T-2396-88
Ministre d'État (Multiculturalisme et Citoyen-
neté) (appelant)
c.
Ali Reza Shahkar (intimé)
RÉPERTORIÉ: CANADA (MINISTRE D'ÉTAT, MULTICULTURA-
LISME ET CITOYENNETÉ) c. SHAHKAR (I 1s INST.)
Section de première instance, juge Addy—Van-
couver, 23 janvier; Ottawa, 6 juin 1990.
Compétence de la Cour fédérale — Section de première
instance L'appel formé contre l'attribution de la citoyenneté
en vertu de l'art. 14(5) de la Loi sur la citoyenneté est accueilli
— La Cour n'est pas compétente pour recommander au Minis-
tre ou au gouverneur en conseil de soustraire l'intimé à
l'application des conditions de résidence — L'art. 14(5) de la
Loi sur la citoyenneté limite la compétence de la Cour à
l'appel formé contre une «décision. du juge de la citoyenneté,
pas contre une «recommandation. — Les courants contradic-
toires de la jurisprudence au sujet du pouvoir de faire des
recommandations de nature administrative devraient être
tranchés soit par la loi, soit par la Cour d'appel.
Droit constitutionnel Principes constitutionnels fonda-
mentaux — Séparation des pouvoirs — L'appel formé contre
l'attribution de la citoyenneté est accueilli — Toute disposi
tion législative obligeant un tribunal à faire une recommanda-
tion de nature administrative serait inconstitutionnelle parce
qu'elle contreviendrait au principe de la séparation des pou-
voirs — L'indépendance du pouvoir judiciaire est nécessaire
pour protéger le public contre les applications injustes des
pouvoirs à caractère administratif, politique et exécutif de
l'État.
Juges et tribunaux Le juge de la Section de première
instance qui exerce la compétence d'appel que lui confère l'art.
14(5) de la Loi sur la citoyenneté n'agit pas à titre de persona
designata Analyse de la limitation de la notion de persona
designata par la Cour suprême — Il serait inopportun qu'une
loi oblige un juge d'un tribunal de juridiction supérieure à
prendre part à un processus administratif — L'indépendance
du pouvoir judiciaire est nécessaire pour protéger le public
contre les applications injustes des pouvoirs à caractère admi-
nistratif politique et exécutif de l'État.
Citoyenneté Conditions de résidence — Le fait que
l'intimé, qui poursuivait des études aux États-Unis, ait rendu
visite à ses parents pendant un mois durant un congé de Noël
et qu'il ait laissé quelques vêtements et livres à leur résidence
doit être opposé au fait qu'il avait laissé d'autres effets
personnels aux États-Unis — L'intimé n'a pas établi de rési-
dence au Canada comme l'exige l'art. 5(1)c) de la Loi sur la
citoyenneté.
Il s'agit d'un appel formé contre l'attribution de la citoyen-
neté. Le ministre a prétendu que l'intimé n'a pas rempli les
conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(I)c) de la Loi sur
la citoyenneté. Natif de l'Iran, l'intimé, qui poursuivait des
études en Californie, est venu au Canada et a séjourné chez ses
parents pendant un mois durant les vacances de Noël 1983. Il a
laissé chez eux quelques vêtements et quelques livres, mais
avait laissé d'autres effets personnels en Californie. Entre 1984
et 1987, il n'a pu quitter les États-Unis parce qu'il n'avait pas
de passeport. En 1987, il est demeuré chez ses parents pendant
deux mois et a présenté une demande de citoyenneté en novem-
bre 1987.
Si l'appel était accueilli, l'intimé a demandé à la Cour,
conformément à l'article 15 de la Loi, d'examiner s'il y aurait
lieu de recommander au ministre ou au gouverneur en conseil
de suspendre l'application des conditions de résidence.
Jugement: l'appel devrait être accueilli et le pouvoir d'exami-
ner s'il y a lieu de faire une recommandation au ministre ne
devrait pas être exercé, même s'il était attribué par la loi.
Pour remplir la première condition prévue à l'alinéa 5(1)c),
le requérant devait convaincre la Cour qu'il avait établi une
résidence permanente au Canada. Par conséquent, le fait qu'il
avait laissé quelques effets personnels à la résidence de ses
parents après le séjour qu'il y a effectué durant la période de
Noël 1983-1984 a été opposé au fait qu'il avait aussi laissé des
effets personnels en Californie. La preuve objective n'a pas
permis d'établir que l'intimé avait établi une résidence perma-
nente au Canada.
La Cour ne pouvait pas recommander au ministre de sous-
traire l'intimé à l'application des conditions de résidence vu
qu'on ne lui a pas accordé le pouvoir de le faire. Comme un
droit d'appel n'existe que s'il est prévu par une loi, la compé-
tence en appel est strictement limitée par le texte de la disposi
tion qui l'accorde. L'appel a été formé en vertu du paragraphe
14(5), qui dispose que la décision du juge de la citoyenneté est
susceptible d'appel, mais pas ses recommandations. C'est la
décision d'approuver ou de ne pas approuver la demande de
citoyenneté qui est portée en appel et rien d'autre. La seule
disposition qui impose un devoir de recommandation au minis-
tre figure à l'article 15; elle fait état de l'obligation du juge de
la citoyenneté d'examiner s'il y a lieu de faire une recomman-
dation. On ne suggère nulle part que la Cour fédérale devrait
faire une telle recommandation.
Il aurait été inopportun d'avoir expressément autorisé la
Section de première instance à faire une recommandation au
ministre. Toute disposition censée obliger un tribunal de juri-
diction supérieure à faire une recommandation purement admi
nistrative serait inconstitutionnelle parce qu'elle contreviendrait
au principe de la séparation des pouvoirs, qui est à la base de
notre régime constitutionnel. Toute loi tentant d'imposer à un
juge, autrement qu'à titre de persona designata, un rôle pure-
ment administratif fausserait complètement le caractère judi-
ciaire de la Cour. Vu la prolifération rapide des tribunaux
administratifs et le rôle que les tribunaux judiciaires sont
nécessairement appelés à jouer pour contrôler leurs décisions, il
est très dangereux d'oublier le principe fondamental de la
séparation des pouvoirs. Il faut préserver le rôle judiciaire
indépendant des tribunaux pour protéger le public contre les
applications non autorisées, inopportunes et injustes des pou-
voirs à caractère administratif, politique et exécutif de l'État.
Lorsqu'il exerce la compétence en appel que lui confère le
paragraphe 14(5), le juge de la Section de première instance de
la Cour fédérale ne peut être considéré comme une persona
designata exerçant une fonction administrative, car cette com-
pétence est attribuée «à la Cour». Même si l'article avait parlé
d'«un juge de la Cour» au lieu de «la Cour», la Cour suprême du
Canada a, dans les arrêts Herman et Ranville, grandement
limité les circonstances dans lesquelles un juge peut être consi-
déré comme agissant à titre de persona designata.
Un requérant peut demander directement au ministre ou au
gouverneur en conseil d'exercer le pouvoir discrétionnaire prévu
à l'article 5. Il n'est pas nécessaire d'avoir une recommandation
d'un juge de la citoyenneté.
Les courants contradictoires de la jurisprudence sur le pou-
voir de la Section de première instance de la Cour fédérale de
faire des recommandations de nature administrative devraient
être tranchés soit par la loi, soit par la Cour d'appel. Malgré le
paragraphe 14(6), qui dispose que la Section de première
instance a le dernier mot dans les appels en matière de citoyen-
neté, il est quand même possible d'interjeter appel du refus d'un
juge d'exercer sa compétence en se fondant soit sur l'article 27
de la Loi sur la Cour fédérale, soit sur le pouvoir de surveil
lance qu'a la Section d'appel sur la Section de première ins
tance. Le refus d'exercer un pouvoir n'est pas une «décision» au
sens du paragraphe 14(6), car la décision dont on parle dans ce
paragraphe porte sur le fond de la demande.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29, art.
5(1)c),(3),(4), l4(5),(6), 15.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7,
art. 27.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Herman et autres c. Sous-procureur général du Canada,
[1979] 1 R.C.S. 729; (1978), 91 D.L.R. (3d) 3; 5 C.R.
(3d) 242; [1978] CTC 744; 78 DTC 6456; 23 N.R. 235;
Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c.
Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518; (1982), 139
D.L.R. (3d) 1; [1983] 1 C.N.L.R. 12; 44 N.R. 616;
[1983] R.D.J. 16; Air Canada c. Wardair Canada (1975)
Ltd., [1980] 1 C.F. 120; (1979), 106 D.L.R. (3d) 412; 36
N.R. 296 (C.A.); Trust & Loan Co. of Can. v. Lindquist
and Lindquist, [1933] 2 W.W.R. 410 (B.R. Sask.).
DÉCISIONS CITÉES:
Canadian National Ry. Co. v. Lewis et al., [1930] R.C.É.
145; (1930), 4 D.L.R. 537; Re Naber-Sykes, [1986] 3
C.F. 434; (1986), 4 F.T.R. 204 (1" inst.); Re Salon
(1978), 88 D.L.R. (3d) 238 (C.F. 1" inst.); In re Kleifges
et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734; (1978),
84 D.L.R. (3d) 183 (Ife inst.); Re Maefs (i1 980), 110
D.L.R. (3d) 697 (C.F. 1" inst.); In re Chute et in re Loi
sur citoyenneté, [1982] 1 C.F. 98 (1" inst.); Re Kerho
(1988), 21 F.T.R. 180 (C.F. lie inst.); Re Ngo (1986), 6
F.T.R. 81 (C.F. P» inst.); Re Ballhorn (1981), 131
D.L.R. (3d) 505 (C.F. 1" inst.); Re Aboumalhab (1987),
17 F.T.R. 180 (C.F. 1" inst.); Re Brown, T-2724-80, juge
Dubé, jugement en date du 3-1 l-80, C.F. l' inst., non
publié; Re Steiner, T-503-78, juge Dubé, jugement en
date du 2-6-78, C.F. 1" inst., non publié; Re Anderson,
T-1066-78, juge Décary, jugement en date du 1l-7-78,
C.F. tre inst., non publié; Re Johnston, T-4908-77, juge
Walsh, jugement en date du 8-5-78, C.F. lre inst., non
publié; Re Turcan, T-3202-78, juge Walsh, jugement en
date du 6-10-78, C.F. 1`e inst., non publié; Re Hoang,
T-727-89, juge Denault, jugement en date du 4-7-89,
C.F. l fe inst., encore inédit; Re Hung -Cho, T-2676-85,
juge Joyal, jugement en date du 28-8-86, C.F. I re inst.,
non publié; Re Ying, T-2677-85, juge Joyal, jugement en
date du 28-8-86, C.F. lie inst., non publié; Re Mitha,
T-4832-78, juge Cattanach, jugement en date du l-6-79,
C.F. Ire inst., non publié; Re Zakrzewski, T-599-78, juge
Dubé, jugement en date du 2-6-78, C.F. i re inst., non
publié; Re Karroum, T-1622-89, juge Pinard, jugement
en date du 2-3-90, C.F. l' inst., encore inédit; In re
Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F.
757; (1978), 87 D.L.R. (3d) 93 (I fe inst.); Re Conroy
(1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. lie inst.); In re Boutros
et in re la Loi sur la citoyenneté, [1980] 1 C.F. 624;
(1980), 109 D.L.R. (3d) 680 (lie inst.); In re Aaron et in
re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 2 C.F. 348 (I re inst.);
Re Anguist, [1985] 1 W.W.R. 562; (1984), 34 Alta. L.R.
(2d) 241 (C.F. lre inst.); Lakha (In re) et in re la Loi sur
la citoyenneté, [1981] 1 C.F. 746 (I fe inst.) (juge
Cattanach) In re Albers, T-75-78, juge Addy, jugement
en date du 11-5-78, C.F. I re inst., non publié; Re
Zakowski, T-2054-85, juge Addy, ordonnance en date du
28-2-86, C.F. 1 fe inst., non publiée; Re Amendola,
T-177-82, juge Cattanach, jugement en date du 7-4-82,
C.F. ire inst., non publié.
AVOCATS:
Mitchell Taylor pour l'appelant.
Jeffrey Ray pour l'intimé.
C. C. Godwin en qualité d'amicus curiae.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelant.
Smith, Milburn & Co., New Westminster,
Colombie-Britannique, pour l'intimé.
Bull, Housser & Tupper, Vancouver, amicus
curiae.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran-
çais par
LE JUGE ADDY: Le ministre interjette appel de
l'attribution de la citoyenneté à l'intimé au motif
que ce dernier ne remplit pas les conditions de
résidence prévues à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la
citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29.
L'intimé, qui est âgé de 26 ans, est né et a vécu
à Téhéran pendant quatorze ans. Il a ensuite fré-
quenté l'école en France. En 1981, il est allé
poursuivre ses études en Californie. Entre-temps,
ses parents se sont installés au Canada.
En 1982, il a rendu visite à ses parents au
Canada pendant deux semaines. Le 17 décembre
1983, il est revenu au Canada pour une autre visite
d'une durée d'un mois à l'occasion de la période de
Noël. Il a alors apporté avec lui quelques vête-
ments et quelques livres qu'il a laissés à la rési-
dence de ses parents. Il a cependant laissé d'autres
effets en Californie pendant qu'il effectuait ce
séjour chez ses parents.
Pendant qu'il était en Californie, il a vécu dans
des résidences pour étudiants de 1981 1984, puis
a emménagé dans un appartement avec un ami. En
1986, il a ouvert un compte de banque au Canada
par correspondance et y a déposé environ 200 $.
En 1984, trois mois avant la date à laquelle devait
expirer son passeport iranien, il a fait parvenir son
passeport à des fins de renouvellement à l'ambas-
sade d'Algérie aux États-Unis, qui agissait alors
pour le compte de l'Iran en raison du conflit qui
opposait ce pays aux États-Unis. Pour une raison
quelconque, l'ambassade d'Algérie a conservé son
passeport, et pendant plus de trois ans l'intimé a
été incapable d'obtenir un renouvellement. Il a
récupéré son passeport en mai 1987. Pendant cette
période, il n'a pu quitter les États-Unis parce qu'il
craignait de ne pas pouvoir y retourner sans
passeport.
En septembre 1987, l'intimé s'est rendu à la
résidence de ses parents au Canada, où il a habité
pendant deux mois. Il a déclaré qu'en raison de
l'insuccès de ses recherches pour trouver du tra
vail, il est retourné vivre en Californie où, pendant
deux ans, il a occupé des emplois temporaires. Il
est revenu au Canada au début de l'année. Il était
cependant venu au Canada en octobre 1988 pour
une brève visite.
La période qui doit être prise en considération
pour établir la résidence de l'intimé au Canada
comprend les quatre années qui ont précédé la date
de sa demande de citoyenneté, soit le 10 novembre
1987.
Il ressort clairement de l'alinéa 5(1)c) de la Loi
que deux conditions distinctes régissent la rési-
dence. La personne qui demande la citoyenneté
doit d'abord convaincre la Cour qu'elle a effective-
ment établi une résidence permanente au Canada,
puis démontrer que pendant les quatre années qui
ont précédé la date de sa demande, elle a résidé
pendant au moins trois ans au Canada, la durée de
sa résidence étant calculée de la manière prévue à
cet alinéa. Dans toutes les décisions rapportées qui
traitent de cette question, les tribunaux ont conclu
que les trois années de résidence ne signifiaient pas
nécessairement trois années de présence physique
réelle au Canada.
La période durant laquelle les autorités algérien-
nes ont conservé le passeport iranien du requérant
[intimé], l'empêchant ainsi d'obtenir le renouvelle-
ment de son passeport ainsi qu'un visa qui lui
auraient permis de retourner aux États-Unis pour
y terminer ses études, ne peut être retenue contre
lui puisqu'il n'avait pas d'autre choix. Il aurait
apparemment pu obtenir un visa de visiteur pour
venir au Canada, mais une grande incertitude
planait quant à savoir s'il aurait pu retourner aux
Etats-Unis. La véritable question à trancher, tou-
tefois, est de savoir s'il a rempli la première condi
tion et, plus particulièrement, s'il est devenu, en ce
qui le concerne, un résident canadien durant les
trente jours pendant lesquels il a séjourné chez ses
parents entre le 17 décembre 1983 et le 17 janvier
1984, vraisemblablement pendant un congé sco-
laire. Ses départs subséquents des États-Unis, ses
séjours au Canada et les autres éléments de preuve
que sont ses effets personnels, le compte de banque
qu'il a ouvert, etc. doivent seulement être pris en
considération si l'on conclut qu'il avait déjà établi
une résidence permanente au Canada.
À l'époque où les parents du requérant sont
venus s'établir en permanence au Canada, celui-ci
ne les a pas accompagnés; il a plutôt choisi de
quitter l'Europe quelque temps avant eux pour se
rendre directement en Californie. Après un pre
mier séjour d'une durée de deux semaines qu'il a
fait chez ses parents à Toronto en 1982, il est
revenu au Canada pendant la période de Noël
1983-1984 pour le deuxième séjour d'une durée de
trente jours susmentionné. Il avait alors l'intention
de rentrer chez lui en Californie, et c'est d'ailleurs
ce qu'il a fait. Il a toutefois déclaré qu'à ce
moment, il songeait bel et bien à s'établir un jour
en permanence au Canada et à devenir un citoyen
canadien. J'accepte cette preuve. Toutefois, il
s'agit ici de savoir si, à l'occasion de ce séjour au
Canada, il a effectivement établi une résidence
permanente ici.
Le fait qu'il a laissé chez ses parents au moment
de son départ quelques effets personnels comme
des livres et peut-être aussi des vêtements doit être
opposé au fait qu'il a laissé en Californie des effets
personnels, des livres et des vêtements, qui l'atten-
daient chez lui à son retour. Je ne vois pas com
ment on peut affirmer que le fait d'avoir séjourné
dans ces circonstances pendant trente jours au
Canada durant la période de Noël en 1983 lui a
permis d'établir une résidence permanente ici. La
preuve objective est loin de démontrer que l'intimé
a établi une résidence permanente au Canada à
cette époque.
Comme l'appel est accueilli et que, par consé-
quent, l'approbation de la demande de citoyenneté
de l'intimé par la Cour de la citoyenneté est annu-
lée, l'avocat de l'intimé m'a demandé d'examiner,
conformément à l'article 15 de la Loi, s'il y aurait
lieu de recommander, soit au ministre conformé-
ment au paragraphe 5(3), soit au gouverneur en
conseil conformément au paragraphe 5(4), de
soustraire l'intimé à l'application des conditions de
résidence dans le cas présent.
C'est une demande qui est souvent formulée
lorsqu'un appel est interjeté devant cette Cour et,
malheureusement, des décisions contradictoires ont
été rendues à ce sujet par la Section de première
instance qui a, aux termes du paragraphe 14(6), le
dernier mot dans les appels en matière de citoyen-
neté. Le paragraphe 14(6) est ainsi libellé:
14. ...
(6) La décision de la Cour rendue sur l'appel prévu au
paragraphe (5) est, sous réserve de l'article 20, définitive et, par
dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d'appel.
[Note: L'article 20 n'est pas applicable en l'espèce.]
La seule disposition qui impose un devoir de
recommandation au ministre figure à l'article 15:
15. (1) Avant de rendre une décision de rejet, le juge de la
citoyenneté examine s'il y a lieu de recommander l'exercice du
pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4) ou
9(2), selon le cas.
(2) S'il recommande l'exercice du pouvoir discrétionnaire, le
juge de la citoyenneté:
b) transmet sa recommandation motivée au ministre;
L'appel interjeté devant cette Cour est fondé sur
les dispositions du paragraphe 14(5), qui est en
partie libellé comme suit:
14. ...
(5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de
la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis
d'appel au greffe de la Cour ..
C'est un lieu commun de dire qu'un droit d'ap-
pel n'existe que s'il est prévu par une loi. C'est
aussi un lieu commun de dire qu'étant donné le
fondement législatif du droit d'appel, la compé-
tence en appel est strictement limitée par le texte
de la disposition qui l'accorde. De plus, toute
disposition attribuant à un tribunal une compé-
tence ainsi limitée doit être interprétée restrictive-
ment (Canadian National Ry. Co. v. Lewis et al.
[1930] R.C.É. 145).
Le paragraphe 14(5) prévoit que la décision du
juge de la citoyenneté est susceptible d'appel, mais
pas les recommandations qu'il peut faire. L'article
15 dispose que les juges de la citoyenneté se doi-
vent d'examiner s'il y a lieu de faire une recom-
mandation. On ne suggère nulle part que la Cour
fédérale devrait faire une telle recommandation.
C'est la décision d'approuver ou de ne pas approu-
ver la demande de citoyenneté qui est portée en
appel et rien d'autre.
Comme la loi n'attribue pas à la Cour le pouvoir
de faire des recommandations au ministre, je dois
m'abstenir de le faire; cependant, il me paraît
encore plus important de noter que même si la loi
autorisait expressément la Section de première
instance à intervenir, il serait à mon sens inoppor-
tun que je participe à un tel processus administra-
tif. Toute disposition censée obliger la Cour, en
tant que tribunal de juridiction supérieure, à faire
une recommandation purement administrative
serait inconstitutionnelle. Notre constitution, et
même tout le système politique dont nous avons
hérité de l'Angleterre, repose sur le principe strict
de la séparation des pouvoirs. Toute loi tentant de
contraindre un tribunal de juridiction supérieure
ou, du reste, n'importe quel tribunal à prendre part
au processus administratif en l'obligeant à faire
des recommandations de nature administrative à
un ministre battrait en brèche ce principe et relé-
guerait par le fait même la Cour au rang d'un
simple conseiller du ministre. Toute disposition
d'une loi du Parlement tentant d'imposer à un
juge, autrement qu'à titre de persona designata,
un rôle purement administratif qui, dans le cas
présent, ne comporterait même pas la prise d'une
décision administrative, mais simplement un devoir
de recommandation, fausserait complètement le
caractère judiciaire de notre Cour. En libellant les
articles 14 et 15 comme il l'a fait, le législateur
semble même avoir pris soin d'éviter cet écueil
particulier. De plus, il m'apparaît évident qu'on ne
peut, même en faisant un gros effort d'imagina-
tion, considérer le juge de la Section de première
instance de la Cour fédérale, lorsqu'il exerce la
compétence en appel conférée par le paragraphe
14(5), comme une persona designata exerçant une
fonction administrative, car cette compétence en
appel est attribuée «à la Cour», que l'on définit à
l'article 2 comme «la Section de première instance
de la Cour fédérale».
Même si cet article avait parlé d'«un juge de la
Cour» au lieu de «la Cour», cela n'aurait pas suffi.
En effet, la Cour suprême du Canada a mainte-
nant grandement limité les circonstances dans les-
quelles un juge peut être considéré comme agissant
à titre de persona designata en statuant que cela
doit être dit clairement dans la loi, laquelle doit
être interprétée restrictivement.
L'arrêt Herman et autres c. Sous-procureur
général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 729, traitait
de l'examen par la Cour fédérale du Canada d'une
décision rendue par un juge nommé en vertu de
l'article 96 au motif que ce dernier aurait agi à
titre de persona designata aux termes du paragra-
phe 231(4) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Cet
article permet à un juge de la Cour fédérale ou à
un juge nommé en vertu de l'article 96 de décider
s'il y a un privilège de communication entre client
et avocat. La Cour suprême a conclu que le juge
agissait à titre de représentant du tribunal et que
sa décision n'était donc pas susceptible d'examen
en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour
fédérale. La Cour suprême a ajouté que chaque
fois qu'un pouvoir est attribué par une loi à un
juge, on doit considérer qu'il est exercé au nom du
tribunal, à moins que l'intention contraire ne soit
clairement indiquée. La notion de persona desi-
gnata vise un juge qui exerce, en vertu d'une loi,
une fonction particulière qui n'a aucun rapport
avec ses tâches quotidiennes de juge.
La Cour suprême a de nouveau examiné cette
notion dans l'arrêt Ministre des Affaires indiennes
et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2
R.C.S. 518, et a statué qu'elle semait la confusion
et qu'elle devrait être «abandonnée». La Cour a
confirmé l'arrêt Herman et a conclu que lorsqu'un
pouvoir est conféré à un juge nommé en vertu de
l'article 96 ou à un fonctionnaire du tribunal, on
doit le considérer comme un pouvoir exercé par ce
juge ou ce fonctionnaire en sa qualité officielle de
représentant du tribunal, à moins que la loi n'éta-
blisse clairement une intention contraire.
Dans l'arrêt Air Canada c. Wardair Canada
(1975) Ltd., [1980] 1 C.F. 120, la Cour d'appel
fédérale a déclaré (à propos d'une question qui
était devenue théorique) qu'il n'était pas dans les
attributions des cours d'appel de rendre des juge-
ments qui ne sont en fait que des opinions ou des
avis. Dans l'arrêt plus ancien Trust & Loan Co. of
Can. c. Lindquist and Lindquist, [1933] 2
W.W.R. 410 (B.R. Sask.), on a statué que les
tribunaux ne possédaient pas les pouvoirs, conférés
au Debt Adjustment Board par sa loi constitutive
[The Debt Adjustment Act] (S.S. 1933, chap. 82),
d'agir pour des motifs de commisération. Si les
tribunaux avaient agi pour de tels motifs, ils
auraient exercé un pouvoir et une compétence
qu'ils ne possédaient pas.
Vu l'essor extrêmement rapide qu'a connu le
droit administratif au cours des dernières années,
la prolifération des offices et des tribunaux admi-
nistratifs et le rôle que les tribunaux judiciaires
sont nécessairement appelés à jouer pour contrôler
leurs actions et leurs décisions, il est très dange-
reux que le public en général et même le milieu
juridique oublient le principe fondamental de la
séparation des pouvoirs. Ces derniers temps, les
avocats nous ont fréquemment invités à rendre des
décisions purement administratives dans toute l'ac-
ception du terme. Des demandes de cette nature
auraient été impensables il y a quelques années
seulement. Il faut absolument préserver le rôle
judiciaire indépendant des tribunaux pour garantir
l'indépendance judiciaire et la libre protection du
public contre toutes les applications non autorisées,
inopportunes et injustes des pouvoirs à caractère
administratif, politique et exécutif de l'État. Pour
arriver à le faire, les tribunaux judiciaires doivent
s'abstenir d'exercer l'une de ces fonctions ou l'un
de ces pouvoirs non judiciaires.
Selon moi, il est très important de noter à ce
stade-ci que le ministre peut exercer un pouvoir
discrétionnaire en vertu du paragraphe 5(3) et que
le gouverneur en conseil peut exercer ce même
pouvoir en vertu du paragraphe 5(4), sans qu'un
juge de la citoyenneté ou un autre fonctionnaire en
fasse la recommandation. Rien n'empêche la per-
sonne qui demande la citoyenneté de s'adresser,
soit directement, soit par l'entremise d'une autre
personne ou d'un autre représentant, au ministre
ou au gouverneur général en conseil. Le paragra-
phe 15(1) oblige le juge de la citoyenneté à exami
ner s'il y a lieu de faire une recommandation, mais
il ne limite aucunement les pouvoirs discrétionnai-
res de nature générale que l'article 5 accorde au
ministre et au gouverneur en conseil.
Malgré les fermes opinions que j'exprime en
l'espèce et que j'ai exprimées dans d'autres appels
en matière de citoyenneté au sujet du pouvoir de la
Cour de faire des recommandations de nature
administrative, plusieurs de mes confrères ont
adopté un point de vue différent. J'ai annexé aux
présents motifs une première liste d'arrêts dans
lesquels on a apparemment conclu qu'un juge pou-
vait exercer un pouvoir dans ce domaine et une
deuxième liste d'arrêts dans lesquels l'exercice de
ce pouvoir a été refusé. Ces listes ne sont pas
nécessairement exhaustives, mais elles illustrent
l'étendue des divergences de vues sur l'incidence
du paragraphe 14(5).
Il ressort toutefois de la lecture des arrêts énu-
mérés en annexe que, dans la majorité des cas, la
question de la compétence n'a été ni soulevée, ni
examinée. Dans plus de la moitié des affaires que
j'ai moi-même entendues, et dans lesquelles la
demande de citoyenneté du requérant a été rejetée,
l'amicus curiae n'a pas fait de commentaires au
sujet de la demande qui m'a été adressée par
l'avocat du requérant d'examiner s'il y aurait lieu
de faire une recommandation si ce dernier n'obte-
nait pas gain de cause. Le fait que la question n'ait
pas été prise en considération est assez compréhen-
sible étant donné que les appels ne sont pas vérita-
blement de nature contradictoire; en effet, le
ministre n'a pas d'avocat ou de représentant pour
plaider l'appel et les amici curiae n'interviennent
habituellement que lorsque des questions sont sou-
levées par la Cour.
Quoi qu'il en soit, ces courants contradictoires
de la jurisprudence devraient être tranchés soit par
la loi, soit par la Cour d'appel. Dans ce dernier
cas, il semble qu'on puisse encore interjeter appel
du refus d'un juge d'exercer un pouvoir dans un
appel en matière de citoyenneté, malgré les dispo
sitions précitées du paragraphe 14(6).
L'article 27 de la Loi sur la Cour fédérale
[L.R.C. (1985), chap. F-7] précise qu'il peut être
interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale
d'un jugement définitif, d'un jugement sur une
question de droit ou d'un jugement interlocutoire
de la Section de première instance. Aux termes du
paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté,
aucune décision de la Section de première instance
n'est susceptible d'appel. Dans le cas présent, j'ai
refusé d'exercer un pouvoir et de me prononcer sur
la question d'une éventuelle recommandation au
ministre, ou même d'envisager la possibilité de le
faire. Ce refus d'exercer un pouvoir que me con-
fère la Loi sur la citoyenneté, si ce pouvoir m'est
effectivement conféré, ne constitue pas une «déci-
sion» au sens du paragraphe 14(6). La décision
dont on parle dans ce paragraphe porte sur le fond
de la demande. Si, après avoir entendu la preuve,
je m'étais déclaré incompétent et que j'avais caté-
goriquement refusé de trancher la question relative
à l'établissement de la résidence dont j'étais saisi,
il est certain que l'une des parties en cause aurait
eu le droit de demander réparation à la Cour
d'appel. D'autre part, si, conformément au para-
graphe 14(5), la Cour a effectivement le pouvoir
d'examiner s'il y a lieu de faire une recommanda-
tion de nature administrative au ministre, mon
refus d'exercer ce pouvoir équivaut en réalité au
refus d'accomplir un devoir que m'impose la Loi,
auquel cas la Cour d'appel serait certainement
compétente selon l'article 27 de la Loi sur la Cour
fédérale ou bien pourrait invoquer le pouvoir de
surveillance qu'elle exerce sur la Section de pre-
mière instance pour m'ordonner d'accomplir ce
devoir. Autrement, l'on ferait totalement échec à
l'intention qu'a clairement exprimée le législateur
de trancher les questions soulevées dans la Loi.
Une décision de la Cour d'appel réglerait la
question une fois pour toutes. Afin de ne pas
ajouter à la confusion et d'éviter de soulever d'au-
tres controverses au sujet d'une question somme
toute assez simple, il me semblerait hautement
souhaitable qu'un appel soit interjeté de ma déci-
sion. Comme l'administration de la justice en
général et le règlement efficace des appels en
matière de citoyenneté en particulier bénéficie-
raient grandement d'une décision de la Cour d'ap-
pel, il est possible que le ministre envisage de payer
tous les dépens de l'appelant, quelle que soit l'issue
de la cause.
ANNEXE A
POUR:
Re Naber-Sykes, [1986] 3 C.F. 434; (1986), 4 F.T.R. 204
(1" inst.) (juge Walsh)
Re Salon (1978), 88 D.L.R. (3d) 238 (C.F. 1" inst.) (juge en
chef adjoint Thurlow)
In re Kleifges et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734;
(1978), 84 D.L.R. (3d) 183 (1fe inst.) (juge Walsh)
Re Maefs (1980), 110 D.L.R. (3d) 697 (C.F. 1" inst.) (juge
suppléant Grant)
In re Chute et in re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 1 C.F. 98
(1'e inst.) (juge Walsh) (note qu'il n'exerce pas ce pouvoir dans
les circonstances)
Re Kerho (1988), 21 F.T.R. 180 (C.F. 1" int.) (juge
Teitelbaum)
Re Ngo (1986), 6 F.T.R. 81 (C.F. l" inst.) (juge Denault)—
(pas d'examen)
Re Ballhorn (1981), 131 D.L.R. (3d) 505 ( C.F. 1" inst.) (juge
Mahoney)
Re Aboumalhab (1987), 17 F.T.R. 180 (C.F. l' inst.) (juge
Pinard)—adopte Re Salon
Re Brown (T-2724-80, juge Dubé, jugement en date du
3-1l-80, C.F. l'° inst., non publié)—(n'exerce pas le pouvoir)
Re Steiner (T-503-78, juge Dubé, jugement en date du 2-6-78,
C.F. 1 1 e inst., non publié)
Re Anderson (T-1066-78, juge Décary, jugement en date du
11-7-78, C.F. 1" inst., non publié)
Re Johnston (T-4908-77, juge Walsh, jugement en date du
8-5-78, C.F. l'° inst., non publié)
Re Turcan (T-3202-78, juge Walsh, jugement en date du
6-10-78, C.F. 1'e inst., non publié)
Re Hoang (T-727-89, juge Denault, jugement en date du
4-7-89, C.F. 1'e inst., encore inédit)
Re Hung -Cho (T-2676-85, juge Joyal, jugement en date du
28-8-86, C.F. l'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Ying (T-2677-85, juge Joyal, jugement en date du 28-8-86,
C.F. l'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Mitha (T-4832-78, juge Cattanach, jugement en date du
1-6-79, C.F. l' inst., non publié—(exerce le pouvoir même s'il
estime que cela n'est pas approprié) (Voir sa décision subsé-
quente dans Amendola, ci-après)
Re Zakrzewski (T-599-78, juge Dubé, jugement en date du
2-6-78, C.F. l'e inst., non publié)
Re Karroum (T-1622-89, juge Pinard, jugement en date du
2-3-90, C.F. l'e inst., encore inédit)
CONTRE:
In re Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F.
757; (1978), 87 D.L.R. (3d) 93 (1'e inst.) (juge Addy)
Re Conroy (1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. 1'e inst.) (juge
Cattanach)
In re Boutros et in re la Loi sur la citoyenneté, [1980] 1 C.F.
624; (1980), 109 D.L.R. (3d) 680 (1'e inst.) (juge Addy)
In re Aaron et in re la Loi sur la citoyenneté, [ 1982] 2 C.F. 348
(1'e inst.) (juge Addy)
Re Anquist, [1985] 1 W.W.R. 562; (1984), 34 Alta. L.R. (2d)
241 (C.F. I" inst.) (juge Muldoon)
Lakha (In re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1981] 1 C.F.
746 (1'e inst.) (juge Cattanach)
In re Albers (T-75-78, juge Addy, jugement en date du
11-5-78, C.F. 1'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Zakowski (T-2054-85, juge Addy, ordonnance en date du
28-2-86, C.F. 1fe inst., non publiée)
Re Amendola (T-177-82, juge Cattanach, jugement en date du
7-4-82, C.F. 1 r inst., non publié)—(adopte Re Akins)
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