdisaient les grèves et impo- saient l'arbitrage obligatoire en vue de résoudre les impasses lors des négociations collectives, étaient compatibles ou non avec l'alinéa 2d) ;de la Charte. La première Loi s'appliquait aux employés de la Fonction publique, la deuxième, aux pompiers et aux employés des hôpitaux et la troisième, aux policiers.
La majorité des juges a décidé, pour des motifs qui différaient d'un juge à l'autre, que les disposi tions contestées de la loi n'étaient pas incompati bles avec la Charte, parce que la garantie constitu- tionnelle de la liberté d'association de l'alinéa 2d) ne comprenait pas, dans le cas d'un syndicat, la garantie du droit de négocier collectivement et du droit de faire la grève. A cet égard, le juge McIn- tyre a dit ce qui suit aux pages 409 et 410:
Il découle de cette analyse que j'interprète la liberté d'asso- ciation de l'al. 2d) de la Charte comme une protection que cette dernière accorde à l'exercice collectif des droits qu'elle protège lorsqu'ils sont exercés par un seul individu. De plus, la liberté d'association s'entend de la liberté de s'associer afin d'exercer des activités qui sont licites lorsqu'elles sont exercées par un seul individu. Mais comme le fait d'être associés ne confère en soi aucun droit supplémentaire aux individus, l'association n'ac- quiert aucune liberté, garantie par la Constitution, de faire ce qui est illicite pour l'individu de faire.
Lorsqu'on applique cette définition de la liberté d'associa- tion, il devient manifeste qu'elle ne garantit pas le droit de faire la grève. Comme le droit de grève ne jouit d'aucune garantie indépendante en vertu de la Charte, la liberté d'association ne le protège que s'il s'agit d'une activité que la loi permet à l'individu d'exercer. Les appelants acceptent cette conclusion, mais ils soutiennent que la liberté d'association doit garantir le droit de grève puisque l'individu peut licitement refuser de travailler. Ce point de vue est toutefois insoutenable pour deux raisons. D'abord, il n'est pas exact d'affirmer qu'il est licite pour un employé de cesser de travailler pendant la durée de son contrat de travail ...
La seconde raison est simplement qu'il n'y a aucune analogie entre un arrêt de travail par un seul employé et une grève faite conformément à la législation moderne en matière de travail. L'individu a, par son arrêt de travail, rompu son contrat de travail ou y a mis fin. Il est vrai que la loi ne forcera pas l'exécution en nature du contrat en lui ordonnant de retourner au travail, car cela abaisserait [TRADUCTION] «l'employé à un état équivalent à l'esclavage» (I. Christie, Employment Law in
Canada (1980), la p. 268). Mais, il y a une différence marquée par rapport à une grève licite. L'employé qui cesse de travailler n'envisage pas un retour au travail, alors que les grévistes envisagent toujours un retour au travail. Reconnais- sant ce fait, la loi ne considère pas la grève comme une rupture de contrat ni comme une cessation d'emploi.»
Quant au juge Le Dain, qui s'exprimait pour lui-même et au nom des juges Beetz et La Forest, il a fait les commentaires suivants aux pages 390 et 391:
Je suis d'accord avec le juge McIntyre pour dire que la garantie constitutionnelle de la liberté d'association que l'on trouve à l'al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés ne comprend pas, dans le cas d'un syndicat, la garantie du droit de négocier collectivement et du droit de faire la grève. Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de répondre aux questions constitutionnelles de la manière qu'il propose. Toutefois, je tiens à indiquer, même si ce n'est que brièvement, les considérations générales qui m'ont amené à tirer cette conclusion.
En examinant le sens qu'il faut donner à l'expression liberté d'association que l'on trouve à l'al. 2d) de la Charte, il est essentiel de garder à l'esprit que cette notion doit viser toute une gamme d'associations ou d'organisations de nature politi- que, religieuse, sociale ou économique, ayant des objectifs très variés, de même que les activités qui permettent de poursuivre ces objectifs. C'est dans cette perspective plus large et non simplement en fonction des prétendues exigences d'un syndicat, si importantes soient-elles, que l'on doit examiner l'incidence de l'extension d'une garantie constitutionnelle, qui se présente sous la forme du concept de la liberté d'association, au droit d'exer- cer une certaine activité pour le motif qu'elle est essentielle si l'on veut qu'une association ait une existence significative.
Dans AFPC c. Canada, les appelants ont demandé à la Cour de déclarer que la Loi sur les restrictions salariales du secteur public, S.C. 1980-81-82-83, chap. 122, était incompatible avec la Charte. L'alinéa 6(1)a) de cette Loi, qui main-
tenait en vigueur les conditions du régime de rémunération des fonctionnaires, avait pour effet d'empêcher la négociation collective à l'égard des aspects des conventions collectives touchant les salaires. L'alinéa 6(1)b) interdisait de la même façon la négociation collective au sujet de toutes les questions, dont les questions non liées à la rémunération, sous réserve de l'application de l'ar- ticle 7, qui permettait aux parties à une convention collective de modifier les conditions non liées à la rémunération par entente seulement.
La majorité de la Cour suprême a rejeté l'appel. Suivant le raisonnement qu'ils avaient adopté dans la cause du Renvoi relatif à l'Alberta, les juges Beetz, Le Dain et La Forest ont décidé que la garantie de la liberté d'association de l'alinéa 2d) de la Charte ne comprenait pas une garantie du droit de négocier collectivement et du droit de faire la grève.
Le juge McIntyre a décidé que la loi attaquée ne constituait pas une entrave à la négociation collec tive au point de violer la garantie de la liberté d'association prévue par la Charte. La Loi n'avait pas pour effet de restreindre le rôle du syndicat comme mandataire exclusif des employés. Elle imposait à l'employeur l'obligation de négocier avec les employés syndiqués par l'entremise du syndicat et elle permettait également aux parties de continuer à négocier à l'égard des modifications des conditions d'emploi ne touchant pas la rémuné- ration. Le juge a décidé que le seul effet de la Loi était d'empêcher l'utilisation des «armes économi- ques» que constituent la grève et le lock-out pen dant une période de deux ans. Bien qu'il s'agissait peut-être d'une restriction au pouvoir de négo- ciation du syndicat, cette restriction ne violait pas l'alinéa 2d) de la Charte qui, comme l'a répété le juge McIntyre, ne comprend pas une garantie constitutionnelle du droit de faire la grève.
Dans l'arrêt du Gouvernement de la Saskatche- wan, la Cour suprême devait statuer sur la validité de la loi intitulée The Dairy Workers (Mainte- nance of Operations) Act, S.S. 1983-84, chap. D-1.1, que l'assemblée législative provinciale avait adoptée à la suite des avis de grève que les syndi- cats intimés avaient fait signifier aux grandes entreprises de l'industrie laitière de la province. Cette loi interdisait temporairement aux employés de l'industrie laitière de faire la grève et aux
entreprises de cette industrie de décréter des lock outs. Encore une fois, la majorité a rejeté l'appel, pour le motif que la loi attaquée ne violait pas l'alinéa 2d) de la Charte, étant donné que la liberté d'association ne comprend pas le droit de faire la grève.
Dans ces trois causes-là, le juge Dickson, juge en chef, et le juge Wilson, qui étaient dissidents, ont décidé que, dans le contexte des relations de tra vail, la garantie de la liberté d'association de l'ali- néa 2d) comprenait la liberté de négocier collecti- vement et de faire la grève. À leur avis, la garantie constitutionnelle de la liberté d'association de l'ali- néa 2d) vise à «reconnaître la nature sociale pro- fonde des entreprises humaines et à protéger l'indi- vidu contre tout isolement imposé par l'Etat dans la poursuite de ses fins». La garantie minimale de l'alinéa 2d) est la liberté des personnes de s'asso- cier ou d'appartenir à une organisation. Toutefois, pour qu'elle ait un sens, cette disposition doit, en plus de s'intéresser au statut d'associé, accorder une protection efficace aux intérêts que vise la garantie constitutionnelle et protéger l'exercice des activités mêmes pour lesquelles l'association a été formée. À leur avis, la question qu'il faut se poser avant tout dans ces cas-là est celle de savoir si une disposition législative porte atteinte à la liberté des personnes de se joindre à d'autres et de poursuivre avec elles des objectifs communs. Cette législation sera invalide sur le plan constitutionnel, si l'État tente d'interdire un comportement collectif en raison de sa nature concertée ou collective.
Ce que je retiens de ces trois causes-là, c'est le fait que l'alinéa 2d) de la Charte garantit le droit de créer et maintenir un syndicat et d'en être membre, mais qu'il ne garantit pas le droit de faire la grève. Il ne semble pas que l'on ait répondu à la question de savoir si le droit de négocier collective- ment est inclus dans le droit de la liberté d'associa- tion, puisque trois juges seulement parmi les six ont décidé que la négociation collective n'était pas protégée par l'alinéa 2d).
Appliquant ces principes aux faits du présent litige, j'en viens à la conclusion que la L.O.P. ne viole pas la liberté d'association des demanderesses qui est garantie par l'alinéa 2d) de la Charte en interdisant les grèves et les lock-outs pendant la durée de la convention collective prolongée. Dans ses observations écrites, l'avocat des demanderes-
ses me demande de formuler des commentaires à ce sujet. Toutefois, je ne suis pas prêt à tenir un autre débat au sujet de ces décisions que la Cour suprême du Canada a rendues afin de préciser dans quelle mesure mes conclusions pourraient différer de celles de la majorité. La Cour suprême a décidé de façon assez concluante que le droit de faire la grève n'est pas visé par l'alinéa 2d); il ne fait aucun doute que notre Cour est liée par cette conclusion et il n'y a rien d'autre à dire à ce sujet.
Après avoir examiné les arguments étoffés des demanderesses au sujet du fait que la L.O.P. viole l'alinéa 2d) en interdisant le droit de négocier collectivement, je ne puis souscrire à ces argu ments. D'abord, les demanderesses affirment que la trilogie ne comporte aucune conclusion qui lie la Cour à l'égard du principe selon lequel la négocia- tion collective n'est pas protégée par l'alinéa 2d) de la Charte. Cet argument repose sur le fait que trois juges seulement parmi les six ont décidé que la protection offerte par la garantie de la liberté d'association prévue par la Constitution ne cou- vrait pas le droit de négocier collectivement; dans les circonstances, cette décision ne constitue pas une décision majoritaire. Je reconnais que trois juges seulement ont dit de façon définitive que la négociation collective n'était pas visée par l'alinéa 2d). Les opinions exprimées à ce sujet étaient réparties comme suit: trois juges (les juges Le Dain, Beetz et La Forest) ont décidé que l'alinéa 2d) ne comprenait pas le droit de négocier collectivement, deux juges (les juges Dickson et Wilson) en sont venus à la conclusion contraire et un juge (le juge McIntyre) n'a rien dit à ce sujet. Dans ce contexte, j'estime que la question n'est pas encore tranchée et qu'il est possible de se pronon- cer à ce sujet dans les cas appropriés. Toutefois, le présent litige n'est pas un cas approprié. Compte tenu des dispositions de la L.O.P. et des faits présentés devant moi, je suis d'avis que la Loi attaquée n'interdisait pas aux demanderesses de poursuivre les négociations collectives.
Les articles 5 et 12 de la Loi se lisent comme suit:
5. La durée de la convention collective visée par la présente loi est prolongée à compter du ler janvier 1986 jusqu'à ce qu'une nouvelle convention collective visant à la remplacer ou à la réviser soit conclue entre les parties, ou au plus tard jusqu'au
31 décembre 1988.
12. La présente loi n'a pas pour effet de restreindre le droit des parties à la convention collective visée par la présente loi de s'entendre pour en modifier toute disposition déjà modifiée par cette loi, à l'exception de celle qui porte sur sa durée, et de donner effet à la modification.
D'après ce que je comprends en lisant ces dispo sitions, l'article 5 permet aux parties de renégocier la totalité de la convention collective et l'article 12 leur permet d'en modifier toute clause.
La preuve présentée à la Cour pendant l'audi- tion de la cause a révélé que, effectivement, un régime de retraite relativement complexe a été renégocié et a fait l'objet d'une entente entre les parties après l'adoption de la loi attaquée. La négociation collective était donc possible et elle a eu lieu après l'adoption de la L.O.P.
Pour ces motifs, j'en viens à la conclusion que la Loi ne viole pas les droits des demanderesses qui découlent de l'alinéa 2d) de la Charte.
ARTICLE 7 DE LA CHARTE
J'en arrive maintenant à la question de savoir si la Loi viole l'article 7 de la Charte en entravant le droit des demanderesses à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, droit auquel il ne peut être porté atteinte «qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale».
Dans des causes de cette nature, lorsque la Cour doit déterminer si une disposition législative a violé une disposition de la Charte, il faut tenir compte des principes relatifs à l'interprétation de la Charte qu'a énoncés la Cour suprême du Canada dans la cause intitulée Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486. Dans cette cause-là, le juge Lamer a expliqué les deux étapes à suivre pour interpréter la Charte. La première étape consiste à se demander si la liberté revendiquée a été violée par le texte de loi. Il incombe à la personne qui conteste le caractère constitutionnel de la loi de prouver qu'il y a apparemment eu violation de ce droit selon la norme de preuve du droit civil. Si les demanderesses peuvent établir une violation apparente d'un droit, il appartiendra alors à la Couronne de prouver que le texte de loi en question constitue une règle de droit dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification
peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article 1 de la Charte. La norme de preuve aux fins de cet article est également la norme du droit civil; si la Cou- ronne se décharge de ce fardeau, le texte de loi sera constitutionnel.
En l'espèce, pour prouver que la L.O.P. viole l'article 7, les demanderesses doivent d'abord démontrer qu'il existe un droit visé par cet article. La liste des droits protégés par la Charte est exhaustive; l'objectif ne consiste pas à assujettir chaque disposition législative à un examen confor- mément à l'article 1 dans le but de déterminer si elle devrait être attaquée ou défendue.
Dans Irwin Toys Ltd. c. Québec (Procureur général), [ 1989] 1 R.C.S. 927, une des questions que la Cour devait trancher était celle de savoir si certaines dispositions de la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., chap. P-401, qui inter- disaient la publicité commerciale visant les person- nes de moins de treize ans, constituaient une entrave à la liberté d'expression prévue à l'alinéa 2b) de la Charte. La Cour a décidé que la pre- mière étape consistait à déterminer si l'activité de la demanderesse faisait partie de la sphère des activités protégées par la liberté d'expression. Le juge en chef Dickson s'est exprimé comme suit aux pages 967-968:
La liberté d'expression vise-t-elle la publicité destinée aux enfants? Il faut poser cette question avant même de décider si la garantie a été restreinte. Il est clair que toute activité ne sera pas protégée par la liberté d'expression et que des mesures gouvernementales qui restreignent cette forme de publicité ne restreignent la garantie que si l'activité visée est elle-même protégée. Ainsi, par exemple, dans les arrêts Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, AFPC c. Canada, [ 1987] 1 R.C.S. 424, et SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, cette Cour, à la majorité, a conclu que la liberté d'association ne comprenait pas le droit de grève. L'activité elle-même ne relevait pas du champ protégé par l'al. 2d); par conséquent, le gouvernement n'enfreignait pas la Charte en la restreignant. Il faut faire le même cheminement pour l'analyse de la liberté d'expression; dans ce genre d'exa- men, la première étape consiste à déterminer si l'on peut dire que l'activité que souhaite poursuivre la demanderesse relève de la «liberté d'expression». Si l'activité ne relève pas de l'al. 2b), l'action gouvernementale ne peut évidemment pas être contes- tée en vertu de cet article. [C'est moi qui souligne.]
Pour appliquer ce principe à la cause qui nous occupe, il faut se demander si les activités que les demanderesses désirent poursuivre, en l'occur-
rence, le droit de faire la grève, se rapportent à la «vie, la liberté et la sécurité de la personne». Pour répondre à cette question, il faut examiner la jurisprudence concernant la nature et le contenu de l'article 7.
La portée et le contexte de l'article 7 ont fait l'objet de commentaires à la fois nombreux et variés de la part des tribunaux. Pour certains, la protection offerte se limite à l'absence de con- trainte physique, alors que, pour d'autres, le «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne» couvrait une gamme complète d'adtivités qu'une personne a le droit de poursuivre.
Ainsi, dans Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procureur général du Canada, [1986] 1 C.F. 274 (l'» inst.), le juge Strayer a eu l'occasion d'examiner les concepts de «la vie, la liberté et la sécurité de sa personne». Il a décidé que les con cepts étaient interdépendants et portaient sur le bien-être physique d'une personne. Par conséquent, ils ne conviennent pas pour décrire les droits d'une société ou les intérêts purement économiques d'une personne. Voici comment le juge s'est exprimé aux pages 314 et 315:
«En interprétant ainsi les termes «liberté» et «sécurité de sa personne», je fais mienne l'opinion exprimée par le juge Pratte dans R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745 (C.A.), à la page 752, selon laquelle ces termes visent le droit à la liberté à l'encontre des arrestations ou détentions arbitraires, opinion que j'ai également adoptée dans ma décision dans l'affaire Le groupe des éleveurs de volailles de l'est de l'Onta- rio c. Office canadien de commercialisation des poulets, [1985] C.F. 280; (1984), 14 D.L.R. (4th) 151 (1" inst.), à la page 323 C.F.; 181 D.L.R. Voir également au même effet, l'affaire Alliance de la Fonction publique du Canada c. La Reine, [1984] 2 C.F. 562; 11 D.L.R. (4th) 337 (1" inst.) (confirmée par [1984] 2 C.F. 889; 11 D.L.R. (4th) 387 (C.A.) sans mention de ce point); Re Becker and The Queen in right of Alberta (1983), 148 D.L.R. (3d) 539 (C.A. Alb.), aux pages 544 et 545.
En ce qui a trait à l'argument selon lequel les droits de propriété sont implicitement garantis par l'article 7, cette possi- bilité est également exclue étant donné la manière dont j'ai qualifié les termes «vie ... liberté et ... sécurité de sa per- sonne». Bien qu'il puisse y avoir certaines situations dans lesquelles l'article 7 pourrait protéger de façon accessoire le droit de propriété d'un particulier, je ne vois pas de quelle manière on pourrait prétendre que les droits de brevet d'un inventeur ou d'une société multinationale titulaire de brevet pourraient entrer en jeu de façon accessoire dans la protection de l'intégrité physique d'une personne. En outre, il est notoire qu'une modification qui visait précisément à inclure le terme
«propriété» dans les droits protégés par l'article 7 a été retirée au cours de l'examen de la Charte par le Comité mixte parlementaire sur la Constitution. Cela nous indique qu'à l'ori- gine tout au moins l'article 7 n'était pas censé assurer la protection du droit de propriété.
La Section d'appel de notre Cour a confirmé ces conclusions et le raisonnement sous-jacent à cel- les-ci dans Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359 et, plus récemment, dans Weyer c. Canada (1988), 83 N.R. 272 (C.A.F.) (permission d'en appeler à la Cour suprême du Canada refusée le 16 mai 1988) [[1988] 1 R.C.S. xv].
Certains tribunaux ont décidé que les droits de propriété et les droits commerciaux ou économi- ques ne sont pas protégés par la Charte et qu'un intérêt qui comporte un élément économique n'est pas couvert par l'article 7. Voir, par exemple, Re Gershman Produce Co. Ltd. and Motor Transport Board (1985), 22 D.L.R. (4th) 520 (C.A. Man.); Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procureur général du Canada, [1986] 1 C.F. 274 (ire inst.); Milk Bd. v. Clearview Dairy Farm Inc.; Clearview Dairy Farm Inc. v. Milk Bd. (1986), 69 B.C.L.R. 220 (C.S.); confirmé par [1987] 4 W.W.R. 279 (C.A.C.B.); Noyes v. South Cariboo Sch. Dist. 30 Bd. of Sch. Trustees (1985), 64 B.C.L.R. 287 (C.S.); et R. v. Quesnel (1985), 53 O.R. (2d) 338 (C.A. Ont.).
Toutefois, il y a aussi de nombreux commentai- res importants des tribunaux selon lesquels l'article 7 ne couvre pas seulement l'absence de contrainte physique et le simple fait qu'une soi-disant viola tion de l'article 7 puisse comporter un élément économique ne l'exclut pas de la protection de la disposition. Dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, la Cour suprême du Canada a examiné le sens du droit à la liberté. Le juge Wilson a dit ce qui suit aux pages 164-165:
La Charte et le droit à la liberté individuelle qu'elle garantit sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine. Neil MacCormick, ... dans son ouvrage intitulé Legal Right and Social Democracy: Essays in Legal and Political Philosophy (1982), parle de la liberté comme [TRADUCTION] «une condi tion du respect de soi et de la satisfaction que procure la capacité de réaliser sa propre conception d'une vie bien remplie, qui vaille la peine d'être vécue» la p. 39). Il dit à la p. 41: [TRADUCTION] Pouvoir décider ce qu'on veut faire et comment le faire, pour concrétiser ses propres décisions, en en acceptant les conséquences, me semble essentiel au respect de soi en tant qu'être humain et essentiel pour parvenir à cette satisfaction. Ce respect de soi et cette satisfaction sont à mon avis, des biens
fondamentaux pour l'être humain, la vie elle-même ne valant la peine d'être vécue qu'à la condition de les éprouver ou de les rechercher. L'individu auquel on refuserait délibérément la possibilité de parvenir au respect de lui-même et à cette satis faction se verrait privé de l'essence de son humanité. [C'est moi qui souligne.]
Dans Re Mia and Medical Services Commis sion of British Columbia (1985), 17 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.-B.), le juge en chef McEachern, qui commentait l'article 7, a dit ce qui suit aux pages 412 à 415: [TRADUCTION] «certains droits dont jouissent nos citoyens, dont le droit de travailler et d'exercer une profession, sont tellement fondamen- taux qu'il doivent être protégés, même s'ils com- prennent un élément économique». La Cour d'ap- pel de la Colombie-Britannique a confirmé cette conclusion dans Wilson v. British Columbia (Medical Services Commission) (1988), 53 D.L.R. (4th) 171, elle a dit ce qui suit aux pages 186 et 187:
[TRADUCTION] En résumé, le mot «liberté» au sens de l'arti- cle ••7 ne se limite pas à l'absence de contrainte physique. Toutefois, ce mot n'a pas pour effet de protéger les droits de propriété ou les droits purement économiques. Il peut couvrir la liberté de mouvement individuelle, y compris le droit de choisir une profession ainsi que, l'endroit elle sera exercée, sous réserve du droit de l'État d'imposer, conformément aux princi- pes de justice fondamentale, des restrictions raisonnables et légitimes aux activités des personnes.
Après avoir lu les causes susmentionnées et d'autres décisions pertinentes à cette question, je suis convaincu qu'une interprétation qui a pour effet de restreindre l'article 7 à l'absence de con- trainte physique est trop étroite. Il est vrai que la majorité des causes l'article 7 a été appliqué concernent l'entrave ou la menace d'entrave à la liberté physique du plaignant. Les exemples classi- ques de cas l'article 7 s'applique de façon non équivoque sont les cas d'emprisonnement et de détention par l'État. Néanmoins, il existe une jurisprudence abondante selon laquelle l'article 7 ne couvre pas simplement les droits purement juri- diques garantis par les articles 8 à 14 de la Charte. Par ailleurs, il est bien évident que l'article 7 ne vise pas à accorder aux personnes la liberté de poursuivre toute activité que la loi n'interdit pas. On ne saurait non plus considérer toutes les dispo sitions législatives qui imposent des restrictions aux activités humaines comme des dispositions qui portent atteinte aux droits protégés par la Consti tution; tel n'est pas le but de la Charte.
L'interprétation la plus raisonnable de l'article 7 est celle qui reconnaît que le concept de la liberté protégée est enraciné dans les privilèges qui sont reconnus depuis longtemps en common law. Cette tendance à considérer la Charte comme un texte qui protège les valeurs fondamentales et largement reconnues ressort nettement du raisonnement qu'a suivi la Cour suprême du Canada dans Procureur général du Québec c. Quebec Association of Pro testant School Boards et autres, [ 1984] 2 R.C.S. 66, la Cour fait allusion la page 79] «une codification de droits essentiels, préexistants et plus ou moins universels que l'on voudrait confir- mer et peut-être préciser, étendre ou modifier ...» L'article 7 vise à protéger les libertés qui sont généralement reconnues et acceptées en common law.
La question suivante consiste à déterminer si le droit de faire la grève est protégé par l'article 7. À mon avis, il ne l'est pas. Il est vrai que les grèves ne sont pas rares au Canada; il en est ainsi depuis plusieurs années. Cependant, le droit de faire la grève qui est maintenant reconnu dans les textes de loi est encore un concept relativement nouveau qui n'appartient pas à la catégorie des droits et libertés fondamentaux visés par l'article 7. Pour reprendre les propos du juge Le Dain dans l'arrêt du Renvoi relatif à l'Alberta (page 391), il s'agit d'une création de la loi qui met en jeu «un équili- bre entre des intérêts opposés dans un domaine qui, les tribunaux l'ont reconnu, exige une compé- tence spéciale». S'il y avait des doutes sur la question de savoir si le droit de faire la grève devrait recevoir le statut d'un droit protégé par la Constitution, ce doute, à mon avis, a été dissipé par les commentaires suivants qu'a formulés le juge McIntyre dans l'arrêt Renvoi relatif à l'Al- berta aux pages 413 et 414:
De plus, il faut reconnaître que le droit de grève conféré par la loi partout au canada est une chose relativement récente. C'est vraiment le produit de ce siècle et, sous sa forme contem- poraine, il est en réalité le produit de la seconde moitié de ce siècle. On ne peut dire qu'il soit devenu à ce point partie intégrante de nos traditions sociales et historiques au point d'acquérir le statut d'un droit immuable et fondamental, ferme- ment enraciné dans nos traditions et dans notre philosophie politique et sociale ... On peut bien dire que les relations de travail ont acquis une importance fondamentale dans notre société, mais ce n'est pas le cas de chaque élément qui se rattache à ce sujet général. Le droit de grève, considéré comme un élément des relations de travail, a toujours fait l'objet d'un contrôle législatif. Il a parfois été abrogé, dans des circons-
tances spéciales, et il fait l'objet d'une réglementation et d'un contrôle juridiques dans tous les ressorts canadiens. À mon avis, on ne peut dire actuellement qu'il a atteint le statut d'un droit fondamental qui doit être considéré comme implicite en l'ab- sence de mention expresse dans la Charte.
Bien que j'aie conclu et exprimé l'avis que la Charte, à première vue, ne saurait justifier l'existence d'un droit de grève implicite, il y a aussi, à mon avis, de bonnes raisons de politique sociale de ne pas déduire l'existence d'un tel droit. Le droit du travail, comme nous l'avons vu, constitue un sujet d'importance fondamentale, mais aussi extrêmement délicat. Il est fondé sur un compromis politique et économique entre d'une part, le syndicalisme, qui constitue une force socio-économique fort puissante, et d'autre part, le patronat, qui constitue une force socio-économique tout aussi puissante. L'équilibre entre ces deux forces est fragile et la sécurité et le bien-être de la population en général dépendent du maintien de cet équilibre. L'un de ces groupes renonce à certains de ses intérêts en échange de concessions de la part de l'autre. Manifestement il n'existe pas de juste équilibre qui puisse satisfaire de façon permanente les deux groupes, tout en sauvegardant l'intérêt public. L'ensemble du processus est fondamentalement dynami- que et instable. Il faut donc faire preuve de prudence lorsqu'on se demande si une protection constitutionnelle devrait être accordée à l'un des aspects de ce processus dynamique et changeant, tout en abandonnant les autres sujets aux pressions sociales du jour. De gigantesques changements d'ordre écono- mique, social et industriel se préparent non seulement au Canada et en Amérique du Nord, mais aussi dans d'autres parties du monde. L'évolution de l'économie nationale cana- dienne, le déclin des industries fondées sur les ressources natu- relles ainsi que de l'industrie lourde, les changements qui surviennent dans l'ordre commercial et industriel international, ont engendré une pression énorme pour que soient réévaluées les façons traditionnelles d'aborder les questions économiques et industrielles, y compris celles du droit et des politiques en matière de travail ... Il est clair cependant que les politiques en matière de relations de travail ne peuvent être mises au point qu'étape par étape, les provinces jouant dans notre pays leur [TRADUCTION] «rôle fédéral classique de laboratoires d'expéri- mentation juridique de nos maux en matière de relations indus- trielles» (Paul Weiler, Reconcilable Differences: New Direc tions in Canadian Labour Law (1980), à la p. 11). C'est grâce à ce rôle qu'elles ont joué par le passé qu'a pu croître et se développer le droit du travail qui prévaut actuellement au Canada. Les conditions variables et constamment changeantes de la société moderne exigent que cela continue. Intervenir dans ce processus dynamique à ce premier stade de l'évolution de la Charte, en reconnaissant une protection constitutionnelle impli- cite du droit de grève reviendrait, selon moi, à conférer à l'une des forces en présence une arme économique qui échapperait, sous réserve de, D'article premier, à tout contrôle législatif et pourrait aller,ji qu'à geler les relations de travail et à restrein- dre le processus' d'évolution nécessaire pour faire face aux circonstances 'changeantes de la société contemporaine. de répète que cela ne revient pas à dire que le droit de grève n'existe pas en droit ni qu'il devrait être aboli. Cela signifie simplement qu'à ce stade de l'évolution de notre Charte un tel droit ne devrait pas recevoir un statut constitutionnel qui porterait atteinte à l'essor futur que lui réserve le législateur. [C'est moi qui souligne.]
Pour les motifs qui précèdent, j'en viens à la conclusion que la Loi de 1986 sur les opérations portuaires ne viole pas l'article 7 de la Charte en raison du fait qu'elle interdit aux demanderesses de faire la grève.
- Toutefois, j'estime que la pénalité prévue à l'ar- ticle 13 de la L.O.P. viole les droits des demande- resses qui sont protégés sur le plan constitutionnel par l'article 7 de la Charte. Les deux parties ont présenté des arguments au sujet des amendes imposées par l'article 13. Toutefois, l'article va beaucoup plus loin que d'imposer une amende. En voici le libellé:
13. (1) L'individu, le syndicat ou la société qui contrevient à la présente loi est coupable d'une infraction punissable par procédure sommaire et encourt, pour chacun des jours au cours desquels se commet ou se continue l'infraction:
a) sous réserve de l'alinéa b), dans le cas d'un individu, une amende de 500 $ à 1 000 $;
b) dans le cas d'un dirigeant ou d'un représentant d'une société ou du syndicat, une amende de 10 000 $ à 50 000 $ si l'infraction a été commise alors que l'individu agissait dans l'exécution de ses fonctions;
c) dans le cas d'une société ou du syndicat, une amende de 20 000 $ à 100 000 $.
(2) Les dirigeants et les représentants d'un syndicat qui ont été déclarés coupables d'une infraction prévue par la présente loi commise alors qu'ils agissaient dans l'exécution de leurs fonctions ne peuvent être employés à quelque titre que ce soit par le syndicat—ou agir à titre de dirigeant ou de représentant de celui-ci--pendant les cinq ans qui suivent la déclaration de culpabilité.
(3) Les dirigeants ou les représentants d'un membre de l'association patronale, y compris une société mentionnée à l'annexe I, qui ont été déclarés coupables d'une infraction prévue par la présente loi ne peuvent être employés à quelque titre que ce soit par l'association patronale—ou agir à titre de dirigeant ou de représentant de celle-ci—pendant les cinq ans qui suivent la déclaration de culpabilité. [C'est moi qui souligne.]
Toute personne qui enfreint une disposition de la Loi est coupable d'une infraction punissable par procédure sommaire. En conséquence, le débar- deur qui n'est pas retourné au travail pour une raison ou pour une autre, qu'il s'agisse d'un acte volontaire de désobéissance, d'une maladie, du fait qu'il a obtenu un emploi ailleurs, d'un décès dans sa famille ou de toute autre circonstance imprévisi- ble qui l'a empêché de se rendre au travail à la date prescrite par la Loi serait coupable d'une
infraction punissable par procédure sommaire. La Loi ne prévoit aucune exception. Une seule conclu sion s'impose: l'article 13 crée une infraction de responsabilité absolue.
L'avocat de la défenderesse a soutenu que, si une personne avait été incapable de retourner au travail pour des motifs valables, on aurait tenu compte de ces circonstances et les pénalités pré- vues à l'article 13 n'auraient pas été imposées à cette personne.
C'est bien possible, mais notre Cour ne peut se fonder sur la politique de ceux qui administrent la L.O.P. La seule chose dont je peux tenir compte pour déterminer s'il existe une violation d'un droit protégé par la Constitution, c'est le libellé du texte de loi. A cet égard, l'article 13 est dépourvu de toute équivoque: tout débardeur qui ne se con- forme pas à la loi et ne retourne pas au travail est coupable d'une infraction punissable par procédure sommaire. La défenderesse ne saurait invoquer la conduite raisonnable des personnes chargées d'ad- ministrer la Loi pour rendre cette disposition valide sur le plan constitutionnel alors qu'elle ne l'est pas par ailleurs.
Pour comprendre l'importance de l'infraction punissable par procédure sommaire qui est créée par l'article 13, il faut examiner la Partie XXVII du Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, et ses modifications [L.R.C. (1985), (1 °r suppl.), chap. 27, art. 171], qui porte sur les infractions punissables par procédure sommaire. Voici le texte de l'article 787 du Code:
787. (1) Sauf disposition contraire de la loi, toute personne déclarée coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est passible d'une amende maximale de deux mille dollars et d'un emprisonne- ment maximal de six mois, ou de l'une de ces peines.
(2) Lorsque la loi autorise l'imposition d'une amende ou la prise d'une ordonnance pour le versement d'une somme d'ar- gent, mais ne déclare pas qu'un emprisonnement peut être imposé à défaut du paiement de l'amende ou de l'observation de l'ordonnance, le tribunal peut ordonner que, à défaut du paie- ment de l'amende ou de l'observation de l'ordonnance, selon le cas, le défendeur soit emprisonné pour une période maximale de six mois.
Conformément au paragraphe 787(2), un tribu nal compétent est autorisé à ordonner au prévenu de payer une amende; en l'espèce, l'amende est prévue au paragraphe 13(1) de la L.O.P. Si le prévenu viole cette ordonnance et qu'il omet de
payer l'amende, il pourra être condamné à une peine d'emprisonnement d'au plus six mois. Une ordonnance d'emprisonnement fondée sur le para- graphe 787(2) du Code est une sanction qui relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, mais la possibilité de cette sentence existe sans l'ombre d'un doute. En conséquence, en créant une infrac tion punissable par procédure sommaire, l'article 13 de la L.O.P. rend possible la peine d'emprison- nement.
Dans l'arrêt du Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, la disposition législative attaquée créait une infraction de responsabilité absolue et prévoyait également une peine d'emprisonnement obligatoire dans les cas de violation de la disposi tion. La Cour suprême a décidé qu'une disposition créant une infraction de responsabilité absolue et permettant à son égard l'imposition d'une peine d'emprisonnement viole les principes de justice fondamentale et le droit à la liberté qui découlent de l'article 7 de la Charte. Voici ce qu'a dit le juge Lamer à la page 515:
Je suis donc d'avis que la combinaison de l'emprisonnement et de la responsabilité absolue viole l'art. 7 de la Charte et ne peut être maintenue que si les autorités démontrent, en vertu de l'article premier, qu'une telle atteinte à la liberté, qui va à l'encontre de ces principes de justice fondamentale, constitue, dans le cadre d'une société libre et démocratique, dans les circonstances, une limite raisonnablement justifiée aux droits garantis par l'art. 7.
Toutefois, il existe une distinction importante entre le présent litige et l'arrêt précité. En l'espèce, ce n'est pas la violation de la loi attaquée qui ouvre la voie à la peine d'emprisonnement; c'est plutôt la violation de l'ordonnance de la cour relative au paiement d'une amende, laquelle ordonnance est rendue conformément au paragraphe 787(2) du Code criminel, qui peut mener à l'emprisonne- ment. La question de savoir si cela constitue ou non une violation de l'article 7 est une question à laquelle la Cour suprême n'a pas répondu dans l'arrêt du Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., le juge Lamer a fait les commentaires suivants aux pages 515 et 516:
Comme personne n'a traité de l'emprisonnement en tant que peine possible faute de paiement de l'amende, je préfère ne pas exprimer d'avis relativement à l'art. 7 sur cette possibilité dans le cas quelqu'un aurait été déclaré coupable d'une infraction de responsabilité absolue ... Ces questions n'ont pas été abor- dées par la Cour d'appel et il ne serait pas sage de tenter de les aborder ici. Pour les fins du présent pourvoi, il suffit et il est préférable de conclure comme je l'ai fait sans plus, savoir
qu'aucune peine d'emprisonnement ne peut être imposée pour une infraction de responsabilité absolue et, en conséquence, étant donné la question qui nous est soumise, qu'une infraction punissable de l'emprisonnement ne peut pas être une infraction de responsabilité absolue.
Je suis d'avis que l'emprisonnement comme solution de rechange au défaut de payer une amende lors d'une déclaration de culpabilité se rapportant à une infraction de responsabilité abso- lue viole l'article 7 de la Charte. Il est indéniable que la possibilité d'emprisonnement peut être évitée dans ce cas, alors qu'elle ne peut l'être lorsque la responsabilité absolue et la peine d'em- prisonnement sont réunis. Néanmoins, la possibi- lité d'emprisonnement est certaine. Et ce fait me convainc que la remarque de la Cour suprême dans l'arrêt du Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B. s'applique à des cas de cette nature. À la page 515, le juge Lamer s'exprime en ces termes:
À mon avis, c'est parce que la responsabilité absolue viole les principes de justice fondamentale que cette Cour a créé des présomptions selon lesquelles les législatures n'ont pas voulu définir des infractions de nature réglementaire appartenant à cette catégorie. Cela ne veut pas dire toutefois, ce sur quoi je suis d'accord avec la Cour d'appel, qu'il en résulte que la responsabilité absolue contrevient en soi à l'art. 7 de la Charte.
Une loi qui définit une infraction de responsabilité absolue ne violera l'art. 7 de la Charte que si et dans la mesure elle peut avoir comme conséquence de porter atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.
Manifestement, l'emprisonnement (y compris les ordonnan- ces de probation) prive les personnes de leur liberté. Une infraction peut avoir cet effet dès que le juge peut imposer l'emprisonnement. Il n'est pas nécessaire que l'emprisonnement soit obligatoire comme c'est le cas a u par. 94(2). [C'est moi qui souligne.]
À mon avis, à l'instar du paragraphe 94(2) du Motor Vehicle Act de la Colombie Britannique, l'article 13 de la L.O.P. est une disposition qui peut entraîner une déclaration de culpabilité à l'encontre d'une personne qui n'a vraiment rien fait de mal. En outre, elle peut avoir pour effet de priver les demanderesses de leur droit à la vie, à la liberté et' à la sécurité de la personne en prévoyant l'application des dispositions du Code criminel sur la procédure sommaire, ce qui permet au juge d'imposer une peine d'emprisonnement en raison du défaut de payer une amende. À mon avis, dire que la protection de l'article 7 ne couvre pas ces circonstances serait incompatible avec le raisonne- ment adopté par la Cour suprême dans l'arrêt du
Renvoi: Motor Vehicle Act de C.-B.. Pour ces motifs, je suis d'avis que l'article 13 de la L.O.P. va à l'encontre de l'article 7 de la Charte.
Quant à la question de savoir si l'article 1 de la Charte peut avoir pour effet de protéger l'article 13 en question, je réponds que non et j'adopte le raisonnement du juge Lamer dans la cause du Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., à la page 518:
On invoquera sans doute, en vertu de l'article premier, la commodité administrative qui est l'argument principal en faveur de la responsabilité absolue, et parfois on le fera avec succès bien que j'oserais prédire que cela se produira rarement. En fait, la commodité administrative a certainement sa place en droit administratif. Cependant, lorsque le droit administratif fait appel à l'emprisonnement au moyen du droit pénal et parfois même du droit criminel et vu les stigmates découlant d'une condamnation, ce sera par exception, à mon avis, qu'il y aura lieu de sacrifier la liberté ou même la sécurité de la personne garanties à l'art. 7 à la commodité administrative. L'article premier peut, pour des motifs de commodité adminis trative, venir sauver ce qui constituerait par ailleurs une viola tion de l'art. 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite. [C'est moi qui souligne.]
Jusqu'à présent, je n'ai formulé aucun commen- taire sur la preuve de huit ou neuf 'jours que la Couronne a présentée au sujet des répercussions économiques que l'arrêt de travail aux ports de la côte ouest aurait pu entraîner. Toute cette preuve portait sur des arguments fondés sur l'article 1 de la Charte et visait à démontrer le bien-fondé de la loi attaquée. Il est vrai qu'il était très souhaitable que les demanderesses et la B.C.M.E.A. règlent le conflit de travail qui les opposait. Cependant, la question que je dois me poser est celle de savoir si la défenderesse a démontré que le risque d'empri- sonnement de certains membres innocents des demanderesses, compte tenu du fait qu'il était souhaitable de mettre fin au conflit entre les par ties, est justifiable comme limite raisonnable dans le cadre d'une société libre et démocratique. Je n'hésite pas à dire que cette preuve est loin d'avoir été établie. Non seulement la défenderesse n'a pas présenté de preuve valable au sujet des pertes ou des conséquences économiques graves découlant des arrêts de travail antérieurs aux ports (lesquels ont duré de seize à quarante-sept jours), mais elle ne m'a pas convaincu que l'arrêt de travail dans ce cas-ci (qui n'a duré que cinq jours) a causé un préjudice quelconque.
En conséquence, je suis d'avis que la Loi de 1986 sur les opérations portuaires ne viole pas l'alinéa 2d) ou l'article 7 de la Charte, sauf dans le cas de l'article 13 de la Loi, que je déclare nul et non avenu pour le motif qu'il est incompatible avec l'article 7 de la Charte. Les dépens sont adjugés en faveur des demanderesses.
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