A-226-89
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (intimée) (demanderesse)
c.
Norsk Pacific Steamship Company Limited,
Norsk Pacific Marine Services Ltd., Fletcher
Challenge Ltd., le remorqueur Jervis Crown, Fran-
cis MacDonnell (appelants) (défendeurs)
et
Crown Forest Industries Ltd., le chaland Crown
Forest No. 4, Rivtow Straits Ltd. et R.V.C. Hol
dings Ltd. faisant affaires sous la raison sociale de
Westminster Tug Boats et ladite Westminster
Tug Boats, le remorqueur Westminster Chinook et
Barry Smith (défendeurs)
et
Sa Majesté la Reine (intimée) (tierce partie)
RÉPERTORIÉ: CIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU
CANADA C. NORSK PACIFIC STEAMSHIP CO. (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Stone et MacGuigan,
J.C.A.—Ottawa, 7, 8 et 9 novembre 1989; 5 jan-
vier 1990.
Responsabilité délictuelle — Négligence — Préjudice pure-
ment financier — Une collision entre un chaland de billes, qui
était tiré par un remorqueur, et un pont de chemin de fer
appartenant à la Couronne fédérale a entraîné la fermeture du
pont et le déroutement du trafic ferroviaire — Le juge de
première instance n'a pas commis d'erreur en concluant que les
propriétaires et gestionnaires du remorqueur étaient responsa-
bles, par négligence, du préjudice purement financier en l'ab-
sence de tout dommage occasionné aux biens du CN — Il a été
satisfait aux exigences en ce qui concerne la prévisibilité
raisonnable et l'existence d'un lien suffisamment étroit entre
l'auteur du délit civil et le réclamant.
Droit maritime — Responsabilité délictuelle — Collision
entre un chaland de billes tiré par un remorqueur et un pont de
chemin de fer — Le juge de première instance n'a pas commis
d'erreur en tenant les propriétaires et gestionnaires du remor-
queur responsables, par négligence, du préjudice purement
financier subi par la compagnie ferroviaire en raison de la
fermeture du pont — Il a été satisfait aux critères de la
prévisibilité raisonnable et du lien suffisamment étroit.
Chemins de fer — Un chaland de billes tiré par un remor-
queur est entré en collision avec un pont ferroviaire apparte-
nant à la Couronne fédérale — La fermeture temporaire du
pont a obligé le CN à dérouter ses trains — Le CN a obtenu
des dommages-intérêts pour préjudice purement financier —
Le juge de première instance était justifié de tenir les proprié-
taires et gestionnaires du remorqueur responsables, par négli-
gence, du préjudice purement financier en l'absence de tout
dommage matériel occasionné aux biens du CN.
Il s'agit d'un appel formé par le propriétaire et capitaine du
remorqueur Jervis Crown contre un jugement accordant à la
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le «CN»)
des dommages-intérêts délictuels pour le préjudice purement
financier résultant d'une collision entre un chaland de billes,
qui était tiré par un remorqueur, et un pont appartenant à
Travaux publics Canada («TPC») et utilisé par le CN pour
traverser le fleuve Fraser à New Westminster (Colombie-Bri-
tannique).
Il a été admis qu'il y avait eu négligence en ce qui concerne
la collision. Comme aucune réclamation n'a été présentée pour
perte de revenus de fret mais seulement pour les frais supplé-
mentaires d'exploitation, le CN et deux autres compagnies
ferroviaires se sont vu indemniser des frais engagés pour dérou-
ter leurs trains et leur faire emprunter un autre pont. Il a été
convenu avant le procès que les demandes d'indemnisation des
deux autres compagnies ferroviaires dépendraient de la décision
rendue relativement à la demande d'indemnisation du CN.
C'est donc seulement la réclamation de ce dernier qui est
directement en cause dans le présent appel.
La question qui se pose est de savoir si le juge de première
instance a eu raison de statuer que les appelants pouvaient être
tenus responsables, par négligence, d'un préjudice purement
financier en l'absence de tout dommage matériel occasionné
aux biens du CN.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Le juge Stone, J.C.A.: Pour être indemnisable, le préjudice
ne doit pas seulement être prévisible; il doit également y avoir
un lien suffisamment étroit entre l'auteur de la faute et le
demandeur pour donner naissance à un devoir de prudence qui
incombe à celui-là envers celui-ci.
Le juge de première instance a considéré comme importants
les éléments suivants pour conclure à la responsabilité pour
préjudice purement financier: la connaissance de l'auteur de la
réclamation comme personne ou entité déterminée susceptible
de subir les dommages par opposition à la connaissance d'une
catégorie de personnes générale; la prévisibilité de la nature
précise de la perte; et l'existence d'un lien suffisamment étroit
entre l'acte commis par l'auteur du délit et les dommages
reprochés «de sorte que l'homme de la rue sensé estimerait que
le coupable est moralement tenu de dédommager la victime».
Pris collectivement, sinon, peut-être, individuellement, ces élé-
ments montrent qu'il existait un lien suffisamment étroit qui
donnait lieu à un devoir de prudence incombant aux appelants
envers le CN. Dans les circonstances exceptionnelles de l'es-
pèce, il n'y avait aucune raison de principe pour réfuter ce
devoir ou pour refuser l'indemnisation du préjudice.
Le juge MacGuigan, J.C.A. (avec l'appui du juge Heald,
J.C.A.): Il est possible de conclure, à partir des décisions
rendues par la Cour suprême du Canada dans les affaires
Rivtow Marine, Agnew-Surpass, Haig et Baird, qu'il n'existe
pas au Canada de règle absolue qui empêche l'indemnisation du
préjudice purement financier même lorsqu'il n'y a pas de
dommages matériels causés aux biens du demandeur.
La jurisprudence indique que, pour qu'il y ait responsabilité
en cas de préjudice purement financier, les tribunaux exigent,
en plus du principe général de prévisibilité raisonnable, qu'il
existe un lien suffisamment étroit entre le demandeur et le
défendeur. La solution concernant la responsabilité à l'égard du
préjudice financier ne prend pas la forme d'une décision fondée
sur une ligne de conduite. On devrait plutôt tenir compte du
principe et considérer le jugement requis en matière de respon-
sabilité comme la perception d'un lien suffisamment étroit.
Le meilleur exposé du principe du lien étroit est celui que le
juge Deane de la Haute Cour de l'Australie a fait dans l'arrêt
Sutherland Shire Council v. Heyman. Sa Seigneurie a déclaré
que ce lien étroit embrassait diverses formes: «la proximité
physique (dans l'espace et dans le temps) entre la personne ou
les biens du demandeur et la personne ou les biens du défen-
deur; un lien étroit circonstanciel comme dans des rapports
prépondérants entre employeur et employé ou entre un profes-
sionnel et son client; un lien étroit de causalité au sens d'étroi-
tesse de la relation de cause à effet entre l'acte particulier et le
dommage subi; un lien étroit assumé qui reflète une assumation
par l'une des parties de la responsabilité de prendre soin
d'éviter le dommage, ou la croyance de l'une des parties qu'une
telle prudence sera montrée par l'autre dans des cas où l'autre
partie était ou aurait dû être au courant de cette croyance». Il y
est également dit que «l'existence nécessaire d'un lien étroit sert
de pierre de touche pour reconnaître les catégories d'affaires
dans lesquelles la common law statuera qu'une partie bénéfi-
ciera d'une obligation de prudence».
Il n'était pas nécessaire que les appelants soient vraiment au
courant du préjudice (au courant du fait que le CN était
susceptible de subir des dommages et au courant de la nature
précise du préjudice), comme l'a conclu le juge de première
instance, pour qu'il y ait responsabilité; tout ce qui était requis
à cet égard, c'était la prévisibilité raisonnable. Quant au prin-
cipe de l'existence d'un lien suffisamment étroit, il est atteint
grâce notamment au troisième motif avancé par le juge de
première instance et selon lequel les biens du CN (les rails
situés des deux côtés du fleuve) n'étaient pas seulement en
rapport étroit avec le pont mais ne pouvaient être utilisés
adéquatement sans le lien essentiel que constituait le pont. De
fait, le juge de première instance a conclu que le CN était
assimilé de si près à TPC qu'il était vraiment dans le champ
raisonnable de risque des appelants au moment de l'accident.
Cela constituait «un lien à la fois physique et circonstanciel».
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Attorney -General for Ontario v. Fatehi et al. (1981), 34
O.R. (2d) 129; 127 D.L.R. (3d) 603; 18 C.C.L.T. 97; 13
M.V.R. 180 (C.A.); inf. pour d'autres motifs [1984] 2
R.C.S. 536; (1984), 15 D.L.R. (4th) 132; 31 C.C.L.T. 1;
31 M.V.R. 301; 56 N.R. 62; 60 A.C. 270; D. & F.
Estates Ltd. v. Church Comrs. for England, [1989] 1
A.C. 177 (H.L.); Anns v. Merton London Borough
Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Donoghue v. Steven-
son, [1932] A.C. 562 (H.L.); Dorset Yacht Co. Ltd. v.
Home Office, [1970] A.C. 1004 (H.L.); Hedley Byrne &
Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
(H.L.); Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. v. The Dredge
«Willemstad» (1976), 136 C.L.R. 529; 11 A.L.R. 227
(H.C.); Junior Books Ltd. v. Veitchi Co. Ltd., [1983]
A.C. 520; [1982] 3 All ER 201 (H.L.); Candlewood
Navigation Corpn. Ltd. v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd.
(«The Mineral Transporter,], [1986] A.C. 1; [1985] 2
All ER 935 (P.C.); Leigh and Sillavan Ltd. v. Aliakmon
Shipping Co. Ltd., [1986] A.C. 785; [1986] 2 All ER 145
(H.L.); Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works et
autre, [1974] R.C.S. 1189; (1973), 40 D.L.R. (3d) 530;
[1973] 6 W.W.R. 692; Kamloops (Ville de) c. Nielsen et
autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641;
[1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97; Agnew-Surpass
Shoe Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments Ltd.,
[1976] 2 R.C.S. 221; (1975), 55 D.L.R. (3d) 676; [1975]
I.L.R. 1-675; 4 N.R. 547; Haig c. Bamford et autres,
[1977] 1 R.C.S. 466; (1976), 72 D.L.R. (3d) 68; [1976] 3
W.W.R. 331; 27 C.P.R. (2d) 149; 9 N.R. 43; B.D.C. Ltd.
c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228; (1986),
26 D.L.R. (4th) 1; [1986] 3 W.W.R. 216; 1 B.C.L.R.
(2d) 324; 36 C.C.L.T. 87; 65 N.R. 261; Central Trust
Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; (1986), 75 N.S.R.
(2d) 109; 31 D.L.R. (4th) 481; 186 A.P.R. 109; 34
B.L.R. 187; 37 C.C.L.T. 117; 42 R.P.C. 161; Baird c. La
Reine du chef du Canada, [1984] 2 C.F. 160; (1983),
148 D.L.R. (3d) 1; 48 N.R. 276 (C.A.); Gypsum Carrier
Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147; (1977), 78 D.L.R.
(3d) 175 (1re inst.); Bethlehem Steel Corporation c.
Administration de la voie maritime du Saint-Laurent,
[1978] 1 C.F. 464; (1977), 79 D.L.R. (3d) 522 (1" inst.);
Interocean Shipping Company c. Le navire Atlantic
Splendour, [1984] 1 C.F. 931; (1983), 26 C.C.L.T. 189
(1" inst.); Nicholls v. Township of Richmond et al.
(1983), 145 D.L.R. (3d) 362; [1983] 4 W.W.R. 169; 43
B.C.L.R. 162; 1 C.C.E.L. 188; 24 C.C.L.T. 253; 33
C.P.C. 310 (C.A.); Maughan and Maughan v. Interna
tional Harvester Company of Canada Limited (1980), 38
N.S.R. (2d) 101; 112 D.L.R. (3d) 243 (C.A.); Yume-
rovski et al. v. Dani (1977), 18 O.R. (2d) 704; 83 D.L.R.
(3d) 558; 4 C.C.L.T. 233 (C. cté); conf. par (1979), 120
D.L.R. (3d) 768 (C.A. Ont.); Sutherland Shire Council
v. Heyman (1985), 60 ALR 1 (H.C.); Simpson v. Thom-
son (1877), 3 App. Cas. 279 (H.L.); Hill v. Chief Cons
table of West Yorkshire, [1989] A.C. 53 (H.L.); Yeun
Kun Yeu v. Attorney-General of Hong Kong, [1988]
A.C. 175 (P.C.).
DÉCISIONS CITÉES:
Cattle v. Stockton Waterworks Company (1875), L.R. 10
Q.B. 453; Ultramares Corporation v. Touche, 255 N.Y.
170; 174 N.E. 441 (Ct. App. 1931); Morrison Steamship
Co., Ld. v. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947]
A.C. 265 (H.L.); East River S.S. Corp. v. Transamerica
Delaval, Inc., 106 S. Ct. 2295 (1986); Reid v. Rush &
Tomkins Group plc, [1989] 3 All ER 228 (C.A.); Nunes
Diamonds (J.) Ltd. c. Dominion Electric Protection Co.,
[1972] R.C.S. 769; (1972), 26 D.L.R. (3d) 699; Univer
sity of Regina v. Pettick et al. (1986), 51 Sask. R.
270; 38 C.C.L.T. 230; 23 C.L.R. 204 (B.R.); Dominion
Tape of Canada Ltd. v. L. R. McDonald & Sons Ltd. et
al., [1971] 3 O.R. 627; (1971), 21 D.L.R. (3d) 299 (C.
cté); Smith et al. v. Melancon, [1976] 4 W.W.R. 9
(C.S.C.-B.); MacMillan Bloedel Ltd. v. Foundation
Company of Canada Ltd. (1977), 75 D.L.R. (3d) 294;
[1977] 2 W.W.R. 717; 1 C.C.L.T. 358 (C.S.C.-B.);
Trappa Holdings Ltd. v. District of Surrey et al. (1978),
95 D.L.R. (3d) 107; [1978] 6 W.W.R. 545 (C.S.C.-B.);
Gold v. The DeHavilland Aircraft of Can. Ltd., [1983] 6
W.W.R. 229; (1983), 25 C.C.L.T. 180 (C.S.C.-B.);
Spartan Steel & Alloys Ltd. v. Martin & Co. (Contrac-
tors) Ltd., [1973] Q.B. 27 (C.A.); S.C.M. (United King
dom) Ltd. v. W. J. Whittall and Son Ltd., [1971] 1 Q.B.
337 (C.A.); Ross v. Counters, [1980] Ch. 297; Lumley v.
Gye (1853), 2 El. & Bl. 216 (Q.B.).
DOCTRINE
Atiyah, P. S. «Negligence and Economic Loss» (1967), 83
L.Q. Rev. 248.
Blom, Joost. «Economic Loss: Curbs on the Way Ahead?»
(1987), 12 Can. Bus. L.J. 275.
Burns, Peter J. «Recent Developments in Negligence
Law» in Negligence Law in the 1990's. Vancouver:
Continuing Legal Education Society of British Colum-
bia, 1985.
Cane, Peter. «Economic Loss in Tort: Is the Pendulum
Out of Control?» (1989), 52 Mod. L. Rev. 200.
Feldthusen, Bruce. Economic Negligence, 2° éd. Toronto:
Carswell, 1989.
Feldthusen, Bruce. «Economic Loss: Where Are We
Going After Junior Books?» (1987), 12 Can. Bus. L.J.
241.
Feldthusen, Bruce. «Pure Economic Loss Consequent
Upon Physical Damage to a Third Party» (1977), 16
U.W.O.L. Rev. 1.
Fleming, John G. The Law of Torts, 7° éd. Sydney: Law
Book Co. Ltd., 1987.
Jones, Michael A. «Economic Loss—A Return to Prag
matism» (1986), 102 L.Q. Rev. 13.
Jutras, Daniel. «Civil Law and Pure Economic Loss:
What Are We Missing?» (1987), 12 Can. Bus. L.J.
295.
Linden, Allen M. La responsabilité civile délictuelle, 4°
éd. Cowansville: Éditions Yvon Blais Inc., 1988.
Markesinis, B. S. «An Expanding Tort Law—The Price
of a Rigid Contract Law» (1987), 103 L.Q. Rev. 354.
Smilie, J. A. «Negligence and Economic Loss» (1982), 32
U. T. L.J. 231.
AVOCATS:
P. D. Lowry et J. W. Perrett pour les appe-
lants (défendeurs).
David F. McEwen pour l'intimée (demande-
resse) la Compagnie des chemins de fer natio-
naux du Canada.
PROCUREURS:
Campney & Murphy, Vancouver, pour les
appelants (défendeurs).
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour
l'intimée (demanderesse) la Compagnie des
chemins de fer nationaux du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE STONE, J.C.A.: Je suis respectueuse-
ment d'accord avec le juge MacGuigan pour dire
que, dans les circonstances de la présente affaire,
les appelants (défendeurs) avaient un devoir de
prudence envers l'intimée (demanderesse) et, par
conséquent, que ceux-là étaient tenus de réparer le
préjudice purement financier subi par celle-ci. Je
suis également d'accord en général avec les motifs
qu'il a exprimés, mais je désire toutefois ajouter les
présents motifs.
Je conviens dès le début que la question de
savoir si et dans quelles circonstances la loi devrait
permettre l'indemnisation du préjudice purement
financier est une question «controversée»'. Les tri-
bunaux d'instance supérieure se sont montrés peu
disposés, à des degrés différents, à permettre des
empiétements sur la règle d'exclusion établie dans
l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Company
(1875), L.R. 10 Q.B. 453, et confirmée par la
Chambre des lords dans l'arrêt Simpson v. Thom-
son (1877), 3 App. Cas. 279. En effet, Me Lowry
soutient que la règle existe maintenant depuis plus
d'un siècle et reste valable sur le plan juridique
tant au Royaume-Uni qu'au Canada et également
que les empiétements judiciaires qui ont pu se
produire ont été circonscrits avec soin.
Je vais commencer par une brève revue des
arrêts de base. Le demandeur dans l'arrêt Cattle a
passé un contrat avec Knight, le propriétaire de
terrains contigus aux deux côtés d'un chemin, afin
de percer un tunnel sous le chemin de façon à
relier les terrains se trouvant des deux côtés, le sol
du chemin lui-même étant considéré par la loi
comme appartenant aux propriétaires du terrain
contigu. Les travaux ont été retardés, et le deman-
deur a été exposé à des dépenses lorsqu'un écoule-
ment d'eau provenant de la conduite principale du
défendeur située à un niveau plus élevé que le
chemin est venu entraver l'exécution des travaux.
La demande d'indemnisation portait sur le préju-
dice purement financier découlant de cette entrave
au droit du demandeur de retirer du contrat des
profits plus élevés. En rejetant la demande d'in-
demnisation, le juge Blackburn s'est demandé (à la
page 457) si le demandeur Cattle pouvait [TRA -
Le juge Wilson, dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen
et autres, [1984] 2 R.C.S. 2, à la p. 25.
DUCTION] «intenter une action en son propre nom
pour le préjudice qu'il a de fait subi à la suite des
dommages que les défendeurs ont causés aux biens
de Knight, lui faisant perdre à lui, Cattle, de
l'argent dans le cadre du contrat?», et il a répondu
à la question par la négative. Voici les motifs qu'il
a formulés succinctement à cet égard, aux pages
457 et 458:
[TRADUCTION] En l'espèce, il s'agit d'une objection mineure
et non justifiée, et nous devrions être contents d'éviter de lui
donner effet. Mais si nous le faisions, nous établirions un
précédent pour dire que, dans une affaire comme Fletcher v.
Rylands (Law Rep. 1 Ex. 265; Law Rep. 3 H.L. 330) le
défendeur serait exposé à des poursuites, non seulement de la
part du propriétaire de la mine inondée et de ceux de ses
ouvriers dont les outils ou les vêtements ont été endommagés,
mais également de la part de tout ouvrier et de tout employé de
la mine, qui à la suite de l'arrêt des opérations ont touché des
salaires inférieurs à ceux qu'ils auraient retirés sans cela. Et on
pourrait suggérer beaucoup d'autres cas similaires auxquels
cela pourrait s'appliquer. On peut avancer qu'il est juste que
toutes ces personnes devraient être indemnisées pour pareilles
pertes et que si la loi ne leur accorde aucun recours elle est
imparfaite. C'est peut-être vrai. Mais, comme l'a souligné le
juge Coleridge dans l'arrêt Lumley v. Gye (2 E. & B. à la p.
252; 22 L. J. (Q.B.) à la p. 479), les cours de justice ne
devraient pas «prendre la liberté dans la recherche de recours
parfaitement complets pour tous les actes préjudiciables, d'ou-
trepasser les limites que notre droit, selon une sage perception,
à mon avis, de ses pouvoirs limités, s'est imposées, de réparer
seulement les conséquences immédiates et directes d'actes pré-
judiciables». Sur ce point, nous sommes tout à fait d'accord.
Aucune décision judiciaire n'a été citée en faveur du droit du
demandeur d'intenter une poursuite, et, à notre connaissance, il
n'y en avait aucune qui aurait pu l'être.
En l'espèce, il s'agit ... tout au plus ... d'une omission
de remplir un devoir, qui a occasionné un préjudice aux biens
de Knight, mais qui n'a endommagé aucun bien du demandeur.
La réclamation du demandeur vise l'indemnisation des domma-
ges qu'il a subis du fait que son contrat avec Knight est devenu
moins avantageux ou, peut-être, pas du tout rentable à la suite
de ces dommages aux biens de Knight. Nous pensons que cela
ne lui confère aucun droit d'action.
Deux ans plus tard, les motifs sous-tendant la
règle ont été exprimés plus clairement par lord
Penzance dans l'arrêt Simpson, précité, à la page
289:
[TRADUCTION] Mais, dans leur plaidoirie devant vos Sei-
gneuries, les avocats des intimés ont fondé leur attitude sur un
terrain beaucoup plus vaste. Ils ont prétendu que les assureurs,
en vertu de la police qu'ils ont conclue relativement au navire,
avaient un intérêt dans la protection de celui-ci, en ce sens que
tout dommage ou préjudice subi par lui les concernerait indi-
rectement en raison du contrat; et que cet intérêt était tel qu'il
leur permettrait d'intenter une action en leur nom contre
l'auteur du délit. Cette proposition confirme virtuellement un
principe que, à mon avis, vos Seigneuries feront bien de prendre
en considération avec quelque soin, car il se trouvera à avoir
une application et une signification beaucoup plus larges que
n'importe quel de ceux qui peuvent être concernés dans les
événements d'un contrat d'assurance. Le principe en cause me
semble être le suivant: lorsque l'auteur d'un délit cause des
dommages à un bien meuble, non seulement le propriétaire de
ce bien meuble mais également tous ceux qui par contrat avec
le propriétaire sont liés aux obligations dont l'exécution est
devenue plus onéreuse ou qui ont obtenu pour eux-mêmes des
avantages qui sont rendus moins intéressants en raison des
dommages occasionnés au bien meuble, ont un droit d'action
contre l'auteur du délit bien qu'ils n'aient pas de droit de
propriété immédiat ou réversif sur le meuble, ni aucun droit de
possession en raison d'un contrat se rapportant au bien meuble
lui-même, comme au moyen d'un privilège ou d'une
hypothèque.
Les appelants (défendeurs) allèguent que la
règle d'exclusion a été reconnue au Canada par les
plus hauts tribunaux et citent à titre d'exemples
des renvois à l'arrêt Cattle dans Rivtow Marine
Ltd. v. Washington Iron Works et autre, [1974]
R.C.S. 1189; et Kamloops (Ville de) c. Nielsen et
autres, [1984] 2 R.C.S. 2. En outre, dans l'arrêt
Attorney -General for Ontario v. Fatehi et al.
(1981), 34 O.R. (2d) 129 (C.A.), (infirmé pour
d'autres motifs par [1984] 2 R.C.S. 536), le juge
d'appel Wilson (tel était alors son titre), après
avoir examiné à fond les décisions judiciaires et
notamment l'opinion exprimée par le juge Pigeon
dans l'arrêt Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c.
Cummer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S.
221, à la page 252, selon lequel il avait été établi
dans l'arrêt Rivtow «que le recouvrement de la
perte économique causée par la négligence est
admis même sans recouvrement pour dommages
matériels», a fait remarquer à la page 139:
[TRADUCTION] Malgré cela, la règle d'exclusion a la vie dure.
Dans deux décisions récentes, Bethlehem Steel Corp. c. L'Ad-
ministration de la voie maritime du Saint-Laurent et autres,
[1978] I C.F. 464, 79 D.L.R. (3d) 522, et Ital-Canadian
Investments Ltd. v. North Shore Plumbing & Heating Co. Ltd.
et al., [1978] W.W.R. 289 (C.S.C.-B.), le droit à une indemni-
sation pour préjudice purement financier a été limité à des cas
où il y avait eu également un préjudice physique à la personne
ou aux biens ou menace de préjudice.
Et elle ajoutait, à la page 140:
[TRADUCTION] J'ai conclu, à partir d'une revue des principa-
les décisions anglaises et canadiennes, que, bien que les tribu-
naux canadiens aient empiété sur la règle d'exclusion davantage
que les tribunaux anglais, on ne s'en est pas écarté de façon
spectaculaire malgré les remarques faites par le juge Pigeon
dans l'arrêt Agnew-Surpass, précité. Je dis cela parce que les
juges formant la majorité dans l'arrêt Rivtow, précité, ont
conclu qu'il fallait fonder l'indemnisation sur l'existence d'un
préjudice distinct, le manquement au devoir d'avertir découlant
du lien spécial existant entre les parties, et le juge Laskin a
exigé l'existence d'une menace de préjudice physique à la
personne ou aux biens. Aucun des juges de la Cour ne semble
avoir été disposé à aller aussi loin que le lord juge Edmund
Davies dans son jugement dissident dans l'arrêt Spartan Steel,
précité, et à permettre l'indemnisation du préjudice financier
comme conséquence directe et raisonnablement prévisible du
vice de conception ou de fabrication de la grue. Dans des cas où
il n'y a ni délit distinct ni menace de préjudice physique, la
clause d'exclusion semble être encore bien en vigueur au
Canada.
Les appelants (défendeurs) insistent beaucoup
sur trois décisions récentes de la Chambre des
lords et du Conseil privé qui confirment de nou-
veau la règle d'exclusion en common law anglaise,
mais dont aucune n'a fait droit à une demande
d'indemnisation de préjudice purement financier.
La première, Candlewood Navigation Corpn. Ltd.
v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. [(The Mineral Trans
porter»], [1986] A.C. 1 (P.C.), concernait une
demande d'indemnisation présentée par un affré-
teur coque nue pour les frais de réparation d'un
navire endommagé dans une collision avec un
autre navire, ainsi qu'une demande d'indemnisa-
tion présentée par un armateur-affréteur (égale-
ment propriétaire du navire) pour la perte du loyer
d'affrètement et la perte de profits durant le temps
où le navire a été désarmé. Dans l'arrêt Leigh and
Sillavan Ltd. v. Aliakmon Shipping Co. Ltd.,
[1986] A.C. 785 (H.L.), la demanderesse, un
acheteur coût-fret de marchandises transportées à
bord d'un navire, a réclamé contre le transporteur
l'indemnisation des dommages causés aux mar-
chandises durant le transit, au cours duquel le
risque de perte mais non la propriété des marchan-
dises avait été transmis à la demanderesse qui
n'était pas partie au contrat de transport. Enfin,
l'arrêt D. & F. Estates Ltd. v. Church Comrs. for
England, [1989] 1 A.C. 177 (H.L.) concernait une
demande d'indemnisation présentée par des loca-
taires contre un entrepreneur général pour les frais
de réparation de travaux de plâtrage défectueux
effectués dans des locaux par un sous-traitant, et
une demande distincte d'indemnisation présentée
par les occupants des locaux pour la perte de
jouissance de leur utilisation et de leur occupation
durant les travaux de restauration.
Ainsi qu'il appert de l'arrêt Candlewood lui-
même (aux pages 24 et 25) où a été refusée
l'indemnisation de préjudices purement financiers,
la décision rendue précédemment par la Chambre
des lords dans l'affaire Junior Books Ltd. v. Veit -
chi Co. Ltd., [1983] A.C. 520, a été circonscrite
avec soin, et le raisonnement suivi par les diffé-
rents juges de la Haute Cour de l'Australie dans
l'arrêt Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. v. The
Dredge «Willemstad» (1976), 136 C.L.R. 529, n'a
pas été considéré comme étant utile. Il en résulte,
selon les appelants (défendeurs), que la règle d'ex-
clusion existe encore au Royaume-Uni. En effet,
cela semble bien ressortir de l'opinion de lord
Fraser of Tullybelton (à la page 17):
[TRADUCTION] Les deux arrêts Cattle, L.R. 10 Q.B. 453, et
Simpson, 3 App. Cas. 279, tiennent depuis plus de cent ans et
ont été souvent cités favorablement dans des arrêts subséquents,
tant au Royaume-Uni qu'ailleurs. Ils indiquent, de l'avis de
leurs Seigneuries, que la raison valable pour refuser un droit
d'action à une personne qui a subi un préjudice financier à la
suite d'un dommage occasionné aux biens d'une autre personne
est que, pour des raisons pratiques, il est considéré inopportun
de faire droit à sa demande d'indemnisation.
Et, comme sa Seigneurie l'a fait remarquer au
sujet de l'arrêt Junior Books aux pages 24 et 25
[TRADUCTION] «Cette affaire peut être considérée
comme ayant étendu quelque peu la portée de
l'obligation, mais cette extension n'allait pas dans
le sens de la reconnaissance du droit de poursuivre
pour une personne qui a subi un préjudice finan
cier parce que son contrat avec la victime de la
faute était devenu moins avantageux ou plus avan-
tageux du tout.»
Fondamentalement, la préoccupation exprimée
dans ces arrêts est purement pratique et concerne
le développement d'une responsabilité indétermi-
née ainsi que la nécessité en droit d'un degré
raisonnable de certitude. En même temps, on
exprime de façon différente une préoccupation
marquée en faveur d'une décision juste et équita-
ble dans les cas particuliers, préoccupation qui se
reflète peut-être dans la sévie de questions pour la
forme (énumérées par mon collègue) posées par le
juge Wilson dans l'arrêt Kamloops, précité, aux
pages 28 et 29. Quant à la préoccupation précé-
dente, il semble y avoir, au fond de celle-ci, la
reconnaissance du fait que, dans notre société, à
tout moment donné, il est possible de se trouver en
présence de liens contractuels nombreux et même
complexes et envahissants relativement à différen-
tes sortes d'activités économiques qui entraînent la
création d'avantages sociaux s'appliquant à de
larges segments de la population en général. En
droit, faire supporter à l'auteur négligent d'une
faute une responsabilité qui va au-delà de celle
engendrée par la propriété ou la possession d'un
bien qui subit par négligence un préjudice physi
que, y compris un préjudice purement financier
consécutif à celui-ci, consisterait à étendre le
champ d'application de la responsabilité d'une
manière qui pourrait gravement surcharger les
générateurs de ces activités et amoindrir par con-
séquent la gamme de ces avantages qui existent
pour la société dans son ensemble. Il est préférable
que ce genre de préjudice puisse faire l'objet d'une
assurance ou d'une indemnisation d'une autre
façon aux termes des engagements contractuels,
plutôt que de reposer exclusivement sur les épaules
du simple auteur de la faute. C'est peut-être bien
la préoccupation qu'a voulu exprimer le juge Estey
dans l'arrêt B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd.,
[1986] 1 R.C.S. 228, à la page 243, où il a déclaré:
Les tribunaux de notre pays continueront indubitablement de
chercher des limites raisonnables et pratiques à la responsabi-
lité d'un fournisseur négligent de produits manufacturés ou de
services, à la responsabilité d'un entrepreneur négligent à
l'égard d'engagements contractuels envers d'autres personnes,
et à la responsabilité de personnes qui font de fausses déclara-
tions par négligence. Dans cette recherche, les tribunaux veille-
ront à protéger la collectivité contre les dommages subis par
suite d'une violation de l'obligation de «lien étroit». Mais en
même temps, l'énoncé d'une limite précise de responsabilité, qui
soit susceptible d'application pratique, doit refléter les réalités
de la vie moderne, de sorte que les activités sociales et commer-
ciales puissent se poursuivre sans être gênées par un fardeau qui
importe plus que l'avantage que représente pour la collectivité
le principe historique du lien étroit.
Il est bien établi, je crois, que, pour être indem-
nisable, le préjudice doit de toute façon être prévi-
sible, mais l'existence d'un devoir de prudence et,
par conséquent, d'une responsabilité prima fade à
l'égard d'un préjudice dépend maintenant beau-
coup plus que de la simple prévisibilité 2 . Je suis
convaincu que le préjudice était prévisible. Il doit
également y avoir un lien suffisamment étroit
entre l'auteur de la faute et le demandeur pour
donner naissance à un devoir de prudence qui
incombe à celui-là envers celui-ci. Je n'ai pas
l'intention de passer en revue les origines et l'appli-
cation du principe du «lien étroit>, car ce serait
parcourir encore une fois un terrain déjà arpenté
par mon collègue, et je me contenterai de quelques
2 Ainsi, dans l'arrêt Hill v. Chief Constable of West York-
shire, 11989] A.C. 53 (H.L.), lord Keith of Kinkel a dit, à la p.
60:
(Suite à la page suivante)
remarques au sujet des deux propositions énoncées
par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton
London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)
pour déterminer la responsabilité en cas de négli-
gence à la lumière des récents développements. Sa
première proposition exige que, pour établir l'exis-
tence d'un devoir prima facie de prudence, le
tribunal se demande [TRADUCTION] [à la page
751] «s'il existe entre l'auteur présumé de la faute
et la personne qui a subi le préjudice, un lien
suffisamment étroit pour que l'imprudence de la
part de l'auteur de la faute puisse raisonnablement
être perçue par celui-ci comme étant susceptible de
causer un préjudice à l'autre personne». Si la
réponse à cette question est «oui», le tribunal doit
alors se demander [TRADUCTION] [à la page 752]
«s'il existe des considérations qui pourraient res-
treindre ou limiter la portée de cette obligation, la
catégorie de personnes à qui cette obligation béné-
ficie ou les dommages qui peuvent être causés par
l'inexécution de cette obligation, ou faire conclure
à l'inexistence de l'obligation, de la catégorie de
personnes ou de l'obligation de dédommager».
Cette formulation a en effet été appliquée par la
Cour suprême dans les arrêts B.D.C. Ltd., précité,
et Kamloops, précité.
Actuellement, au Royaume-Uni, il semble y
avoir une tendance grandissante de considérer la
formulation figurant dans l'arrêt Anns comme
étant quelque peu plus stricte que cela peut avoir
été le cas jusqu'ici. Dans l'arrêt Candlewood, par
exemple, lord Fraser of Tullybelton a, à la page
21, attiré l'attention sur [TRADUCTION] «l'avertis-
sement donné par lord Keith of Kinkle dans l'arrêt
(Suite de la page précédente)
[TRADUCTION] On a dit trop souvent pour qu'il soit
nécessaire de le répéter que la prévisibilité d'un préjudice
probable n'est pas en soi un critère suffisant de responsabilité
en cas de négligence. Il faut invariablement un autre élément
pour établir le degré d'étroitesse du lien entre le demandeur
et le défendeur, mais toutes les circonstances de l'affaire
doivent être examinées et analysées soigneusement afin de
s'assurer de la présence d'un tel élément. On constatera que
la nature de cet élément varie dans un certain nombre de
catégories différentes d'affaires tranchées.
Et dans l'arrêt Yeun Kun Yeu v. Attorney -General of Hong
Kong, [1988] A.C. 175 (P.C.), lord Keith of Kindel a déclaré, à
la p. 192:
[TRADUCTION] La prévisibilité du préjudice est un élément
nécessaire d'un tel lien, mais ce n'est pas le seul. Autrement,
il y aurait responsabilité par négligence de la part de la
personne qui en voit une autre sur le point de franchir un
escarpement sans s'en rendre compte et qui ne lui crie pas de
faire attention.
Governors of the Peabody Donation Fund v. Sir
Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210, à
la page 240, au sujet de la nécessité de résister à la
tentation de traiter ces passages tirés de l'opinion
de lord Wilberforce comme ayant un caractère
définitif», et il a ajouté que, [TRADUCTION] «de
toute façon, ils ne s'appliquent pas directement
aux faits du présent appel, parce qu'aucun des
trois arrêts mentionnés par lord Wilberforce ne
concernait des demandes d'indemnisation présen-
tées contre l'auteur de la faute par une personne
qui n'était pas la victime de sa négligence mais par
un tiers dont le seul lien qu'il entretenait avec la
victime était contractuel». Ce que je puis discerner
de ces arrêts et d'autres arrêts anglais 3 , c'est que,
fondamentalement, l'existence d'un devoir de pru
dence doit être déterminée en fonction de l'appli-
cation exlusive de la première de ces deux proposi
tions, la seconde étant confinée à toute question de
principe pour refuser l'indemnisation malgré qu'on
ait conclu à l'existence d'un devoir de prudence.
Bien que les tribunaux aient été saisis de nom-
breuses affaires dans lesquelles des demandes d'in-
demnisation pour préjudice purement financier ont
été acceuillies ou rejetées, il semblerait que, pour
bien comprendre le problème auquel nous faisons
face, il faille peut-être évaluer ce que les affaires
tranchées signifient vraiment, tout particulière-
ment celles dans lesquelles l'indemnisation a été
accordée. J'ai déjà mentionné les deux décisions
anglaises sur lesquelles est fondée la règle d'exclu-
sion, et également les deux premiers des trois
arrêts les plus récents de la Chambre des lords et
du Conseil privé confirmant la règle. Tous les
quatre tombent dans la même catégorie générale,
c'est-à-dire le préjudice purement financier décou-
lant d'un empiétement sur des liens contractuels
subsistant entre un demandeur et le propriétaire
ou le possesseur de biens endommagés par un
défendeur qui était l'auteur de la faute. Il en est
ainsi de l'arrêt australien Caltex, précité, qui per-
mettait l'indemnisation d'un tel préjudice. Dans
d'autres arrêts, qui tombent dans des catégories
tout à fait différentes, la demande d'indemnisation
pour préjudice purement financier a été accueillie:
par ex. Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller &
3 Voir par ex. Yeun Kun Yeu v. Attorney -General of Hong
Kong, précité, note n° 2, motifs de lord Keith of Kinkel, aux p.
190à 192.
Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.); et Haig c.
Bamford et autres, [1977] 1 R.C.S. 466 (con-
fiance en des renseignements inexacts fournis par
négligence); Rivtow, précité (omission d'avertir
par le manufacturier); Kamloops, précité (négli-
gence par des autorités municipales relativement à
une obligation prévue par la loi); et Ross v. Caun-
ters, [1980] Ch. 297 (responsabilité de l'avocat).
Cela dit, ainsi qu'il semble particulièrement res-
sortir du premier des trois arrêts anglais récents
(Candlewood, précité) et être déclaré de nouveau
dans le deuxième (Aliakmon, précité), au
Royaume-Uni du moins, il ne peut y avoir indem-
nisation d'un préjudice purement financier décou-
lant d'une entrave à des droits contractuels. Bien
que, comme je l'ai signalé, dans la jurisprudence
de notre pays on ait exprimé des préoccupations en
ce qui concerne le problème de la responsabilité
indéterminée dans les cas de préjudice purement
financier, aucune décision exécutoire ne s'est
encore rendue aussi loin que la Chambre des lords.
Plus exactement, d'après les affaires jugées ici, il
semblerait que la question importante est celle de
savoir s'il existait un lien étroit entre les appelants
(défendeurs) et l'intimée (demanderesse) qui don-
nait lieu à un devoir de prudence qui incombait à
ceux-là envers celle-ci. Le juge Blackburn a
accepté cette conception dans l'arrêt Cattle même
dans lequel, en citant les mots du juge Coleridge
dans l'arrêt Lumley v. Gye (1853), 2 El. & Bl. 216
(Q.B.), il a fait remarquer que les tribunaux
s'étaient imposé [TRADUCTION] «de réparer seule-
ment les conséquences directes et immédiates des
actes délictueux». Le juge Ritchie a limité sa criti
que de ce critère dans l'arrêt Rivtow, précité,
quand il a déclaré, aux pages 1211 et 1212:
Le raisonnement de M. le Juge Blackburn dans cette dernière
affaire me semble dicté par les conceptions de l'époque sur le
caractère prochain ou éloigné du dommage et je crois que sa
façon d'aborder requiert une nouvelle appréciation à la lumière
du jugement rendu dans l'affaire M'Alister (Donoghue) v.
Stevenson ..
C'est l'approche adoptée par le juge Estey dans
l'arrêt Hofstrand, précité, pour rejeter une
demande d'indemnisation pour préjudice purement
financier.
Nous ne nous intéressons pas ici à la responsabi-
lité de tous les utilisateurs du pont de chemin de
fer comme c'était le cas dans l'arrêt Gypsum
Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147 (ire
inst.), mais seulement à l'utilisation qui en était
faite par l'intimée (demanderesse) à l'époque de la
collision. En tout cas, la preuve présentée devant
nous laisse entendre que les contrats conclus avec
les compagnies ferroviaires pour l'utilisation du
pont n'avaient pas, comme on l'a jugé dans cette
affaire-là (à la page 152) «sensiblement les mêmes
signification et effet» car, comme le souligne mon
collègue le juge MacGuigan, le contrat auquel
l'intimée (demanderesse) était partie contenait une
clause qui ne figurait pas dans les autres contrats.
De plus, et non sans quelque importance, on a
constaté au procès que l'intimée (demanderesse)
avait fourni sans frais au propriétaire du pont les
services consultatifs d'un ingénieur à plein temps.
Dans ses observations, Me Lowry a contesté à la
fois le bien-fondé des conclusions du juge de pre-
mière instance [(1989), 49 C.C.L.T. 1; 26 F.T.R.
81, quant aux faits à la page 28 C.C.L.T.]:
1. Non seulement les défendeurs pouvaient-ils prévoir que le
CN, comme entité juridique distincte plutôt que comme
membre d'une catégorie, ait vraisemblablement subi la perte à
l'égard de laquelle il veut être indemnisé, mais ils le savaient
effectivement.
2. La nature précise de la perte financière était non seule-
ment prévisible, elle était effectivement connue.
3. Les dommages ont été causés et ni le montant ni le
moment ne sont indéterminés.
4. Il existe un lien suffisamment étroit entre la perte alléguée
et le délit.
5. Non seulement la propriété du CN est-elle située à proxi-
mité du pont, mais celui-ci constitue un lien essentiel entre les
voies de la société ferroviaire situées de chaque côté du fleuve,
lien sans lequel ce dernier ne peut vraiment jouir de sa
propriété.
et la validité des éléments qu'il considérait impor-
tants pour conclure à la responsabilité pour préju-
dice purement financier (aux pages 28 et 29
C.C.L.T.):
1. La connaissance de l'auteur de la réclamation comme
personne ou entité déterminée qui est susceptible de subir les
dommages par opposition à la connaissance d'une catégorie de
personnes générale ou indéterminée.
2. La preuve non seulement du fait que la perte était proba-
blement prévisible, mais du fait que la nature précise de cette
perte aurait dû l'être.
3. L'existence d'un lien suffisamment étroit entre l'acte
commis par l'auteur du délit et les dommages reprochés, de
sorte que l'homme de la rue sensé estimerait que le coupable est
moralement tenu de dédommager la victime (Caltex Oil Aus-
tralian Property Ltd. v. the Dredge Willemstad) ou, en d'autres
mots, la preuve d'un lien suffisamment étroit avec le bien
concerné pour donner lieu à un devoir de prudence envers
l'auteur de la réclamation.
À mon avis, pris collectivement, sinon, peut-être,
individuellement 4 , ces éléments montrent qu'il
existait un lien suffisamment étroit qui donnait
lieu à un devoir de prudence incombant aux appe-
lants (défendeurs) envers l'intimée (demande-
resse); il s'agit d'une affaire concluante pour l'in-
demnisation du préjudice réclamé. Dans les
circonstances exceptionnelles de l'espèce, je ne puis
trouver aucune raison de principe pour réfuter ce
devoir ou pour refuser l'indemnisation du préju-
dice. Sur ces mots, je voudrais encore une fois
souligner que la question dont nous sommes saisis
concerne seulement la responsabilité quant au pré-
judice purement financier subi par l'intimée
(demanderesse) et pas du tout les demandes d'in-
demnisation de la même nature présentées par les
autres utilisateurs du pont.
Enfin, comme les affaires jugées le montrent
également, le défi de formuler un principe d'appli-
cation générale pour les cas de ce genre qui ont
«une limite précise de responsabilité, qui soit sus
ceptible d'application pratique» 5 , s'est avéré à la,
fois ambigu et décourageant, et il n'est pas du tout
facile de concevoir la forme éventuelle qu'une telle
formulation pourrait prendre ou même, en effet,
qu'il en émergera une bientôt. Néanmoins, je par-
tage l'optimisme exprimé par sir Robert Megarry
dans l'arrêt Ross v. Caunters, précité, à la page
321:
[TRADUCTION] Je suis content—et même heureux—de laisser
à d'autres tribunaux dans d'autres affaires portant sur d'autres
faits le soin d'élaborer le ou les critères qui doivent être
appliqués. Dans certaines affaires, il peut bien ne pas y avoir
beaucoup plus que ]'«impression générale» de l'affaire pour
4 Dans l'arrêt Caltez, précité, on trouve un certain support
pour la notion de la connaissance par l'auteur du délit de
l'auteur de la réclamation comme personne comme un critère
valable de proximité et donc de devoir (voir les jugements du
juge Gibbs, à la p. 555, et du juge Mason, à la p. 593), mais
cela a été rejeté dans l'arrêt Candlewood, précité, à la p. 24,
comme manquant de logique. Ici au Canada, le juge Dickson
(tel était alors son titre) à la p. 476 de l'arrêt Haig c. Bamford,
précité, a considéré un tel critère comme «trop strict», tandis
que le juge Wilson, à la p. 31 de l'arrêt Ville de Kamloops,
précité, a exprimé un certain scepticisme quant à son bien-
fondé, en disant que, bien qu'un tel critère «[puisse] rendre
déterminée la catégorie de personnes ... [il] ne garantit pas
qu'elle sera limitée». Selon ma perception des choses, le problè-
me qui se pose avec ce critère, pris individuellement, est qu'il
pourrait limiter indûment la responsabilité lorsqu'il n'y a pas de
motifs raisonnables de le faire, ou l'étendre considérablement
pour des défendeurs bien informés mais pas autrement.
5 B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., précité, le juge Estey,
à la p. 243.
indiquer la réponse. Mais suffisamment de décisions dans suffi-
samment d'affaires vont tôt ou tard rendre possible le processus
inductif d'énonciation d'un ou de critères qui pourront servir de
guides dans tous les cas.
Je rejetterais le présent appel avec dépens.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: Il s'agit d'un
appel formé par le propriétaire et capitaine du
remorqueur Jervis Crown contre un jugement dans
lequel le juge Addy [(1989), 49 C.C.L.T. 1; 26
F.T.R. 81] a accordé à la demanderesse/intimée, la
Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada (le «CN»), des dommages-intérêts délic-
tuels pour le préjudice financier résultant d'une
collision entre un chaland de billes, qui était tiré
par le remorqueur, et un pont appartenant à Tra-
vaux publics Canada («TPC») et utilisé par le CN
pour traverser le fleuve Fraser à New Westminster
(Colombie-Britannique).
TPC ne possédait aucune assurance pour le
pont, et il n'y a eu aucune allocation en remplace-
ment des droits payés sur celui-ci.
Il a été admis qu'il y avait eu négligence en ce
qui concerne la collision avec le pont et, comme
aucune réclamation n'a été présentée pour perte de
revenus de fret mais seulement pour des frais
supplémentaires d'exploitation, le CN et deux
autres compagnies ferroviaires se sont vu indemni-
ser des frais engagés pour dérouter leurs trains et
leur faire emprunter en amont un pont et des rails
de la société Canadien Pacifique Limitée en direc
tion et en provenance de Vancouver.
Les tribunaux ont souvent mis les dommages
matériels directs en contraste avec ce qu'on appelle
fréquemment le préjudice purement financier, que
le juge Estey a défini ainsi dans l'arrêt Procureur
général de l'Ontario c. Fatehi, [ 1984] 2 R.C.S.
536, à la page 542:
Par «préjudice purement financier», les tribunaux entendent
habituellement une diminution de la valeur de tout bien du
demandeur sans qu'il ait subi de dommages matériels.
Dans un article intitulé «Pure Economic Loss Con
sequent Upon Physical Damage to a Third Party»
(1977), 16 U.W.O.L. Rev. 1, à la page 4, le
professeur Bruce Feldthusen établit la distinction
suivante entre le préjudice purement financier et le
préjudice financier indirect:
[TRADUCTION] Le préjudice financier indirect est un préjudice
financier qui, par définition, est toujours réclamé par la partie
même qui a subi des dommages matériels. C'est un préjudice
qu'on subit parce qu'on a subi des dommages matériels ... Le
préjudice purement financier est un préjudice financier qui ne
résulte pas d'un préjudice causé à la personne même du deman-
deur ou à ses propres biens.
Dans «Negligence and Economic Loss» (1967), 83
L.Q. Rev. 248, à la page 265, le professeur P. S.
Atiyah a parlé des dommages-intérêts recouvrables
en raison d'un préjudice financier comme étant
[TRADUCTION] «parasitaires d'un préjudice physi
que infligé au demandeur lui-même».
Il y a eu ce que le professeur John G. Fleming a
appelé, dans son ouvrage The Law of Torts, 7e éd.,
à la page 162, [TRADUCTION] «l'opposition tenace»
à l'indemnisation du préjudice purement financier
pour le motif que (à la page 163) [TRADUCTION]
«l'on craint que l'obligation d'indemniser toute
autre personne que la victime principale soit indû-
ment accablante parce que la plupart des accidents
vont sûrement entraîner des répercussions, plus ou
moins importantes, pour tous ceux avec qui elle
avait des liens de parenté, des relations d'affaires
ou d'autres rapports importants». Selon les mots
mêmes du professeur Feldthusen (à la page 26):
[TRADUCTION] Le principal problème avec le préjudice pure-
ment financier ... c'est que, chaque fois que survient un
dommage matériel, celui-ci peut causer un préjudice financier à
un nombre indéterminé ou virtuellement élevé de personnes.
Dans ces cas-là, le demandeur est peut-être celui qui se sous-
trait aux frais les moins élevés, et les frais occasionnés par le
rejet de la responsabilité quant au préjudice sur l'auteur de
l'acte délictueux augmenteront en fonction de l'accroissement
du groupe de demandeurs possibles.
La seule question qui se pose dans le présent
appel est de savoir si le juge de première instance a
eu raison de statuer que les appelants pouvaient
être tenus responsables, par négligence, d'un tel
préjudice purement financier en l'absence de tout
dommage matériel occasionné aux biens du CN.
I
Le pont de chemin de fer de New Westminster,
qui enjambe le fleuve Fraser entre Surrey et New
Westminster, a été construit en 1904 et est pos-
sédé, exploité et entretenu par Sa Majesté la Reine
du chef du Canada, représentée par le ministre des
Travaux publics. Il a une voie ferrée simple. Il sert
uniquement au trafic ferroviaire, c.-à-d. au trans
port tant des passagers que du fret, mais il com-
prend une travée tournante pour permettre au
trafic maritime d'utiliser la voie navigable.
Le trafic maritime commercial qui se fait sur le
fleuve Fraser par la travée tournante est impor
tant. Le 28 novembre 1987, tandis qu'il était
remorqué en descendant le courant par gros
brouillard, le chaland est entré en collision avec le
pont et lui a causé de graves dommages qui ont
nécessité sa fermeture pendant plusieurs semaines,
le temps d'effectuer les réparations. Les appelants
ont admis leur négligence en ce qui concerne la
collision elle-même.
Pendant que le pont était inutilisable, les compa-
gnies ferroviaires devaient dérouter le trafic en le
faisant passer par un autre pont situé plus en
amont. Le transport des marchandises a été
reporté ou ne s'est pas fait du tout par ce moyen.
Cette situation entravait également l'utilisation de
la voie navigable, et le transport des marchandises
a été reporté ou s'est fait par terre.
Quatre compagnies ferroviaires étaient autori-
sées à utiliser le pont aux termes d'un contrat
conclu avec TPC. Tous les frais d'exploitation du
pont étaient recouvrés auprès des quatre compa-
gnies ferroviaires, et TPC ne réalisant pas de
profits ni ne subissait de pertes par suite de son
exploitation du pont.
De ces quatre compagnies ferroviaires, c'était le
CN qui était le principal utilisateur du pont, car
ses wagons de chemin de fer comptaient pour 85 à
86 % de ceux qui ont emprunté le pont en 1988. Il
faisait traverser en moyenne par jour 32 convois
totalisant 1 530 wagons. Le CN subissait donc en
grande partie les préjudices indirects résultant de
l'accident.
Le plus petit utilisateur de la voie ferrée, la
société Canadien Pacifique Limitée, ne s'est pas
porté partie au litige. Avant le procès est interve-
nue une entente selon laquelle le droit des deux
autres compagnies ferroviaires, la Burlington Nor
thern Railway et la B.C. Power and Hydro Autho
rity Railway, d'obtenir des dommages-intérêts
pour le préjudice purement financier dépendrait de
la décision rendue relativement à la demande d'in-
demnisation du CN. C'est donc seulement la récla-
mation du CN qui est directement en cause dans le
présent appel. Il existe néanmoins dans le contrat
de licence intervenu entre le CN et TPC une
clause supplémentaire qui ne figure pas dans les
autres contrats. Cette disposition, à savoir la
clause 10, est libellée ainsi (Dossier d'appel, aux
pages 158 et 159):
[TRADUCTION] La compagnie ferroviaire convient:
a) que, dans les cas d'urgence (qui seront déterminés par le
Canada), et à la demande du Canada, elle effectuera ces
réparations, ces modifications ou ces transformations au
pont, ou en fera l'entretien, y compris notamment les appro-
ches, les chevalets de bois, les superstructures d'acier (y
compris la travée tournante) et le système de signalisation (y
compris le chantier d'interconnexion), qui sont absolument
nécessaires, de l'avis du Canada, pour l'exploitation sécuri-
taire et appropriée du pont (y compris toutes ses approches),
et que le Canada remboursera à la compagnie ferroviaire les
frais raisonnables de réparation, de modification, de transfor
mation ou d'entretien en conformité avec les comptes présen-
tés à l'occasion au Canada par la compagnie ferroviaire; À
CONDITION TOUTEFOIS que ces réparations, modifications,
transformations ou services d'entretien ne soient pas effec-
tués avant que le Canada n'approuve un protocole d'entente
exposant la nature des réparations, des modifications, des
transformations ou des services d'entretien à effectuer, le
détail des travaux à exécuter à cet égard et la base de calcul
du paiement; et
b) qu'à la demande écrite du Canada, elle fournira à celui-ci
des services de consultation ou d'inspection relativement à la
planification, à la conception et à la construction du pont; À
CONDITION TOUTEFOIS que ces services de consultation ou
d'inspection ne soient pas fournis avant que le Canada n'ap-
prouve un protocole d'entente exposant la nature des services
ou des inspections à fournir, le détail de ceux-ci et la base de
calcul du paiement; et
c) qu'à la demande écrite du Canada, elle effectuera les
réparations requises au système de signalisation et au chan-
tier d'interconnexion du pont et en fera l'entretien requis; À
CONDITION TOUTEFOIS que ces réparations ou ces services
d'entretien ne soient pas effectués avant que le Canada
n'approuve un protocole d'entente exposant la nature des
réparations et de l'entretien requis, le détail des travaux à
exécuter et la base de calcul du paiement.
Les conclusions du juge de première instance en
ce qui concerne les faits, et qui ne sont pas contes-
tées devant nous, étaient formulées ainsi (aux
pages 26-28 C.C.L.T.):
1. Le pont de New Westminster était conçu et utilisé exclu-
sivement aux fins du trafic ferroviaire.
2. CN l'a utilisé constamment depuis 1915 et il forme une
partie intégrante de sa ligne principale, constituant effective-
ment le lien entre le terminal de Vancouver et cette ligne. Il est
aussi le seul lien direct entre les voies du CN situées sur les
rives nord et sud du bras principal du Fraser.
3. Le pont appartient entièrement à TPC, mais il est utilisé
par quatre sociétés ferroviaires conformément à des contrats de
licence en vertu desquels lesdites sociétés paient un péage pour
chaque wagon qui traverse le pont. Le montant du péage est
établi de façon à couvrir la totalité des frais d'exploitation du
pont.
4. Les contrats de licence sont identiques, mais celui du CN
renferme une clause supplémentaire en vertu de laquelle ce
dernier doit fournir à TPC des services de réparation, de
modification et d'entretien d'urgence, des services d'inspection
et de planification par voie de consultation et des travaux
d'entretien et de réparation (autres que les travaux habituels)
relatifs au système de signalisation, aux croisements et au
chantier d'interconnexion.
5. Des services de consultation sont fournis sans frais à TPC
par un ingénieur à temps plein qui travaille pour le CN et dont
les tâches se rapportent uniquement au Westminster Railway
Bridge et à deux autres ponts de chemin de fer avoisinants qui
appartiennent à cette société ferroviaire.
6. CN assure périodiquement sans frais un examen complet
des poutres maîtresses, longrines et autres parties métalliques
du pont et utilise également son wagon « sperry» pour examiner
les rails.
7. CN fournit parfois des matériaux pour le pont. Après la
collision, il a fourni sans frais à TPC une grosse poutre pour
remonter la travée tournante, ce qui a permis d'éviter la
fermeture du pont pendant plusieurs jours.
8. Lorsque le pont est fermé pour l'entretien habituel, l'heure
et la durée de cette fermeture sont négociées et convenues entre
le CN et TPC.
9. Plus de quatre-vingt-six pour cent des wagons qui traver-
sent le pont appartiennent au CN et tous les défendeurs étaient
bien au courant du fait que le CN était le principal utilisateur.
10. Le capitaine MacDonnel, soit le capitaine du JERVIS
CROWN, et d'autres capitaines et navigateurs qui poursuivent
des activités sur le fleuve parlent habituellement du pont du
CN lorsqu'ils font allusion à ce pont. Le capitaine MacDonnel
lui-même connaissait le pont depuis plus de quarante ans et,
même un peu après la collision, il croyait effectivement que le
pont appartenait au CN.
11. Tous les défendeurs savaient que la cour de triage du CN
située au port Mann -Thornton, qui est la principale cour de
triage de la grande région de Vancouver, se trouve à environ un
mille et demi en amont du pont sur la rive sud du fleuve Fraser.
12. Les défendeurs savaient qu'il n'y avait pas d'autre pont
de chemin de fer sur le bras principal du fleuve, en aval du pont
Westminster; en outre, comme le pont avait déjà été endom-
magé, ils savaient aussi qu'en cas de fermeture du pont à la
suite de dommages, le CN serait tenu de faire un détour par le
pont du CP qui se trouve en amont du fleuve, entre Mission et
Matsqui, et d'utiliser les voies du CP sur la rive nord du fleuve
Fraser.
13. CN ne réclame aucun montant au titre de pertes de
revenus de fret, demandant uniquement les frais effectivement
engagés à la suite de la fermeture du pont.
Immédiatement à la suite de ses constatations
au sujet des faits, le juge de première instance a
tiré ses conclusions (aux pages 28 et 29 C.C.L.T.):
1. Non seulement les défendeurs pouvaient-ils prévoir que le
CN, comme entité juridique distincte plutôt que comme
membre d'une catégorie, ait vraisemblablement subi la perte à
l'égard de laquelle il veut être indemnisé, mais ils le savaient
effectivement.
2. La nature précise de la perte financière était non seule-
ment prévisible, elle était effectivement connue.
3. Les dommages ont été causés et ni le montant ni le
moment ne sont indéterminés.
4. Il existe un lien suffisamment étroit entre la perte alléguée
et le délit.
5. Non seulement la propriété du CN est-elle située à proxi-
mité du pont, mais celui-ci constitue un lien essentiel entre les
voies de la société ferroviaire situées de chaque côté du fleuve,
lien sans lequel ce dernier ne peut vraiment jouir de sa
propriété.
Il n'est ni nécessaire ni souhaitable de tenter de formuler un
ensemble de règles qui s'appliqueraient à toutes les causes où
des dommages-intérêts découlant d'une perte purement finan-
cière pourraient être obtenus. Toutefois, les conditions suivan-
tes m'apparaissent importantes, si l'on veut éviter de se retrou-
ver devant une avalanche de procédures:
1. La connaissance de l'auteur de la réclamation comme
personne ou entité déterminée qui est susceptible de subir les
dommages par opposition à la connaissance d'une catégorie de
personnes générale ou indéterminée.
2. La preuve non seulement du fait que la perte était proba-
blement prévisible, mais du fait que la nature précise de cette
perte aurait dû l'être.
3. L'existence d'un lien suffisamment étroit entre l'acte
commis par l'auteur du délit et les dommages reprochés, de
sorte que l'homme de la rue sensé estimerait que le coupable est
moralement tenu de dédommager la victime (Caltez Oil Aus-
tralian Property Ltd. v. the Dredge Willemstad), ou, en d'au-
tres mots, la preuve d'un lien suffisamment étroit avec le bien
concerné pour donner lieu à un devoir de prudence envers
l'auteur de la réclamation.
Il a également été proposé dans certaines causes que l'auteur
du délit ne devrait pas être exposé à une responsabilité qui est
tout à fait démesurée par rapport à sa faute ou à son obligation
morale et que le degré de négligence, d'insouciance ou d'ab-
sence de prudence devrait être considéré comme un facteur.
Dans d'autres causes, il a été dit que la perte financière ne doit
pas éclipser celle qui est causée par les dommages matériels ou
corporels.
S'il était permis au CN de recouvrer une somme d'argent en
raison de la perte financière qu'il a subie en l'espèce, ce
recouvrement ne donnerait pas lieu à une indemnisation selon
un montant indéterminé, pour une période indéterminée ou
pour une catégorie indéterminée. Dans les circonstances, je n'ai
aucune hésitation à conclure que les défendeurs avaient envers
le CN l'obligation d'éviter d'endommager le pont alors qu'il
savaient très bien que celui-ci formait une partie intégrante du
réseau de chemin de fer de la société et que cette dernière s'en
servait constamment; de plus, le fait que le délit comportait le
risque déraisonnablement élevé de causer un préjudice à l'au-
teur de la réclamation était nettement prévisible.
Le CN aura donc le droit d'être dédommagé à l'égard de la
perte financière qu'il soutient avoir subie.
II
L'état de la doctrine et de la jurisprudence
anglaises sur la question de la responsabilité en cas
de préjudice financier est tel que, dans la plus
récente décision rendue sur le sujet par la Cham-
bre des lords dans l'affaire D. & F. Estates Ltd. v.
Church Comrs. for England, [1989] 1 A.C. 177, à
la page 201, lord Bridge of Harwich a déploré le
fait que [TRADUCTION] «la doctrine et la jurispru
dence sont, à mon avis, si peu certaines que, peu
importe l'analyse à laquelle elles sont soumises,
elles ne donnent pas de réponse claire et con-
cluante». Un autre observateur décrit le droit
comme un [TRADUCTION] «fatras de notions» dans
lequel «Le pendule oscille au hasard et est encore à
la recherche d'un rythme régulier»: Peter Cane,
«Economic Loss in Tort: Is the Pendulum Out of
Control?» (1989), 52 Mod. L. Rev. 200, à la
page 214.
Néanmoins, un point de départ fréquemment
admis pour analyser le préjudice financier est la
remarque que lord Wilberforce a formulée en deux
points au nom de la majorité des juges de la Cour,
dans l'affaire Anns v. Merton London Borough
Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), aux pages 751
et 752:
[TRADUCTION] Les trois arrêts suivants de la présente
Cour —Donoghue v. Stevenson [1932] A.C. 562, Hedley Byrne
& Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465, et
Dorset Yacht Co. Ltd. v. Home Office [1970] A.C. 1004, ont
établi le principe selon lequel lorsqu'il s'agit de prouver qu'il
existe une obligation de prudence dans une situation donnée, il
n'est pas nécessaire de démontrer que les faits de cette situation
sont semblables aux faits de situations antérieures où il a été
jugé qu'une telle obligation existait. Il faut plutôt aborder cette
question en deux étapes. Tout d'abord, il faut se demander s'il
existe entre l'auteur présumé de la faute et la personne qui a
subi le préjudice, un lien suffisamment étroit pour que l'impru-
dence de la part de l'auteur de la faute puisse raisonnablement
être perçue par celui-ci comme étant susceptible de causer un
préjudice à l'autre personne—auquel cas il y a une présomption
d'obligation de prudence. Si on répond par l'affirmative à la
première question, il faut se demander en second lieu s'il existe
des considérations qui pourraient restreindre ou limiter la
portée de cette obligation, la catégorie de personnes à qui cette
obligation bénéficie ou les dommages qui peuvent être causés
par l'inexécution de cette obligation, ou faire conclure à
l'inexistence de l'obligation, de la catégorie de personnes ou de
l'obligation de dédommager: voir l'affaire Dorset Yacht [1970]
A.C. 1004, lord Reid à la p. 1027. On en trouve des exemples
dans l'arrêt Hedley Byrne [1964] A.C. 465, où la catégorie de
demandeurs possibles se limitait aux personnes qui ont montré
qu'elles s'étaient fondées sur l'exactitude des déclarations
faites, ainsi que dans l'affaire Weller & Co. v. Foot and Mouth
Disease Research Institute [1966] 1 Q.B. 569; il y a également
les causes (que je cite simplement à titre d'illustrations, sans en
faire l'examen) qui concernent la «perte financière» où on a
limité la nature des dommages-intérêts recouvrables lorsqu'on a
jugé qu'une telle obligation existait: voir S.C.M. (United King
dom) Ltd. v. W. J. Whittall & Son Ltd. [1971] 1 Q.B. 337 et
Spartan Steel & Alloys Ltd. v. Martin & Co. (Contractors)
Ltd. [1973] Q.B. 27. [Non souligné dans le texte original.]
Dans l'affaire Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C.
562 (H.L.), à la page 580, lord Atkin avait établi
les principes fondamentaux du droit moderne en
matière de négligence:
[TRADUCTION] Il faut apporter un soin raisonnable pour éviter
des actes ou omissions lorsqu'on peut raisonnablement prévoir
qu'ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon
prochain en droit? La réponse semble être: les personnes qui
sont de si près et si directement touchées par mon acte que je
devrais raisonnablement les avoir à l'esprit comme ainsi tou
chées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en
question.
Dans l'affaire Dorset Yacht Co. Ltd. v. Home
Office, [1970] A.C. 1004 (H.L.), où sept jeunes
délinquants avaient endommagé un yacht au cours
d'une tentative d'évasion à bord d'un autre yacht,
la Chambre des lords a considéré qu'il s'agissait
d'une application directe de la décision Donoghue
v. Stevenson. C'est le troisième arrêt de la trilogie,
Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners
Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.), qui, en matière de
préjudice purement financier, doit être examiné de
plus près.
Depuis l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks
Company (1875), L.R. 10 Q.B. 453, on estimait en
général que le préjudice pécuniaire ne peut pas
donner lieu à indemnisation selon le droit relatif à
la négligence en l'absence de préjudice matériel ou
corporel. Cette règle d'exclusion, comme on l'a
souvent appelée, fut considérée comme ayant sur-
vécu à l'extension du champ de la négligence par le
principe du bon prochain formulé dans l'arrêt
Donoghue v. Stevenson. Dans son ouvrage intitulé
Economic Negligence, 2» éd. (Toronto: Carswell,
1989), à la page 200, le professeur Bruce Feldthu-
sen croit que la jurisprudence étaie une règle d'ex-
clusion ferme qu'il énonce ainsi:
[TRADUCTION] L'indemnisation du préjudice purement finan
cier ne sera pas permise en cas de négligence lorsqu'il découle
d'un préjudice causé à la personne ou aux biens d'un tiers'.
Dans «Negligence and economic loss» (1982), 32
U.T.L.J. 231, le professeur J. A. Smillie déclare [à
la page 231] que [TRADUCTION] «avant 1963
[c.-à-d. l'arrêt Hedley Byrne], une règle rejetant la
responsabilité pour négligence en cas de préjudice
financier ... s'était appliquée de façon constante
pendant environ quatre-vingt-dix ans». Le principe
de la règle d'exclusion a été formulé de façon très
concise dans une déclaration fréquemment citée du
juge en chef Cardozo dans l'arrêt Ultramares Cor
poration v. Touche, 255 N.Y. 170, à la page 179,
174 N.E. 441 (Ct. App. 1931), à la page 444, où il
décrivait l'indemnisation du préjudice purement
financier comme [TRADUCTION] «une responsabi-
lité pour un montant indéterminé pour un temps
indéterminé à l'égard d'une catégorie indétermi-
née».
Dans l'affaire Hedley Byrne, cependant, la
Chambre des lords a jugé qu'une déclaration
inexacte faite avec négligence peut donner lieu à
une action en dommages-intérêts pour préjudice
financier (bien que la défenderesse n'ait pas été
tenue responsable des faits en raison d'une stipula
tion d'exonération de responsabilité). Lord Devlin
notamment a porté un très grand coup à la règle
d'exclusion (à la page 517):
[TRADUCTION] . la distinction dépendrait maintenant de la
question de savoir si le préjudice financier résulte d'un préju-
dice corporel ou s'il a été causé directement. L'interposition du
préjudice corporel créerait une différence de principe. Je ne
peux rien y trouver de logique ou de sensé. Si, indépendamment
d'un contrat, un médecin dit par négligence à un patient qu'il
peut sans danger poursuivre son travail mais que celui-ci ne le
peut pas et que sa santé en souffre et qu'il perd son gagne-pain,
le patient a un recours. Mais si le médecin lui dit par négligence
qu'il ne peut pas sans danger poursuivre son travail tandis que
de fait il le peut et qu'il perd son gagne-pain, il n'y aurait pas
de recours. A moins, naturellement, qu'il s'agisse d'un patient
de clientèle privée et que le médecin ait accepté une demi-gui-
née pour le dérangement: le patient peut alors tout recouvrer.
Je dois dire, chers collègues, que je crois que cela n'a pas de
sens.
Lord Devlin et lord Hodson se sont appuyés tous
deux sur l'arrêt Morrison Steamship Co., Ld. v.
Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C.
265 (H.L.), et lord Hodson a posé la question en
ces termes (à la page 509):
6 Bien que le professeur Feldthusen estime que la règle
d'exclusion soit «ferme», il reconnaît qu'elle est «assujettie à un
certain nombre d'exceptions particulières».
[TRADUCTION] Il est difficile de concevoir pourquoi la res-
ponsabilité comme telle devrait dépendre de la nature des
dommages. Dans l'arrêt Morrison Steamship Co. Ltd. v.
Greystoke Castle (Cargo Owners), lord Roche a fait état de
dommages causés à un camion par suite de la négligence du
conducteur d'un autre camion qui, sans avoir causé de domma-
ges aux marchandises se trouvant dans le second camion, a fait
faire au propriétaire des marchandises des dépenses qui peuvent
être recouvrées au moyen d'une action intentée directement
contre le conducteur négligent.
Lord Pearce (à la page 536) a cité l'arrêt Greys-
toke Castle pour étayer la proposition selon
laquelle [TRADUCTION] «le préjudice financier
seul, sans aucun dommage matériel à son appui,
peut fournir une cause d'action».
La Haute Cour de l'Australie s'est grandement
appuyée sur l'arrêt Hedley Byrne pour rendre son
jugement dans l'affaire Caltex Oil (Australia) Pty.
Ltd. v. The Dredge «Willemstad» (1976), 11
A.L.R. 227, et permettre l'indemnisation du préju-
dice financier. Dans cette affaire, pendant l'appro-
fondissement d'un chenal de navigation dans la
baie de Botany, une drague a brisé un pipeline
sous-marin qui transportait des produits pétroliers
depuis une raffinerie (dont les propriétaires possé-
daient également le pipeline) sur la rive sud jus-
qu'à un terminal de conduites pétrolières de la
demanderesse situé sur la rive nord. La demande-
resse approvisionnait la raffinerie en pétrole brut
pour le traitement de celui-ci et conservait en
théorie la propriété du pétrole qui était raffiné, et
était propriétaire des produits qui traversaient
effectivement le pipeline. Tous les juges de la Cour
(bien que chacun d'eux ait fourni des motifs diffé-
rents) ont permis l'indemnisation des frais occa-
sionnés par le recours à d'autres moyens pour
transporter les produits pétroliers jusqu'à ce que le
pipeline fût réparé.
Tout en reconnaissant que les décisions subsé-
quentes ne considéraient pas que l'arrêt Hedley
Byrne abolissait la distinction entre les dommages-
intérêts pour préjudice financier et les dommages-
intérêts pour préjudice matériel ou physique, le
juge Gibbs a écrit (à la page 245):
[TRADUCTION] À mon sens, il reste juste d'affirmer que, en
règle générale, il n'y a pas lieu à réparation du préjudice
financier qui ne découle pas d'un préjudice à la personne ou aux
biens du demandeur. Le fait que la perte fut prévisible ne suffit
pas à ouvrir droit à réparation. Toutefois, il existe des cas
exceptionnels dans lesquels le défendeur savait, ou avait le
moyen de savoir, que sa négligence risquait d'entraîner un
préjudice financier pour le demandeur pris individuellement, et
non seulement comme un membre d'une catégorie générale, et
avait envers le demandeur l'obligation de faire preuve de la
prudence requise pour ne pas lui causer de dommage par sa
négligence. Il n'est ni nécessaire ni opportun de tenter de
définir un principe qui s'appliquerait à tous les cas dans les-
quels une telle obligation existe; pour reprendre les mots de lord
Diplock dans l'arrêt Mutual Life & Citizen' Assurance Co Ltd
v Evatt [1971] 1 All ER 150; [1971] A.C. 793, à la page 809:
«Ceux-ci devront être vérifiés étape par étape car les faits des
affaires dont sont saisis les tribunaux obligeront à les détermi-
ner. Tous les faits de l'espèce devront être examinés. Présente-
ront une importance, bien qu'ils ne puissent, selon moi, être à
eux seuls déterminants, le fait que certains des biens du deman-
deur étaient situés à proximité du bien endommagé, ou le fait
encore que le demandeur et la personne au bien de laquelle le
dommage a été causé participaient à une entreprise commune.
Le juge Stephen a parlé (à la page 259) de [TRA-
DUCTION] «La nécessité, dans les cas de préjudice
purement financier, de procéder à une vérification
plus poussée que celle qui est envisagée avec la
notion de prévisibilité raisonnable» et il a émis
l'avis (à la page 260) que [TRADUCTION] «dans le
domaine général de la conduite négligente, il se
pouvait qu'on ne puisse formuler une proposition
plus précise que cette nécessité d'insister sur l'exis-
tence d'un lien suffisamment étroit entre l'acte
délictueux et le préjudice indemnisable». Il ajouté
(à la page 261):
[TRADUCTION] Le principe général qui sous-tend la respon-
sabilité en cas de négligence fournira certaines balises pour
déterminer le lien requis. Comme le dit lord Atkin dans un
extrait souvent cité de l'arrêt Donoghue v Stevenson ([1932]
AC à la page 580; [1932] All ER Rep. à la page 11), la
responsabilité pour négligence «repose sans doute sur le senti
ment général d'une faute morale pour laquelle le contrevenant
doit payer». Un tel sentiment n'existera que lorsqu'il y a entre
l'acte délictueux et les dommages un lien tel que la société
considérera que l'auteur de l'acte délictueux est obligé en toute
justice de racheter sa faute morale en indemnisant les victimes
de sa négligence. Encore une fois, comme le dit lord Morris
dans l'arrêt Dorset Yacht ([1970] AC à la page 1039), les
tribunaux peuvent recourir à un examen de ce qui est «juste et
raisonnable» pour déterminer si, dans des circonstances particu-
lières, il existe une obligation de prudence; et ainsi, selon moi,
pour déterminer le lien requis avant qu'il puisse y avoir indem-
nisation du préjudice purement financier.
À mesure que les précédents s'accumuleront, il émergera
sans doute une certaine zone générale de démarcation entre ce
qui est et ce qui n'est pas un lien suffisamment étroit dans toute
catégorie particulière de cas de préjudice financier; mais son
émergence ne peut pas ni ne devrait être autre chose qu'un
reflet des conclusions peu systématiques auxquelles on a abouti
dans les affaires constituant des précédents.
Les traits saillants pour établir l'existence d'un
lien suffisamment étroit étaient au nombre de
cinq: (1) la connaissance par les défendeurs du fait
que les dommages étaient en soi susceptibles de
produire le genre de préjudice financier indirect
qui est survenu; (2) leur connaissance, grâce aux
cartes marines, de l'existence du pipeline et de son
utilisation par la demanderesse; (3) le fait que des
dommages ont, par négligence, été causés aux
biens du propriétaire du pipeline; (4) la nature du
préjudice subi, c.-à-d. la perte de l'usage du pipe
line; et (5) le fait que la demande d'indemnisation
ne portait pas sur la perte de profits mais sur les
conséquences directes des dépenses engagées pour
l'utilisation d'autres moyens de transport.
Le juge Mason a conclu à la responsabilité du
fait que les défendeurs pouvaient raisonnablement
prévoir [TRADUCTION] «qu'un particulier précis,
par opposition à une catégorie générale de person-
nes» (à la page 274), subirait un préjudice finan
cier à la suite de son comportement.
Le juge Jacobs a opté pour un critère fondé sur
la «proximité de lieu», à condition seulement qu'il y
ait des effets physiques (qu'il distingue du préju-
dice physique) sur les biens de la demanderesse.
Toutefois, bien qu'il ait lié cette proximité des
biens de la demanderesse à l'endroit où le geste ou
l'omission du défendeur avait eu ses effets physi
ques, il semble qu'il aurait limité l'indemnisation
au pétrole brut et aux produits de la demanderesse
qui se trouvaient à la raffinerie au moment de
l'accident, en l'absence d'entente entre les parties
quant au montant des dommages-intérêts.
Le juge Murphy semble avoir rejeté complète-
ment la règle d'exclusion.
En revenant aux décisions rendues par la Cham-
bre des lords, on trouve le point culminant de ce
que je pourrais appeler le point de vue de lord
Devlin dans Junior Books Ltd. v. Veitchi Co. Ltd.,
[1983] A.C. 520, un appel d'une décision écossaise
où, après qu'un plancher posé par les défendeurs se
fut crevassé, les acheteurs avaient intenté une
poursuite en dommages-intérêts, y compris les
frais engagés pour reposer le plancher et divers
postes de préjudice financier consécutifs au rem-
placement du plancher, tels que les frais de dépla-
cement du matériel et la perte de profits durant la
pose du plancher. Il n'avait pas été allégué que
l'état du plancher présentait quelque danger d'ac-
cident pour les gens ou des risques pour les biens
de la manufacture. II ressort de l'opinion de lord
Roskill que la majorité des juges de la Cour a
appuyé l'indemnisation accordée sur des motifs
larges (à la page 539):
[TRADUCTION] Chers collègues, je pense qu'il n'y a pas de
doute que l'arrêt Donoghue v. Stevenson ... en raison de son
insistance sur le lien étroit, dans le sens où lord Atkin employait
cette expression, en tant que fondement de l'obligation de
prudence qui y était énoncé, marquait une grande évolution du
droit en matière de délit comme en matière de négligence ...
Mais comme ce pas a été fait en 1932, la doctrine alors
formulée se confinait d'abord par décision judiciaire à des
limites assez étroites ... Bien qu'au début il n'y ait pas eu de
doute que, à cause du libellé utilisé par lord Atkin dans l'arrêt
Donoghue v. Stevenson ... «préjudice à la vie ou aux biens du
consommateur», on a cru que l'obligation de prudence se limi-
tait à éviter des préjudices corporels ou des préjudices matériels
à la personne ou aux biens de la personne à qui cette obligation
de prudence bénéficiait; cette restriction n'existe plus depuis
longtemps ...
Et de nouveau, dans le contexte de la seconde
proposition énoncée par lord Wilberforce dans l'ar-
rêt Anns (à la page 546):
[TRADUCTION] ... la seule raison avancée pour limiter le
dommage (par hypothèse de nature financière seulement) don-
nant ouverture à un recours à cause du manquement à l'obliga-
tion de prudence qui vient d'être décrit est que, jusqu'à mainte-
nant, la loi n'a pas permis cette réparation et par conséquent ne
devrait pas le faire à l'avenir. Vos Seigneuries, avec égards pour
ceux qui sont d'avis qu'il s'agit d'une réponse suffisante, je ne
partage pas leur opinion. Je crois que c'est la prochaine étape
logique dans l'évolution de ce domaine du droit. Je ne vois pas
pourquoi ce qui a été appelé dans l'argumentation «préjudice
financier» pur et simple devrait être rejeté lorsque l'indemnisa-
tion du «préjudice financier» accompagné d'un dommage maté
riel a toujours jusqu'à présent été autorisée. Je ne crois pas que
cette évolution, si évolution il y a, entraînera des conséquences
fâcheuses. La notion de lien étroit [utilisée pour établir l'obliga-
tion de prudence en vertu de la première proposition de lord
Wilberforce] doit toujours impliquer, au moins dans la plupart
des cas, un certain degré de pertinence—j'ai déjà mentionné les
mots «aptitude» et «jugement»...
Lord Brandon of Oakbrook a déclaré dans ses
motifs dissidents (à la page 551):
[TRADUCTION] L'acceptation de la prétention des intimées
relativement à la portée de l'obligation de prudence en question
aurait pour effet, en substance, de créer, entre deux personnes
qui ne sont unies l'une envers l'autre par aucun lien contractuel,
les obligations de l'une de ces deux personnes envers l'autre qui
ne sont vraiment appropriées qu'entre deux personnes qui sont
effectivement unies par un tel lien.
Il a poursuivi (à la page 552) en faisant une mise
en garde contre [TRADUCTION] < span> difficulté inhé-
rente de chercher à imposer ce que sont des obliga
tions vraiment contractuelles en étendant de façon
sans précédent et, ainsi que je le pense, tout à fait
non souhaitable, le droit actuel en matière de
délit».
À la lumière des trois décisions récentes de la
Chambre des lords et du Conseil privé, l'affaire
Junior Books semble moins une [TRADUCTION]
«décision marquante» qu'«une anomalie, avec
laquelle il faudrait faire une distinction, qu'il fau-
drait restreindre et éventuellement oublier»'. Dans
la première de ces décisions récentes, Candlewood
Navigation Corpn. Ltd. v. Mitsui O.S.K. Lines
Ltd. J«The Mineral Transporter»J, [1986] A.C. 1
(P.C.), dans laquelle il a été jugé qu'un armateur-
affréteur ne pouvait pas obtenir de dommages-
intérêts pour un préjudice pécuniaire causé par des
dommages occasionnés par un tiers au navire
affrété, lord Fraser of Tullybelton, qui avait sous-
crit à l'opinion majoritaire dans l'affaire Junior
Books, s'est contenté de faire une distinction avec
cette affaire pour le motif que son extension de la
portée de l'obligation [TRADUCTION] «n'allait pas
dans le sens de la reconnaissance du droit de
poursuivre pour une personne qui a subi un préju-
dice financier parce que son contrat avec la vic-
time de la faute était devenu moins avantageux ou
plus avantageux du tout» [aux pages 24-25]. Il a
gardé ses véritables munitions pour l'affaire
Caltex (à la page 24):
[TRADUCTION] Leurs Seigneuries ont examiné soigneuse-
ment les motifs du jugement dans l'affaire Caltez, 136 C.L.R. ..
529. En ce qui concerne les motifs exprimés par les juges Gibbs
et Mason, leurs Seigneuries ont de la difficulté à concevoir
comment faire la distinction entre un demandeur pris indivi-
duellement et un demandeur en tant que membre d'une catégo-
rie indéterminée. Le critère peut difficilement être celui de
savoir si le nom du demandeur était connu de l'auteur de la
faute. Il ne semble pas logique non plus que le critère dépende
du fait que le demandeur soit un simple particulier. En outre,
pourquoi faudrait-il faire une distinction à cette fin entre une
affaire où l'auteur de la faute sait (ou a le moyen de savoir) que
les personnes susceptibles d'être touchées par sa négligence
consistent en une catégorie déterminée de personnes qu'il peut
identifier soit par leur nom soit d'une autre façon (par exemple
comme étant les propriétaires d'usines ou d'hôtels déterminés)
et qui peuvent donc être considérées comme une catégorie
établie, et une affaire où l'auteur de la faute sait seulement
qu'il y a plusieurs personnes, dont le nombre exact ne lui est pas
connu, qu'il ne pouvait pas identifier en tout ou en partie par
leur nom ou autrement, et qui peuvent donc être considérées
comme une catégorie non établie? De plus, l'argument en
faveur d'une catégorie établie semble dépendre en grande partie
Ces expressions sont tirées de l'article de Feldthusen insti-
tulé «Economic Loss: Where Are We Going After Junior
Books?» (1987), 12 Can. Bus. L.J. 241, à la p. 273. Le
professeur Joost Blom a exprimé un point de vue généralement
similaire au cours du même colloque dans un article intitulé
«Economic Loss: Curbs on the Way Ahead?» (1987), 12 Can.
Bus. L.J. 275.
de l'opinion selon laquelle la catégorie ne consisterait normale-
ment qu'en quelques individus. Mais cela serait-il différent si la
catégorie, bien qu'établie, était vaste? Supposons par exemple
que la catégorie comprenait tous les élèves d'une école donnée.
Si c'était une maternelle de seulement six élèves, ils pourraient
être considérés comme constituant une catégorie établie, même
si leurs noms n'étaient pas connus de l'auteur de la faute. S'il
s'agissait d'une grande école d'environ mille élèves, on pourrait
laisser entendre qu'ils ne constituaient pas une catégorie déter-
minée. Mais il n'est pas facile de voir une distinction dans un
principe simplement parce que le nombre de réclamants possi
bles est plus élevé dans un cas que dans l'autre. Sauf les cas de
renseignements inexacts fournis par négligence, par lesquels
leurs Seigneuries ne sont pas concernées ici, celles-ci ne consi-
dèrent pas qu'il est pratique, par référence à une catégorie
déterminée, de trouver un mécanisme de contrôle satisfaisant
qui pourrait s'appliquer de façon à donner des résultats d'une
certitude raisonnable.
De la même façon, elles ne peuvent, avec le plus grand
respect envers le juge Stephen, trouver dans son opinion un
énoncé de principe qui leur semble offrir une indication satisfai-
sante et raisonnablement certaine. L'opinion du juge Jacobs ne
semble pas à leurs Seigneuries fournir un critère raisonnable-
ment certain, à savoir le critère traditionnel de la proximité
physique. Mais cela n'étaie pas l'allégation présentée par M'
Gleeson.
Dans les présentes circonstances, leurs Seigneuries ont conclu
qu'elles avaient le droit, et en effet l'obligation, d'en venir à leur
propre décision sans l'aide d'aucun des motifs figurant dans
l'affaire Caltez.
Néanmoins, en réaffirmant la règle de l'exclu-
sion, il a trouvé une voie étroite pour l'affaire
Caltex (à la page 25):
[TRADUCTION] Leurs Seigneuries considèrent qu'il faut
imposer une certaine limite ou un certain mécanisme de con-
trôle en ce qui concerne la responsabilité de l'auteur d'une faute
envers ceux qui ont subi un préjudice financier à la suite de sa
négligence. La nécessité d'une telle limite a été affirmée de
façon répétée dans les arrêts des tribunaux, de l'affaire Cattle
... à l'affaire Caltez, ... et leurs Seigneuries ignorent si les
tribunaux ont jamais exprimé une opinion contraire. Le prin-
cipe consistant à imposer une telle limite est compatible avec
celui qui consiste à limiter la responsabilité des navires et des
aéronefs en droit maritime et en droit aérien au moyen de
mesures législatives et d'accords internationaux ... Non seule-
ment cette règle a-t-elle été généralement acceptée dans beau-
coup de pays, dont le Royaume-Uni, le Canada, les États-Unis
d'Amérique et jusqu'à maintenant l'Australie, mais elle a le
mérite de définir une frontière précise et facilement vérifiable.
Elle devrait permettre aux praticiens du droit d'informer leurs
clients sur leurs droits avec une certitude raisonnable, et leurs
Seigneuries ne sont au courant d'aucun mécontentement géné-
ral provoqué par cette règle. Ces considérations contribuent à
limiter la portée de l'obligation qui incombe à l'auteur d'une
faute, et elles le font au deuxième stade mentionné par lord
Wilberforce dans la déclaration citée ci-dessus et tirée de son
opinion dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council
Presque chaque règle souffre certaines exceptions, et la déci-
sion rendue dans l'affaire Caltex peut peut-être être considérée
comme l'un des «cas exceptionnels» mentionnés par le juge
Gibbs dans la déclaration déjà citée et tirée de ses motifs de
jugement. Les circonstances exceptionnelles peuvent être celles
dont parle le juge Stephen, ... et qui ont déjà été mentionnées.
Certes, la décision rendue dans l'affaire Caltex ne semble pas
se fonder sur le rejet du principe général formulé dans l'arrêt
Cattle.
À mon avis, l'essentiel est que le Conseil privé a
souligné qu'il était nécessaire qu'il y ait «une cer-
taine limite ou un certain mécanisme de contrôle»,
mais n'a pas adopté de règle absolue excluant la
responsabilité en cas de préjudice purement
financier.
Dans la deuxième décision, Leigh and Sillavan
Ltd. v. Aliakmon Shipping Co. Ltd., [1986] A.C.
785 (H.L.), dans laquelle un mauvais arrimage
avait causé des dommages à des marchandises à
bord d'un navire, il a été jugé que, dans le cas
d'une demande d'indemnisation pour négligence,
les acheteurs demandeurs devaient avoir un droit
de propriété reconnu en common law des marchan-
dises endommagées ou un droit de propriété acquis
par possession sur celles-ci et non pas simplement
des droits contractuels à leur égard. Les motifs du
rejet de la demande ont été exposés au nom de la
Chambre par lord Brandon of Oakbrook, le juge
dissident dans l'arrêt Junior Books, qui a dit (aux
pages 816 et 817 A.C.):
[TRADUCTION] De toute façon, lorsqu'une règle générale, qui
est simple à comprendre et facile à appliquer, a été établie par
une jurisprudence longue et constante au cours de nombreuses
années, je ne crois pas que la loi devrait permettre une plaidoi-
rie spéciale dans un cas particulier dans le cadre de la règle
générale pour diminuer son application. Si une telle détraction
devait être permise dans un cas particulier, cela laisserait place
à des tentatives pour que ce soit permis dans un certain nombre
d'autres cas particuliers, et il en résulterait que la certitude,
qu'offre présentement l'application de la règle générale, serait
gravement minée. Certes, la certitude du droit est de la plus
haute importance, tout spécialement, mais pas uniquement, en
matière commerciale. Je crois donc que la règle générale,
affirmée de nouveau comme elle l'a été récemment par le
Conseil privé dans l'arrêt The Minera! Transporter [1986]
A.C. 1, devait s'appliquer dans une affaire comme en l'espèce,
et que rien de ce que lord Wilberforce a dit dans l'arrêt Anns,
[ 1978] A.C. 728, n'imposerait une conclusion différente.
Enfin, dans l'affaire D. & F. Estates, précitée,
dans laquelle il y avait eu négligence dans le
plâtrage effectué par des sous-traitants, une action
contenant une première réclamation contre les
entrepreneurs généraux pour les frais de replâtage,
de nettoyage des tapis et des autres biens salis par
la chute du plâtre et une deuxième réclamation en
dommages-intérêts par d'autres parties pour trou
ble de jouissance a été rejetée pour le motif que les
préjudices réclamés ont été considérés comme un
préjudice purement financier. Lord Bridge of Har-
wick a dit (l'opinion de lord Oliver of Aylmerton
allant dans le même sens) au sujet de la décision
rendue par la majorité dans l'affaire Junior Books
(à la page 202):
[TRADUCTION] L'opinion générale des juges, à laquelle je
souscris, semble être que la décision de la majorité est tellement
tributaire du lien, bien que non contractuel, qui existe entre la
poursuivante et la défenderesse dans cette affaire et de la
portée de l'obligation de prudence qui incombe à la défende-
resse à l'égard de la poursuivante et qui résulte de ce lien que la
décision ne peut pas être considérée comme établissant un
principe d'application générale en matière d'acte délictueux ou
de délit. Dans une opinion dissidente, lord Brandon of Oak-
brook énonce par ailleurs avec force et clarté des principes
d'une importance fondamentale qui sont clairement applicables
pour déterminer la portée de l'obligation de prudence incom-
bant à une partie à l'égard d'une autre en l'absence, comme
dans la présente affaire, de tout lien contractuel ou de tout lien
étroit comme celui sur lequel était fondée la décision des juges
formant la majorité dans l'affaire Junior Books.
Lord Bridge a conclu (à la page 206) que, si
jamais on découvre un vice caché dans un bien
meuble tel qu'il devient hors d'état de nuire, qu'il
soit alors sans valeur ou susceptible de réparation,
[TRADUCTION] «le préjudice financier peut donner
droit à dédommagement dans le cadre d'un contrat
pour l'acheteur ou le locataire du bien meuble
ayant droit à l'avantage d'une garantie pertinente
quant à la qualité, mais il ne le peut pas dans le
cas d'un acte délictueux pour l'acheteur ou le
locataire éloigné du bien meuble». Lord Bridge a
pris également du réconfort dans la décision
rendue récemment par la Cour suprême des Ftnt,
Unis dans l'affaire East River .S'..S'. Corpu
Transamerica Delaval, Inc., 106 S. C't. 2.1'i
(1986), dans laquelle il a été statué yu;aurlln
réclamation fondée sur la responsa bi té et u l n
produits n'est recevable en ma Lié! r ri .;
quand un commerçant allègue avoir tiui� cln
dice seulement quant au produit lui-même et se
soldant par un préjudice purement financiers.
L'«incertitude» de la doctrine et de la jurispru
dence anglaises dont parle lord Bridge dans l'arrêt
D. & F. Estates est, à mon avis, maintenant
grandement manifeste, mais je crois qu'il est néan-
moins possible de risquer certaines conclusions
générales. Premièrement, il y a en Angleterre une
préférence marquée pour le maintien de la règle
d'exclusion, tout particulièrement dans les causes,
comme celles qui concernent la responsabilité
quant aux produits, dans lesquelles une demande
d'indemnisation en matière délictuelle peut être
considérée comme un moyen de contourner les
limites de la responsabilité contractuelle (lord
Brandon dans les arrêts Junior Books et Leigh and
Sillavan, lord Bridge dans l'arrêt D. & F. Estates).
Deuxièmement, on reconnaît néanmoins qu'il y a,
tout au moins, des cas exceptionnels où la règle ne
s'applique pas. L'arrêt Junior Books n'a pas été
écarté, et on n'a pas trouvé à redire au sujet de la
décision rendue dans l'arrêt Caltex. La règle ne
peut donc pas être considérée comme absolue.
Troisièmement, dans ces cas exceptionnels où la
responsabilité est permise, on trouvera des facteurs
de proximité inhabituelle quelque peu analogues à
ceux qui, en vertu de la première des propositions
de lord Wilberforce, établissent le critère fonda-
mental de l'obligation elle-même (Hedley Byrne,
Caltex, Junior Books).
III
Le droit relatif au préjudice purement financier
est moins figé au Canada qu'en Angleterre, ne
serait-ce que parce que beaucoup moins de déci-
sions ont été rendues à cet égard, notamment par
la Cour suprême du Canada. Il serait à peine
8 Dans l'arrêt Reid y Rush & Tompkins Group plc, [1989] 3
All ER 228 (C.A.), à la p. 238, le lord juge Ralph Gibson a, en
son nom personnel seulement, dit de l'arrêt D. & F. Estates:
[TRADUCTION] Je crois qu'il est évident que leurs Seigneu-
ries ne traitaient pas, si je comprends bien leurs opinions, du
délit de négligence sous toutes ses formes et il ne me semble
pas qu'elles voulaient formuler une règle selon laquelle on ne
peut en aucun cas obtenir de dommages-intérêts pour préju-
dice financier sauf en vertu des principes établis par l'affaire
Hedley Byrne. J'ai considéré que la déclaration de lord
Oliver, à savoir qu'on ne peut pas obtenir de dommages-inté-
rêts pour préjudice purement financier à moins qu'on puisse
amener l'affaire dans le cadre du principe de dépendance
établie par l'affaire Hedley Byrne, s'applique seulement dans
l'affaire étudiée dans D & F Estates y Church Cmrs for
England.
exagéré de dire qu'il y a seulement une véritable
décision, à savoir Rivtow Marine Ltd. c. Washing-
ton Iron Works et autre, [1974] R.C.S. 1189; un
arrêt qui a été fréquemment cité à la Chambre des
lords.
La demanderesse/appelante avait intenté une
poursuite pour le recouvrement des frais de répara-
tion de deux grues à pivot installées à bord d'un
chaland de billes qu'elle avait loué et pour la perte
d'utilisation du chaland durant les réparations. Les
vices de structure des grues ont été découverts
seulement après qu'une grue similaire se fut effon-
drée et eut tué son opérateur. Les intimées
savaient que des grues de ce genre étaient suscepti-
bles de se fissurer en raison d'une négligence de
conception, mais elles n'avaient pas averti l'appe-
lante du danger possible.
Le juge Ritchie, au nom des sept juges formant
la majorité, a statué que les tribunaux inférieurs
avaient eu raison de ne pas accueillir la demande
d'indemnisation des frais de réparation et d'un
préjudice financier que, de toute façon, elle aurait
subi même si l'avertissement approprié avait été
donné. Il a écrit (à la page 1207):
La conclusion de M. le juge Tysoe [en Cour d'appel de la
C.-B. dans la même affaire] était fondée en grande partie sur
une série de précédents américains, l'arrêt Trans World Airli
nes Inc. v. Curtis -Wright Corp. ((1955), 148 N.Y.S. 2d 284),
en particulier, dans lequel on a indiqué que la responsabilité du
coût de réparation du dommage subi par l'objet défectueux
lui-même, et de la perte économique découlant directement de
la négligence, ressemble à la responsabilité en vertu d'une
garantie explicite ou implicite de bon état, et que puisque son
origine est contractuelle, un tiers au contrat ne peut la faire
valoir contre le fabricant. C'était, je crois, pour ce motif que le
savant juge de première instance a rejeté la réclamation de
l'appelante pour réparations et pour la perte économique qu'elle
aurait de toute manière subie même si l'avertissement appro-
prié avait été donné. Je souscris à cette conclusion pour les
mêmes motifs; mais, bien que cette conclusion exclue le recou-
vrement pour les dommages causés à l'objet et pour la perte
économique découlant directement de la négligence et de la
mauvaise conception imputables à Washington, elle n'exclut
pas les dommages supplémentaires occasionnés par le manque-
ment à l'obligation d'avertir contre le danger.
Toutefois, comme, à son avis, l'omission d'avertir
constituait un délit civil indépendant, le juge Rit-
chie a cru que le juge de première instance avait eu
raison d'accorder, et la Cour d'appel avait eu tort
de ne pas accorder, une indemnité pour le préju-
dice financier résultant de l'inactivité du chaland
après que les intimées eurent été avisées des défec-
tuosités en question.
Pour étayer cette conclusion, le juge Ritchie a
interprété l'arrêt Cattle à la lumière de l'arrêt
Donoghue v. Stevenson et s'est fondé grandement
sur l'arrêt Hedley Byrne (aux pages 1213 à 1215):
En l'espèce présente, on n'a pas avancé que la responsabilité
devrait être basée sur une déclaration inexacte faite par négli-
gence et, dans cette mesure, l'arrêt Hedley Byrne ne s'applique
aucunement. Je m'y reporte uniquement pour indiquer l'avis de
la Chambre des Lords selon lequel quand la responsabilité est
basée sur la négligence, le recouvrement ne se limite pas aux
dommages physiques mais s'étend aussi aux pertes économi-
ques. L'affaire Hedley Byrne a récemment été jugée espèce
différente par cette Cour dans l'arrêt J. Nunes Diamonds Ltd.
c. Dominion Electric Protection Co. ([1972] R.C.S. 769), dans
lequel le juge Pigeon, parlant au nom de la majorité de la cour,
a dit à la p. 777:
Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire
Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les relations
entre les parties sont régies par un contrat, à moins qu'il soit
possible de considérer que la négligence imputée constitue un
délit civil indépendant n'ayant aucun rapport avec l'exécu-
tion du contrat ... En l'espèce, c'est là un point particulière-
ment important, à cause des dispositions contractuelles rela
tives à la nature des obligations assumées et l'exclusion
virtuelle de toute responsabilité en cas de défaut de les
remplir.
En l'espèce présente, toutefois, je suis d'avis que l'omission
d'avertir a été «un délit civil indépendant» n'ayant aucun rap
port avec l'exécution d'un contrat exprès ou implicite.
Dans la plaidoirie complète qu'il a présentée au nom de
l'appelante, Me Locke s'est reporté à de nombreuses décisions
récentes de la Cour d'appel d'Angleterre pour illustrer l'évolu-
tion des idées dans cette cour-là sur la question du recouvre-
ment de la pure perte économique dans une action pour négli-
gence lorsque le demandeur n'a subi aucun dommage physique.
Dans une de ces affaires, SCM (United Kingdom) Ltd. v. W.
J. Whittal & Son Ltd. ([1970] 3 All E.R. 245), la cour a statué
que la perte économique découlant directement d'un dommage
physique était recouvrable mais Lord Denning a indiqué qu'il
refuserait le recouvrement d'autres pertes économiques sauf
dans des circonstances exceptionnelles. Son raisonnement
semble fondé sur le fait que le dommage était trop éloigné bien
qu'il ait fait remarquer, dans ses motifs de jugement:
[TRADUCTION] Cependant, ne croyez pas que je suis d'avis
que la perte économique est toujours trop éloignée.
Une autre étude assez longue sur le même sujet est contenue
dans les motifs de jugement du même savant juge dans l'arrêt
Spartan Steel and Alloys Limited v. Martin & Co. (Contrac-
tors) Ltd. ([1972] 3 W.L.R. 502) où il semble avoir considéré
que la question du caractère éloigné du dommage devait être
décidée [TRADUCTION] «comme une question de ligne de con-
duite»; après s'être référé aux arrêts Cattle v. Stockton Water
works Co. et Société Anonyme de Remorquage à Hélice v.
Bennetts, il a dit:
[TRADUCTION] D'autre part, dans les affaires où on a
statué que la perte économique était recouvrable en elle-
même, il est clair qu'il y avait une obligation envers les
demandeurs et que la perte n'était pas trop éloignée.
Dans l'arrêt Ministry of Housing and Local Government v.
Sharp, ([1970] 2 Q.B. 223) p. 278, le juge Salmon me semble
avoir traité la question de façon exacte et succincte quant il a
dit:
[TRADUCTION] Cependant, dans la mesure où le droit relatif
• à la négligence en matière civile est concerné, l'existence de
l'obligation de diligence raisonnable ne dépend plus de la
question de savoir si ce qui peut être raisonnablement prévu
comme résultat de l'omission de faire preuve de pareille
diligence est dommage physique ou une perte financière.
Je me rends bien compte que je n'ai pas fait état de tous les
précédents pertinents ayant trait au recouvrement pour perte
économique dans pareilles circonstances, mais je suis convaincu
qu'en l'espèce présente il y avait une proximité de rapport
donnant naissance à une obligation d'avertir et que les domma-
ges-intérêts adjugés par le savant juge de première instance
étaient recouvrables à titre d'indemnité pour le résultat direct
et démontrablement prévisible de la violation ...
Les deux juges dissidents en partie auraient
inclus dans le préjudice admissible les frais de
réparation des grues pour le motif que la menace
de dommage physique aurait dû être traitée de la
même façon que le dommage physique véritable.
Le juge Laskin (tel était alors son titre) a écrit
(aux pages 1218 et 1219 R.C.S.):
... la doctrine énoncée dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v.
Heller & Partners Ltd., lequel a été considéré par cette Cour et
appliqué dans d'autres Cours au Canada, montre que la perte
économique ou pécuniaire n'est pas à l'extérieur du champ de la
responsabilité pour négligence.
La présente affaire n'est pas du type Hedley Byrne, comme
l'indiquent les motifs de mon collègue le juge Ritchie, mais le
recouvrement pour la perte économique seulement trouve néan-
moins un appui dans la doctrine de la négligence. Il me semble
que le principe de la responsabilité du fabricant pour négligence
devrait également permettre ce recouvrement dans le cas où,
comme en l'espèce, il y a menace de dommages physiques et le
demandeur est dans la catégorie des personnes qui, peut-on
prévoir, sont ainsi menacées ...
Appliquer pareil recouvrement dans la présente affaire ne
conduira pas (Traduction) «à une responsabilité pour un mon-
tant indéterminé pour un temps indéterminé à l'égard d'une
catégorie indéterminée», pour emprunter une déclaration fré-
quemment citée du défunt juge Cardozo dans l'arrêt Ultrama-
res Corp. v. Touche, p. 179. Les considérations pragmatiques
qui sont à la base de l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Co.
ne seront pas dévalorisées par l'imposition d'une responsabilité
à Washington comme fabricant et concepteur négligent ... La
responsabilité ne signifiera pas ici qu'elle doit aussi être impo
sée dans tous les cas de conduite négligente où il y a perte
économique prévisible; un cas typique serait les réclamations
faites par les employés pour perte de salaire lorsque l'usine de
leur employeur a été endommagée et est fermée par suite de la
négligence d'une autre personne. Dans la présente affaire, il
s'agit d'une perte économique directe subie par une personne
dont l'usage du produit de la défenderesse Washington était
prévu, et non d'une perte économique indirecte- subie par un
tiers, par exemple, des personnes dont les billes ne pouvaient
pas être chargées sur le chaland de l'appelante à cause du
retrait du service de la grue défectueuse pour y effectuer des
réparations. Il s'agit (je me répète) d'une perte économique
résultant directement de l'évitement de dommages physiques
menaçant la propriété de l'appelante sinon aussi de l'évitement
de blessures aux personnes à son service.
Malgré l'indemnité plus élevée qu'il aurait
accordée, le juge Laskin se situe plus près de la
règle d'exclusion que les juges formant la majorité
parce qu'il retient la notion de dommage physique.
Pour les juges formant la majorité, il semble que
tout préjudice financier qui survient indépendam-
ment d'un lien entre le demandeur et l'auteur de
l'acte délictueux peut donner lieu à indemnisation
s'il y a un «lien suffisamment étroit» entre les deux
parties. De fait, le principe adopté par les juges
formant la majorité est le corollaire de celui qui a
été adopté par les juges formant la majorité dans
l'arrêt Nunes Diamonds (J.) Ltd. c. Dominion
Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769. Le
juge Ritchie cite le juge Pigeon, qui déclare dans
cette affaire-là (à la page 777) que «Le critère de
responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire
Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les
relations entre les parties sont régies par un con-
trat». C'est peut-être bien un pur hasard que l'arrêt
Rivtow Marine ait été rendu peu après l'arrêt
Hedley Byrne et avant la réponse négative de la
Chambre des lords dans les années 1980, mais il
demeure la principale décision canadienne, bien
qu'à plusieurs reprises, la Cour suprême ait fait en
passant des remarques sur la jurisprudence
anglaise subséquente, tout particulièrement dans
l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres,
[1984] 2 R.C.S. 2.
Dans l'affaire Kamloops, la question était de
savoir si une personne acquiert une maison sans
être informée de l'état défectueux des fondations
ou de l'insuffisance des inspections municipales
peut tenir une municipalité responsable, par négli-
gence, de ne pas en avoir interdit la construction.
Le juge Wilson, au nom des juges formant la
majorité, a examiné abondamment les affaires por-
tant sur l'indemnisation du préjudice purement
financier, étant donné que la municipalité alléguait
que, dans l'affaire, le préjudice financier était
analogue aux frais de réparation de la grue qui
avaient été rejetés expressément par les juges for-
mant la majorité dans l'arrêt Rivtow Marine. Le
juge Wilson a reconnu (à la page 33) que «cette
Cour est liée par le jugement de la majorité dans
l'arrêt Rivtow jusqu'à ce que la Cour siégeant au
complet ait l'occasion de réétudier la question»,
mais elle a ajouté que (à la page 34):
... je suis portée à croire que la responsabilité simultanée en
matière contractuelle et délictuelle a joué un rôle important
dans l'attitude restrictive adoptée par la majorité dans l'arrêt
Rivtow et que, comme dans l'arrêt Hedley Byrne, il nous faudra
attendre de voir dans quel sens ira l'évolution de la jurispru
dence qui se développe autour de cette décision ...
Toutefois, elle a fait une distinction avec l'arrêt
Rivtow Marine pour au moins deux raisons: (1)
l'affaire Rivtow était une poursuite judiciaire entre
des parties privées par comparaison avec une
demande d'indemnisation contre une administra
tion publique pour inexécution d'une obligation de
prudence de droit privé découlant d'une loi; (2) «il
n'y a pas d'apparence de contrat en l'espèce
comme il y en avait dans l'affaire Rivtow» (à la
page 34), dans laquelle «on ne voulait pas élargir le
recours délictuel au point de permettre un recou-
vrement en matière délictuelle qui n'aurait pas été
possible en matière contractuelle» (à la page 34).
Ni la décision ni les motifs ne se rapportent donc
directement à l'affaire en cause, étant donné que
l'indemnisation a finalement été permise sur le
fondement d'une loi. Néanmoins, il me semble que
l'effet et le ton de ce que la Cour a fait militent
contre une règle absolue d'exclusion. Le juge
Wilson a résumé la question de la façon suivante
(à la page 35):
Je ne crois pas qu'en permettant l'indemnisation en l'espèce
on expose les autorités publiques à la responsabilité indétermi-
née mentionnée dans l'arrêt Ultramares. Pour obtenir l'indem-
nisation d'une perte financière, il faut que la loi crée une
obligation de droit privé envers le demandeur en plus de
l'obligation de droit public. Le demandeur doit appartenir à la
catégorie limitée des propriétaires ou occupants de la propriété
au moment où le dommage se manifeste. La perte qui résulte de
décisions de politique prises par les autorités publiques dans
l'exercice de bonne foi de leur pouvoir discrétionnaire ne donne
pas lieu à indemnisation. La perte qui résulte de la mise à
exécution de décisions de politique ne donne pas lieu à indemni-
sation si la décision d'exécution comporte un élément de politi-
que. La perte qui résulte lors de la mise à exécution de
décisions de politique, c.-à-d. de l'exécution fautive, donne lieu
à indemnisation. La perte donne lieu également à indemnisa-
tion si la mise à exécution fait appel à des considérations de
politique et que le pouvoir discrétionnaire des autorités publi-
ques n'est pas exercé de bonne foi. Enfin, et ce point mérite
peut-être d'être souligné, la perte financière ne donne lieu à
indemnisation que si, selon l'interprétation de la loi, il s'agit
d'un type de perte que la loi vise à prévenir.
Il me semble que l'indemnisation de la perte financière aux
conditions qui précèdent répond à un certain nombre d'objectifs
valables. Elle permet d'éviter l'intervention indue des cours
dans les affaires des autorités publiques. Elle fournit un redres-
sement lorsque le législateur l'a implicitement sanctionné et que
la justice l'exige clairement. Elle impose aux autorités publi-
ques une obligation suffisamment astreignante de réprimer
l'exercice fautif et arbitraire des fonctions prévues par la loi.
Pour ces motifs, je suis d'avis d'autoriser l'indemnisation de la
perte financière en l'espèce.
Ce qui est peut-être le plus frappant, c'est le refus
des juges formant la majorité de se laisser persua-
der par l'argument de l'avalanche de poursuites
fondé sur la déclaration du juge en chef Cardozo
dans l'arrêt Ultramares.
Les appelants dans l'affaire en cause ont pré-
tendu que la décision du juge Wilson dans l'arrêt
Kamloops devrait s'interpréter à la lumière de sa
présumée confirmation de la règle d'exclusion au
moment où elle siégeait à la Cour d'appel de
l'Ontario dans l'affaire Attorney -General for
Ontario v. Fatehi et al. (1981), 34 O.R. (2d) 129
(C.A.), mais, à mon avis, cette prétention s'effon-
dre à l'analyse de la décision Fatehi rendue par la
Cour d'appel de l'Ontario. Dans cette affaire-là, le
défendeur avait admis avoir fait preuve de négli-
gence dans la conduite d'un véhicule moteur, mais
il avait nié sa responsabilité à l'égard des frais
engagés par le gouvernement de l'Ontario pour
débarrasser l'autoroute des véhicules accidentés,
de l'essence renversée, des vitres brisées et des
débris généraux. Le juge d'appel Brooke (dissi-
dent) aurait confirmé la décision du juge de pre-
mière instance selon laquelle le gouvernement était
le propriétaire de biens dont certains avaient subi
des dommages.
Il est peut-être juste de dire que les deux juges
d'appel Wilson et Thorson, qui faisaient partie de
la majorité, penchaient pour la règle d'exclusion
dans leurs remarques incidentes. En effet, le juge
d'appel Thorson a admis (à la page 146):
[TRADUCTION] S'il avait été nécessaire de le faire en l'espèce
en supposant théoriquement que le seul motif d'appel avancé
par l'avocat de l'appelant était que le préjudice du gouverne-
ment était purement financier, j'aurais été prêt à accueillir
l'appel pour ce motif.
Le juge d'appel Wilson (tel était alors son titre)
ne voulait toutefois pas finalement faire reposer
son jugement sur la règle d'exclusion (à la
page 142):
[TRADUCTION] Toutefois, même si j'ai raison de soutenir
qu'il s'agit d'une action en indemnisation d'un préjudice pure-
ment financier, je ne peux pas dire en l'état actuel du droit que
le juge de première instance avait manifestement tort de per-
mettre l'indemnisation. Je préfère donc fonder mon jugement
sur le deuxième motif d'appel de l'appelant.
En appel, la Cour suprême du Canada a statué à
l'unanimité qu'il ne s'agissait pas du tout d'un cas
de préjudice financier mais d'un cas de dommages
directs aux biens du demandeur occasionnés par la
négligence du défendeur. La Cour suprême a con-
sidéré que les juges formant la majorité en Cour
d'appel avaient sursis au jugement en ce qui con-
cerne le préjudice purement financier (précité, à la
page 544):
Le droit canadien demeure, comme l'ont dit les juges de la
majorité en Cour d'appel, quelque peu incertain à cause de
l'arrêt de cette Cour dans l'affaire Rivtow Marine, précitée.
La Cour suprême était d'avis que le droit n'était
pas figé et qu'il devait le rester pour l'instant (à la
page 545):
Néanmoins, il faut reconnaître que l'arrêt Rivtow a été appli-
qué ou rejeté de diverses manières par les tribunaux canadiens
dont certains concluent que le jugement de la majorité recon-
naît le préjudice financier et certains concluent le contraire. Il
n'est pas possible de dire si le droit du Canada qui se dégage
des précédents jusqu'à ce jour, envisage la réparation d'un
préjudice purement financier au sens de l'arrêt Junior Books,
précité, de la Chambre des lords.
À mon avis, il n'est pas nécessaire en l'espèce de trancher
cette question parce que . .. il ne s'agit pas d'un cas de
préjudice financier mais de dommages directs à la propriété du
demandeur occasionnés par la négligence de l'intimé.
Bien que la question n'ait pas été tranchée de
façon précise par la Cour suprême du Canada dans
l'arrêt Fatehi tout comme dans l'arrêt Kamloops,
les indications des choses à venir, si je peux parler
ainsi, semblent aller à l'encontre de la règle de
l'exclusion. Ainsi dans l'arrêt Agnew-Surpass
Shoe Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments
Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, le juge Pigeon, au nom
de quatre juges, a dit au sujet de la décision
Rivtow, dans laquelle il s'était rallié à la majorité
(à la page 252):
Il est maintenant établi, par l'arrêt de cette Cour Rivtow
Marine Ltd. c. Washington Iron Works, que le recouvrement
de la perte économique causée par la négligence est admis
même sans recouvrement pour dommages matériels.
Il a donc jugé dans l'arrêt Agnew-Surpass qu'une
clause disculpatoire en faveur d'un locataire
devrait être interprétée strictement de façon à
laisser le locataire responsable de la perte d'un
revenu de location pour le propriétaire-locateur
d'un centre commercial où l'incendie était dû à sa
négligence.
De même, dans l'arrêt Haig c. Bamford et
autres, [1977] 1 R.C.S. 466, où la Cour suprême a
permis l'indemnisation à l'encontre de comptables
qui n'avaient pas apporté l'application normale à
la préparation des comptes, le juge Dickson (tel
était alors son titre) a dit sans réserve, au nom de
six des neuf juges de la Cour (à la page 483):
«Dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington
Iron Works, l'indemnisation de pertes économi-
ques causées par la négligence a été accordée».
En outre, l'intimée dans le présent appel a allé-
gué non sans raison que l'accent mis par madame
le juge Wilson dans l'arrêt Kamloops dans une
série de questions pour la forme résumant la rééva-
luation de la règle d'exclusion laissait supposer
qu'elle répondrait aux questions de façon favorable
(aux pages 28 et 29):
Il a fallu l'arrêt de la Chambre des lords Hedley Byrne & Co.
Ltd. v. Heller & Partners Ltd., précité, pour amorcer une
révision et une réévaluation de la règle relative à la perte
financière par les auteurs juridiques et les juges; cette révision
se poursuit maintenant depuis presque vingt ans. Comment, se
demande-t-on, expliquer aux demandeurs lésés le traitement
différent que réserve le droit aux pertes matérielles et aux
pertes financières dues aux actes fautifs d'un défendeur? Dans
un cas, on est indemnisé par l'auteur du dommage alors que,
dans l'autre, il faut assumer la perte soi-même. Est-il logique
d'autoriser l'indemnisation d'une perte financière pour des
paroles fautives et non pour des actes fautifs? En quoi diffè-
rent-ils sensiblement? Si la perte financière est raisonnable-
ment prévisible comme conséquence d'actes fautifs, ne devrait-
elle pas donner lieu à indemnisation tout comme les blessures
ou les dommages matériels raisonnablement prévisibles? La
crainte exprimée par le juge en chef Cardozo d'une responsabi-
lité indéterminée envers une catégorie indéterminée devrait-elle
empêcher l'indemnisation d'un demandeur bien déterminé pour
un montant très précis? Une considération de politique qui
entraîne une injustice évidente dans certains genres de causes
peut-elle être valable? Y a-t-il un raisonnement quelconque qui
permettre d'éviter l'injustice dans des cas précis et, en même
temps, de parer à la crainte exprimée par le juge en chef
Cardozo?
Il y a deux autres décisions récentes de la Cour
suprême du Canada qui sont pertinentes. Dans
l'affaire B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd.,
[1986] 1 R.C.S. 228, dans laquelle un messager
ignorait qu'une enveloppe contenait une concession
de Sa Majesté qui devait être enregistrée dans un
délai prescrit, la Cour a jugé qu'il n'y avait pas
d'obligation de prudence comme l'exigeait la pre-
mière proposition énoncée dans l'arrêt Anns.
Néanmoins, le juge Estey a passé en revue le droit
relatif à la négligence et au préjudice purement
financier et a adopté à l'égard de l'arrêt Rivtow
Marine la même opinion que le juge Pigeon dans
l'arrêt Agnew-Surpass (aux pages 239-240):
Dans l'arrêt Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works,
[1974] R.C.S. 1189, cette Cour n'a pas été unanime sur
certains aspects de la question du préjudice financier causé par
négligence, mais les juges formant la majorité et les juges
dissidents ont reconnu que, en principe, un défendeur pouvait
encourir une responsabilité délictuelle pour des préjudices
financiers qui ne résultent aucunement de dommages ou de
préjudices matériels connexes. L'arrêt Rivtow portait sur la
responsabilité du fabricant d'une grue défectueuse envers l'usa-
ger ultime de la grue, pour ce qui est du coût des réparations et
des bénéfices perdus alors que la grue était hors d'usage. Par
conséquent, l'affaire a soulevé des questions de responsabilité à
l'égard de produits et ressemble peu à l'arrêt Hedley Byrne,
précité, et aux affaires qui l'ont suivi. Toutefois, conformément
à la jurisprudence précitée, le juge Ritchie au nom de la
majorité et le juge Laskin (alors juge puîné), dissident, ont
mentionné qu'il était nécessaire d'établir l'existence d'un lien
suffisamment étroit entre les parties à l'action.
Le juge Estey a souligné qu'il faut toujours recou-
rir au critère fondé sur le «lien étroit», en se
reportant manifestement au premier principe for-
mulé dans l'arrêt Anns, mais souvent dans des
contextes (par ex. l'arrêt Junior Books) où il
pourrait raisonnablement s'appliquer à la
deuxième proposition énoncée dans l'arrêt Anns.
L'autre décision de la Cour suprême est Central
Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, dans
laquelle la question principale était de savoir si un
avocat pouvait encourir envers un client une res-
ponsabilité délictuelle tout autant qu'une responsa-
bilité contractuelle. Le juge Le Dain a rédigé les
motifs du jugement de la Cour et a dit sur le point
en question (à la page 206):
3. Une responsabilité délictuelle concurrente ou alternative
ne sera pas admise si elle a pour effet de permettre au deman-
deur de contourner ou d'éluder une clause contractuelle d'exo-
nération ou de limitation de responsabilité pour l'acte ou l'omis-
sion qui constitue le délit civil. Sous réserve de cette restriction,
chaque fois qu'il existe simultanément une responsabilité délic-
tuelle et une responsabilité résultant d'un contrat, il est loisible
au demandeur de se prévaloir de la cause d'action qui lui paraît
la plus avantageuse à l'égard d'une conséquence juridique
donnée.
Il a donc été statué que, lorsqu'il n'est pas question
de clause contractuelle d'exclusion, le principe de
l'arrêt Hedley Byrne devrait s'appliquer.
Ces deux affaires n'ajoutent rien directement en
ce qui concerne la règle d'exclusion, mais il me
semble que toutes deux tendent à la limiter. L'ar-
rêt B.D.C. [à la page 239] confirme une déclara-
tion générale selon laquelle, sur le fondement de
l'arrêt Rivtow Marine, «un défendeur pouvait
encourir une responsabilité délictuelle pour des
préjudices financiers qui ne résultent aucunement
de dommages ou de préjudices matériels con-
nexes». L'arrêt Central Trust [à la page 206]
supporterait la règle d'exclusion seulement lorsque,
sans cela, le demandeur pourrait «contourner ou
... éluder une clause contractuelle d'exonération
ou de limitation de responsabilité».
Il y a eu une affaire dans laquelle notre Cour a
examiné la question de l'indemnisation du préju-
dice purement financier: Baird c. La Reine du chef
du Canada, [1984] 2 C.F. 160 (C.A.). Dans cette
affaire-là, le juge de première instance [(1982),
135 D.L.R. (3d) 371] avait radié la déclaration en
concluant qu'elle ne révélait aucune cause d'action
pour le motif qu'une demande d'indemnisation
d'un préjudice financier n'entrait pas dans le
champ de la responsabilité de la Couronne lorsque
les obligations légales en question incombaient au
ministre des Finances et au surintendant des assu
rances. En infirmant la décision en appel, le
juge Le Dain a déclaré au nom des juges formant
la majorité (à la page 183):
La question suivante est de savoir si, en principe, une perte
purement économique pourrait donner ouverture à une action
en recouvrement, si on suppose que le ministre des Finances ou
le surintendant des assurances avait une obligation de prudence
envers les appelants et qu'il ne s'est pas acquitté de cette
obligation. L'avocat de la Couronne a soutenu que les cas où
une perte économique qui ne découle pas d'une blessure ou d'un
dommage matériel pourrait donner ouverture à une action en
recouvrement se limitaient à ceux qui ont été décrits dans les
affaires Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.,
[1964] A.C. 465 (H.L.) et Rivtow Marine, précitée: fausse
représentation délictuelle et omission délictuelle de signaler une
défectuosité dangereuse d'un produit. À mon avis, aucune
décision judiciaire subséquente portant sur cette question ne
laisse entendre qu'en principe, il ne pourrait y avoir recouvre-
ment à la suite d'une perte purement économique que dans ces
cas. Dans l'affaire Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cum-
mer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, à la page
252, voici l'observation générale qui a été faite au sujet de la
portée de l'affaire Rivtow Marine: «Il est maintenant établi, par
l'arrêt de cette Cour Rivtow Marine Ltd. v. Washington Iron
Works et al. ([1974] R.C.S. 1189) que le recouvrement de la
perte économique causée par la négligence est admis même
sans recouvrement pour dommages matériels.» Il semble que la
question de savoir si un tel recouvrement sera autorisé dans un
cas particulier de négligence dépend de l'application de princi-
pes ou de considérations d'ordre général, sans qu'il faille se
limiter à certaines catégories ou à certains types de cas. Ces
principes et ces considérations sont très bien expliqués dans
l'affaire Caltex Oil, précitée, qui elle-même constituait un
exemple de recouvrement résultant d'une perte purement éco-
nomique dans un cas qui ne faisait pas partie des catégories
mentionnées dans les causes Hedley Byrne et Rivtow Marine.
Que la question soit abordée du point de vue de l'obligation de
prudence ou du degré d'éloignement du dommage ou, en géné-
ral, comme une question de principe, il ne me paraît pas évident
à ce stade-ci qu'on doive, en principe, exclure la possibilité d'un
tel recouvrement dans le présent cas.
Encore une fois, on ne peut pas dire que ce soit une
décision concluante, mais il est significatif que la
Cour ait considéré la règle comme étant plus large
que celle qui s'appliquerait aux catégories de cas
représentées par Hedley Byrne et Rivtow Marine
et ait cru que «la question de savoir si un tel
recouvrement sera autorisé dans un cas particulier
de négligence dépend de l'application de principes
ou de considérations d'ordre général, sans qu'il
faille se limiter à certaines catégories ou à certains
types de cas», comme ceux qui ont été exposés dans
l'arrêt Caltex.
Il y a également trois jugements rendus par la
Section de première instance, Gypsum Carrier Inc.
c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147; Bethlehem Steel
Corporation c. L'Administration de la voie mari
time du St-Laurent, [1978] 1 C.F. 464; et Intero-
cean Shipping Company c. Navire Atlantic Splen
dour, [1984] 1 C.F. 931. L'affaire Gypsum
Carrier concernait non seulement une collision
entre un navire et le même pont qu'en l'espèce
mais va de pair avec celle-ci, sauf qu'il semble y
avoir eu insuffisance de preuve quant à la prévisi-
bilité et qu'aucune allégation ne semble avoir été
présentée quant à l'existence d'un lien étroit avec
les biens de la compagnie ferroviaire. Ayant conclu
que la compagnie ferroviaire n'avait ni droit de
passage ni droit de propriété moindre sur le pont,
le juge Collier a déclaré (à la page 158):
En l'espèce, je crois que l'absence de dommages matériels
aux biens des compagnies de chemin de fer n'empêche pas en
elle-même le recouvrement des dépenses additionnelles encou-
rues par lesdites compagnies (la perte économique).
Néanmoins, il a conclu que l'action n'était pas
fondée en ce qui concerne le premier principe
énoncé dans l'arrêt Anns, c'est-à-dire qu'aucune
obligation de prudence raisonnable n'a été établie
en preuve.
Dans l'affaire Bethlehem Steel, un navire avait
frappé et détruit un pont enjambant le canal Wel-
land. Une première demande d'indemnisation con-
cernait la perte de profits des navires immobilisés
par l'obstruction du canal, une seconde portait sur
les frais supplémentaires engagés pour l'expédition
des marchandises depuis Toronto plutôt que par la
voie du canal. Le juge Addy n'a pas permis l'in-
demnisation, en statuant que le lien entre les récla-
mants et l'objet endommagé avait été beaucoup
plus étroit dans l'affaire Gypsum Carrier, dans
laquelle (à la page 470) «les réclamants faisaient
usage de l'objet endommagé et ils avaient au moins
certains droits contractuels le couvrant». En l'es-
pèce, il a fait la distinction suivante avec la déci-
sion qu'il avait rendue antérieurement dans l'af-
faire Bethlehem Steel (à la page 26 C.C.L.T.):
Dans cette cause-là, j'ai effectivement approuvé et appliqué la
règle de l'avalanche des procédures et je n'ai pas fait mention
de solutions de rechange. Toutefois, un examen des faits dans
cette affaire-là indique bien clairement l'absence de toutes
circonstances pouvant l'emporter sur les objections très prati-
ques qui constituent la raison d'être de cette règle d'exclusion.
Dans l'affaire Interocean Shipping, dans
laquelle le navire Atlantic Splendour avait excédé
la durée fixée pour rester à quai en raison de
problèmes mécaniques et avait ainsi retardé quatre
autres navires qui devaient prendre à leur bord du
minerai de fer au même quai, le juge Dubé a
énoncé le droit de la façon suivante dans un exposé
de la cause (aux pages 936-937):
Selon mon appréciation de l'état actuel de l'évolution de la
jurisprudence sur cette question controversée de la perte pure-
ment économique, il n'est pas nécessaire que le demandeur
subisse un préjudice matériel pour recouvrer des dommages. Il
suffit, premièrement, que le défendeur ait une obligation envers
le demandeur; deuxièmement, qu'il y ait eu manquement à
cette obligation; troisièmement, que les pertes économiques
découlent directement de la négligence du défendeur; et qua-
trièmement, que les conséquences aient été raisonnablement
prévisibles.
Puis il a fait une distinction avec l'affaire Gypsum
Carrier en ce qui concerne les faits (à la
page 938):
Les responsables du navire dans l'affaire Gypsum ne pou-
vaient naturellement pas prévoir la modification du parcours
des trains à l'approche du pont de chemins de fer. De même les
marins, dans l'affaire Bethlehem Steel ne pouvaient savoir
qu'ils étaient sur le point de chambarder l'horaire de la naviga
tion sur le canal. Mais les responsables du MIV Atlantic
Splendour ont intentionnellement maintenu le navire accosté
alors qu'ils auraient dû le faire remorquer immédiatement. Ils
auraient pu éviter la perte économique qu'ont subie les autres
navires, mais pour des raisons qui leur sont propres ils ont
choisi de ne pas le faire. Ils savaient ou auraient dû savoir qu'ils
monopolisaient le seul quai disponible. Ils ont vu ou auraient dû
voir les autres navires qui mouillaient au large. Il n'est pas hors
de la portée de marins raisonnables de prévoir que des navires à
l'arrêt subissent des pertes économiques. La lenteur du défen-
deur, qu'elle soit admise ou prouvée au procès, a été la cause
directe et prévisible des pertes économiques subies par les
demanderesses.
Les cours d'appel de trois provinces ont rejeté la
règle d'exclusion. La déclaration la plus directe
émane du juge Lambert de la Cour d'appel de la
Colombie-Britannique dans l'affaire Nicholls v.
Township of Richmond et al. (1983), 145 D.L.R.
(3d) 362, à la page 367 9 , à l'occasion d'une
requête en radiation d'une plaidoirie dans une
affaire de renvoi injustifié fondé sur le fait qu'on
avait causé par négligence l'inexécution d'un
contrat:
[TRADUCTION] Dans la présente affaire, la question devient
donc la suivante: Y a-t-il une règle juridique qui interdit
l'indemnisation, en principe, lorsque, en présence d'un lien
étroit qui peut exister entre les dirigeants et les employés d'une
compagnie, un acte, une omission ou une déclaration inexacte
survient et que son auteur aurait dû raisonnablement prévoir
qu'il entraînerait directement un préjudice financier pour un
camarade de travail, comme, par exemple, son congédiement?
Je ne suis pas persuadé qu'il existe ou devrait exister une telle
règle juridique générale. Dans des cas particuliers, l'indemnisa-
tion peut être refusée comme question de principe, mais il
s'agirait d'une règle plus stricte, applicable sur la base de faits
qui ne sont pas encore divulgués dans la présente affaire. Je ne
tire aucune conclusion maintenant en ce qui concerne l'exis-
tence ou la portée d'une telle règle plus stricte.
À mon avis, des décisions telles que Cattle v. Stockton
Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453, et Weller & Co. v.
Foot & Mouth Disease Research Institute, [1965] 3 All E.R.
560, devraient être considérées comme des exemples précis de
refus d'indemnisation en raison de l'absence d'un lien étroit, ou
de l'éloignement des dommages, ou des deux à la fois, et non
comme établissant un principe selon lequel des dommages-inté-
rêts ne peuvent jamais être obtenus pour préjudice financier si
le préjudice résulte de la rupture d'un lien contractuel entre une
victime qui subit un préjudice financier et une autre fin subit
des dommages matériels. La réponse à de tels problèmes réside
non pas dans un refus constant de l'indemnisation mais dans
l'application des questions ordinaires et parfois difficiles qui se
9 Dans l'avis défavorable du doyen Peter J. Burns formulé
dans «Recent Developments in Negligence Law», Negligence
Law in the 1990's, (Vancouver, The Continuing Legal Éduca-
tion Society of British Columbia, (1985), à la p. 1.1.10, [TRA-
DUCTION] «les arrêts Nielson et Nicholls ont pour effet com-
biné ... de créer un champ très étendu de responsabilité civile
potentiel qui doit à la fin accroître les coûts d'activités publi-
ques et privée et, dans de nombreux cas, décourager des
engagements souhaitables dans les secteurs commercial et
public».
rapportent au lien étroit, à la prévisibilité, à la relation de cause
à effet et à l'éloignement.
Supposons qu'une compagnie aérienne a comme règle de
renvoyer les pilotes qui souffrent d'une incapacité sur le plan de
la santé et exige que ses pilotes se soumettent chaque année à
un examen médical effectué par un médecin, choisi par elle, qui
connaît le but visé par l'examen. Supposons que le médecin,
sans faire attention et à tort, diagnostique une incapacité et que
le pilote est congédié. Celui-ci se verrait-il privé d'une cause
d'action contre le médecin à cause d'une règle juridique? Je ne
le crois pas. Cependant le préjudice subi par le pilote serait un
préjudice financier résultant de l'intervention négligente du
médecin dans les rapports contractuels existant entre le pilote
et la compagnie aérienne. Je m'abstiens de répondre à la
question de savoir quelle différence cela ferait, selon le cas, si le
médecin était un employé salarié de la compagnie aérienne.
Dans l'arrêt Maughan and Maughan v. Interna
tional Harvester Company of Canada Limited
(1980), 38 N.S.R. (2d) 101 (C.A.), malgré le rejet
d'une action intentée contre un fabricant pour
non-respect de la garantie sur des marchandises
défectueuses à l'égard d'un usager qui les avait
achetées d'un vendeur sans garantie expresse, la
Cour d'appel de la Nouvelle-Ecosse était disposée
à tenir le fabricant responsable envers l'usager du
préjudice financier causé par sa négligence. Le
juge en chef MacKeigan a, au nom de la Cour,
interprété l'arrêt Rivtow Marine à la lumière des
remarques faites par le juge Pigeon dans l'arrêt
Agnew-Surpass et par le juge Dickson [tel était
alors son titre] dans l'arrêt Haig et a dit (à la
page 109):
[TRADUCTION] Je n'ai pas à faire un gros effort ... pour
trouver des faits similaires à ceux de l'affaire Rivtow. Le juge
Ritchie a rejeté l'idée d'une règle spéciale restreignant l'indem-
nisation du préjudice financier dans les cas de négligence.
Dans l'affaire Yumerovski et al. v. Dani (1977),
18 O.R. (2d) 704 (C. Cté), conf. par (1979), 120
D.L.R. (3d) 768 (C.A. Ont.), dans laquelle un
agent de voyages qui conduisait des membres
d'une même famille à leur avion nolisé avait, par
sa conduite négligente, causé la mort de l'un des
passagers, accident ayant amené les autres mem-
bres de la famille du défunt à renoncer au voyage,
ceux-ci avaient poursuivi afin de recouvrer le prix
des billets, et le juge de première instance avait
autorisé l'indemnisation en appliquant l'arrêt
Caltex. En appel, le juge en chef adjoint MacKin-
non a déclaré brièvement au nom de la Cour
d'appel de l'Ontario (à la page 768):
[TRADUCTION] En raison du lien spécial établi entre les
parties par l'engagement du défendeur, dans le cadre des
mesures visant à inciter les demandeurs à acheter les billets de
lui, de conduire à l'aéroport un ou plusieurs des membres de ce
groupe familial limité et étroitement lié, et pour les motifs
donnés par le juge de première instance, l'appel est rejeté avec
dépens.
Il y a un certain nombre d'autres affaires dans
lesquelles des tribunaux inférieurs ont accordé une
indemnisation pour préjudice financier en l'ab-
sence de dommages matériels: University of
Regina v. Pettick et al. (1986), 51 Sask. R. 270
(B.R.); Dominion Tape of Canada Ltd. v. L. R.
McDonald & Sons Ltd. et al., [1971] 3 O.R. 627
(C. cté); Smith et al. v. Melancon, [1976] 4
W.W.R. 9 (C.S.C.-B.); MacMillan Bloedel Ltd. v.
Foundation Company of Canada Ltd. (1977), 75
D.L.R. (3d) 294 (C.S.C.-B.); Trappa Holdings
Ltd. v. District of Surrey et al. (1978), 95 D.L.R.
(3d) 107 (C.S.C.-B.); Gold v. The DeHavilland
Aircraft of Can. Ltd., [1983] 6 W.W.R. 229
(C.S.C.-B.).
IV
À mon avis, cette revue du droit mène à la
conclusion qu'au Canada il n'existe apparemment
pas de règle absolue qui empêche l'indemnisation
du préjudice purement financier même lorsqu'il
n'y a pas de dommages matériels causés aux biens
du demandeur. C'est, me semble-t-il, la seule con
clusion possible à tirer des arrêts Rivtow Marine,
Agnew-Surpass, Haig et Baird 10 .
Ce sur quoi les tribunaux ont insisté à plusieurs
reprises depuis Hedley Byrne pour ce qui concerne
la responsabilité, c'est qu'il doit y avoir un lien
spécial ou suffisamment étroit entre le demandeur
et le défendeur: [TRADUCTION] un «lien suffisam-
ment étroit» (le juge Stephen dans l'arrêt Caltex et
le juge Estey dans l'arrêt B.D.C.); «lien étroit»
(lord Roskill dans l'arrêt Junior Books); un «préju-
dice ... pas trop éloigné» (lord Denning, maître
des rôles, dans l'arrêt Spartan Steel & Alloys Ltd.
10 Ce semblerait être également le cas sous l'empire du Code
civil du Québec. Dans «Civil Law and Pure Economic Loss:
What Are We Missing?» (1987), 12 Can. Bus. L.J. 295, à la p.
309, Daniel Jutras écrit que [TRADUCTION] «il existe certains
éléments de preuve selon lesquels ni le Québec ni la France
n'ont de règle qui interdise de facto l'indemnisation du préju-
dice purement financier». Voir également la critique du rapport
contractuel, du point de vue du droit comparé, dans B. S.
Markesinis, «An Expanding Tort Law—The Price of a Rigid
Contract Law» (19871. 103 7..2 Rvv_ 354_
v. Martin & Co. (Contractors) Ltd., [1973] Q.B.
27 (C.A.), à la page 37, que cite le juge Ritchie
dans l'arrêt Rivtow Marine". Je crois que les
arrêts indiquent donc, sans que ce soit de façon
patente, qu'il doit exister un lien suffisamment
étroit, en plus du principe général de prévisibilité
raisonnable, pour qu'il y ait responsabilité en cas
de préjudice purement financier.
La difficulté qui peut se poser sur le plan con-
ceptuel avec le principe du lien suffisamment étroit
est qu'il peut engendrer de la confusion entre les
deux propositions présentées par lord Wilberforce
dans l'arrêt Anns, comme ce serait le cas dans
l'arrêt B.D.C. La première proposition de l'arrêt
Anns [à la page 751] provient directement de
l'arrêt Donoghue v. Stevenson: «il faut se deman-
der s'il existe entre l'auteur présumé de la faute et
la personne qui a subi le préjudice, un lien suffi-
samment étroit».
Toutefois, il n'est pas nécessaire, comme je le
perçois, que la deuxième proposition de lord Wil-
berforce soit tout à fait distincte de sa première
proposition. La question de savoir «s'il existe des
considérations qui pourraient restreindre ou limiter
la portée de cette obligation, la catégorie de per-
sonnes à qui cette obligation bénéficie ou les dom-
mages qui peuvent être causés par l'inexécution de
cette obligation, ou faire conclure à l'inexistence
" Lord Denning utilise une expression similaire [TRADUC-
TION] «trop éloigné pour être recouvré à titre de dommages-
intérêts» dans l'arrêt S.C.M. (United Kingdom) Ltd. v. W. J.
Whittall and Son Ltd., [1971] 1 Q.B. 337 (C.A.), aux p. 344 et
345. Il présente alors ce résumé (à la p. 346):
[TRADUCTION] En voyant ces cas exceptionnels, vous
pouvez bien vous demander: Comment pouvons-nous dire
quand le préjudice financier est trop éloigné ou non? Où est
la ligne de démarcation? Les avocats posent continuellement
cette question. Mais les juges ne sont jamais mis en déroute
par elle. Peut-être ne pouvons-nous pas tracer cette frontière
avec précision, mais nous pouvons toujours dire de quel côté
tombe un cas particulier. La même question pourrait se poser
dans le cas des délinquants qui s'évadent. Si leurs surveillants
sont négligents et qu'ils s'évadent et causent des dommages,
le ministère de l'Intérieur est responsable envers les person-
nes des environs, mais pas envers celles qui demeurent au
loin. Où, encore une fois, doit-on tracer la ligne de démarca-
tion? Seulement où, «dans le cas particulier, le bon sens du
juge le décide». C'est ce que dit lord Wright dans le cas d'un
choc nerveux dans l'arrêt Bourhill v. Young [1943] A.C. 93,
à la p. 110; et je ne crois pas que nous puissions aller plus
près que cela. Mais, en constituant une jurisprudence, nous
donnerons aux praticiens des règles de conduite suffisantes
pour tous les cas ordinaires qui se présentent.
de l'obligation, de la catégorie de personnes ou de
l'obligation de dédommager» [à la page 752] n'est
peut-être pas tant une question distincte qu'une
réflexion ou un approfondissement de la réponse à
la première question. Elle peut mener à une néga-
tion de la première, mais pour des raisons qui
peuvent être inhérentes et déjà contenues dans la
réponse à la première question, même si elle est
affirmative—parce qu'elle n'est pas assez affirma
tive, pour ainsi dire.
Même lorsque la deuxième question semble être
tout à fait distincte, les considérations négatives
qu'elle soulève se ramènent réellement toutes au
soin d'éviter une responsabilité «indéterminée»,
c'est-à-dire à la nécessité d'astreindre toute res-
ponsabilité à quelque chose de déterminé. On peut,
me semble-t-il, penser que cette deuxième question
se mesure au degré d'étroitesse du lien dont il est
question dans la première réponse. En d'autres
mots, bien que la première question envisage le fait
que les parties soient des proches, la deuxième
impose qu'elles soient des proches immédiats.
Dans un sens, on pourrait dire que la première
réponse répond aux deux questions, même si, à
mon avis, il est préférable que celles-ci soient
posées séparément.
Dans l'arrêt Spartan Steel, précité, à la page 36,
lord Denning préfère énoncer la solution concer-
nant la responsabilité à l'égard du préjudice finan
cier sous la forme d'une décision fondée sur une
simple ligne de conduite:
[TRADUCTION] Au fond, je crois que la question du recou-
vrement de la perte économique oblige à définir une ligne de
conduite. Lorsque les tribunaux délimitent les bornes du devoir,
ils établissent un principe visant à cerner la responsabilité de la
défenderesse. Lorsqu'ils délimitent le montant des dommages
recouvrables—les classant comme directs ou indirects—ils don-
nent une ligne de conduite permettant de déterminer la respon-
sabilité de la défenderesse.
Ma propre démarche consiste à tenir compte du
principe plutôt que de la ligne de conduite, et ainsi
à considérer le jugement requis en matière de
responsabilité quant au préjudice purement finan
cier non pas comme une décision fondée sur une
simple ligne de conduite mais comme la perception
d'un lien suffisamment étroit, c'est-à-dire en fonc-
tion du degré de détermination mesurable. Dans
La responsabilité civile délictuelle, 4e éd., à la
page 476, le juge Linden laisse entendre qu'on
peut résoudre la question en identifiant les catégo-
ries de préjudice:
... il faudra classer par catégories les affaires de préjudice
financier, tout comme dans le domaine plus général de l'éloi-
gnement on a groupé les situations les plus fréquentes. Des
formules de limitation précises pourront être adoptées pour
régler, au sein de chaque catégorie, les problèmes particuliers
de l'étalement de la perte ou des cas inclassables. La nécessité
d'assurer la réparation, la dissuasion, l'éducation et l'effet
dissuasif des forces du marché, devra être analysée dans chaque
contexte, que ce soit la responsabilité du fabricant, les déclara-
tions inexactes faites avec négligence, les services publics, l'Ad-
ministration et ainsi de suite.
Sans aucun doute, le contexte est très important
pour l'analyse de la responsabilité éventuelle.
La meilleure déclaration que j'ai trouvée sur ce
que je crois être le principe applicable, c'est-à-dire
le principe du lien étroit, émane du juge Deane de
la Haute Cour de l'Australie dans l'arrêt Suther-
land Shire Council y Heyman (1985), 60 ALR 1,
aux pages 55 et 56:
[TRADUCTION] L'existence nécessaire d'un lien étroit con-
cerne le rapport entre les parties dans la mesure où il a trait à
l'acte ou à l'omission prétendument négligente du défendeur et
au préjudice ou au dommage subi par le demandeur. Elle
implique la notion d'étroitesse du lien et comprend la proximité
physique (dans l'espace et le temps) entre la personne ou les
biens du demandeur et la personne ou les biens du défendeur,
un lien étroit circonstanciel comme des rapports prépondérants
entre employeur et employé ou entre un professionnel et son
client et ce qui peut (peut-être pas strictement) être mentionné
comme un lien étroit de causalité au sens d'étroitesse de la
relation de cause à effet entre l'acte ou le comportement
particulier et le préjudice ou dommage subi. Cela peut refléter
une assumation par l'une des parties de la responsabilité de
prendre soin d'éviter ou de prévenir le dommage ou le préjudice
à la personne ou aux biens d'une autre ou la croyance de l'une
des parties qu'une telle prudence sera montrée par l'autre dans
des cas où l'autre partie était ou aurait dû être au courant de
cette croyance. La nature et l'importance relative des facteurs
qui sont déterminants pour une question de lien étroit sont
susceptibles de varier dans les diverses catégories d'affaires.
Cela ne veut pas dire qu'on peut trancher la question en se
reportant aux notions particulières de justice ou de morale ou
que c'est une façon appropriée de traiter la nécessité d'un lien
étroit comme une question de fait qui se résoudrait simplement
en se reportant au rapport existant entre le demandeur et le
défendeur dans les circonstances particulières. L'existence
nécessaire d'un lien étroit sert de pierre de touche pour recon-
naître les catégories d'affaires dans lesquelles la common law
statuera qu'une partie bénéficiera d'une obligation de prudence.
Étant donné les circonstances générales d'une affaire dans un
domaine nouveau ou en pleine évolution du droit relatif à la
négligence, la question de savoir si une ou des combinaisons de
facteurs, le cas échéant, satisferont à la nécessité de l'existence
d'un lien étroit est une question de droit qui doit être tranchée
en recourant aux processus de raisonnement, d'induction et de
déduction sur le plan juridique. Par ailleurs, l'identification du
contenu de cette nécessité dans un tel domaine ne doit pas être
séparée en apparence ou effectivement des notions de ce qui est
ajuste et raisonnable»...
Je serais d'accord pour dire que le lien étroit requis
peut consister en différentes formes de proximi-
té physique, circonstancielle, causale, assumée—
et que «l'existence nécessaire d'un lien étroit sert
de pierre de touche pour reconnaître les catégories
d'affaires dans lesquelles la common law statuera
qu'une partie bénéficiera d'une obligation de
prudence.»
Selon ce que j'ai pu observer, les tribunaux
trouveront toujours un lien suffisamment étroit
lorsqu'il y a un danger physique à l'égard des biens
du demandeur. De fait, je crois qu'on pourrait dire
que cela a le statut d'une présomption. Mais en
l'absence de dommages matériels, il n'y a pas de
présomption à mon avis mais plutôt neutralité
quant aux conclusions possibles. Néanmoins, d'au-
tres facteurs peuvent amener à conclure à l'exis-
tence d'un lien étroit.
Ce qu'il faut toujours éviter, c'est la responsabi-
lité pour un montant indéterminé pour une période
indéterminée envers une catégorie indéterminée.
Comme le dit Michael A. Jones dans Note [«Eco-
nomic Loss —A Return to Pragmatism»] (1986),
102 L.Q. Rev. 13, à la page 15: [TRADUCTION]
«Les affaires dans lesquelles les tribunaux ont
accordé l'indemnisation du préjudice financier
concernaient toutes des situations dans lesquelles
on pouvait examiner la responsabilité possible du
défendeur.» Autrement, ainsi qu'il a été dit dans la
dernière trilogie de la Chambre des lords, il peut
en résulter un manque fatal de certitude en droit.
Mais la certitude en soi, sans une idée directrice de
la justice, mènerait à un cul-de-sac. Le droit exige
une certaine perception de la justice pour exister,
même lorsqu'il exige une certaine canalisation de
la justice pour survivre.
Je pourrais ajouter que les récentes décisions de
la Chambre des lords en particulier laisseraient
fermement entendre que, lorsque la responsabilité
délictuelle semble être une façon de contourner les
limites du droit contractuel, on peut dire qu'il y a
une présomption contre toute responsabilité délic-
tuelle. Cette opinion est, toutefois, exprimée de
façon plus modérée par la Cour suprême dans
l'arrêt Central Trust, et de toute façon elle ne se
rapporte pas à l'affaire en litige.
Après cet exposé de principe, je peux mainte-
nant passer à l'affaire en cause.
V
Le juge Addy a fondé sa décision quant à la
responsabilité sur trois motifs: (1) le capitaine du
remorqueur était précisément au courant que le
CN était une partie susceptible de subir des dom-
mages à la suite de sa négligence au point qu'il
croyait que le pont appartenait au CN; (2) la
nature précise du préjudice financier à l'égard du
CN était effectivement connue de l'auteur de la
faute, étant donné que des accidents survenus au
pont antérieurement avaient entraîné précisément
les mêmes conséquences; (3) les biens du CN (les
rails situés des deux côtés du fleuve Fraser) ne sont
pas seulement en rapport étroit avec le pont mais
ces biens situés sur les bords du cours d'eau ne
peuvent pas être utilisés adéquatement sans le lien
essentiel que constitue le pont, qui fait partie
intégrante de son système ferroviaire. En liaison
avec le troisième motif, il y a le rôle que joue le
CN en fournissant des matériaux et des services
d'inspection et de consultation pour le pont, ainsi
que l'utilisation prépondérante du pont par le CN,
fait qui est admis même dans les négociations
périodiques en vue de la fermeture pour l'entretien
habituel. Le juge de première instance a également
conclu que le préjudice financier réclamé n'était
pas disproportionné vis-à-vis des dommages maté-
riels causés au pont.
Selon moi, il n'était pas nécessaire que les appe-
lants soient vraiment au courant du préjudice,
comme l'a conclu le juge de première instance,
pour qu'il y ait responsabilité; tout ce qui était
requis à cet égard, c'était la prévisibilité raisonna-
ble. Quant au principe de l'existence d'un lien
suffisamment étroit, j'estime qu'il est atteint grâce
au troisième motif notamment. De fait, le juge de
première instance a conclu que le CN était assi-
milé de si près à TPC qu'il était vraiment dans le
champ raisonnable de risque des appelants au
moment de l'accident. Cela constitue, me semble-
t-il, un lien suffisamment étroit: pour utiliser les
mots du juge Deane, c'est un lien étroit à la fois
matériel et circonstanciel.
À la lumière du droit ainsi que je le comprends,
je ne vois aucune erreur dans la conclusion du juge
de première instance. Il s'agit d'une situation
unique, unique même pour le CN parmi les trois
compagnies ferroviaires. Je crois que le juge Addy
a interprété et appliqué correctement le droit tel
qu'il s'applique au Canada.
Je rejetterais donc l'appel avec dépens.
LE JUGE HEALD, J.C.A.: Je souscris aux pré-
sents motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.