T-2985-84
Pembina Resources Limited et Pembina Explora
tion Co. Ltd. (demanderesses)
c.
ULS International Inc., Canada Steamship Lines
Inc., Halco Inc., Nipigon Transport Ltd., Cleve-
land Tankers Inc., Wilmington Trust Company,
American Steamship Co. Inc., Boland and Corne-
lius, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et les
navires Canadian Hunter, Canadian Century,
Canadian Transport, Canadian Progress, Mani-
toulin, Island Transport, Laketon (autrefois le
Lake Nipigon), Saturn et Sam Laud et leurs
propriétaires et affréteurs (défendeurs)
[Intitulé original]
et
Pembina Resouces Limited et Pembina Explora
tion Co. Ltd. (demanderesses)
c.
ULS International Inc. et le navire Canadian
Hunter et ses propriétaires et affréteurs (défen-
deurs)
[Intitulé modifié par suite du dépôt de désiste-
ments]
RÉPERTORIÉ: PEMBINA RESOURCES LTD. C. ULS INTERNATIO
NAL INC. (I re INST.)
Section de première instance, juge McNair—
Toronto, 21, 22, 23, 24, 27 et 28 février, ler, 2, 14
et 15 mars; Ottawa, 6 octobre 1989.
Négligence — Rupture d'un segment de gazoduc submergé
causée par le dérapage de l'ancre d'un navire — Négligence du
capitaine — Rejet de l'argument fondé sur la négligence des
victimes — Le défaut de marquer l'emplacement du gazoduc
au moyen de bouées qui auraient pu être décelées par radar
n'est pas la cause efficiente du dommage — Le coût estimatif
des réparations permanentes est accordé à titre de dommages-
intérêts pour perte éventuelle — Dommages-intérêts généraux
accordés pour perte de revenus d'entreprise — Application de
décisions américaines accueillant le principe du dédommage-
ment pour la perte d'exploitation — Les profits perdus sont la
mesure adéquate des dommages — Les dommages sont éva-
lués selon la valeur actualisée de la production perdue —
L'intervention des demanderesses (le défaut des plongeurs de
bien assembler à nouveau les machons défectueux) n'exonère
pas les défendeurs de leur responsabilité.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Rupture
d'un segment de gazoduc submergé causée par le dérapage de
l'ancre d'un navire — Négligence du capitaine — Le défaut de
marquer l'emplacement au moyen de bouées décelables par
radar et d'enfouir le gazoduc n'a pas contribué au dommage à
titre de cause efficiente.
Droit maritime — Pratique — Rupture d'un segment de
gazoduc submergé causée par le dérapage de l'ancre d'un
navire — Négligence du capitaine — Dommages-intérêts
généraux pour perte de revenus d'entreprise — La pratique en
matière d'amirauté d'accorder des intérêts courus avant juge-
ment à compter de la date du dommage est suivie — L'absence
de jurisprudence et la nouveauté des questions soulevées ne
constituent pas des considérations spéciales justifiant le refus
d'accorder l'intérêt.
L'action en dommages-intérêts des demanderesses fait suite à
la rupture, le 24 décembre 1983, d'un segment de leur gazoduc
submergé (la «conduite de la baie intérieure») à Long Point
Bay, Lac Érié. La rupture aurait été causée par le dérapage de
l'ancre du navire défendeur, le Canadian Hunter. Les répara-
tions temporaires n'ont pas été complétées avant le 3 avril 1984.
La reprise de l'exploitation maximale a eu lieu le 5 avril 1984.
Plutôt que d'effectuer les réparations permanentes, les deman-
deresses ont décidé d'installer ailleurs une nouvelle conduite.
Les demanderesses cherchent à obtenir le coût des répara-
tions temporaires de même que le coût estimatif des réparations
permanentes. Les parties s'entendent sur le montant de ces
coûts, mais non sur la question de la responsabilité. Les deman-
deresses cherchent également à obtenir des dommages-intérêts
généraux pour perte de revenus d'entreprise. Elles font valoir
que la responsabilité retombe sur les personnes responsables de
la gestion et de l'exploitation du navire défendeur. Les défen-
deurs plaident l'acceptation volontaire des risques par les
demanderesses et, subsidiairement, la négligence des victimes.
Jugement: l'action devrait être accueillie.
La preuve montre que le Canadian Hunter était le seul
navire qui, de par sa position, pouvait accrocher le gazoduc des
demanderesses, ce qui s'est effectivement produit. La preuve
établit également que le capitaine du Canadian Hunter a fait
preuve de négligence: (1) en choisissant un lieu de mouillage
situé à moins d'un mille du gazoduc et mal protégé des
conditions météorologiques défavorables du moment; (2) en
permettant à son navire de chasser sur son ancre sur une
distance d'un mille et demi sans prendre de mesures correctives;
(3) en n'ayant pas à bord les cartes de navigation les plus à jour
possible; et (4) en ne vérifiant pas régulièrement la position de
son navire.
L'argument des défendeurs fondé sur la négligence des victi-
mes est rejeté. Pour qu'il y ait négligence de la victime, on doit
établir que la négligence «était une cause immédiate, c'est-à-
dire efficiente, du préjudice». Le défaut des demanderesses de
marquer l'emplacement du gazoduc au moyen de bouées à
espar réparties de façon adéquate et décelables par radar ne
constitue pas une faute ou une omission qui a contribué au
dommage à titre de cause efficiente. Les demanderesses n'ont
pas commis de faute en omettant d'enfouir le gazoduc: une telle
mesure n'était pas un moyen raisonnable et viable d'éviter le
risque prévisible de préjudice imputable à une ancre de navire.
Puisque le coût des réparations temporaires n'était pas con
testé, les demanderesses ont obtenu le montant convenu à titre
de dommages-intérêts découlant du préjudice. Les demanderes-
ses avaient également droit au versement du coût estimatif des
réparations permanentes. Le fait que les réparations permanen-
tes n'ont pas été effectuées n'entraînait aucune conséquence.
Comme l'a écrit McGregor dans son ouvrage On Damages,
«Puisque l'on peut accorder des dommages-intérêts pour une
perte éventuelle ... il importe peu que les réparations n'aient
pas encore été effectuées.» Les réparations permanentes consti-
tuaient une perte éventuelle que les défendeurs auraient raison-
nablement pu prévoir comme conséquence de leur négligence.
Il y a peu de décisions canadiennes portant sur des demandes
fondées sur des pertes d'exploitation de la nature visée en
l'espèce. On a cité des décisions américaines et appliqué le
principe retenu portant qu'il est possible d'obtenir des domma-
ges-intérêts pour pertes d'exploitation. Ces dommages peuvent
être mesurés en fonction des profits perdus. En l'espèce, les
dommages devaient être évalués selon la valeur actualisée de la
production perdue. Il serait inéquitable d'adopter la théorie des
défendeurs portant que l'interruption ne constituait qu'un
simple report de la production et que la valeur actualisée de la
production qui pourrait finalement être récupérée devrait être
déduite de la valeur actualisée de la production perdue, puisque
ce serait ne pas tenir compte des inconvénients et du délai subis
par les demanderesses au cours de la période d'interruption. La
question de savoir si les demanderesses auraient pu récupérer la
production perdue n'est pas pertinente. Les événements posté-
rieurs à la perte n'affectent pas le droit d'obtenir des domma-
ges-intérêts pour la production perdue.
Les dommages pour perte de revenus d'entreprise sont calcu-
lés à compter de la date de la rupture du gazoduc jusqu'à la
date de la reprise de l'exploitation maximale (soit un total de
104 jours). L'argument des défendeurs selon lequel le défaut
des plongeurs des demanderesses de bien assembler à nouveau
les manchons défectueux dans un délai de 60 jours constituait
une intervention qui les dégageait de leur responsabilité a été
rejeté. La responsabilité de l'auteur original d'un méfait existe
toujours lorsque l'intervention du tiers est un acte qui aurait
raisonnablement pu être prévu ,par cet auteur. En l'espèce, le
défaut des plongeurs des demanderesses constitue une interven
tion que les défendeurs auraient dû raisonnablement prévoir
comme conséquence probable de leur négligence originale.
Dans une demande en dommages-intérêts pour perte d'utili-
sation, le demandeur doit prouver qu'il y a eu perte réelle. Les
demanderesses se sont acquittées de ce fardeau: les ont large-
ment établi la preuve d'une perte de profits au cours de la
période de 104 jours d'interruption.
La pratique, en matière d'amirauté, d'accorder des intérêts
courus avant jugement comme partie intégrante des dommages-
intérêts a été suivie. Les demanderesses ont eu droit aux
intérêts courus avant jugement à compter de la date du préju-
dice jusqu'à la date du jugement, au taux convenu de 9,5 %.
L'absence de jurisprudence et la nouveauté des questions soule-
vées ne constituent pas des considérations spéciales justifiant
l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser
d'accorder l'intérêt pour la période visée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la protection des eaux navigables, S.R.C. 1970,
chap. N-19, art. 5(1).
Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1980,
chap. 315.
Ont. Reg. 629/80, art. 2.
Ont. Reg. 450/84.
Petroleum Resources Act, R.S.O. 1980, chap. 377.
R.R.O. 1980, Reg. 752, art. 27(13).
The Energy Act, 1971, S.O. 1971, chap. 44.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
La cie de téléphone Bell c. Le Mar- Tirenno, [1974] 1
C.F. 294; 52 D.L.R. (3d) 702 (1f" inst.); conf. par [1976]
1 C.F. 539; 71 D.L.R. (3d) 608 (C.A.); Rose et al. v.
Sargent, [1949] 3 D.L.R. 688; [1949] 2 W.W.R. 66
(C.A. Alb.); McLoughlin v. Long, [1927] R.C.S. 303;
[1927] 2 D.L.R. 186; The London Corporation, [1935] P.
70 (C.A.); Fitzner v. MacNeil (1966), 58 D.L.R. (2d)
651 (C.S.N.-E.); Martin v. McNamara Construction
Company Limited and Walcheske, [1955] O.R. 523;
[1955] 3 D.L.R. 51 (C.A.); Continental Oil Co. v. S S
Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970); National Steel
Corp. v. Great Lakes Towing Co., 574 F.2d 339 (6th Cir.
1978); U. S. Oil of Louisiana, Ltd. v. Louisiana Power &
Light Co., 350 So. 2d 907 (La. Ct. App., 1st Cir. 1977);
Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black
Ltd., [1972] R.C.S. 52; (1971), 20 D.L.R. (3d) 432;
Drew Brown Ltd. c. Le «Orient Trader», [1974] R.C.S.
1286.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Bolivar County Gravel Co., Inc. v. Thomas Marine Co.,
585 F.2d 1306 (5th Cir. 1978).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Assiniboine (School Division of) South No. 3 v. Hoffer et
al. (1971), 21 D.L.R. (3d) 608; [1971] 4 W.W.R. 746
(C.A. Man.); The Ship Peterborough v. Bell Telephone
Co. of Canada, [1952] R.C.E. 462; [1952] 4 D.L.R. 699;
Pacific Elevators Ltd. c. La Compagnie de chemin de fer
canadien du Pacifique, [1974] R.C.S. 803; (1973), 41
D.L.R. (3d) 608.
DÉCISIONS CITÉES:
Exeter City v. Sea Serpent (1922), 12 Ll. L. Rep. 423
(Adm. Div.); The Brabant (1938), 60 Ll. L. Rep. 323
(Adm. Div.); The Boltenhof (1938), 62 LI. L. Rep. 235
(Adm. Div.); The Velox, [1955] 1 Lloyd's Rep. 376
(Adm. Div.); The Gerda Toft, [1953] 2 Lloyd's Rep. 249
(Adm. Div.); Canadian Brine Ltd. v. The Ship Scott
Misener and Her Owners, [1962] R.C.E. 441; Submarine
Telegraph Company v. Dickson (1864), 15 C.B. (N.S.)
760; 143 E.R. 983 (C.P.D.); Heeney v. Best et al.
(1979), 28 O.R. (2d) 71; 108 D.L.R. (3d) 366; 11 CCLT
66 (C.A.); Northern Wood Preservers Ltd. v. Hall Corp.
(Shipping) 1969 Ltd. et al., [1972] 3 O.R. 751; (1972),
29 D.L.R. (3d) 413 (H.C.); conf. par (1973), 2 O.R. (2d)
335; 42 D.L.R. (3d) 679 (C.A.); R. du chef du Canada c.
Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; 143
D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 CCLT 121; 45
N.R. 425; Walls v. MacRae and Metro Fuels Co. Ltd.
(1981), 36 N.B.R. (2d) 1; 94 A.P.R. 1 (B.R.); Total
Petroleum (N.A.) Ltd. v. AMF Tuboscope Inc. (1987), 81
A.R. 321; 54 Alta. L.R. (2d) 13 (B.R.); Norcen Energy
Resources Limited and Murphy Oil Company Ltd. v.
Flint Engineering and Construction Ltd. (1984), 51 A.R.
42 (B.R.); Nissan Automobile Co. (Canada) Ltd. c. Le
Continental Shipper, [1974] 1 C.F. 88 (1°° inst.); John
Maryon International Limited et al. v. New Brunswick
Telephone Co., Ltd. (1982), 43 N.B.R. (2d) 469; 141
D.L.R. (3d) 193; 113 A.P.R. 469; 24 CCLT 146 (C.A.);
Irvington Holdings Ltd. v. Black et al. and two other
actions (1987), 58 O.R. (2d) 449 (C.A.); Davie Ship
building Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; 4
D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.).
DOCTRINE
Linden, Allen M. La Responsabilité civile délictuelle, 4°
éd. Cowansville (Qc): Éditions Yvon Blais Inc., 1988.
McGregor, H. McGregor on Damages, 14th ed. London:
Sweet & Maxwell Ltd., 1980.
Sopinka, John and Lederman, Sidney N. The Law of
Evidence in Civil Cases. Toronto: Butterworths, 1974.
Waddams, S. M. The Law of Damages. Toronto: Canada
Law Book Ltd., 1983.
Wigmore on Evidence, vol. 2, rev. by James H. Chad-
bourn. Boston: Little, Brown and Co., 1979.
AVOCATS:
Nigel H. Frawley et Robert Shapiro pour les
demanderesses.
John T. Morin, c.r. et Christopher J. Giaschi
pour les défendeurs.
PROCUREURS:
McMaster Meighen, Toronto, pour les
demanderesses.
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MCNAIR:
I. Questions relatives à la responsabilité et au
partage de la faute
L'action en dommages-intérêts intentée par les
demanderesses fait suite à la rupture d'un segment
de leur gazoduc submergé à Long Point Bay, à
l'extrémité est du Lac Érié, rupture qui aurait été
causée par le dérapage de l'ancre du navire défen-
deur. Les parties se sont entendues sur le montant
des coûts des réparations temporaires et des répa-
rations permanentes du gazoduc endommagé de
même que sur les coûts effectivement engagés par
les demanderesses dans la pose d'un nouveau gazo-
duc, à un nouvel endroit, sans toutefois admettre
quelque responsabilité à l'égard du bris. La
demande de dommages-intérêts généraux pour
l'interruption de la production et les pertes d'ex-
ploitation qui en découlent est très contestée. Les
défendeurs nient toute négligence de leur part et
soulèvent en défense que les dommages sont entiè-
rement attribuables à la négligence dont ont fait
preuve les demanderesses en posant leurs gazoducs
à leurs risques et périls dans une aire de mouillage
connue et en omettant de les protéger convenable-
ment et d'en indiquer adéquatement l'emplace-
ment. Subsidiairement, les défendeurs plaident la
négligence des victimes et invoquent les disposi
tions de la Loi sur le partage de la responsabilité,
L.R.O. 1980, chap. 315.
Les parties ont produit un exposé conjoint des
faits dont les éléments essentiels se lisent comme
suit:
[TRADUCTION] 1. Les demanderesses possèdent et exploitent
un champ de gaz naturel à Long Point Bay, Lac Érié, qui
fournit du gaz naturel, au moyen de gazoducs submergés, au
gazoduc terreste de Consumers Gas par l'intermédiaire de la
station de compression des demanderesses à Port Maitland
(Ontario), et au gazoduc terrestre de Union Gas, par l'intermé-
diaire de leur station de compression à Nanticoke (Ontario).
2. Les gazoducs des demanderesses sont posés sur le lit de
Long Point Bay et ils n'ont pas été enfouis au moment de la
pose ni protégés d'une autre façon. Les têtes de puits des
demanderesses s'élèvent à environ 5 pieds au-dessus du lit du
lac et ne sont elles non plus ni enfouies ni protégées, à l'excep-
tion des puits situés dans la région de chalutage désignée, où
elles se trouvent en-dessous du lit et enchâssées dans des
caissons.
3. La défenderesse ULS International Inc. possède et exploite
le navire défendeur «CANADIAN HUNTER», un transporteur de
vrac de 18 192,33 tonnes brutes, d'une longueur totale de 730
pieds, qui a mouillé l'ancre à Long Point Bay du 23 décembre
au 25 décembre 1983, avec un chargement de blé. Les ancres
du «CANADIAN HUNTER» pèsent environ 5 tonnes et demie
chacune. Sidney Van Wyck était le capitaine du navire.
4. Au cours de la période du 22 décembre au 25 décembre
1983, neuf navires, y compris le navire défendeur «CANADIAN
HUNTER», se sont abrités à Long Point Bay pour échapper au
grand vent et aux vagues élevées du Lac Érié. Les heures
d'arrivée et de départ de chaque navire figurent à l'annexe «A»
des présentes.
5. Long Point Bay est une aire de mouillage traditionnelle et
reconnue qui est régulièrement utilisée par des navires de toutes
dimensions lorsque les conditions climatiques sur le Lac Érié ne
sont pas bonnes. C'est la seule aire de mouillage protégée dans
la partie est du Lac Érié. En dépit de l'existence de gazoducs et
de puits sur le lit de Long Point Bay, cette baie n'était pas, en
décembre 1983, déclarée aire désignée de mouillage interdit.
6. Le 24 décembre 1983, vers 10 h 45, une section du gazoduc
des demanderesses s'est rompue. La rupture était probablement
imputable à l'accrochage du gazoduc par l'ancre d'un navire.
7. Le 24 décembre 1983, il appert que le «CANADIAN HUNTER»
et le «LAKETON» (auparavant le «LAKE NIPIGON») ont chassé
sur leurs ancres le long du lit de Long Point Bay.
8. Dans la période du 24 décembre 1983 au 1°" janvier 1984, un
certain volume de gaz s'est dissipé dans l'atmosphère en raison
du bris. Au l" janvier 1984, tous les puits touchés avaient été
fermés et la perte de gaz arrêtée.
9. Les demanderesses ont procédé à des réparations temporai-
res du gazoduc, au coût de 186 956,25 $. Les réparations
temporaires furent complétées le 3 avril 1984. Tous les puits
touchés ont été remis en exploitation complète le 5 avril 1984.
10. Plutôt que de procéder aux réparations permanentes, les
demanderesses ont choisi de poser un nouveau gazoduc ailleurs
à Long Point Bay. Le coût estimatif des réparations permanen-
tes à apporter au gazoduc fracturé est de 114 618,26 $. Le
nouveau gazoduc a coûté 636 523,81 $ aux demanderesses.
I1. Exception faite du gaz dissipé dans l'atmosphère entre le
moment de la rupture et le 1 ° ' janvier 1984, date à laquelle la
vanne de la conduite principale à la jonction 14 a été fermée, le
volume de gaz récupérable des puits touchés n'aurait été réduit
que de façon négligeable.
Le champ de gaz naturel des demanderesses à
Long Point Bay, au Lac Érié, consistait, à l'époque
en cause en un réseau de 151 puits actifs fournis-
sant du gaz naturel, au moyen d'un système inter-
relié de gazoducs submergés, aux deux clients des
demanderesses, Consumers Gas Company et
Union Gas Limited, par l'intermédiaire des sta
tions de compression des demanderesses à Port
Maitland et à Nanticoke respectivement. L'exploi-
tation des installations de Nanticoke n'a débuté
que le 21 décembre 1983. Auparavant, tout le gaz
produit par le réseau de puits était pompé par
l'intermédiaire de la station de compression de
Port Maitland et vendu à Consumers Gas Com
pany. Les demanderesses avaient conclu des con-
trats de vente et de livraison de gaz naturel avec
leurs clients. Les droits conférés aux demanderes-
ses en matière d'exploration et d'exploitation de
leur champ de gaz naturel et de pose de gazoducs
sur le lit de Long Point Bay dépendent des conces
sions de production de gaz naturel de la Couronne
du chef de l'Ontario sur diverses parties du lit du
lac couvrant toute la région concédée, en échange
du versement d'un loyer annuel et de redevances
annuelles établies selon la quantité de gaz naturel
commercialisée. Le gazoduc submergé fracturé par
l'ancre d'un navire est la conduite de la baie
intérieure des demanderesses, comme on l'appelle,
posée d'est en ouest sur une longueur d'environ 7
milles, à partir de la rencontre de celle-ci et de la
conduite principale vers Port Maitland à la jonc-
tion 14, jusqu'à la conduite de Nanticoke à sa
limite ouest. La conduite de la baie intérieure
traverse les jonctions 16, 17, 18 et 19 et se trouve à
environ 3,5 milles marins au nord du phare situé à
l'entrée de Long Point Bay.
Pembina Exploration Co. Ltd., une filiale en
propriété exclusive de Pembina Resources Limited,
est le détenteur de concessions de production de la
Couronne et l'exploitant actif des installations du
champ de gaz naturel. Pembina fournit, directe-
ment ou par l'intermédiaire de son agent d'affai-
res, Elexco, des renseignements à jour montrant
l'emplacement de ses puits, jonctions et gazoducs
interreliés, au Service hydrographique du Canada
de même qu'à la Division de la Garde côtière
canadienne du ministère des Transports. Par con-
séquent, les cartes de navigation maritime sont
continuellement mises à jour et révisées par ces
organismes du gouvernement, qui publient et dis-
tribuent également à l'industrie du transport mari
time et à d'autres intéressés des Avis aux naviga-
teurs montrant l'emplacement des installations du
champ de gaz naturel de la région de Long. Point
Bay du Lac Érié et portant des avertissements
invitant à la prudence. La pièce P-3, qui est la
carte de navigation 2110 datée du 8 juillet 1983 et
qui illustre les emplacements respectifs des neuf
navires ancrés à Long Point Bay au cours de la
période du 22 au 25 décembre 1983, porte notam-
ment l'avertissement suivant:
[TRADUCTION] Des gazoducs et des puits contiennent du gaz
naturel sous pression et tout endommagement de ces installa
tions entraînerait un risque immédiat d'incendie. Les navires
mouillant l'ancre dans le Lac Érié devraient procéder avec
prudence, après avoir pris note de l'emplacement sous-marin de
tous les puits, gazoducs, câbles submergés et autres
installations.
Les têtes de puits de gaz s'élèvent jusqu'à 5 pieds du fond et
sont indiquées par des bouées.
Des avertissements semblables figuraient sur les
cartes de navigation utilisées au moment de l'acci-
dent en cause, par le capitaine Gordon Stogdale,
du navire Griffin de la Garde côtière canadienne et
par le capitaine Sidney W. Van Wyck, capitaine
du navire défendeur Canadian Hunter, soit les
pièces P-20 et P-24 respectivement. La pièce P-20
est une version de la carte de navigation 2110 mise
à jour et corrigée au moyen des Avis aux naviga-
teurs publiés jusqu'au 14 octobre 1983, tandis que
la pièce P-24 est la version du Canadian Hunter de
la même carte corrigée de façon semblable, mais
uniquement jusqu'au 4 décembre 1981. Contraire-
ment à la version antérieure du 4 décembre 1981,
la carte utilisée par le capitaine du Griffin donnait
un avertissement plus graphique de l'existence de
têtes de puits de gaz et de gazoducs en décrivant
leur emplacement général par des zones voilées de
couleur grise, de façon à constituer une meilleure
aide visuelle pour le marin prudent.
Il existait d'autres avertissements des risques
que représentait l'exploitation du gaz naturel sous
le Lac Erié pour la navigation maritime. Une
publication courante intitulée Instructions nauti-
ques—Grands Lacs, dans un chapitre consacré à
la région du Lac Érié comprise entre la pointe
Long et la pointe Pelee, recommandait aux marins
d'être prudents s'ils mouillaient l'ancre dans cette
région en raison des têtes de puits de gaz et des
gazoducs submergés. De plus, les Avis aux naviga-
teurs publiés par la Garde côtière canadienne com-
portaient l'avertissement suivant à l'égard de la
pénurie d'aires de mouillage au Lac Erié:
[TRADUCTION] Les navigateurs sont avertis du fait qu'aucune
aire de mouillage n'a été établie en raison de l'existence d'ins-
tallations d'exploitation de gaz naturel sur le lit du lac. L'em-
placement de ces aires a été décrit dans les Avis aux naviga-
teurs publiés hebdomadairement par la Garde côtière
canadienne.
L'endommagement des installations peut être extrêmement
dangereux du fait que le gaz naturel sous pression contient des
produits chimiques toxiques et qu'il est inflammable.
Parmi les neuf navires qui, à Long Point Bay,
cherchaient refuge de l'orage sévissant sur le Lac
Érié se trouvaient le navire Griffin de la Garde
côtière canadienne, le Laketon (antérieurement le
Lake Nipigon) elle transporteur de vrac Canadian
Hunter, de la défenderesse, qui avait un plein
chargement de blé. Le Canadian Hunter a mouillé
l'ancre à 11 h 56, le 23 décembre, et levé l'ancre et
quitté la région à 12 h 38, le 25 décembre. Ce
navire a mouillé l'ancre à l'endroit indiqué par un
cercle sur sa propre carte de navigation (pièce
P-24) et marqué d'un «X» sur la pièce P-3. La
profondeur de l'eau était de 141 pieds à cet endroit
et le navire y était relativement exposé aux élé-
ments. Le Canadian Hunter est le seul navire à
avoir mouillé l'ancre au sud de la conduite de la
baie intérieure. Le Griffin est arrivé plus tard, soit
à 18 h 40, le 23 décembre, et a mouillé l'ancre à
une distance considérable au nord-est du Canadian
Hunter, au point indiqué par un «X» sur sa carte,
et reproduit également sur la pièce P-3. Le brise
glace Griffin a quitté pour une mission à 3 h 58, le
24 décembre. Le Laketon est arrivé à 6 h 05, le 23
décembre, et est reparti à 1 h 05, le 25 décembre.
Il a mouillé l'ancre plus au nord que tous les autres
navires. Le Laketon et le Canadian Hunter ont
tous deux chassé sur leurs ancres au cours de leur
séjour à Long Point Bay. La preuve révèle que le
Laketon a chassé sur son ancre dans une direction
nord-est sur une distance d'environ un quart de
mille, avant de lever l'ancre, de revenir à peu près
au même endroit par sa force motrice et de mouil-
ler l'ancre à nouveau.
Au cours de la période du 23 décembre au 25
décembre 1983, les conditions météorologiques
au-dessus du Lac Érié étaient généralement diffici-
les. Le vent soufflait dans une direction ouest
sud-ouest vers le nord-est à une vitesse de 30 40
nœuds, entraînant de hautes vagues et une grosse
mer. Il neigeait de façon intermittente et il y avait
des poches de «vapeur» ou de brouillard à fleur
d'eau. La visibilité était relativement faible. Le 25
décembre, la vitesse du vent s'était quelque peu
réduite et les conditions de visibilité s'étaient
améliorées.
Il est reconnu que le gazoduc s'est rompu vers
10 h 45, le 24 décembre 1983 et que cette rupture
était probablement imputable à l'accrochage par
une ancre de navire. Le premier indice de l'acci-
dent fut une perte brusque de pression à la station
de compression de Nanticoke, qui s'est produite
dans la matinée du 24 décembre 1983. M. Robert
Simpson, le chef d'exploitation pour Pembina
Exploration Co. Ltd., a été avisé du problème
lorsqu'il a appelé l'opérateur de la station vers
14 h 30, en réponse à un signal sur son téléavertis-
seur. M. Simpson a tenu un relevé chronologique
des événements subséquents. Les causes envisagées
étaient le gel, appelé communément «hydrate», ou
une rupture du gazoduc. On a pompé du méthanol
dans le système pour éliminer tout hydrate qui
pourrait s'y trouver, sans résultat. Une perte de
pression à Port Maitland a confirmé l'existence
d'une rupture du gazoduc. On a fait appel à des
navires-soutiens de plongée. Le 29 décembre, une
inspection par hélicoptère a permis de détecter des
bulles de gaz dans les régions des jonctions 17, 18
et 19 de la conduite de la baie intérieure. Des
navire-soutiens de plongée furent appelés sur les
lieux ce même jour et un certain nombre de parties
du gazoduc furent fermées, y compris la vanne de
la canalisation principale à la jonction 19. Des
bulles de gaz continuaient toujours de se manifes-
ter à la jonction 17. Le l er janvier 1984, les
plongeurs ont finalement réussi à fermer la vanne
de la canalisation principale à la jonction 14,
empêchant ainsi toute fuite additionnelle de gaz
dans l'atmosphère et permettant la reprise de l'ex-
ploitation maximale du gazoduc de Port Maitland.
Les plongeurs ont alors entrepris les réparations de
fortune de la conduite de la baie intérieure en
raccordant les segments brisés de la conduite avec
des tuyaux flexibles temporaires. Ces travaux de
réparation étaient rendus plus difficiles, voire com-
plètement impossibles à maintes occasions, par la
grosse mer et les conditions de glace.
La conduite de la baie intérieure a subi trois
ruptures, l'une au point original du choc, situé à
environ 15 000 pieds à l'ouest de la jonction 17,
l'autre à la jonction 18, et la dernière à la jonction
19. La preuve révèle de façon relativement incon-
testée que la patte de l'ancre d'un navire qui
chassait sur ses ancres a accroché le gazoduc au
premier point susmentionné, à l'ouest de la jonc-
tion 17 et, par une combinaison de mouvements
horizontaux et verticaux, a créé un ensemble de
forces entraînant la rupture de la conduite à trois
endroits. La première rupture a eu lieu à la jonc-
tion 18, la deuxième à la jonction 19 et la dernière
au point de contact initial près de la jonction 17.
Les réparations apportées aux jonctions 19 et 18
ont été complétées le 21 février 1984, ce qui a
permis de fournir un approvisionnement limité de
gaz à la station de compression de Nanticoke. La
jonction 17 connaissait toujours des problèmes,
notamment en raison d'un manchon défectueux
fourni par un fabricant et du gel de la vanne. Les
conditions atmosphériques et la glace se sont com
binées pour retarder encore plus les opérations de
plongée sur les lieux. En raison de tous ces facteurs
combinés, les réparations apportées à la jonction
17 n'ont pas été complétées avant le 3 avril 1984
ou vers cette date, lorsque les vannes ont pu être
ouvertes. Selon la déposition de M. Simpson, la
reprise de l'exploitation maximale de la conduite
de Nanticoke n'a pas eu lieu avant le 5 avril 1984.
Les défendeurs prétendent que les réparations tem-
poraires apportées aux trois parties rompues de la
conduite de la baie intérieure étaient ou auraient
dû être substantiellement complétées au cours de
la période de soixante jours comprise entre le 24
décembre 1983 et le 21 février 1984.
La position des demanderesses en ce qui a trait à
la question de la responsabilité pour les dommages
déclarés est la suivante: les personnes responsables
de la gestion et de l'exploitation du navire des
défendeurs, le Canadian Hunter, ont commis une
faute en mouillant l'ancre de leur navire à l'endroit
où ils l'ont fait, compte tenu des conditions exis-
tantes et du risque posé par la proximité d'un
gazoduc submergé, et en permettant au navire de
chasser sur son ancre de bâbord sur une distance
d'environ un mille et demi sans faire d'effort pour
lancer les moteurs et le faire revenir à sa position
de mouillage originale.
Les défendeurs répondent à cet argument en
plaidant l'acceptation volontaire des risques par les
demanderesses et, comme je l'ai déjà dit, la négli-
gence des victimes. Ils font valoir que Long Point
Bay est reconnue et utilisée depuis bon nombre
d'années comme une aire de mouillage tradition-
nelle pour les navires qui cherchent à se protéger
des tempêtes sur le Lac Érié et que les puits de gaz
et les gazoducs des demanderesses ont été établis
et posés de façon à constituer un obstacle et un
risque pour la sécurité de la navigation. Ils préten-
dent que les méthodes choisies par les demanderes-
ses pour l'exploration et l'exploitation du champ de
gaz naturel ne tenaient pas compte de la probabi-
lité d'endommagement des gazoducs submergés.
Les défendeurs soulignent le fait que les demande-
resses n'ont entrepris aucune étude de faisabilité
quant au déplacement ou à l'enfouissement des
gazoducs pour les protéger de façon raisonnable de
tout dommage imputable aux ancres de navires. Ils
ont également soulevé une objection subsidiaire
portant que les demanderesses ont omis de mar-
quer adéquatement l'emplacement des têtes de
puits de gaz et des gazoducs au moyen de bouées à
espar ou d'autres aides à la navigation appropriées.
L'avocat des défendeurs dénonce vigoureusement
l'attitude de laisser faire de Pembina à l'égard de
ses gazoducs. L'argument principal des défendeurs
sur la question de la responsabilité est résumée
dans la thèse suivante de leur avocat:
[TRADUCTION] ... une société exploitant cette sorte de
système, transportant un produit très inflammable, à haute
pression, avec les dangers potentiels qu'elle connaît bien, a
certainement une responsabilité plus grande envers le monde en
général et certainement envers les autres personnes qui utilisent
la baie, que celle que semble avoir adoptée la société.
Il ne suffit pas de dire simplement: eh bien! nous posons les
gazoducs, nous en parlons au Service hydrographique et nous
espérons que vous l'apprendrez, et si vous causez des domma-
ges, nous vous poursuivrons.
Je passerai maintenant en revue certains des
principes juridiques applicables aux faits de
l'espèce.
Le fait de permettre à un navire de chasser sur
ses ancres, d'où une collision ou un enchevêtre-
ment avec le bien d'autrui et l'endommagement de
ce dernier, constitue une preuve prima facie de
négligence, en l'absence d'une explication raison-
nable ou d'une preuve de circonstances atténuan-
tes: Exeter City v. Sea Serpent (1922), 12 Ll. L.
Rep. 423 (Adm. Div.); The Brabant (1938), 60 Ll.
L. Rep. 323 (Adm. Div.); The Boltenhof (1938),
62 Ll. L. Rep. 235 (Adm. Div.); The Velox,
[1955] 1 Lloyd's Rep. 376 (Adm. Div.); The
Gerda Toft, [1953] 2 Lloyd's Rep. 249 (Adm.
Div.); et Canadian Brine Ltd. v. The Ship Scott
Misener and Her Owners, [ 1962] R.C.E. 441. De
plus, l'ignorance coupable d'un danger apparent
imputable à l'omission de faire appel aux connais-
sances disponibles peut constituer de la négligence:
Le Mar-Tirenno, infra; et Submarine Telegraph
Company v. Dickson (1864), 15 C.B. (N.S.) 760;
143 E.R. 983 (C.P.D.).
Dans l'affaire The Boltenhof, précitée, le juge
Bucknill a étudié les mesures que le navire qui
chassait sur ses ancres aurait dû raisonnablement
adopter, et a conclu comme suit, à la page 240:
[TRADUCTION] À mon avis, le Marklyn a omis par négligence
de surveiller attentivement, omis par négligence de mouiller une
deuxième ancre ou de donner plus de chaîne à l'ancre employée
et omis par négligence d'utiliser ses moteurs pour réduire la
tension au moment opportun.
Dans la décision The Velox, précitée, le juge Will -
mer a dit ce qui suit, à la page 382:
[TRADUCTION] Même s'il était possible d'exonérer le Velox
pour avoir chassé sur ses ancres en premier lieu, il n'en demeure
pas moins que la situation exigeait une surveillance extrême-
ment vigilante. Pour répondre à son obligation à cet égard, le
Velox aurait dû se rendre compte rapidement qu'il chassait, et,
après s'en être rendu compte, prendre rapidement les mesures
nécessaires pour mettre fin à son dérapage, étant donné surtout
que, à la connaissance des personnes qui étaient à son bord, il y
avait d'autres navires sous le vent, navires qui, dans les circons-
tances, pouvaient fort bien connaître eux aussi des difficultés,
compte tenu des conditions météorologiques d'alors.
Dans ces circonstances, il me semble que, même si les
mesures exigées par la situation peuvent être considérées
comme exceptionnelles, elles n'étaient cependant pas supérieu-
res à celles dont doit faire preuve un marin consciencieux et
habile, compte tenu des conditions météorologiques exception-
nelles d'alors.
L'avocat des demanderesses se fonde grande-
ment sur la décision La cie de téléphone Bell c. Le
Mar- Tirenno, [1974] 1 C.F. 294; 52 D.L.R. (3d)
702 (i re inst.); conf. par [1976] 1 C.F. 539; 71
D.L.R. (3d) 608 (C.A.); dans cette affaire, un
navire a rompu ses amarres d'un quai exposé aux
forces combinées de la marée et de la glace, possi-
bilité qui avait été portée à l'attention du capi-
taine. Pour éviter une collision avec un restaurant
riverain, le capitaine a dù mouiller l'ancre dans
une aire du fleuve St-Laurent où il était interdit de
jeter l'ancre et où se trouvaient les câbles télépho-
niques sous-marins de la demanderesse, qui ont
ainsi été brisés et endommagés. Le juge de pre-
mière instance a rejeté les moyens de défense
fondés sur le caractère inévitable de l'accident et
sur la négligence de la victime, et conclu que le
navire défendeur était seul responsable puisque la
rupture des amarres et le dommage qui en a
résulté étaient tous deux manifestement prévisi-
bles. Le juge Addy a ainsi énoncé le fondement de
la décision, à la page 300:
A mon avis, l'affaire tourne donc autour du point de savoir
s'il y a eu négligence du capitaine ou des membres de son
équipage du simple fait d'avoir amarré le navire à ce quai, ou
dans la manière d'amarrer le navire ou du simple fait d'y être
resté amarré, et, enfin, il convient de déterminer si le capitaine
et son équipage ont pris toutes précautions qu'il est normal de
prendre pour empêcher le navire de rompre ses amarres comme
il le fit, y compris s'ils ont surveillé de façon constante et
appropriée tout ce qui pouvait influer sur la sécurité du navire.
Il va de soi que si quelqu'un a le contrôle effectif d'un objet
ou est tenu en droit d'exercer un tel contrôle, il doit s'il en perd
la maîtrise et que l'objet cause un dommage, expliquer par une
preuve positive la raison pour laquelle l'objet a échappé à son
contrôle, ou, du moins, d'établir par une preuve positive que ce
n'est pas dû à un acte ou à une omission de sa part ou de la part
de toute autre personne agissant sous ses ordres.
Le juge a tiré la conclusion suivante, à la page 302:
En amarrant le navire au quai en question, sans s'informer
complètement ou sans prendre au moins toutes les mesures
raisonnables pour s'informer complètement de la nature et du
degré de danger et, plus particulièrement, de la très grande
pression que la glace exercerait à marée montante sur un navire
amarré à ce quai, le capitaine a commis une négligence.
L'arrêt The Ship Peterborough v. Bell Tele
phone Co. of Canada, [ 1952] R.C.E. 462; [ 1952]
4 D.L.R. 699 est utile en ce qui a trait à la
négligence de la victime dans une affaire où le
navire de l'appelante avait jeté l'ancre dans une
aire du fleuve St-Laurent où le mouillage était
interdit, et endommagé le câble submergé de l'inti-
mée, ce dont l'appelante avait été tenue seule
responsable en dommages-intérêts. L'intimée avait
obtenu, en vertu de la Loi sur la protection des
eaux navigables [S.R.C. 1952, chap. 193], la per
mission de poser le câble, à la condition d'obtenir
une servitude du Conseil des ports nationaux. Elle
a obtenu la servitude. La preuve n'a pas permis de
conclure que le câble constituait un obstacle à la
navigation. La Cour a rejeté l'appel et confirmé le
jugement de première instance. Sur la question de
la négligence de la victime, le juge Cameron a dit
ce qui suit, à la page 473:
[TRADUCTION] À mon avis, la société intimée n'avait aucune
obligation, lors de la pose du câble dans une aire où il était
interdit de jeter l'ancre (où l'on ne s'attendrait pas normale-
ment à subir des dommages en raison du mouillage d'ancres par
des navires), de le poser à une longueur et d'une façon telles
qu'il puisse subir toutes les tensions et les contraintes auxquel-
les pourrait l'assujettir une ancre de navire l'ayant accroché, ou
de sorte qu'il ne puisse être accroché par une ancre de navire.
En l'espèce, le câble a été assujetti à une très grande tension
pendant trois quarts d'heure peut-être, lorsque le navire tentait
de dégager son ancre, et à une tension supplémentaire lors-
qu'elle a été soulevée jusqu'à la surface ... Je souscris à l'avis
du juge de première instance selon lequel il est impossible de
conclure que le câble a été posé ou maintenu d'une façon telle
qu'il a contribué à l'accident ou au dommage qui en a résulté.
Dans l'affaire Assiniboine (School Division of)
South No. 3 v. Hoffer et al. (1971), 21 D.L.R.
(3d) 608; [1971] 4 W.W.R. 746 (C.A. Man.), une
motoneige appartenant au défendeur adulte et con-
duite par l'enfant de celui-ci, qui en a perdu le
contrôle, a heurté et endommagé une colonne mon-
tante de gaz qui alimentait un bâtiment scolaire en
gaz naturel. La colonne avait été installée par la
défenderesse, une société de services publics. Le
gaz sous pression a pénétré dans la salle des chau-
dières de l'école et a explosé, causant un incendie
et de graves dommages au bâtiment scolaire. Lors
du procès, la responsabilité des dommages a été
partagée également entre le propriétaire et le con-
ducteur de la motoneige, d'une part, et la société
de gaz, d'autre part. Les deux parties ont interjeté
appel de la décision. Le juge Dickson (alors juge
de la Cour d'appel), qui a rendu le jugement de la
Cour, a traité de la façon suivante la question de la
responsabilité de la société de gaz, aux pages 615
et 616 D.L.R.:
[TRADUCTION] Je suis également d'avis que la Greater
Winnipeg Gas Co. Ltd. est responsable envers la demanderesse
parce que l'installation du branchement de gaz avait été cons-
truite de façon négligente puisqu'elle avait été construite à un
endroit et d'une façon qui rendaient probable le type de dom-
mages qui en a résulté. La société de gaz était responsable de la
construction de la conduite de branchement à partir de la rue,
de la colonne montante, de l'équipement et du compteur qui y
était attaché. Il est difficile de supposer qu'une personne,
consciente des propriétés explosives du gaz naturel, puisse
concevoir et installer un branchement aussi manifestement
dangereux. Le gaz qui s'échapperait de toute rupture de la
conduite en-dessous du régulateur s'infiltrerait certainement
dans la salle des chaudières. La société de gaz aurait dû prévoir
raisonnablement les dommages qui pouvaient être causés à la
colonne montante de gaz. S'il est vrai que personne n'est obligé
de prendre des précautions extraordinaires, il n'en demeure pas
moins qu'il faut tenir compte de la probabilité de préjudice et
de la gravité probable de celui-ci. Même si la probabilité du
bris de la colonne montante de gaz par une automobile, une
motocyclette ou une motoneige n'était pas forte, la colonne
ayant été fixée au coin de l'immeuble, la gravité probable de
tout préjudice était très élevée. En contrepartie, il faut tenir
compte du coût et de la difficulté des précautions qui auraient
pu être prises. On aurait pu installer à faible coût et avec peu
de difficulté des tuyaux protecteurs. L'obligation de prendre
des mesures de protection augmente de façon directement
proportionnelle au risque. Dans ces circonstances, la société de
gaz n'a pas fait preuve de diligence raisonnable alors qu'elle
avait l'obligation de faire preuve de grande diligence.
Dans l'affaire Heeney v. Best et al. (1979), 28
O.R. (2d) 71; 108 D.L.R. (3d) 366; 11 CCLT 66
(C.A.), les défendeurs avaient conduit de façon
négligente leur camion qui est entré en collision
avec une installation hydroélectrique aérienne,
coupant ainsi le courant électrique qui alimentait
l'entreprise du demandeur et, du même coup, l'ali-
mentation en oxygène de ses poulaillers, ce qui a
entraîné la mort de la plupart de ses poussins par
manque de ventilation. Le demandeur possédait un
dispositif d'alarme en cas de panne de courant, qui
aurait pu l'alerter de cette panne et lui permettre
de sauver ses poulets, mais ce dispositif n'était pas
branché cette nuit-là. Le juge de première instance
a conclu à la faute du demandeur dans une propor
tion de 50 %. Le demandeur a interjeté appel de
cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario,
qui a statué que l'appelant devrait obtenir 75 % de
ses dommages. Le juge en chef adjoint MacKin-
non, qui a rendu la décision de la Cour, était
manifestement d'avis que la faute la plus impor-
tante était celle de l'intimé qui avait causé la
coupure du courant, ce qui l'a porté à conclure
comme suit, à la page 76 O.R.:
[TRADUCTION] La négligence de l'appelant n'a fait que
contribuer aux dommages qu'il a subis, puisque l'intimé était le
seul responsable de l'acte négligent qui a déclenché les événe-
ments ayant causé le préjudice ou le dommage final à l'appe-
lant. Dans les circonstances, j'évalue le degré de faute ou de
négligence de l'appelant à 25 % et celui de l'intimé à 75 %.
Il ressort clairement de la preuve que le Cana-
dian Hunter était le seul navire mouillant à l'épo-
que en cause au sud et contre le vent par rapport à
la conduite de la baie intérieure, à moins d'un
mille marin de celle-ci. À mon avis, la prudence en
matière de matelotage dicterait un meilleur choix
d'emplacement.
La seule explication de première main du motif
pour lequel le capitaine du Canadian Hunter a
choisi cet emplacement particulier de mouillage se
trouve dans les extraits de l'interrogatoire préala-
ble du capitaine Sydney W. Van Wyck, qui ont été
versés au dossier par l'avocat des demanderesses.
Voici la teneur de sa déposition sur la position
réelle de mouillage:
[TRADUCTION]
300 M. FRAWLEY: Q. Capitaine, y a-t-il une raison particu-
lière pour laquelle vous avez choisi cet emplacement pour
mouiller l'ancre?
R. Ce serait un endroit sûr, et le nombre de navires qui
étaient déjà dans la baie. Je ne voyais plus de place.
301 Q. Je vois. Avant de mouiller l'ancre, avez-vous avancé
un peu plus loin pour voir ou vous êtes-vous rendu
directement à cet —
R. Bien, j'y suis allé directement, comme je l'ai dit.
C'est là que je me suis arrêté.
302 Q. Oui, bien.
R. C'était ma position lorsque le bateau s'est arrêté.
303 Q. Ainsi, vous ne vous êtes pas rendu plus loin dans la
baie pour voir?
R. Non.
Cette explication contredit le fait que le navire le
plus rapproché du Canadian Hunter à l'époque
était le Canadian Century, qui mouillait dans une
aire relativement étendue et dégagée de la baie, du
côté nord de la conduite de la baie intérieure et à
environ quatre milles marins au nord-ouest de la
position du Canadian Hunter. Le navire Griffin de
la Garde côtière canadienne est venu plus tard ce
soir-là mouiller dans le même secteur, à environ un
mille au sud du Canadian Century. Je tire la
conclusion de fait que rien n'aurait empêché le
Canadian Hunter de mouiller à l'endroit adopté
plus tard par le Griffin le même soir. En fait, le
témoin expert cité par les défendeurs en contre-
preuve, le capitaine John MacDonald, a reconnu
lors du contre-interrogatoire qu'il était possible de
mouiller deux navires ou plus à l'endroit où le
Canadian Century et le Griffin avaient jeté l'an-
cre. Néanmoins, le capitaine MacDonald a main-
tenu que la position de mouillage choisie par le
capitaine du Canadian Hunter était tout à fait
valable. Qu'il me suffise de dire que je n'accepte
pas cette conclusion.
Le témoin expert retenu par les demanderesses
pour donner son opinion sur les circonstances
entourant l'accident, le capitaine William R. Barr,
était clairement d'avis que le capitaine du Cana-
dian Hunter [TRADUCTION] «aurait dû mouiller
plus au nord et à l'intérieur de la baie, là où il y
aurait moins d'eau sous le navire et où il y avait
une plus grande protection». Il a également déploré
le fait que le capitaine ait mouillé dans une posi
tion exposée et à une profondeur trop grande pour
que le câble de l'ancre puisse maintenir le bateau
en toute sécurité, compte tenu des conditions
météorologiques du moment. En plus du mauvais
choix de l'endroit de mouillage, le capitaine Barr
critiquait également le manque d'attention des
personnes responsables des manoeuvres du Cana-
dian Hunter à l'égard du gazoduc situé tout près
de là, de même que leurs techniques de navigation
et de tenue des registres en général. En conclusion,
il affirmait que le capitaine du navire et ceux dont
il avait la responsabilité avaient agi imprudem-
ment dans les circonstances. J'accepte les conclu
sions du capitaine Barr plutôt que celles du capi-
taine MacDonald lorsqu'elles sont divergentes.
L'avocat des demanderesses prétend qu'il y a
lieu de tirer des conclusions défavorables du fait
que les défendeurs n'ont pas appelé le capitaine
Van Wyck, les officiers ou les membres de son
équipage à expliquer un certain nombre de ques
tions importantes laissées sans réponse. Il cite
notamment les exemples suivants: pourquoi le
navire a-t-il jeté l'ancre au sud et à moins d'un
mille contre le vent par rapport à la conduite de la
baie intérieure? Quelqu'un a-t-il porté attention
aux cartes de navigation et aux documents de mise
à jour faisant état de la présence de têtes de puits
et de gazoducs submergés? Y avait-il des bouées
«ice pole» indiquant la présence de la conduite de
la baie intérieure? Pourquoi le capitaine du Cana-
dian Hunter n'a-t-il pas mouillé l'ancre dans la
région où le Griffin l'a fait par la suite? Et enfin,
pourquoi le capitaine a-t-il permis à son navire de
chasser sur son ancre sur une distance d'un mille et
demi sans prendre de mesures correctives? L'avo-
cat des défendeurs a déclaré assez franchement
qu'il avait pris la décision de ne pas appeler le
capitaine du Canadian Hunter comme témoin au
procès puisque, à son avis, tous les éléments de
preuve essentiels avaient été produits devant la
Cour au moyen de l'exposé conjoint des faits, de la
déposition du capitaine Van Wyck au cours de
l'interrogatoire préalable, des cartes et des regis-
tres produits à l'appui et de la déposition du
témoin expert des demanderesses, le capitaine
Barr. Pour un exposé utile des principes relatifs
aux conclusions défavorables, voir: Sopinka et
Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases
(Butterworths, 1974) aux pages 535 à 537; Wig-
more on Evidence, vol. 2, par. 285, 286 et 289; et
Northern Wood Preservers Ltd. v. Hall Corp.
(Shipping) 1969 Ltd. et al., [1972] 3 O.R. 751;
(1972), 29 D.L.R. (3d) 413 (H.C.); conf. par
(1973), 2 O.R. (2d) 335; 42 D.L.R. (3d) 679
(C.A.). Compte tenu de l'explication donnée par
l'avocat des défendeurs, je ne suis pas disposé à
tirer des conclusions défavorables en me fondant
seulement sur le fait que le capitaine Van Wyck et
d'autres personnes liées au pilotage du Canadian
Hunter n'ont pas été appelés à témoigner. Je
reconnais toutefois avec l'avocat des demanderes-
ses que l'absence de toute explication de faits qui
vont à l'encontre des intérêts d'une partie porte à
tirer des conclusions défavorables à cette partie,
dès que la partie adverse a établi une preuve prima
facie. Je préfère traiter l'affaire en fonction de ce
principe.
Comme je l'ai déjà indiqué, la carte de naviga
tion dont disposait le Canadian Hunter n'avait été
mise à jour que jusqu'au 4 décembre 1981. Pour-
quoi le Canadian Hunter n'avait-il pas à bord
l'édition courante de la carte de navigation 2110,
datée du 14 octobre 1983 (pièce P-20), qui, visuel-
lement, donnait un meilleur avertissement des ris-
ques que posaient les têtes de puits et les gazoducs
que l'édition antérieure? Je souscris entièrement à
l'opinion exprimée par le juge Addy dans la déci-
sion Le Mar- Tirenno, précitée, où il a dit ce qui
suit, à la page 301:
Tout comme omettre de consulter une carte constitue une
négligence, ... omettre d'avoir à bord des cartes à jour en
constitue aussi une.
J'accepte l'avis de l'expert des demanderesses,
M. Hluchan, selon lequel le dommage causé au
gazoduc des demanderesses découlait de l'accro-
chage de celui-ci par l'ancre d'un navire de dimen
sion comparable à celle du Canadian Hunter, de
même que son explication de la séquence des rup
tures causées par le dérapage de l'ancre dans une
direction nord-nord-est. Je suis toutefois porté à
rejeter «la faible possibilité» théorique, selon lui,
que le dommage subi par la jonction 18 de la
conduite de la baie intérieure ait été causé par un
deuxième navire, possibilité qui porte l'avocat des
défendeurs à faire valoir que le navire Griffin de la
Garde côtière serait un candidat vraisemblable, le
cas échéant. Le Griffin mouillait bien au nord de
la conduite de la baie intérieure et les éléments de
la preuve ne permettent absolument pas de con-
clure que celui-ci ait été impliqué.
Compte tenu de la preuve dans son ensemble, je
conclus que le Canadian Hunter était le seul
navire immobilisé, si l'on peut dire, de façon à
accrocher le gazoduc des demanderesses avec son
ancre qui chassait à un endroit donné à l'ouest de
la jonction 17 de la conduite de la baie intérieure,
et que c'est ce qu'il a fait, entraînant ainsi les trois
ruptures qui ont eu lieu de la façon et dans l'ordre
décrits par l'expert des demanderesses, M.
Hluchan.
Je conclus également que le capitaine du Cana-
dian Hunter, le capitaine Van Wyck, a fait preuve
de négligence à l'égard des points suivants, soit:
(1) en choisissant le lieu de mouillage dans les
circonstances; (2) en permettant à son navire de
chasser sur son ancre sur une distance d'un mille et
demi sans prendre de mesures correctives; (3) en
n'ayant pas à bord les cartes de navigation les plus
à jour possible; et (4) en ne vérifiant pas régulière-
ment la position de son navire. Somme toute, le
capitaine Van Wyck ne s'est pas acquitté de son
obligation de diligence et de prudence dans l'exer-
cice du matelotage nécessaire dans les circons-
tances. À mon avis, il ne fait aucun doute que le
capitaine du Canadian Hunter «cherchait certaine-
ment des ennuis» en choisissant de mouiller l'ancre
à l'endroit en cause puisqu'il aurait dû raisonna-
blement prévoir la probabilité du préjudice qui
s'est effectivement produit.
Les demanderesses ont hérité du réseau de gazo-
ducs, y compris la conduite de la baie intérieure,
sous sa forme actuelle lorsqu'elles ont acheté le
champ de gaz naturel d'Anschutz (Canada)
Exploration Limited, le ler août 1980. Selon la
preuve, les demanderesses et leur prédécesseur
avaient généralement respecté les dispositions
législatives et réglementaires portant sur les
réseaux de gazoducs. Ainsi, Anschutz avait obtenu
l'approbation du ministre des Transports pour son
réseau de gazoducs de même qu'une exemption de
l'application du paragraphe 5(1) de la Loi sur la
protection des eaux navigables [S.R.C. 1970,
chap. N-19] et de ses règlements. La seule excep
tion au respect général des dispositions législatives
semble avoir été la norme ACNOR CAN/CSA
Z184-M1979, dont l'application à l'exploitation et
à l'entretien de réseaux de gazoducs a été décrétée
par l'article 2 du Règlement O. Reg. 629/80
adopté sous le régime de la Energy Act, 1971
[S.O. 1971, chap. 44], et déposé le ler août 1980.
L'article 6.4.2 de la norme porte sur la protection
des réseaux de canalisations et suggère l'enfouisse-
ment supplémentaire comme moyen de protéger
les gazoducs marins des dommages accidentels
résultant d'activités de navigation, y compris les
opérations de mouillage et de pêche. Incidemment,
le Règlement O. Reg. 450/84, déposé le 13 juillet
1984, a mis fin à l'application de la norme
ACNOR aux gazoducs marins. Mis à part son
côté relativement inoffensif, il me semble qu'au-
cune conséquence importante ne découle du fait
que l'article 6.4.2 de la norme ACNOR puisse ou
non s'appliquer, puisque les conséquences civiles de
la violation d'une loi sont subsumées sous le droit
de la responsabilité pour négligence: R. du chef du
Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1
R.C.S. 205; 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R.
97; 23 CCLT 121; 45 N.R. 425.
L'argument principal des défendeurs est que le
risque que le gazoduc soit endommagé par des
ancres de navires était une éventualité raisonnable-
ment prévisible et que l'enfouissement des gazo-
ducs de six pouces ou le marquage de leur empla
cement au moyen de bouées à espar aurait éliminé
ce risque ou l'aurait substantiellement réduit.
L'avocat des demanderesses répond à cet argu
ment en demandant comment on peut savoir où
aura lieu la rupture d'un gazoduc et en soulignant
également que les coûts de l'enfouissement du
gazoduc seraient astronomiques. L'avocat des
demanderesses fait également valoir que l'enfouis-
sement des gazoducs à une profondeur de deux
mètres ou de six pieds, comme le suggère l'expert
des défendeurs en matière de méthodes de protec
tion des gazoducs submergés, Norman I. Hanson,
entraînerait des problèmes insurmontables pour les
plongeurs appelés à procéder aux réparations
nécessaires.
Le rapport de M. Hanson et sa déposition pen-
chent généralement en faveur de l'enfouissement
comme moyen de protéger des gazoducs submer-
gés, même si celui-ci a admis franchement n'avoir
pas tenu compte des facteurs économiques associés
à une telle entreprise. Il a cité plusieurs cas connus
où des gazoducs avaient été enfouis à d'autres
endroits au Canada. Une grande partie de sa
déposition portait sur la norme ACNOR, à
laquelle j'ai déjà fait allusion. M. Hanson croyait
fermement que la patte d'une ancre de la dimen
sion et du poids de celles qui étaient employées par
le Canadian Hunter creuserait le fond de glaise du
Lac Érié jusqu'à une profondeur de quarante
pouces. Ceci le portait à conclure que la margé de
sécurité de l'enfouissement visant à éviter tout
dommage que pourrait causer une ancre de cette
taille serait de deux mètres ou six pieds. Il a été
longuement contre-interrogé au sujet des sommai-
res de la recherche documentaire figurant à l'an-
nexe B de son rapport, portant sur l'enfouissement
de gazoducs submergés dans d'autres pays et en
particulier sur la conclusion retenue par une étude
de la Mer du Nord, jointe en annexe, selon
laquelle l'enfouissement ou l'ensevelissement de
gazoducs [TRADUCTION] «n'offre pas de protec
tion réelle contre les ancres de plus grands navi-
res». La version complète et intégrale de l'étude de
la Mer du Nord a été produite comme pièce D-18
au cours du contre-interrogatoire de M. Hanson. À
mon avis, il n'y a pas lieu d'en étudier les conclu
sions de façon détaillée et il suffit de reprendre ce
qui semble être la conclusion finale de l'auteur,
John Strating, lorsqu'il dit ce qui suit:
[TRADUCTION] À l'heure actuelle, il ne semble y avoir aucun
motif justifiant l'enfouissement de pipelines de grand diamètre
autrement que pour des raisons de stabilité au sol. Dans les
zones soumises à une importante activité de pêche, le pipeline
devrait être protégé par une couche de ciment de grande
qualité.
J'accepte la conclusion de M. Hanson selon
laquelle il aurait fallu enfouir la conduite de la
baie intérieure à une profondeur de deux mètres
pour obtenir une marge suffisante de protection
contre les ancres de la dimension de celle du
Canadian Hunter. Manifestement, cette mesure de
protection n'aurait pu être obtenue qu'à grands
frais. A mon avis, l'enfouissement de la conduite
de la baie intérieure n'était pas un moyen raison-
nable et viable d'éviter le risque prévisible de
préjudice imputable à une ancre de navire.
Il reste à étudier la question de savoir si les
demanderesses ont commis une faute en ne pre-
nant pas les précautions raisonnables pour mar-
quer l'emplacement de la conduite de la baie inté-
rieure au moyen de bouées à espar métalliques qui
auraient pu être décelées par le radar des navires.
En d'autres termes, s'agit-il de la part des deman-
deresses d'une omission tellement évidente qu'elle
entre dans le cadre des événements qu'elles pou-
vaient raisonnablement prévoir immédiatement
avant la date de l'accident? Pour trancher cette
question, je ne puis tenir compte des mesures de
protection qui ont pu être suggérées, voire intro-
duites, après l'événement en cause. Je pense en
particulier ici à la proposition, visant les incidents
relatifs au gazoduc à Long Point Bay, préparée
par les producteurs de gaz et le ministère des
Richesses naturelles, au procès-verbal de la réu-
nion du comité consultatif de la Garde côtière du 2
mai 1984 et aux lettres écrites par M. Simpson, de
Pembina, à P. A. Palonen, du ministère des
Richesses naturelles, en date du 28 mars et du 22
juin 1984. L'avocat des défendeurs semblait
donner beaucoup d'importance à ces éléments de
preuve postérieurs à l'incident, mais, à mon avis,
nous ne pouvons en tenir compte pour déterminer
si les demanderesses devraient être tenus responsa-
bles de n'avoir pas indiqué l'emplacement de la
conduite de la baie intérieure au moyen de bouées
à espar disposées de façon adéquate. En bref, je
souscris complètement à l'énoncé présenté par le
juge Dickson dans l'arrêt Assiniboine School, pré-
cité, à la page 618 D.L.R., où il a dit:
[TRADUCTION] Je reconnais qu'en général, il n'y a pas lieu
de tenir compte, lorsqu'il s'agit de déterminer la négligence, du
fait que le défendeur a mis en oeuvre des mesures protectrices
après l'événement. «Nul ne se trouve à fournir une preuve
contre lui-même du seul fait qu'il a adopté un nouveau pro
gramme pour empêcher qu'un accident ne se reproduise.» Tou-
tefois, avec égard, je ne pense pas que les mots du juge
signifient ce que l'avocat prétend leur faire dire. Au contraire,
il me semble que le juge déclare qu'avec le recul, il est évident
que des mesures protectrices ont été adoptées après l'événe-
ment, mais qu'il a pour rôle, selon lui, d'établir si le dommage
causé à la colonne montante de gaz était raisonnablement
prévisible au moment de l'accident en 1968, et avant cette date,
lorsque l'installation a été faite.
M. Simpson a déclaré qu'ils utilisaient des
bouées «ice pole» en bois pour indiquer, à leurs
propres fins, l'emplacement des têtes de puits et
des jonctions du gazoduc. Je suppose que ces
bouées correspondaient au type approuvé exigé par
le paragraphe 27(13) du Règlement 752 [R.R.O.
1980] adopté en application du Petroleum
Resources Act [R.S.O. 1980, chap. 377]. Quant à
la conduite de la baie intérieure, au moment de
l'accident, M. Simpson se souvenait qu'il y avait
des bouées «ice pole» qui marquaient les jonctions
15, 18 et 19, mais qu'il n'y en avait aucune à la
jonction 17, et il ignorait s'il y en avait à la
jonction 16. Il a expliqué que ces bouées «ice pole»
ne pouvaient être décelées par le radar des navires
et il a reconnu franchement qu'elles n'étaient pas
destinées à servir d'aides à la navigation ,pour
l'industrie du transport maritime. Il a également
avoué que ces bouées n'étaient pas stables et qu'el-
les avaient tendance à se renverser et à demeurer à
l'horizontale lorsqu'il y avait des vagues, et que,
partant, elles ne seraient pas clairement visibles en
grosse mer.
Selon la déposition de l'expert des défendeurs, le
capitaine MacDonald, des bouées à espar de métal
portant des réflecteurs radar, réparties à interval-
les réguliers d'environ 4 000 pieds, le long de la
conduite de la baie intérieure, auraient pu aider le
capitaine d'un navire à déterminer sa position par
rapport au gazoduc. Au cours de son témoignage,
le capitaine Stogdale du navire Griffin a reconnu
que des bouées à espar en métal, réparties réguliè-
rement à proximité des têtes de puits et des jonc-
tions du gazoduc, pourraient servir d'aides à la
navigation; il a précisé toutefois qu'un trop grand
nombre de ces bouées pouvait entraîner de la
confusion. Le capitaine MacDonald avait exprimé
la même réserve à propos d'une «masse de bouées».
Selon moi, la question se pose comme suit: le
fait que les demanderesses n'ont pas marqué l'em-
placement de la conduite de la baie intérieure au
moyen de bouées à espar réparties de façon adé-
quate et décelables par radar constitue-t-il une
faute ou une omission qui a contribué au dommage
visé, en étant une cause efficiente de celui-ci? A
mon avis, tel n'est pas le cas. En concluant ainsi, je
tiens compte des motifs du juge Macdonald dans
l'arrêt Rose et al. v. Sargent, [1949] 3 D.L.R. 688;
[1949] 2 W.W.R. 66 (C.A. Alb.), lorsqu'il dit ce
qui suit, à la page 693 D.L.R.:
[TRADUCTION] Il ne suffit pas que le demandeur ait commis
une faute sans laquelle le dommage n'aurait pas eu lieu. Cette
négligence peut n'être qu'une cause sine qua non. Pour qu'il y
ait négligence de la victime, en droit, on doit établir que la
négligence visée était une cause efficiente du préjudice.
Je m'inspire également de la déclaration suivante
du juge en chef Anglin dans l'arrêt McLoughlin v.
Long, [1927] R.C.S. 303; [1927] 2 D.L.R. 186; à
la page 310 R.C.S.:
[TRADUCTION] Pour qu'il y ait négligence de la victime, il ne
suffit pas que le demandeur ait commis une faute sans laquelle
il n'aurait pas subi le dommage dont il se plaint; une simple
cause sine qua non est insuffisante. Comme dans le cas de la
négligence du défendeur, il faut être en mesure de prouver, ou
du moins de présenter des éléments de preuve qui permettent de
déduire, que la négligence reprochée était une cause immédiate,
c'est-à-dire efficiente, de ces blessures.
II. Évaluation des dommages-intérêts relatifs
aux réparations temporaires et permanentes
Les parties reconnaissent que le coût des répara-
tions temporaires de la conduite de la baie inté-
rieure, établi d'un commun accord à 186 956,25 $,
n'est pas en litige. Par conséquent, les demanderes-
ses ont le droit de recevoir ce montant à titre de
dommages-intérêts imputables au préjudice.
Il en va tout autrement de la question de savoir
si les demanderesses ont également droit au coût,
établi d'un commun accord à 114 618,26 $, des
réparations permanentes qui, selon l'avocat des
défendeurs, n'ont jamais été effectuées et n'ont
jamais été nécessaires. L'avocat des défendeurs
prétend avec vigueur que les sommes dépensées
pour les réparations temporaires ont permis de
ramener l'entreprise des demanderesses à son
exploitation maximale, malgré la décision subsé-
quente des demanderesses d'abandonner la con-
duite originale de la baie intérieure et de l'installer
ailleurs, à un coût reconnu de 636 523,81 $. Selon
sa thèse, les demanderesses ne devraient pas pou-
voir récupérer à la fois le coût des réparations
temporaires et le coût estimatif des réparations
permanentes puisque cela leur procurerait une
indemnisation injustifiée pour des coûts de répara-
tion qu'elles n'ont jamais engagés.
L'avocat des demanderesses fait valoir simple-
ment que le coût estimatif des réparations perma-
nentes représente les dommages-intérêts qui
étaient la conséquence naturelle et clairement pré-
visible de la rupture du gazoduc. Il prétend que les
demanderesses, pour des motifs valables qui leur
sont propres, ont décidé d'installer ailleurs la con-
duite de la baie intérieure et ont dépensé une
somme d'argent considérable à cette fin, mais
qu'en soi, cela ne devrait pas permettre aux défen-
deurs de se libérer de leur responsabilité en dom-
mages-intérêts fondée sur le coût estimatif des
réparations permanentes qui auraient été raisonna-
blement prévisibles dans les circonstances. L'avo-
cat des demanderesses fait en outre valoir qu'on ne
devrait pas permettre aux défendeurs de profiter
du fait que les demanderesses ont décidé d'agir
différemment à la suite de l'accident.
Dans l'affaire The London Corporation, [1935]
P. 70 (C.A.), le navire des demanderesses n'avait
pas été réparé mais il avait été vendu aux fins de
démembrement, après avoir été légèrement
endommagé dans une collision avec le navire des
défenderesses. Les défenderesses ont convenu du
coût estimatif des réparations, mais les réparations
n'ont pas été effectuées. Par conséquent, les défen-
deresses ont prétendu que les demanderesses
n'avaient subi aucune perte. Le lord juge Greer a
dit ce qui suit, à la page 78:
[TRADUCTION] ... dans des affaires de ce genre, les domma-
ges-intérêts correspondent à première vue au coût des répara-
tions, et les circonstances qui sont particulières aux demande-
resses—soit qu'elles ont, avant que les dommages-intérêts
n'aient été déterminés, vendu le navire aux fins de démembre-
ment, constituent des circonstances accidentelles dont il n'y a
pas lieu de tenir compte pour la réduction des dommages-inté-
rêts ...
Ce principe a été appliqué dans la décision Fitzner
v. MacNeil (1966), 58 D.L.R. (2d) 651
(C.S.N.-É.); le demandeur a obtenu des domma-
ges-intérêts équivalant au plein montant du coût
estimatif des réparations pour les dommages
causés à son automobile par suite de la conduite
négligente du défendeur, même s'il avait révoqué
l'autorisation visant ces réparations.
Dans son ouvrage On Damages, 14e éd., l'auteur
McGregor écrit ce qui suit, au paragraphe 1001, à
la page 686:
[TRADUCTION] Le fait que les réparations n'aient pas été
effectuées avant l'audition de l'action, ou qu'elles ne le seront
jamais, n'empêche pas le recouvrement normal. Puisque l'on
peut accorder des dommages-intérêts pour une perte éventuelle,
selon les principes généraux, il importe peu que les réparations
n'aient pas encore été effectuées.
En l'espèce, les parties s'entendent sur le mon-
tant du coût estimatif des réparations permanen-
tes. Par conséquent, on ne peut remettre en ques
tion l'aspect raisonnable du montant ainsi convenu.
Si je comprends bien, l'argument des défendeurs
porte sur la question de savoir si des dommages-
intérêts peuvent être obtenus de bon droit pour le
coût de réparations permanentes qui n'ont pas été
effectuées et qui ne le seront jamais. À mon avis,
ces réparations permanentes doivent être qualifiées
comme une perte éventuelle que les défendeurs
auraient raisonnablement pu prévoir comme consé-
quence de leur négligence lorsqu'ils ont rompu le
gazoduc des demanderesses. Je conclus par consé-
quent que les défendeurs doivent rembourser aux
demanderesses le coût des réparations permanen-
tes établi d'un commun accord au montant de
114 618,26 $.
III. Évaluation des dommages-intérêts généraux
pour perte de revenus d'entreprise
A. Période pertinente pour l'évaluation des
dommages-intérêts généraux
La question suivante porte sur la période perti-
nente pour l'évaluation des dommages-intérêts
généraux à la suite de la perte de revenus d'entre-
prise, jusqu'à l'achèvement des réparations tempo-
raires de la conduite de la baie intérieure. Essen-
tiellement, il s'agit simplement de déterminer si
ces dommages devraient être calculés en fonction
de la période de 60 jours écoulée entre la date de la
rupture et le 21 février 1984, ou en fonction de la
période de 104 jours qui s'est terminée vers le 5
avril 1984. Le problème provenait de quatre man-
chons de raccordement «plidco» défectueux qui
avaient été assemblés de façon incorrecte par le
fournisseur. Les plongeurs ont remarqué l'erreur
d'assemblage et ont correctement assemblé à nou-
veau trois des manchons, mais sans assembler à
nouveau le quatrième, pour une raison quelconque.
Deux des manchons ont été installés à la jonction
19 et ont fonctionné parfaitement. Les deux
autres, dont l'un s'est révélé défectueux, ont été
installés à la jonction 17. Lorsqu'on a procédé à un
essai sous pression de cette jonction le 23 février
1984, le raccord des conduites s'est séparé du
manchon «plidcob défectueux. Le 24 février le
manchon défectueux et le raccord de la conduite
ont été réparés et installés à nouveau. L'essai sous
pression a réussi et cette jonction ne présentait
plus de fuite. Mais le problème ne s'arrêtait pas là.
La vanne de la jonction 17 avait gelé. Les condi
tions météorologiques et la glace se sont combinées
pour empêcher l'achèvement des travaux à la jonc-
tion 17 jusqu'au 3 avril 1984, date à laquelle les
vannes ont été ouvertes. Je conclus à partir des
éléments de preuve que le plein écoulement du gaz
dans le gazoduc de Nanticoke n'a pas repris avant
le 5 avril 1984.
L'avocat des demanderesses concède que l'im-
possibilité pour Pembina de reprendre la pleine
exploitation du gazoduc le 23 février 1984 décou-
lait du défaut de ses plongeurs de bien assembler à
nouveau les quatre manchons défectueux. Il fait
valoir par contre que ce défaut ne constituait pas
de la négligence, puisqu'il s'agissait tout simple-
ment d'une erreur compréhensible commise dans
des conditions météorologiques extrêmes, ou qu'il
représentait une néligence infime au point de ne
donner lieu à aucune poursuite. L'avocat des
demanderesses souligne de plus que l'omission des
plongeurs n'a entraîné que deux jours de perte de
production, puisqu'il n'y a aucune preuve établis-
sant que le manchon défectueux ait eu quelque
effet sur les problèmes qu'on a connus par la suite
à la vanne de la jonction 17.
L'avocat des défendeurs prétend que c'est la
négligence subséquente des demanderesses qui a
prolongé le retard de la production au-delà de la
date du 21 février 1984. Il fonde sa prétention sur
la déposition du superviseur de plongée des deman-
deresses, M. Petrochuk, faisant valoir que le gel de
la vanne à la jonction 17 était attribuable au
manchon «plidco» défectueux. Selon sa prétention,
ce serait donc la propre négligence des demande-
resses dans l'installation de ce manchon défectueux
qui a entraîné le report de la production jusqu'au 5
avril 1984, et cette intervention exonère les défen-
deurs de toute responsabilité.
Dans son ouvrage La responsabilité civile délic-
tuelle, 4° éd. (Cowansville (Qc): Éditions Yvon
Blais Inc., 1988), A. M. Linden déclare ce qui suit
au sujet de la version moderne du principe de
l'intervention de tiers, à la page 416:
Il fut un temps où une personne coupable de négligence pouvait
être exonérée de toute responsabilité pour les conséquences
d'actes survenant après la fin de sa propre intervention. On
perdait de vue la véritable nature du problème à cause d'expres-
sions comme actus novus interveniens, le «dernier auteur du fait
dommageable», et également à cause du sempiternel débat sur
le lien de causalité. De nos jours cependant, les auteurs d'un
méfait peuvent fort bien être tenus responsables dans de telles
circonstances.
Nul ne pourrait contredire cette déclaration. Qu'il
suffise toutefois de dire que la responsabilité existe
toujours lorsque l'intervention du tiers est un acte
qui aurait raisonnablement dû être prévu par l'au-
teur original du méfait. Ce principe a été établi
par le juge Schroeder dans l'arrêt Martin v.
McNamara Construction Company Limited and
Walsheske, [1955] O.R. 523; [1955] 3 D.L.R. 51
(C.A.), à la page 527 O.R.:
[TRADUCTION] Je suis d'avis que c'est un principe établi que
des dommages-intérêts sont recouvrables si, malgré la négli-
gence subséquente d'un tiers, la personne coupable de la négli-
gence originale aurait dû raisonnablement prévoir que si elle se
produisait, il en résulterait que sa négligence entraînerait une
perte ou un dommage.
Le principe ainsi explicité par le juge Schroeder
a également été cité dans Walls v. MacRae and
Metro Fuels Co. Ltd. (1981), 36 N.B.R. (2d) 1; 94
A.P.R. 1 (B.R.), décision invoquée par les défen-
deurs et qui, à mon avis, s'applique suffisamment
aux faits de l'espèce pour me permettre de tran-
cher cette question. A mon avis, le défaut des
plongeurs de bien assembler à nouveau les quatre
manchons «plidco» défectueux ne constituait pas
une négligence passible de poursuite dans les cir-
constances. Nonobstant le fait qu'il s'agisse d'une
simple erreur ou d'une négligence mineure, je con-
clus d'après l'ensemble de la preuve qu'il s'agissait
d'une intervention que les défendeurs aurait dû
raisonnablement prévoir comme conséquence pro
bable de leur négligence originale. Je suis donc
forcé de conclure que les défendeurs doivent être
tenus responsables de tout dommage subi jusqu'à
la date de la reprise de l'exploitation maximale, le
5 avril 1984. De plus, je conclus à la lumière de la
preuve dans son ensemble que les demanderesses
ont pris toutes les mesures raisonnables pour assu-
rer l'exploitation maximale à cette date, et que la
période de 104 jours de perte de production n'était
pas démesurément longue dans les circonstances.
B. Théories adverses sur les pertes d'exploita-
tion
Les rapports d'experts évaluant les pertes de
revenus ont été préparés, pour les demanderesses,
par Michael A. Copeland, de Coopers & Lybrand,
et pour les défendeurs, par Donald R. Holmes, de
Peat, Marwick, Mitchell & Co. Les deux experts
ont témoigné et ont été contre-interrogés abon-
damment lors du procès, et tous deux m'ont
apparu comme des comptables agréés compétents
et fiables. Les deux théories adverses proposées par
les témoins experts pour évaluer les pertes de
revenus ne sont pas en tous points différentes
lorsqu'elles sont réduites à leur plus simple expres
sion. Les deux experts arrivaient à une valeur
estimative de la perte de production sur une
période de 104 jours. M. Copeland a adopté une
méthode fondée sur les mouvements de la trésore-
rie pour conclure à des pertes nettes de 572 226 $.
Ce calcul était fondé sur la prémisse selon laquelle
la production de gaz perdue au cours de la période
d'interruption ne pourrait, en supposant que cela
soit possible, être récupérée avant la fin de l'espé-
rance de vie utile des réserves de gaz, et que la
valeur actualisée nette de toute production reçue à
ce moment serait négligeable. Il estimait donc que
les demanderesses devraient recevoir le montant
net de la valeur actuelle de la production perdue
afin d'être indemnisées de façon adéquate.
M. Holmes a présumé que le volume des réser-
ves de gaz naturel n'a pas diminué après la ferme-
ture des puits, mais que celles-ci sont plutôt
demeurées disponibles pour une récupération com-
plète, après la reprise de la production. En d'autres
termes, il n'y a pas eu perte permanente de gaz
naturel. M. Holmes a utilisé des cartes et des
graphiques superposés pour étayer sa théorie selon
laquelle la fermeture des puits durant la période de
104 jours, suivie de la reprise de la production, da
entraîné aucune réduction du volume du gaz, mais
a tout simplement donné lieu à un report de la
production sur des périodes successives de 104
jours réparties sur la vie utile de 12 ans et demi du
champ de gaz naturel. Selon M. Holmes, toutes les
recettes futures tirées par les demanderesses de
cette production reportée, même si elles sont
actualisées, devraient être déduites de la demande
faite en fonction de la valeur actualisée de la perte
de production des demanderesses afin d'éviter une
indemnisation trop élevée pour leur perte. Cette
méthode a porté M. Holmes à conclure que le
montant estimatif des pertes de revenus des
demanderesses se situerait entre 226 139 $ et
308,018 $.
C. Arguments juridiques et droit applicable
Il semble y avoir peu de décisions canadiennes
portant sur des demandes fondées sur des pertes
d'exploitation de cette nature. Les demanderesses
se fondent principalement sur Continental Oil Co.
v. S S Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970). Dans
cette affaire, la production de puits de pétrole
avait été suspendue pendant 130 jours par suite de
la collision du navire des défenderesses avec la
plate-forme de forage marin des demanderesses.
Les parties s'étaient entendues sur les dommages
matériels causés à la plate-forme, mais ne parve-
naient pas à s'entendre sur les dommages imputa-
bles à l'arrêt de production des puits. Cette ques
tion a été portée devant un commissaire, qui a
conclu que les dommages-intérêts découlant de la
perte de production se limitaient aux intérêts sur la
valeur de la production nette qui se chiffrait à
60 000 $ pour 130 jours. La District Court a
approuvé le montant ainsi établi. Les demanderes-
ses et les défenderesses ont respectivement inter-
jeté appel et appel incident. La Court of Appeals a
accueilli l'appel au motif que le commissaire et la
District Court avaient commis une erreur, et
accordé aux appelantes des dommages-intérêts
équivalant à 90 % de la somme de 60 000 $ pour la
valeur de la production nette. La Cour a souligné
particulièrement ce qui suit, à la page 392:
[TRADUCTION] Le commissaire et la District Court ont
commis une erreur. Ils se sont concentrés sur le fait que les
sociétés pétrolières n'avaient pas démontré qu'elles avaient
perdu du pétrole par suite de la collision. Selon leur point de
vue, puisque le pétrole était encore intact et disponible, les
demanderesses pouvaient éventuellement l'attirer à la surface et
en tirer du profit comme elles l'auraient fait au cours de la
période de 130 jours s'il y avait eu exploitation—ou à tout le
moins qu'elles n'avaient pas prouvé, avec une certitude raison-
nable, que cela ne pourrait se produire, de sorte que leur perte
était purement théorique. Devant cette Cour, le propriétaire du
navire continue d'insister sur le fait que les demanderesses n'ont
pas perdu de pétrole comme bien immobilisé et il fait valoir
avec force que l'allocation de 60 000 $ en dommages-intérêts
constituerait un double recouvrement.
La Cour a étudié ces erreurs et conclu comme suit
[à la page 392]:
[TRADUCTION] Toutes ces remarques passent à côté de la
question. Les sociétés pétrolières n'ont pas présenté de demande
visant le pétrole perdu ou des dommages-intérêts relatifs au
pétrole en tant qu'élément d'actif. Elles ont intenté une action
en dommages-intérêts découlant de la collision du navire avec
la plate-forme. Le profit tiré de la production pétrolière n'est
qu'une façon de mesurer le dommage subi. Les demanderesses
ont perdu l'utilisation de l'investissement que représentent la
concession, la plate-forme et les puits de production pendant
130 jours, période au cours de laquelle cet investissement était
engagé sans rendement. Le fait que le même montant de profit
peut être réalisé à une date ultérieure, avec le même investisse-
ment en retirant du sol une quantité équivalente de pétrole au
même endroit ne modifie en rien le fait que les demanderesses
sont privées d'un rendement de 130 jours d'utilisation de leur
investissement. Il se peut que les sociétés pétrolières tirent
finalement du réservoir tout le pétrole qu'elles peuvent produire
de façon économique, mais, comme l'a précisé la District Court,
il leur faudra 130 jours de plus pour le faire. Les demanderesses
doivent demeurer à cet endroit 130 jours de plus, avec l'inves-
tissement en place, qu'il n'aurait été nécessaire sans la négli-
gence du navire.
Il ne s'agit pas d'un concept de perte théorique ou vague. Il
correspond exactement à la doctrine fondamentale des domma-
ges-intérêts dans le cas de collision de navires (restitutio in
integrum), appliquée dans bon nombre de situations compara-
bles. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'un navire désarmé aux fins de
réparation:
Pour accorder pleine réparation et indemnisation pour ce qui
a été perdu en raison de la collision, restitutio in integrum,
les propriétaires du navire abîmé ont le droit d'être rembour-
sés de la perte de l'utilisation du navire désarmé aux -fins de
réparation. Lorsqu'il existe un prix du marché pour cette
utilisation, ce prix sert à déterminer la somme qui doit être
remboursée. Lorsqu'il n'existe pas de prix du marché, la
preuve des profits que le bateau auraient pu produire s'il
n'avait pas été endommagé est recevable; mais de la cargai-
son brute, il faut déduire tout ce qui aurait été, dans les cas
ordinaires, déboursé au compte des dépenses nécessaires pour
toucher les profits; il n'est jamais possible d'obtenir des
dommages-intérêts supérieurs à la valeur nette des profits; et
c'est au demandeur qu'incombe le fardeau de prouver l'éten-
due des dommages qu'il a réellement subis. [C'est moi qui
souligne.]
La Cour a fait l'observation suivante, à la page
393:
[TRADUCTION] Les sociétés pétrolières sont comme le proprié-
taire dont le navire a été désarmé. On ne pourrait répondre à sa
demande en prétendant qu'il n'a rien perdu puisque la même
cargaison se trouve sur le quai une fois le navire réparé et qu'il
peut la transporter—si d'autres cargaisons sont alors disponi-
bles.
La décision Continental Oil a été suivie par
plusieurs décisions américaines, notamment
National Steel Corp. v. Great Lakes Towing Co.,
574 F.2d 339 (6th Cir. 1978); et U.S. Oil of
Louisiana, Ltd. v. Louisiana Power & Light Co.,
350 So. 2d 907 (La. Ct. App., 1st Cir. 1977), et a
été mentionnée dans d'autres affaires. Elle a égale-
ment fait l'objet d'une mention au Canada dans la
décision Total Petroleum (N.A.) Ltd. v. AMF
Tuboscope Inc. (1987), 81 A.R. 321; 54 Alta. L.R.
(2d) 13 (B.R.), mais uniquement dans un contexte
où il s'agissait de distinguer la perte de profit
comme résultat raisonnablement prévisible dans
les circonstances de l'espèce, d'une demande en
dommages-intérêts pour perte ou report de revenu
de production, jugée trop éloignée.
Est bien établi le principe selon lequel le préju-
dice délictuel porté à un bien productif de revenus,
privant le propriétaire de l'usage de ce bien, peut
être compensé par des dommages-intérêts pour
perte de profit: Waddams, The Law of Damages
(Canada Law Book Limited, 1983), par. 192 et
203; et Pacific Elevators Ltd. c. La Compagnie du
chemin de fer canadien du Pacifique, [1974]
R.C.S. 803; (1973), 41 D.L.R. (3d) 608.
Dans l'affaire Pacific Elevators Ltd., précitée,
des installations de déchargement situées à proxi-
mité d'élévateurs à grain de l'appelante ont été
endommagées par suite du déraillement de wagons
à deux occasions, attribuable chaque fois à la
négligence d'un employé de la compagnie de
chemin de fer. Les actions en dommages-intérêts
de la demanderesse pour des montants respectifs
de 33 658 $ et 232 594 $ ont été accueillies inté-
gralement lors du procès. La Cour d'appel a
infirmé le jugement de première instance et un
pourvoi a été interjeté devant la Cour suprême du
Canada. La Cour a accueilli l'appel en partie, mais
a modifié le jugement de première instance en
rejetant la première action et en accordant à la
demanderesse des dommages-intérêts moins élevés
dans la deuxième action. Le juge Pigeon, qui a
rendu le jugement de la Cour, a dit ce qui suit, à la
page 806:
Les wagons de grain détournés forment vraiment la base sur
laquelle la réclamation doit être appréciée parce que, comme
l'avocat de la compagnie de chemin de fer l'a signalé, les
revenus et les profits de l'appelante pour 1966 étaient supé-
rieurs à ceux de l'année précédente. Ses stocks étaient plus
élevés aussi de même que les quantités de grains reçues,
entreposées et expédiées. Aucun navire n'a été détourné de son
quai. Ceci ne signifie pas qu'elle n'a subi aucune perte parce
que si, sans les inconvénients causés par les accidents, elle était
en mesure de manutentionner et d'entreposer encore plus de
grain et, par conséquent, de réaliser des profits plus élevés, elle
a sans aucun doute le droit de réclamer la perte subie quoique,
malgré cette perte, ses profits aient été supérieurs à ceux de
l'année précédente.
À mon avis, l'arrêt Pacific Elevators confirme le
principe selon lequel les profits perdus sont la
mesure adéquate servant à déterminer les domma-
ges-intérêts remboursables par suite de la perte
d'utilisation d'un bien productif de revenus.
L'avocat des défendeurs se fonde grandement
sur la décision Bolivar County Gravel Co., Inc. v.
Thomas Marine Co., 585 F.2d 1306 (5th Cir.
1978) pour étayer son argument selon lequel la
U.S. Fifth Circuit Court of Appeals, dans l'affaire
Continental Oil, n'a pas décidé que les profits
perdus étaient la mesure adéquate des dommages
dans des cas de fermeture de puits de pétrole ou de
gaz. L'avocat des défendeurs invoque également la
décision Norcen Energy Resources Limited and
Murphy Oil Company Ltd. v. Flint Engineering
and Construction Ltd. (1984), 51 A.R. 42 (B.R.),
dans laquelle la Cour du Banc de la Reine de
l'Alberta a réduit de 39 800 $ le montant des
dommages-intérêts établi pour la perte de produc
tion de puits de pétrole fermés par suite d'un
incendie qui a endommagé l'installation pétrolière
des demanderesses, réduction correspondant à la
valeur actualisée du recouvrement par les deman-
deresses de la production perdue au cours de la vie
utile du champ. Le juge Medhurst n'a offert
aucune explication à l'égard de la quantification et
de la déduction de ce poste de valeur actualisée.
En l'espèce, la demande en dommages-intérêts
pour pertes d'exploitation est fondée sur la valeur
commerciale nette du volume de production perdu
au cours de la période de 104 jours. Selon la
théorie des défendeurs, cette méthode n'est pas
adéquate puisque le pétrole n'a pas été irrémédia-
blement perdu; il s'agit plutôt d'un simple cas de
report de la production. A mon avis, cet argument
n'est pas pertinent puisqu'il ne tient pas compte du
fait que même si les demanderesses produisaient
finalement le volume total de gaz naturel inex-
ploité, elles seraient toujours en retard d'une
période de 104 jours dans la réalisation de cet
objectif. L'avocat des demanderesses a souligné à
plusieurs reprises qu'il n'était pas certain que le
gaz inexploité lors de la fermeture des puits puisse
être produit et que, au mieux, sa récupération
finale n'est qu'une possibilité et qu'il faudra atten-
dre les événements. Il résume ainsi son argument:
[TRADUCTION] ... M. Copeland affirme que les demanderes-
ses ne peuvent utiliser maintenant ce volume de gaz correspon-
dant à 104 jours et que cela représente une perte pour elles. Il
n'existe aucune garantie ni aucune assurance portant qu'ils
réussiront un jour à récupérer ce gaz. Je souligne qu'il y a une
certaine logique irrésistible en ce sens puisque, selon la déposi-
tion de M. Simpson, ces puits ont une vie utile de 20 ans. Mes
clients ont une concession de 10 ans. Ils ont l'option de la
renouveler pour une autre période de 10 ans. Il se peut qu'ils ne
souhaitent pas la renouveler, que la Couronne ne souhaite pas
la renouveler. La vente de gaz peut chuter. L'entreprise de mes
clients peut péricliter. Il existe un grand nombre de variables
entre aujourd'hui et la fin de la vie utile du réservoir.
Je pense moi aussi qu'il serait inéquitable de
déduire de la valeur actualisée nette de la produc
tion perdue un montant représentant la valeur
actualisée de la production reportée. Après tout,
les demanderesses ont subi les inconvénients et le
délai de 104 jours de production perdue. Dans le
jugement Continental Oil, la Cour a souligné que
même si les sociétés pétrolières pouvaient finale-
ment extraire du réservoir tout le pétrole qu'il était
économique de produire, il leur faudrait néan-
moins 130 jours de plus pour le faire. Somme
toute, la Cour a évalué les dommages-intérêts des
demanderesses à la pleine valeur de la production
nette sans déduire quelque montant pour la valeur
actualisée du pétrole qui pourrait finalement être
récupéré.
Ma conclusion portant qu'il s'agit de la méthode
d'évaluation appropriée en l'espèce est confirmée
par la décision de la U.S. Court of Appeals, Sixth
Circuit, dans National Steel Corp. v. Great Lakes
Towing Co., précitée. Dans cette affaire, une
société sidérurgique qui possédait un pont ferro-
viaire reliant ses fourneaux, sur une île donnant
sur la rivière, à son usine sidérurgique sur la rive, a
intenté une action contre une société de remor-
quage dont le bateau remorqué a frappé et endom-
magé le pont, à la suite de la rupture du câble de
remorque. La collision a entraîné une perte de 50
heures de production pour la société sidérurgique.
La District Court n'a accordé à la société sidérur-
gique demanderesse que ses coûts et ses dépenses
pour les réparations liées directement à l'interrup-
tion de la production. La demande de dommages-
intérêts pour la perte de production a été rejetée
au motif que la demanderesse n'avait pas réussi à
convaincre la Cour qu'elle n'avait pas récupéré la
production perdue. La Sixth Circuit Court of
Appeals a conclu que la demanderesse avait le
droit d'être remboursée pour la production perdue
sans égard au fait qu'elle ait pu la récupérer. Le
juge Peck, qui a rendu le jugement de la Cour, a
dit ce qui suit, à la page 343:
[TRADUCTION] Il y a lieu de tenir compte de certains
principes fondamentaux en matière de responsabilité civile
délictuelle pour comprendre les failles de l'argument de la
défenderesse. En premier lieu, le demandeur a le droit d'être
remboursé de tous les dommages causés directement par le
défendeur et qui peuvent être prouvés avec un degré de certi
tude raisonnable. Lorsque la négligence d'un défendeur porte
atteinte à l'utilisation du bien du demandeur, le demandeur a le
droit d'obtenir la valeur de l'utilisation au cours de cette
atteinte, ou la valeur du montant payé pour un remplacement.
Restatement of Torts, §§ 928 et 931(a). Le délit est complet et
la responsabilité est engagée lorsque la victime subit le préju-
dice. Le demandeur a l'obligation de prendre des mesures
raisonnables pour limiter les dommages, mais il s'agit là d'un
concept de prévention, et non de réparation. Par conséquent, le
demandeur doit prendre toutes les mesures raisonnables pour
empêcher l'accroissement des dommages et réduire l'effet de la
négligence du défendeur; mais cette obligation ne s'applique
qu'aux dommages évitables, et non aux dommages déjà causés.
Enfin, le principe qui régit l'espèce, un défendeur ne peut
profiter d'événements subséquents au préjudice et à l'engage-
ment de sa responsabilité pour réduire les dommages-intérêts
qui en découlent.
Le juge a continué dans le même esprit, à la page
344:
[TRADUCTION] Si l'on applique ces principes à l'espèce, les
failles dans l'argument de la défenderesse apparaissent rapide-
ment. La négligence de Towing Company a entraîné directe-
ment et immédiatement la perte de 50 heures de production. À
la fin de trois jours d'interruption de production, National Steel
avait une cause d'action contre Towing Compagny pour toutes
les pertes subies. Ce qui s'est produit par la suite, que ce soit en
raison d'événements fortuits ou de la diligence de la demande-
resse, ne peut modifier cette responsabilité.
Cela ne veut pas dire que la question de savoir si la produc
tion perdue a été récupérée ne pourrait jamais être pertinente
dans un cas semblable à l'espèce; mais lorsque les seuls domma-
ges-intérêts visés portent sur la perte de l'utilisation entraînant
une perte de production, cette question ne peut modifier le
résultat.
Auparavant, le juge Peck avait affirmé sans équi-
voque que la question de savoir si la demanderesse
aurait pu récupérer la production perdue n'était
pas pertinente et qu'elle ne modifiait aucunement
le droit de la demanderesse d'obtenir des domma-
ges-intérêts pour pertes de production. En somme,
la Cour a infirmé la décision de la District Court
et lui a renvoyé l'affaire pour que le jugement soit
modifié en faveur de la demanderesse par l'inclu-
sion de la somme de 69 741 $, soit la valeur raison-
nable de la production perdue par suite de la
négligence de la défenderesse.
L'avocat des défendeurs s'est efforcé de distin-
guer l'espèce de l'affaire National Steel en préten-
dant que les profits dans cette dernière affaire
étaient perdus de façon permanente, tandis qu'en
l'espèce, ils n'étaient que reportés. À mon avis, cet
argument n'est pas fondé. Manifestement, dans
l'affaire National Steel, la Cour a conclu que la
question de la récupération de la production
perdue n'était pas pertinente dans le cadre de la
revendication en dommages-intérêts de la deman-
deresse pour perte d'utilisation, fondée sur la
valeur raisonnable de la production perdue.
Dans l'affaire U. S. Oil of Louisiana, Ltd. v.
Louisiana Power & Light Co., précitée, il s'agis-
sait d'un appel interjeté d'une décision de première
instance dans une action en dommages-intérêts
intentée contre une société d'électricité à l'égard
de dommages résultant de coupures de courant et
d'incendies dans une usine de soufre, décision dans
laquelle le juge de première instance avait établi à
52 570 $ la valeur de la production perdue. La
défenderesse avait interjeté appel de la décision et
les demanderesses avaient interjeté appel à l'égard
du montant des dommages-intérêts attribués. En
ce qui a trait à l'appel visant le montant des
dommages-intérêts, la Cour a modifié le jugement
de première instance de façon à tenir compte d'une
perte de production de l'ordre de 121 943,50 $,
imputable à l'une des coupures de courant. Le juge
Edwards a dit ce qui suit, à la page 912:
[TRADUCTION] Les défenderesses prétendent que les deman-
deresses n'ont subi aucune perte de revenu relativement au
soufre non extrait durant la période entre la coupure de courant
et la reprise de la production normale puisque le soufre n'a pas
été perdu et que sa production a seulement été reportée. Une
prétention semblable a été rejetée dans Continental Oil Com
pany v. S.S. Electra, 431 F.2d 391 (5th Cir. 1970). Dans cette
affaire, la cour a souligné que la société pétrolière demande-
resse avait subi une perte de production égale au profit net tiré
du pétrole et dont le recouvrement a été reporté pendant la
réparation du matériel de production. Cette proposition s'appli-
que à la présente espèce. En bref, la production de cette période
était perdue à tout jamais.
À mon avis, la décision Bolivar sur laquelle
s'appuie si fermement l'avocat des défendeurs peut
se distinguer du fait qu'il n'y avait aucun élément
de preuve portant que la demanderesse avait perdu
des ventes, des recettes ou des clients éventuels par
suite de la perte de l'usage de son dragueur pen
dant dix jours, ou que sa situation avait empiré à
cause de l'accident. Elle confirme plutôt le prin-
cipe de la réparation par des dommages-intérêts
énoncé dans Continental Oil en soulignant que la
preuve de la perte réelle est nécessaire pour fonder
une réclamation en dommages-intérêts pour perte
d'utilisation. Contrairement à l'affaire Bolivar,
preuve a été amplement faite en l'espèce de la
perte de profit au cours de la période de fermeture
de 104 jours. Quant à la décision Norcen, on n'a
aucunement expliqué pourquoi la valeur actualisée
de la production perdue a été déduite du montant
des dommages-intérêts attribués aux demanderes-
ses, ni comment cette valeur a été établie. Je n'ai
pu trouver quelque mention de cet aspect de la
question des dommages-intérêts, telle que traitée
dans Norcen, dans la jurisprudence canadienne
subséquente. L'avocat des demanderesses prétend
que l'espèce peut se distinguer de Norcen puisqu'il
n'y a aucune probabilité imminente de récupéra-
tion de la production perdue. Cela peut fort bien
être le cas. De toute façon, la décision Norcen ne
m'a pas convaincu qu'il y a lieu de soustraire la
valeur actualisée de la production reportée des
dommages-intérêts demandés par les demanderes-
ses pour perte de revenu attribuable à la produc
tion perdue au cours de la période de 104 jours, eu
égard tout spécialement au poids des décisions
mieux documentées qui vont dans le sens contraire.
À mon avis, les pertes des demanderesses se sont
matérialisées lorsque la responsabilité a été enga
gée à l'égard du préjudice causé, et les dommages-
intérêts devraient être évalués en conséquence,
sans qu'il ne soit nécessaire d'étudier les événe-
ments ou incidents subséquents.
D. Détermination du montant de la perte
J'aborde maintenant le calcul de la valeur de la
production perdue selon la théorie de la perte
présentée par le témoin expert des demanderesses,
M. Copeland, théorie que j'accepte. Je voudrais
souligner que les experts en sinistres de Pembina
ont à l'origine retenu les services de M. Copeland
pour qu'il quantifie la perte de production éprou-
vée au cours de la période de dédommagement de
94 jours, et que son analyse de la perte subie
pendant la période initiale de franchise de 10 jours
constitue un calcul distinct. M. Copeland a estimé
la production perdue au cours de la période de 94
jours, du 3 janvier 1984 au 5 avril 1984, 225 254
millions de pieds cubes de gaz naturel. Il en a
soustrait 23 518 millions de pieds cubes pour tenir
compte de la production réelle au cours de cette
période, ce qui a donné une perte nette de produc
tion de 201 736 millions de pieds cubes. Puis il a
multiplié ce chiffre par le prix unitaire de 3,54 $,
ce qui a donné une valeur d'exploitation de la
production perdue de l'ordre de 714 145 $. Il a
déduit de ce montant la somme de 240 166 $ pour
les frais relatifs à l'impôt sur les revenus pétroliers,
aux redevances, aux commissions indirectes et à
l'épuisement au taux de 8,05 %, ce qui lui a donné
une réclamation nette de 473 979 $, de laquelle il a
défalqué la somme de 3 000 $ pour compenser
plusieurs erreurs mineures dans ses premiers cal-
culs. D'où la valeur d'exploitation nette de la
production perdue de 470 979 $, qu'il a arrondie à
470 000 $.
La valeur nette de la production perdue au cours
de la période de franchise de 10 jours a été calcu-
lée de la même façon. Toutefois, M. Copeland n'a
pas effectué de déduction pour épuisement dans ce
deuxième calcul puisque, en comptabilité, l'épuise-
ment est un élément qu'il faut déduire des recettes.
Comme il l'a expliqué, le gaz qui s'est échappé et
s'est dissipé dans l'atmosphère au cours de la
période de franchise de 10 jours est du gaz complè-
tement perdu et pour lequel aucune recette ne
pourra jamais être tirée, de sorte qu'il n'y a pas
lieu de prévoir une déduction pour épuisement.
J'estime qu'il s'agit là d'une explication raisonna-
ble dans les circonstances. Par ses calculs, M.
Copeland a conclu que la perte nette subie durant
la période de franchise de 10 jours s'élevait à
102 226 $, ce que j'accepte.
L'avocat des demanderesses fait valoir que ce
montant de la perte nette devrait être majoré de
25 % pour refléter la quantité supplémentaire de
gaz dissipé dans l'atmosphère au cours de la
période de 10 jours. Il se fonde à cet égard sur la
déposition du surintendant des demanderesses, M.
Simpson, qui a déclaré que la contrepression infé-
rieure causée par la fuite du gaz dans l'atmosphère
aurait entraîné une augmentation de l'écoulement
du gaz, qu'il estimait correspondre à ce pourcen-
tage. Au cours du contre-interrogatoire, M. Simp-
son a admis que ce chiffre n'était pas certain et
qu'il pouvait se situer entre zéro et 30 %, et que
25 % était simplement la meilleure estimation qu'il
pouvait donner. Je reconnais avec l'avocat des
défendeurs que ce chiffre [TRADUCTION] «avait
été tout simplement choisi en l'air», qu'il n'est
étayé ni par la réalité ni par l'expérience, et qu'il
n'y a pas lieu d'en tenir compte. L'addition de
102 226 $ à la valeur d'exploitation nette de
470 000 $ donne une valeur totale nette de la
production perdue, pour la période du 24 décembre
1983 au 5 avril 1984, de 572 226 $, montant qui,
selon mon évaluation, correspond aux dommages-
intérêts généraux des demanderesses pour pertes
de revenus.
Par souci de commodité, voici de façon som-
maire comment les dommages-intérêts des deman-
deresses sont évalués (chiffres arrondis):
Coût des réparations temporaires 186 956 $
Coût des réparations permanentes 114 618 $
Pertes de revenus 572 226 $
TOTAL 873 800 $
Par conséquent, les demanderesses ont le droit de
recouvrer des défenderesses la somme totale de
873 800 $ en dommages-intérêts.
IV. Intérêts
Il reste à trancher la question finale, à savoir s'il
y a lieu d'adjuger les intérêts courus avant juge-
ment comme partie intégrante des dommages-inté-
rêts des demanderesses et, le cas échéant, à comp-
ter de quelle date. Les avocats ont convenu que le
taux d'intérêt applicable serait 9,5 %.
L'avocat des défendeurs fait d'abord valoir que
je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire en
refusant d'adjuger des intérêts courus avant juge-
ment dans cette affaire, étant donné la nouveauté
des diverses questions soulevées en l'espèce et tout
particulièrement l'absence de jurisprudence por-
tant sur ces questions et sur l'évaluation des dom-
mages-intérêts pour pertes d'exploitation. Il cite à
cet égard la décision Nissan Automobile Co.
(Canada) Ltd. c. Le Continental Shipper, [1974] 1
C.F. 88 (1` e inst.), dans laquelle le juge Urie, saisi
d'une requête demandant un nouvel examen des
termes du prononcé en vertu de la Règle 324
[Règles de la Cour fédérale, DORS/71-68], a
confirmé le rejet des intérêts en raison du carac-
tère raisonnable de la défense et de l'absence de
jurisprudence antérieure. L'avocat des défendeurs
fait valoir en deuxième lieu que la période de
calcul des intérêts courus avant jugement ne
devrait débuter que le 20 décembre 1984, date à
laquelle les demanderesses ont avisé les défendeurs
pour la première fois des dommages causés au
gazoduc et du montant estimatif de leurs pertes.
Selon lui, il serait injuste d'accorder des intérêts
courus avant jugement calculés à partir d'une date
antérieure, puisque les défendeurs n'avaient
aucune connaissance des dommages causés au
gazoduc ni de la revendication des demanderesses
à cet égard. L'avocat fait valoir en troisième lieu
que le coût estimatif des réparations permanentes,
soit la somme de 114 618 $, devrait être exclu de
toute adjudication d'intérêts courus avant juge-
ment puisque les réparations n'ont jamais été exé-
cutées et que les demanderesses n'ont jamais
déboursé ce montant.
L'avocat des demanderesses souligne que la
demande de réparation figurant dans la déclara-
tion comprend des intérêts [TRADUCTION] «à
compter de la date de la perte jusqu'à la date du
jugement». Il souligne également qu'il est de prati-
que constante, en matière d'amirauté, d'accorder
des intérêts courus avant jugement comme partie
intégrante des dommages-intérêts, et fait valoir
que l'exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire
à cet égard doit porter sur l'indemnisation com-
plète de la demanderesse pour les sommes d'argent
retenues à tort, citant les décisions John Maryon
International Limited et al. v. New Brunswick
Telephone Co., Ltd. (1982), 43 N.B.R. (2d) 469;
141 D.L.R. (3d) 193; 113 A.P.R. 469; 24 CCLT
146 (C.A.); et Irvington Holdings Ltd. v. Black et
al. and two other actions (1987), 58 O.R. (2d) 449
(C.A.), à la page 484. En ce qui a trait à la
prétention selon laquelle les intérêts courus avant
jugement ne devraient être calculés qu'à compter
de la date de signification de la demande, l'avocat
des demanderesses prétend que la longue période
consacrée à déterminer la cause du dommage subi
par le gazoduc et à en identifier l'auteur n'était pas
déraisonnable dans les circonstances.
Dans les affaires d'amirauté, on accorde norma-
lement les intérêts comme partie intégrante des
dommages subis par le demandereur à partir de la
date du préjudice ou de la perte, et le pouvoir
discrétionnaire d'accorder des intérêts courus
avant jugement ne devrait être écarté que dans des
cas exceptionnels: voir Canadian General Electric
Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd., [1972] R.C.S.
52; (1971), 20 D.L.R. (3d) 432; La cie de télé-
phone Bell c. Le Mar-Tirenno, [1974] 1 C.F. 294;
52 D.L.R. (3d) 702 (i re inst.), conf. par [1976] 1
C.F. 539; 71 D.L.R. (3d) 608 (C.A.); Davie Ship
building Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F. 461; 4
D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.); et Drew
Brown Ltd. c. Le «Orient Trader», [1974] R.C.S.
1286.
Dans l'arrêt Canadian General Electric Co. Ltd.
c. Pickford & Black Ltd., précité, la Cour suprême
a statué que la demanderesse avait droit aux inté-
rêts courus dans sa demande fondée sur le dom-
mage causé à sa cargaison et ce, à compter de la
date où la cargaison aurait dû être livrée. Le juge
Ritchie a fait allusion aux principes établis en cour
d'amirauté à l'égard des intérêts courus avant
jugement, et déclaré ce qui suit, à la page 57:
Il est donc bien établi qu'il y a une nette distinction entre la
règle appliquée dans les cours de common law et celle qui l'est
en amirauté quant à ce qui est d'accorder une demande d'inté-
rêts comme partie intégrante des dommages adjugés.
Dans la décision La cie de téléphone Bell. c. Le
Mar-Tirenno, précitée, le juge Addy, au procès, a
énoncé le principe suivant, aux pages 311 et 312:
Il est certain que cette cour, en sa juridiction d'amirauté, a
compétence pour allouer des intérêts à titre de partie intégrante
des dommages-intérêts auxquels la demanderesse peut par ail-
leurs avoir droit, que ce soit ex contracta ou ex delicto.
Dans les affaires de ce genre, on n'accorde pas les intérêts au
demandeur à titre de pénalité contre le défendeur, mais simple-
ment comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage
initial subi par la partie lésée et imputable au défendeur: ceci
constitue une application totale du principe restitutio in
integrum.
Ce principe a été expressément approuvé par le
juge Urie dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale
Davie Shipbuilding, précité.
Dans l'arrêt Drew Brown Ltd. c. Le «Orient
Trader», précité, les propriétaires d'une cargaison
d'étain ont intenté une action contre le transpor-
teur pour des dommages causés à la cargaison, et
le transporteur a présenté une demande reconven-
tionnelle pour contribution conformément aux
modalités d'avarie commune du contrat. Le juge
de première instance a rejeté la demande des
propriétaires et accueilli la demande reconvention-
nelle visant la contribution d'avarie commune,
mais refusé d'accorder les intérêts jusqu'à la date
du jugement sur la contribution d'avarie commune
accordée à l'encontre des propriétaires, ce qui a été
porté en appel incident par le transporteur. Dans
un jugement majoritaire, la Cour suprême a rejeté
l'appel des propriétaires et accueilli l'appel inci
dent du transporteur, les juges Hall et Spence
étant dissidents.
Le juge Laskin, examinant les motifs du juge de
première instance lorsqu'il a accueilli la demande
reconventionnelle, a déclaré ce qui suit, à la
page 1335:
Je ne vois rien dans les motifs du juge de première instance
qui justifie son refus d'accorder l'intérêt jusqu'à la date du
jugement. La présentation tardive de la demande reconvention-
nelle, dans laquelle était réclamé l'intérêt sur la contribution
d'avarie commune, n'est pas un facteur atténuant en faveur de
l'appelante qui s'est opposée depuis le début à la demande d'une
telle contribution. De plus, la complexité des questions dont le
juge de première instance a été saisi a eu le même effet sur les
deux parties. Suivant le principe considéré par cette Cour dans
Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford and Black
Ltd., l'intimé doit toucher l'intérêt à compter de la date du
règlement d'avarie commune jusqu'à la date du jugement.
Aucune considération spéciale ne justifie l'exercice d'un pou-
voir discrétionnaire en vue de refuser d'accorder l'intérêt pour
cette période.
Je conclus donc que les demanderesses ont droit
aux intérêts courus avant jugement sur la totalité
des dommages-intérêts, 873 800 $, à compter de la
date du préjudice, le 24 décembre 1983, jusqu'à la
date du jugement, au taux convenu de 9,5 % par
année. De plus, pour reprendre les termes du juge
Laskin dans l'arrêt Orient Trader, je suis
nettement d'avis qu'«Aucune considération
spéciale ne justifie l'exercice d'un pouvoir
discrétionnaire en vue de refuser d'accorder
l'intérêt pour cette période.»
V. Conclusion
Pour les motifs susmentionnés, j'accueille la
demande en dommages-intérêts des demanderesses
pour la somme de 873 800 $, en plus des intérêts
courus avant jugement sur cette somme, au taux
de 9,5 % par année, du 24 décembre 1983 la date
du jugement, et des intérêts à courir après le
jugement, au même taux, jusqu'au paiement. Les
demanderesses ont droit à leurs dépens taxables
dans l'action.
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