T-1810-88
Shibamoto & Company Ltd., Ocean Fisheries
Ltd., Seattle First National Bank (demanderes-
ses)
c.
Louis de Arias, syndic â la faillite de Western
Fish Producers, Inc., C.N. Holding, Inc., Jorn
Nordmann, S.M. Properties Ltd. et le navire
«Nicolle N» (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: SHIBAMOTO & CO. c. WESTERN FISH PRODU
CERS, INC. (SYNDIC) (1 1s INST.)
Section de première instance, juge Rouleau—
Vancouver, 30 et 31 octobre, 1, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 12,
13, 14, 15, 16, 17, 19, 20, 21, 22 et 23 novembre
1990, 3, 4, 5, 7, 8 et 9 janvier 1991; Ottawa, 22
mars 1991.
Contrats — Rupture de contrat — Délit de détournement —
Entente aux termes de laquelle les demanderesses avançaient
de l'argent aux défendeurs dans le cadre d'une coentreprise
d'achat de poisson au comptant au large de l'Alaska — Les
défendeurs ont violé l'entente: en utilisant l'argent avancé à
d'autres fins que l'achat du poisson; en ne tenant pas compte
du prix plafond imposé par les demanderesses conformément
au contrat; en vendant le poisson des demanderesses à des
tiers; en continuant à acheter du poisson et à le vendre avec
l'argent des demanderesses — L'arrangement n'était qu'un
accord sans dation en paiement et non un règlement et la
violation ne constituerait pas une défense à l'égard de la
réclamation initiale.
Responsabilité délictuelle — Délit de détournement — Les
demanderesses ont avancé des fonds pour financer une coen-
treprise d'achat de poisson — Les personnes physiques et
morales défenderesses sont coupables d'avoir détourné l'argent
des demanderesses pour leur propre usage et d'avoir vendu le
poisson à des tiers — La rupture de contrat éventuelle par les
demanderesses n'est pas une défense à l'égard du détourne-
ment — La personne physique défenderesse, qui était l'âme
dirigeante des sociétés défenderesses, est coupable de détour-
nement en qualité de principal instrument, et non seulement de
participant secondaire qui agissait au nom des sociétés.
Corporations — Abstraction de la personnalité morale des
défendeurs — Les sociétés sont poursuivies pour détournement
dans l'exploitation d'une coentreprise d'achat de poisson au
comptant — Trois sociétés créées, contrôlées et dirigées par la
personne physique défenderesse — Il est fait abstraction de la
personnalité morale, sinon il y aurait injustice — Les sociétés
aussi bien que la personne physique défenderesse sont coupa-
bles de détournement.
Droit maritime — Privilèges et hypothèques — Conflit de
lois — Le privilège maritime acquis conformément aux lois
maritimes de l'Alaska et des É.-U. d'Amérique est reconnu
être opposable au Canada — Il y a lieu à une action in rem
pour faire appliquer le privilège maritime en l'espèce.
On trouvera plus bas le résumé des faits de l'espèce, dans la
note de l'arrêtiste.
Les points en litige étaient les suivants: y a-t-il eu rupture de
l'entente; les défendeurs sont-ils coupables de détournement; les
demanderesses ont-elles droit à un privilège maritime contre le
navire Nicolle N conformément aux lois de l'État de l'Alaska et
des États-Unis d'Amérique et à son application au Canada; le
défendeur Jorn Nordmann est-il personnellement responsable
en dommages-intérêts pour détournement et la Cour devrait-
elle faire abstraction de la personnalité morale des sociétés
défenderesses pour les déclarer coupables de détournement.
Jugement: les demanderesses ont droit à des dommages-inté-
rêts pour rupture de contrat et le défendeur Jorn Nordmann
ainsi que les trois sociétés défenderesses se sont rendues coupa-
bles du délit de détournement. Les demanderesses ont droit à
un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
A. Rupture du contrat
Nordmann a convenu d'être lié par le plafond fixé par les
demanderesses. L'entente prévoyait expressément que, même si
Western achetait le poisson en son propre nom, elle devait
fournir des documents attestant qu'Ocean demeurait proprié-
taire; à son tour, Ocean conservait cet argent en fiducie pour
Shibamoto. Le poisson et l'argent ne devaient pas appartenir et
n'ont effectivement jamais appartenu à Western ou à
M. Nordmann.
Les défendeurs ont violé l'entente à bien des égards. Ils ont
payé plus que le plafond convenu, et ils ont continué d'acheter
le poisson en leur propre nom sans autorisation, en se servant de
l'argent de Shibamoto. De plus, ils ont utilisé les fonds avancés
pour l'achat du poisson pour payer les dettes de leur entreprise.
Ils ont aussi négocié une entente avec des tiers pour la vente du
poisson des demanderesses.
Même si les allégations des défendeurs étaient fondées, savoir
que les demanderesses sont coupables de rupture de contrat,
une partie à un contrat ne peut, sans soumettre le cas à un
tribunal compétent, déclarer unilatéralement que l'autre partie
contractante a violé l'entente et décider d'appliquer le contrat
selon sa propre interprétation. En l'espèce, le seul recours légal
des défendeurs était de considérer que le contrat était répudié
et de poursuivre les demanderesses en dommages—intérêts. Ils
n'avaient pas le droit de continuer à acheter du poisson pour
leur propre compte ou de payer leurs frais courants avec
l'argent des demanderesses.
B. Détournement
Deux actions distinctes de la part des défendeurs étaient
incompatibles avec les droits du propriétaire: l'emploi de l'ar-
gent à leurs propres fins et la vente du poisson qui appartenait
clairement à la demanderesse selon les dispositions de l'entente.
Il ne fait aucun doute que ces actes étaient intentionnels; les
défendeurs savaient parfaitement que les fonds devaient servir
uniquement à l'achat du poisson. Il ne fait non plus aucun
doute que les défendeurs ont conservé les biens à l'encontre et
au mépris des droits des véritables propriétaires. Même si les
demanderesses étaient coupables de rupture de contrat, cela ne
constituerait pas une défense à l'égard du détournement des
biens d'autrui. Comme défense contre l'accusation de détourne-
ment, les défendeurs ont tenté de s'appuyer sur une entente
conclue par les parties à une certaine époque. L'arrangement en
question ne devait aucunement constituer un règlement complet
des obligations existantes de l'une ou l'autre des parties. Il
n'était qu'un accord et non une «dation en paiement». Même si
un règlement final avait été conclu, puis violé par les demande-
resses, cela ne constituerait pas un moyen de contestation
valable à l'égard de la réclamation initiale, bien qu'elle puisse
servir de fondement d'une demande de dommages-intérêts
découlant de la violation de l'accord.
C. Le privilège maritime américain
Parce que les défendeurs sont coupables de détournement, les
demanderesses ont droit à un privilège maritime contre le
navire Nicolle N, conformément au droit maritime de l'État de
l'Alaska et des États-Unis d'Amérique, et le droit canadien
reconnaît l'opposabilité de ce privilège au Canada.
D. Responsabilité personnelle de Jorn Nordmann
La personne qui ordonne la perpétration d'un délit est per-
sonnellement responsable, indépendamment du fait qu'elle est
un dirigeant de la société pour laquelle le délit est commis.
Nordmann est coupable de détournement: il a été le principal
instrument, et non seulement un participant secondaire qui
agissait au nom des sociétés défenderesses.
E. La responsabilité de S.M. Properties Ltd. et de C.N.
Holding, Inc.
Selon un principe fondamental du droit des sociétés reconnu
depuis longtemps, chaque société faisant partie d'un groupe de
sociétés doit être considérée comme une entité juridique dis-
tincte qui a des droits et des responsabilités juridiques distinc-
tes. Néanmoins, dans certains cas, les tribunaux ont accepté de
considérer une filiale comme un mandataire de la société mère
et de dire que, en cette qualité, cette filiale agissait pour la
société mère. Bien qu'il n'y ait aucune règle de droit uniforme
régissant la question de savoir quand il y a lieu de déroger au
principe général des entités distinctes et de faire abstraction de
la personnalité morale, il y a lieu de le faire en l'espèce et de
traiter les compagnies défenderesses comme étant une seule
entreprise. Pour ses propres fins, Nordmann a réuni les sociétés
et a ordonné à ses comptables de préparer les «états financiers
consolidés de S.M. Properties Ltd.». Une partie du produit de la
vente du poisson acheté avec l'argent de Shibamoto a été
déposée dans le compte bancaire de S.M. Properties Ltd.
L'argent était transféré d'une société à l'autre comme si elles ne
formaient qu'une entité. Aucune comptabilité appropriée
n'était tenue entre les sociétés. En tout temps pertinent, Jorn
Nordmann était l'âme dirigeante des trois sociétés, il en avait le
contrôle absolu et il était responsable des décisions commercia-
les. Le triangle formé par les trois sociétés défenderesses était
en tous points l'muvre de Nordmann. Lui seul a ordonné que
l'argent des demanderesses soit affecté au paiement de ses frais
et dettes. S'il n'est pas fait abstraction de la personnalité
morale, une injustice sera créée et les demanderesses en suppor-
teront le fardeau. Il importe de souligner que, même si Western
Fish Producers Inc. est maintenant insolvable, ce n'est pas le
cas des deux autres; que S.M. Properties Ltd. agissait à titre de
«financier»; qu'elle a reçu 900 000 $ par année de Western au
cours des années précédentes, qu'elle était propriétaire de
l'équipement à bord du navire, que C.N. Holding, Inc. était le
propriétaire du navire Nicolle N et que l'actif de ces deux
entreprises formait la garantie collatérale nécessaire pour
financer les activités de toutes les sociétés.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Dickey v. McCaul (1887), 14 O.A.R. 166 (C.A.); Cyr v.
Laine (1953), 32 M.P.R. 106 (C.A.N.-B.); Todd Shi
pyards Corp. c. Alterna Compania Maritima S.A.,
[1974] R.C.S. 1248; (1972), 32 D.L.R. (3d) 571; The
Strandhill v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680;
[1926] 4 D.L.R. 801; Marlex Petroleum, Inc. c. Le
navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345; (1984), 4 D.L.R.
(4th) 739; 53 N.R. 1 (C.A.), approuvé dans [1987] 1
R.C.S. 57; (1987), 72 N.R. 75; Metaxas c. Galaxias
(Le), [1989] 1 C.F. 386; (1988), 19 F.T.R. 108 (1" inst.);
International Factors Ltd v Rodriguez, [1979] 1 All ER
17 (C.A.); Caban v. Calgary Industrial Real Estate Ltd.
et al. (1968), 1 D.L.R. (3d) 69 (C.S. Alb.); Kosmopoulos
c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2; (1987),
34 D.L.R. (4th) 208; 22 C.C.L.I. 297; [1987] I.L.R.
1-2147; 74 N.R. 360; 21 O.A.C. 4; Smith, Stone &
Knight, Ltd. v. Birmingham Corporation, [1939] 4 All
E.R. 116 (K.B.D.); Wallersteiner v. Moir, [1974] 1
W.L.R. 991 (C.A.).
DOCTRINE
Anson's Law of Contract, 26th ed. by A.G. Guest,
Oxford: Clarendon Press, 1984.
Clerk & Lindsell on Torts, 16th ed., London: Sweet &
Maxwell, 1989.
AVOCATS:
David F. McEwen et Elyn M. Underhill pour
les demanderesses.
H. W. Wiebach et W. G. Wharton pour les
défendeurs.
PROCUREURS:
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour les
demanderesses.
Campney & Murphy, Vancouver, pour les
défendeurs.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Cette affaire est intéressante parce qu'elle
traite de plus d'une branche du droit, dont: le délit
de détournement; l'opposabilité au Canada d'un
privilège maritime américain; la responsabilité
personnelle de /'alter ego des sociétés défende-
resses et l'abstraction qui est faite de la person-
nalité morale de trois sociétés créées dans le but
de soustraire celles qui possèdent les actifs aux
obligations assumées par la troisième, une
société exploitante. Le directeur général a décidé
qu'il y a lieu de publier ce jugement de 60 pages
sous forme abrégée, et d'omettre les 29 premiè-
res pages, qui traitent de la preuve, et les pages
53 à 60 (la demande reconventionnelle des
défendeurs et la crédibilité des témoins des
défendeurs). Des notes résumant les parties
omises ont été rédigées.
Il y a trois demanderesses en l'espèce: (1)
Shibamoto, très grande société commerciale
japonaise; (2) Ocean Fisheries, entreprise de
transformation et d'exportation de poisson qui
existe depuis de nombreuses années et est cons-
tituée conformément aux lois de la Colombie-Bri-
tannique et (3) Seattle First National Bank, titulaire
de l'hypothèque grevant le navire Nicolle N. Les
défendeurs comprennent trois sociétés: la princi-
pale défenderesse, Western Fish Producers,
société constituée selon les lois de l'État de
Washington; S.M. Properties, société constituée
selon les lois de la province de l'Alberta et pro-
priétaire d'une partie de l'équipement de traite-
ment à bord du navire Nicolle N, et C.N. Holding,
Inc., une autre société constituée selon les lois de
l'État de Washington et propriétaire inscrite du
Nicolle N, navire servant au traitement du pois-
son. Le navire, ainsi qu'un certain Nordmann — le
capitaine du navire et dirigeant des trois sociétés
défenderesses — sont aussi défendeurs.
Le défendeur, Nordmann, était un «acheteur au
comptant» — par opposition aux «grandes entre-
prises» (qui ont généralement des ententes avec
de nombreux pêcheurs, qui leur remettent la tota-
lité de leur prise) — et il devait par conséquent
avoir suffisamment de devises à bord pour payer
le poisson. Nordmann, agissant au nom de Wes
tern, a convenu avec Shibamoto d'exploiter une
coentreprise d'achat de poisson au comptant au
large de l'Alaska pendant la saison de pêche au
saumon rouge de 1988. Shibamoto devait avoir
une représentante à bord du navire de Nordmann,
le Nicolle N, autorisée à fixer un plafond à l'égard
du prix devant être payé. Aucun achat de poisson
ne pouvait se faire au-delà de ce prix sans l'auto-
risation de la représentante de Shibamoto.
Les demanderesses allèguent qu'un prix pla-
fond de 1,50 $ la livre a été fixé et que le défen-
deur a dépassé ce prix. Il est aussi allégué que
les défendeurs ont détourné des deniers et du
poisson d'une valeur de 1 550 793 $ U.S. Les
demanderesses ont aussi réclamé le solde dû du
prêt assorti d'une hypothèque sur le navire, ainsi
qu'un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
Les défendeurs soutiennent que les demande-
resses ont conçu un plan délibéré et frauduleux
pour détruire l'entreprise d'achat au comptant de
Western. Les prix du saumon ont augmenté rapi-
dement au cours de la saison en cause, et l'ordre
de maintenir le prix plafond de 1,50 $ a été dicté
par la demanderesse, Ocean Fisheries Ltd., dans
le but de fixer le prix à un niveau artificiellement
bas de façon à causer un préjudice irréparable à
Western.
Les faits sont que la quantité de poisson
recueilli au cours de la saison de pêche 1988 a
été de beaucoup inférieure à ce qu'a prévu le
ministère de la chasse et de la pêche de l'Alaska
et les prix ont grimpé étant donné une lutte sans
précédent pour l'achat de poisson. Nordmann a
tenté à plusieurs reprises et sans succès d'obte-
nir l'autorisation de hausser le prix plafond; il a
alors, nonobstant les directives reçues, acheté du
poisson à un prix supérieur au plafond fixé. Ce fait
n'a pas été révélé immédiatement à la représen-
tante de Shibamoto à bord du navire. Plus tard,
Nordmann l'a avisée que puisqu'il avait été inca
pable d'acheter du poisson à 1,50 $ la livre, Wes
tern avait acheté du poisson non pas pour Shiba -
moto, mais pour son propre compte. Western
était disposée à vendre à Shibamoto le poisson
1,50 $ la livre plus la prime de 35 0 payée sur les
lieux de la pêche. Les demanderesses ont répli-
qué que l'achat de poisson par Western pour son
propre compte avec l'argent de Shibamoto cons-
tituait un vol. Shibamoto a exigé que tout son
poisson soit livré à bord d'un navire de tramping
et elle a fait savoir que tous les fonds sur le
Nicolle N étaient bloqués. La représentante de
Shibamoto a été avisée de quitter le navire et
d'emporter avec elle le reste des fonds destinés
à l'achat du poisson, mais elle en a été empêchée
par Nordmann. Western s'est prévalu de la pro
tection prévue au code de faillite des E.-U., ce qui
permettrait à Nordmann de continuer à acheter et
à vendre du poisson sous la surveillance des
tribunaux, sans que les demanderesses ou les
autres créanciers existants ne puissent intervenir.
Un bilan modifié déposé par le syndic de faillite
indique que Western était insolvable bien avant
de conclure l'entente relative au traitement du
poisson avec Shibâmoto. De fait, aucune des
sociétés du groupe Nordmann n'avait d'éléments
d'actif sous forme liquide. Il n'y avait absolument
pas de fonds non engagés disponibles pour finan-
cer la participation du groupe Nordmann à l'entre-
prise de pêche de 1988 en Alaska. Les registres
comptables entre les sociétés étaient inexacts et
trompeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE ROULEAU:
LES QUESTIONS EN LITIGE
A. Rupture de l'entente
Comme je l'ai déjà mentionné, la présentation
de la preuve a duré 26 jours; des documents totali-
sant plus de 1 400 pages ont été déposés et de
nombreuses questions contestées ont fait l'objet de
témoignages très longs. On a témoigné au sujet de
l'équipement utilisé pour le traitement du poisson,
de la qualité du poisson traité, de la question de
savoir si M. Nordmann avait consenti ou non au
prix en vigueur fixé par les grandes entreprises et
de la rentabilité probable de la revente du poisson
sur le marché japonais indépendamment du prix à
la livre payé sur les lieux de la pêche. Bien qu'ils
soient pertinents, ces éléments ne sont pas cruciaux
pour trancher la question-clé, c'est-à-dire l'inter-
prétation appropriée du contrat à la lumière des
faits et des actions des parties.
Je suis convaincu, par la preuve accablante pré-
sentée au cours de l'instruction, que les défendeurs
sont les parties qui ont violé l'entente du
16 mai 1988.
Malgré ses propres difficultés financières et
celles des sociétés défenderesses dont j'ai parlé
ci-dessus, M. Nordmann s'est néanmoins engagé à
devenir un acheteur au comptant au cours de la
saison de pêche au saumon rouge de Bristol Bay,
ce qui constitue une entreprise risquée même pen
dant les périodes les plus florissantes. On serait
porté à croire qu'il s'est montré insouciant et qu'il
n'a aucunement tenu compte de sa propre situation
financière et de celle de ses entreprises. M. Nord-
mann était bien conscient du risque auquel s'ex-
pose l'acheteur au comptant. M. Seidel, un des
témoins des défendeurs qui était acheteur au
comptant et président de New West, a dit au cours
de son témoignage que la saison de pêche au
saumon de 1988 à Bristol Bay a été désastreuse et
sans précédent et que le marché japonais était
extrêmement volatil. Il a dit que, au cours d'une
conversation avec M. Nordmann, il lui a conseillé
de ne pas conclure de contrat qui imposerait un
prix plafond, parce que, comme acheteur au comp-
tant, il s'exposait ainsi à de graves problèmes. A
son avis et selon sa politique, les acheteurs au
comptant ne devraient jamais être assujettis à des
restrictions. La preuve indique clairement qu'au
cours du printemps de 1988, M. Nordmann avait
des problèmes financiers depuis quelque temps; il
venait de terminer ses activités liées à la remonte
du hareng et il devait encore de l'argent aux
pêcheurs et aux exploitants de navires de tram
ping. Il n'avait aucun contrat conclu d'avance pour
la saison de pêche au saumon, il se trouvait dans
une situation financière désespérée et il cherchait à
conclure un type d'entente qui lui permettrait de
survivre financièrement.
Je suis d'avis que, lorsque M. Nordmann a
rencontré les représentants d'Ocean ainsi que M.
Zoda, il était prêt à conclure tout type d'entente
qui tiendrait son navire-usine et son équipage
occupés au cours de la saison de pêche au saumon
rouge. Bien que l'on se soit longuement attardé au
cours de la preuve sur la question de savoir si
M. Nordmann a consenti ou non à être lié par le
prix en vigueur chez les grandes entreprises, même
s'il était un acheteur au comptant, je suis con-
vaincu qu'il a accordé très peu d'importance à cet
aspect des négociations. Il se fondait sur les prévi-
sions concernant la remonte, lesquelles avaient été
faites à la lumière du succès des deux années
précédentes. Le prix plafond de 1,50 $ plus une
prime de 0,05 $ des acheteurs au comptant que M.
Zoda a accepté était probablement suffisant, aux
yeux de M. Nordmann, pour lui permettre de
rencontrer les prix en vigueur, à la lumière de
l'expérience passée sur les lieux de pêche.
À ce sujet, je citerai brièvement les réponses que
M. Nordmann a données en contre-interrogatoire,
lorsqu'il a dit que, pendant la première réunion
entre les parties, il a mentionné qu'il s'attendait à
ce que le prix au début de la saison s'élève à 1,25 $
la livre. L'avocat a cité les notes de journal de M.
Nordmann en date du 18 avril (pièce A-063), où il
avait indiqué un prix de 1,25 $ la livre; aucune
réponse claire n'a été donnée à ce sujet. Citant la
même page du journal, l'avocat a montré cette
note à M. Nordmann et lui a posé les questions
suivantes:
[TRADUCTION] Q Achat de poisson 1,40 $/1,50 $; à quoi
cette note se rapporte-t-elle?
R À ce moment, on prévoyait commencer probablement
avec 1,25 $ et toutes les personnes alors présentes à la
réunion, les représentants d'Ocean et M. Zoda, pensaient
qu'il grimperait de 0,20 $ ou 0,25 $, comme c'est le cas
habituellement.
Q Et habituellement, pendant la saison, le prix n'augmente-
rait pas de plus de 0,20 $ ou 0,25 $ du début à la fin?
R La dernière saison a été assez modérée comparativement
à celle de 1988.
Q La saison de 1988 était unique?
R Tout à fait unique.
(Transcription de l'audience du 21 novembre 1990, pages 92,
93 et 94.)
Au cours de l'instruction, on a cité les questions
qui avaient été posées à M. Nordmann au cours de
son contre-interrogatoire au sujet des prix en
vigueur ainsi que les réponses qu'il a données,
notamment la réponse selon laquelle il avait tacite-
ment accepté un prix plafond de 1,50 $. On s'est
aussi longuement attardé sur la question de savoir
si le sujet des grandes entreprises avait déjà été
débattu. A mon avis, il l'a été. Dans les nombreu-
ses communications échangées entre les parties, il
a été question à maintes reprises des prix des
grandes entreprises et M. Nordmann ne s'est aucu-
nement opposé; dans certains cas, il a même con-
senti. En outre, au cours de son interrogatoire
préalable, dont on lui a cité des extraits pendant
son contre-interrogatoire, notamment les réponses
apparaissant à la page 260, M. Nordmann admet
qu'il s'est informé des prix en vigueur chez les
grandes entreprises avant la réunion du 14 juin,
après laquelle la note du 16 juin visant à confirmer
un prix plafond de 1,50 $ a été préparée (exposé
conjoint des faits, onglet 4). M. Nordmann a
admis qu'il avait fait des recherches avant cette
date et qu'il avait alors appris que Trident et Icicle
payaient un montant de 1,25 $ comme point de
départ.
Il est vrai qu'il n'y avait pas d'argent ou de
produit sur le navire avant que Connie Shevchenko
n'arrive à bord du Nicolle N le 22 juin avec
l'argent de Shibamoto. L'entente prévoyait explici-
tement que, même si Western achetait le poisson
en son propre nom, elle devait fournir des docu
ments attestant qu'Ocean demeurerait proprié-
taire; à son tour, Ocean conservait cet argent en
fiducie pour Shibamoto. Le poisson et l'argent ne
devaient pas appartenir et n'ont effectivement
jamais appartenu à Western ou à M. Nordmann.
Dès le départ, M. Nordmann payait pour le
poisson un prix supérieur au plafond convenu ainsi
qu'une prime avant-saison, prime qu'aucune des
personnes qui ont témoigné au cours de l'instruc-
tion ne semblait connaître. M. Zoda a accédé à sa
demande, mais il a indiqué clairement dans tous
ses communiqués que M. Nordmann ne devait pas,
à l'avenir, dépasser le plafond sans avoir préalable-
ment obtenu l'autorisation. Le 1" juillet, après
avoir reçu l'ordre de maintenir le plafond,
M. Zoda a néanmoins consenti à payer une prime
après-saison égale aux prix qui seraient subsé-
quemment fixés chez les grandes entreprises. Inca
pable de convaincre ses pêcheurs d'accepter cet
arrangement, M. Nordmann, de concert avec son
épouse et M. Dubé, son employé chargé d'acheter
le poisson, a [TRADUCTION] «accédé à leurs
demandes», pour reprendre les propos de cet
employé. En omettant complètement de tenir
compte de la clause 1.04 de l'entente, les défen-
deurs ne se sont pas conformés au plafond con-
venu; ils ont payé un prix supérieur à celui que
M. Zoda avait autorisé et ils ont délibérément
continué à acheter du poisson sans permission en
utilisant les fonds de Shibamoto.
La conduite des défendeurs a été encore plus
répréhensible au cours des quatre ou cinq jours qui
ont suivi. Ils ont refusé de collaborer avec
M"e Shevchenko, la représentante des demanderes-
ses à bord. Une nouvelle pratique a été instaurée.
Ils ont commencé à distribuer sur les bateaux
annexes des coupons de pêche indiquant un prix
d'achat de 1,50 $ la livre tout en remettant aux
pêcheurs une facture séparée correspondant à une
prime de 0,35 $. Ils ont remis ce second coupon de
pêche à l'insu de M"e Shevchenko et ils ont conti-
nué d'agir ainsi sans en parler pendant au moins
cinq jours. D'après certains éléments de la preuve,
M"e Shevchenko payait 1,50 $ la livre à un certain
moment alors qu'elle se trouvait à bord du bateau
annexe Black Fish; les pêcheurs quittaient alors le
bateau annexe et allaient voir M. Nordmann,
M me Nordmann ou M. Dubé pour obtenir les
trente-cinq cents supplémentaires. Afin de dissi-
muler cette activité entre le 1" juillet et le 5 juillet,
on a inscrit dans le registre d'achat du poisson, que
M"e Shevchenko pouvait néanmoins consulter, uni-
quement un prix de 1,50 $ la livre. La prime de
0,35 $ n'a pas été inscrite avant septembre, d'après
la preuve. Aucun de ces événements n'a été révélé
à M. Zoda avant le 5 juillet, lorsque les défendeurs
ont eu l'audace de l'aviser qu'ils avaient acheté du
poisson pour leur propre compte depuis le 1" juillet
et l'offraient à Shibamoto au prix de 1,85 $. Ils
s'étaient approprié le produit et les fonds, ce qui
constituait une violation évidente de l'entente.
Il était clairement entendu entre toutes les par
ties concernées que les sommes d'argent que
remettait à bord du navire M"e Shevchenko, au
nom de Shibamoto, devaient servir uniquement
aux achats de produit. Les défendeurs le savaient
et, malgré tout, le 1er juillet, ils ont utilisé une
somme de 145 800 $ des fonds d'achat de poisson
pour payer les salaires, leurs menues dépenses,
leurs billets d'avion et leurs frais de transborde-
ment. Pour des raisons évidentes, ces faits n'ont
pas été révélés et les demanderesses n'en ont pas eu
connaissance avant septembre 1988.
Je suis d'avis que M. Nordmann avait com-
mencé à négocier la vente du produit de Shiba -
moto à S.N.G. le 29 juin. Il n'y a aucun doute sur
le fait que, à la fin de juin, M. Nordmann a
compris que les prix montaient en flèche et que les
prévisions concernant la remonte n'étaient pas fia-
bles. Comprenant qu'il était lié par un plafond et
qu'il serait tenu de mettre fin à la saison, ce qui
causerait des problèmes financiers, il a choisi de
procéder d'une autre façon pour s'assurer lui-
même de la vente du produit. Il appert de la
preuve que, le 29 juin, il a eu une conversation
téléphonique de 17 minutes avec M. Mitsuhashi de
S.N.G. Ce dernier a dit au cours de son témoi-
gnage que, d'après ses registres, vers le ler ou le
2 juillet, on lui a offert la totalité de la prise de la
saison. Même si l'entente n'avait pas encore été
consignée par écrit, les conditions essentielles
avaient été convenues. Connie Shevchenko et
M. Yamazaki ont tous deux dit devant moi qu'un
homme de nationalité japonaise est monté à bord
du navire quelque temps entre le 2 et le 4 juillet.
Mme Nordmann a dit qu'il s'agissait uniquement
d'un visiteur d'un autre navire qui désirait observer
leur façon de procéder. Cependant, j'accepte le
témoignage de M. Mitsuhashi, qui a dit que ce
visiteur était en réalité le représentant de S.N.G.
qui se trouvait là pour examiner la qualité du
poisson transformé et pour donner à M. Mitsu-
hashi son avis au sujet de la question de savoir s'il
devrait ou non conclure l'opération. Même si
Nordmann a soutenu qu'il offrait encore le poisson
à la demanderesse Shibamoto pour la somme de
1,85 $ la livre les 5, 6 et 7 juillet, poisson qui
appartenait déjà aux demanderesses, il avait déjà
conclu une entente verbale avec S.N.G. et signé le
contrat avec celle-ci le 7 juillet, à 14 h.
Au cours de la preuve, on a beaucoup insisté sur
le fait que, en raison des prix du marché japonais
et du marché au comptant de l'Alaska, il aurait été
possible de faire un profit même en payant les
augmentations sur les lieux de la pêche. C'est
probablement vrai, à la lumière de la preuve que
j'ai entendue. Cependant, on m'a également dit
que M. Zoda avait mentionné à M. Nordmann
qu'en 1988, le prix du poisson sur le marché
japonais s'élevait à environ 1 100 yens le kilo, et je
suis convaincu que M. Nordmann s'en souvenait
très bien. Cela permettait de faire des profits en
établissant des prix allant jusqu'à 1,50 $. À la
lumière du témoignage de toutes les personnes
informées qui ont témoigné tant pour les demande-
resses que pour les défendeurs, j'en suis venu à la
conclusion que le marché japonais était extrême-
ment volatil et qu'il était presque impossible de
faire des prévisions à son sujet. M. Zoda n'avait
pas de vente prévue à l'avance; c'était un acheteur
prudent et, selon les conditions de l'entente,
notamment le paragraphe 1.04, sa perception des
conditions du marché était celle qui devrait préva-
loir. C'était une question qui, après tout, relevait
«de son seul pouvoir discrétionnaire». Nous avons
également la preuve très persuasive selon laquelle,
entre le le` et le 5 juillet, M. Nordmann avait
incité M. Zoda et ses associés chez Ocean à croire
qu'il achetait encore du poisson au prix de 1,50 $.
Comme il était convaincu à l'origine qu'à ce prix,
il n'aurait aucun problème de revente, pourquoi
M. Zoda se serait-il informé activement des prix
en vigueur sur le marché japonais ou même des
prix de tout autre marché?
Je suis d'avis que les défendeurs ont violé l'en-
tente du 16 mai 1988 bien des égards. Ils ont
utilisé les fonds que Shibamoto leur avait avancés
dans le but explicite d'acheter du poisson pour
payer les dettes de leurs entreprises, soit une
somme de 145 000 $, et n'ont aucunement tenu
compte du prix plafond imposé légalement par les
demanderesses à compter du ler juillet. Dès cette
date, ils achetaient du poisson en leur propre nom
avec l'argent des demanderesses. Ils avaient négo-
cié une entente avec des tiers pour la vente du
poisson des demanderesses. Enfin, ils ont continué
à acheter du poisson et à le vendre avec l'argent
des demanderesses, alors qu'ils savaient en tout
temps que cette façon d'agir allait à l'encontre des
conditions de l'entente.
Les défendeurs soutiennent plutôt que ce sont
les demanderesses qui ont violé le contrat. Ils
allèguent que l'entente du 16 mai 1988 autorisait
Western Fish Producers, Inc. à acheter du poisson
avec l'argent que la demanderesse Shibamoto leur
avait avancé et à fixer le prix à payer pour ce
poisson. Toujours selon les défendeurs, le contrat
exigeait de Shibamoto qu'elle continue à avancer
des fonds de façon que Western ait suffisamment
de liquidité en mains pour acheter le poisson. La
seule restriction imposée à Western portait sur le
droit de déterminer le prix auquel le poisson devait
être acheté, conformément à la clause 1.04 de
l'entente qui accordait à Shibamoto le pouvoir
absolu d'imposer un prix plafond une fois qu'elle
serait convaincue de la rentabilité.
En conséquence, les demanderesses auraient
violé l'entente à trois égards. D'abord, elles
auraient invoqué illégalement le prix plafond, ce
qui constituait en soi une rupture de l'entente de
leur part. On soutient que le prix plafond invoqué
à compter du 28 juin 1988 n'était pas conforme au
paragraphe 1.04 du contrat, parce qu'il a été
imposé, non pas par la demanderesse Shibamoto,
mais plutôt par M. Zoda, qui n'était ni dirigeant ni
employé de cette entreprise. Selon les défendeurs,
M. Zoda était le président d'une entreprise diffé-
rente, en l'occurrence, Viking Seafood Inc., et il
n'était même pas lié directement à la demande-
resse Shibamoto.
Je ne suis pas convaincu du bien-fondé de ces
arguments. Shibamoto, la partie contractante, est
la demanderesse en l'espèce. Le pouvoir de déter-
miner le prix plafond a été délégué à M. Zoda avec
l'assentiment du défendeur, M. Nordmann. Il était
convenu en tout temps que la partie contractante
serait Shibamoto & Company Ltd. et la preuve
l'indique clairement. M. Tashiro, dirigeant de Shi-
bamoto, s'est rendu à Vancouver avec M. Zoda
pour signer le contrat. Les fonds fournis aux défen-
deurs appartenaient à Shibamoto et le poisson que
Western devait acheter conformément à l'entente
devait être acheté au nom d'Ocean, qui devait le
conserver en fiducie pour Shibamoto jusqu'à ce
qu'il soit vendu; le poisson devait en tout temps
demeurer la propriété de Shibamoto. Il est indubi
table que M. Nordmann avait bien compris toutes
ces conditions lorsqu'il a conclu le contrat.
Selon le deuxième argument des défendeurs, les
demanderesses ont violé le contrat en refusant de
prendre livraison du poisson. Encore là, cette allé-
gation n'est pas justifiée par la preuve. D'après
mes conclusions au sujet des faits, les demanderes-
ses ont demandé la livraison du poisson à maintes
reprises et les défendeurs ont refusé.
En dernier lieu, les défendeurs soutiennent que
les demanderesses ont violé le contrat lorsqu'elles
ont refusé d'avancer des fonds aux défendeurs
après le 3 juillet. Il est vrai que les demanderesses
n'ont pas avancé d'autres fonds lorsqu'elles ont su
que cet argent n'était pas utilisé pour acheter du
poisson pour elles. Cependant, selon les règles
applicables en matière contractuelle, les demande-
resses avaient alors légalement le droit de considé-
rer que les défendeurs avaient répudié le contrat et
de les poursuivre en dommages-intérêts.
Même si j'en étais arrivé à la conclusion que les
demanderesses ont violé le contrat du 16 mai 1988,
proposition qui n'est tout simplement pas étayée
par la preuve, cette conclusion ne saurait justifier
les actions des défendeurs. Ceux-ci allèguent
implicitement qu'une partie à un contrat peut, sans
soumettre le cas à un tribunal compétent, déclarer
unilatéralement que l'autre partie contractante a
violé l'entente et décider d'appliquer le contrat
selon sa propre interprétation. Ce n'est pas là un
énoncé exact du droit.
Lorsqu'il y a rupture de contrat, deux solutions
s'offrent à la partie innocente. D'abord, elle peut
considérer qu'en raison de la violation, elle n'est
plus tenue de se conformer elle-même au contrat.
En second lieu, elle peut continuer à remplir ses
obligations selon le contrat et poursuivre la partie
qui a violé l'entente en dommages-intérêts. Cepen-
dant, lorsque la collaboration de la partie qui a
violé l'entente est nécessaire pour que le contrat
soit exécuté conformément à ses modalités, la
partie innocente n'a d'autre choix que d'accepter
la répudiation et de poursuivre la partie fautive en
dommages-intérêts. Ces principes sont énoncés
dans Anson's Law of Contract, 26e édition, 1984,
aux pages 467 et 468:
[TRADUCTION] ... [la partie innocente] peut considérer que le
contrat est encore en vigueur ou se considérer libérée en raison
de la répudiation du contrat par l'autre partie.
... la partie innocente n'aura pas toujours le droit d'exécuter le
contrat et de poursuivre l'autre partie pour obtenir le paiement
du prix prévu au contrat. En premier lieu, si elle ne peut
exécuter le contrat sans la collaboration de la partie qui a
refusé de s'y conformer et que cette coopération est refusée, son
seul recours sera de réclamer des dommages-intérêts et non le
prix stipulé au contrat.
En l'espèce, les défendeurs soutiennent que les
demanderesses ont violé l'entente, étant donné
qu'elles ont fixé illégalement le prix plafond, qu'el-
les ont refusé de prendre livraison du poisson et
qu'elles ont refusé d'avancer d'autres fonds. Ce
n'est pas la conclusion à laquelle j'en arrive.
Cependant, si tel était le cas, le seul recours légal
dont les défendeurs disposaient était de considérer
que le contrat était répudié et de poursuivre les
demanderesses en dommages-intérêts. Ils n'avaient
pas le droit de continuer à acheter du poisson pour
leur propre compte ou de payer leurs frais courants
avec l'argent des demanderesses, et c'est ce qu'ils
ont fait, comme la preuve l'indique clairement.
B. Détournement
Cela m'amène à la question du détournement.
Les demanderesses soutiennent que, étant donné
que les défendeurs n'achetaient pas de poisson
pour elles à compter du ler juillet 1988, mais qu'ils
le faisaient pour leur propre compte avec l'argent
des demanderesses, ils étaient coupables de
détournement.
Lorsqu'un délit a été commis sur un autre terri-
toire, deux théories s'appliquent quant à la façon
appropriée d'analyser la responsabilité d'une partie
défenderesse. La première consiste d'abord à
déterminer la nature de l'acte selon les règles
juridiques de l'endroit où le délit est survenu (lex
loci delicti) et, en second lieu, à déterminer si le
même acte constituerait ou non un délit selon la loi
du forum. Cependant, récemment, les tribunaux se
sont orientés vers une théorie fondée sur le droit
approprié du délit; selon cette théorie, la cour
détermine le système de droit qui est le plus direc-
tement lié à l'action et applique ces règles de droit
pour déterminer la responsabilité du défendeur.
Il n'est pas nécessaire de déterminer la théorie
qui s'applique en l'espèce. Tant selon le droit du
Canada que celui de l'État de l'Alaska établi par le
témoignage d'expert de John Treptow, témoignage
qui n'a pas été contesté ni même affaibli en contre-
interrogatoire et que j'accepte en entier, il est
indubitable que les actions des défendeurs consti
tuent du détournement.
Le détournement consiste à prendre, utiliser ou
détruire illégalement des biens ou à exercer sur
eux une forme de contrôle qui est incompatible
avec le droit de propriété du propriétaire. Le
détournement est commis lorsqu'il y a exercice
intentionnel d'une forme de contrôle sur un bien
qui entrave sérieusement le droit du propriétaire
véritable de contrôler le bien en question. Ce qu'il
faut démontrer, c'est un acte volontaire touchant
les biens d'un autre qui équivaut à s'approprier les
droits de propriété ou de possession du propriétaire
à leur égard. Ces principes de droit sont bien
reconnus par la jurisprudence. Dans Dickey v.
McCaul (1887), 14 O.A.R. 166 (C.A.), la Cour a
dit, à la page 171, que [TRADUCTION] «pour qu'il
y ait détournement, il doit y avoir prise, utilisation
ou destruction illégale d'un bien ou exercice sur lui
d'un droit de propriété incompatible avec le droit
de propriété du propriétaire». Dans Cyr v. Laine
(1953), 32 M.P.R. 106 (C.A.N.-B.), à la page 107,
la Cour a proposé une définition concise du mot
détournement: [TRADUCTION] «acte positif illégal
à l'égard d'un bien ou utilisation d'un bien d'une
façon et pour une fin incompatibles avec les droits
du propriétaire».
D'après la preuve, deux actions distinctes de la
part des défendeurs étaient définitivement incom
patibles avec les droits du propriétaire: le fait de
prendre l'argent pour leurs propres fins et le fait de
vendre du poisson qui appartenait clairement à la
demanderesse selon les dispositions de l'entente.
Il n'est pas contesté que Shibamoto, par l'entre-
mise d'Ocean, a remis une somme totale de
1 800 000 $ à la défenderesse Western Fish Produ
cers, Inc. pour l'achat de poisson et que, de ce
montant, une somme de 613 247 $ a été utilisée
conformément aux dispositions du contrat. Il n'est
pas contesté non plus, et les défendeurs admettent
effectivement, qu'ils n'ont pas utilisé le reste, soit
un montant de 1 186 753 $, pour acheter du pois-
son, mais pour plusieurs autres fins, notamment les
fins suivantes:
1. une somme de 145 800 $ a servi à payer d'autres frais
d'entreprise de la défenderesse Western Fish Producers, Inc.;
2. le reste, soit 1 040 953 $, a été affecté à l'achat de poisson
par Western, lequel poisson a été vendu à des tiers, en l'occur-
rence, Shin Nihon Global Inc. et Kamei International Inc.
Aucune partie de ce poisson n'a été livrée à Ocean et Shiba -
moto. En outre, seul un montant de 250 000 $ du produit de la
vente a été remis aux demanderesses. Une partie du produit de
ces ventes a été versée à la défenderesse S.M. Properties Ltd.
Il faut se rappeler que le détournement ne peut
résulter que d'un acte intentionnel et non d'une
perte ou d'une destruction négligente. La personne
accusée de détournement doit avoir délibérément
voulu utiliser les biens en exerçant une forme de
contrôle sur eux comme s'ils lui appartenaient.
Dans le cas qui nous occupe, M. et Mme Nordmann
ont tous deux admis qu'ils savaient que les fonds
en question devaient servir uniquement à l'achat
de poisson; cependant, comme ils subissaient de
très fortes pressions de la part de leurs créanciers
et qu'ils n'avaient pas d'autre source de liquidités,
ils ont utilisé l'argent qui appartenait aux deman-
deresses comme si c'était le leur. Il n'y a aucun
doute sur le fait que, le 1" juillet 1990, les défen-
deurs avaient de nombreuses dettes à payer, dont
des arrérages d'impôt de 50 000 $ par mois, un
montant de 220 000 $ à Red Dog Estates Ltd., les
montants dus à tous les exploitants de bateaux
annexes et les montants dus à l'égard des salaires,
des billets d'avion, etc.
Un autre élément doit être établi pour qu'il y ait
détournement. Il ne suffit pas de prouver que la
partie accusée se trouvait en possession des biens
d'une autre partie sans l'autorisation de celle-ci.
Lorsque les biens ont été acquis d'une façon légale,
leur détention à elle seule ne constitue pas du
détournement, en l'absence d'une preuve de l'in-
tention de les conserver à l'encontre ou au mépris
des droits des véritables propriétaires. Pour prou-
ver que le détournement va à l'encontre de leurs
droits, les demanderesses doivent établir qu'elles
ont demandé le retour des biens et que les défen-
deurs ont refusé de se conformer à la demande.
Dans la présente cause, il a été établi de façon
non équivoque que les demanderesses ont demandé
à plusieurs reprises aux défendeurs de leur retour-
ner leur argent ainsi que le poisson acheté avec
leur argent. Les demanderesses ont demandé le
retour des fonds qui devaient servir aux achats au
comptant dans plusieurs notes et télex qu'elles ont
envoyés, mais les défendeurs ont carrément refusé.
Lorsque Connie Shevchenko a cherché à obtenir le
reste des fonds destinés aux achats au comptant de
M. Nordmann le 6 juillet, celui-ci a encore refusé.
A l'exception de la somme de 250 000 $ qui a été
retournée à Connie Shevchenko le 9 juillet 1988,
les défenderesses Western et S.M. Properties Ltd.
ont conservé le reste des fonds découlant de la
vente de poisson à S.N.G. et Kamei International
Inc.
Les défendeurs n'ont pu soulever de moyen de
contestation convaincant à l'égard de l'allégation
de détournement. Ils ont soutenu que les demande-
resses avaient refusé de prendre livraison du pois-
son. Cependant, les faits établis ne justifient tout
simplement pas cet argument. Il appert de la
preuve que les demanderesses ont demandé la
livraison du poisson à plusieurs reprises au prix
plafond, mais que les défendeurs ont refusé de se
conformer à la demande, à moins que Shibamoto
n'accepte d'avancer d'autres fonds. Après le
détournement de la somme de 1 186 353 $,
M. Zoda et M. Safarik ont tous deux décidé qu'ils
n'avanceraient pas d'autres fonds. Les défendeurs
font aussi allusion à une autorisation expresse ou
tacite de vendre le poisson à S.N.G. Me Oesting a
dit clairement au cours de son témoignage que
l'entente du 8 juillet 1988 ne comportait aucune
autorisation de cette nature.
Les défendeurs ajoutent que, même s'ils ont
dépensé une somme de 145 800 $ qui appartenait
aux demanderesses à des fins autres que l'achat de
poisson, ces dépenses sont devenues nécessaires en
raison du fait que les demanderesses avaient violé
le contrat. Je ne puis vraiment tenir compte de cet
argument; une rupture de contrat n'est jamais une
excuse ou un moyen de contestation valable à
l'égard du détournement des biens d'autrui.
Enfin, les défendeurs tentent de se fonder sur
l'entente du 8 juillet 1988 pour contester l'alléga-
tion de détournement. Il est évident qu'il ne s'agis-
sait pas d'un «règlement», comme on l'a indiqué;
les deux parties se réservaient tous leurs droits et
recours. A mon avis, l'arrangement en question ne
devait aucunement constituer un règlement com-
plet des obligations existantes de l'une ou l'autre
des parties. La preuve révèle que, au cours des
négociations des 7 et 8 juillet 1988, Mc Oesting a
dit clairement que l'arrangement n'était qu'un
accord et non «une dation en paiement». Il a
également souligné que l'arrangement ne touchait
pas les droits et recours des parties. Me Travestino
a admis que l'arrangement en question ne devait
pas porter atteinte aux droits et recours des par
ties. La preuve la plus importante qui a été présen-
tée par Me Travestino à cet égard est sa note sur
laquelle les mots «accord seulement» figurent.
Selon ce qu'elle a dit, Me Oesting a mentionné
clairement que les discussions portaient unique-
ment sur une dation et non sur «une dation en
paiement». Une dation sans paiement n'a aucun
sens ou portée juridique à l'égard de la créance
sous-jacente. J'en suis donc arrivé à la conclusion
que, étant donné qu'il n'y avait pas eu de dation en
paiement, il est logique que les obligations sous-
jacentes découlant du contrat du 16 mai 1988
n'aient pas été éteintes.
À tout événement, même si un règlement final
avait été conclu et que les demanderesses avaient
violé l'entente ou l'accord, cette violation ne consti-
tuerait pas un moyen de contestation valable à
l'égard de la réclamation initiale, bien qu'elle
puisse servir de fondement d'une demande de dom-
mages-intérêts découlant de la violation de l'ac-
cord. Cette nuance est expliquée comme suit dans
Clerk & Lindsell on Torts (16e édition, 1989) la
page 374:
[TRADUCTION] Toute personne qui a une cause d'action contre
une autre peut s'entendre avec elle pour accepter, en remplace-
ment de son recours juridique, une contrepartie valable. L'en-
tente est appelée dation en paiement.
Lorsque le paiement convenu a été fait et accepté, le droit
d'action initial est éteint et la dation en paiement constitue une
défense complète à l'égard de toutes autres procédures fondées
sur ce droit d'action. En général, le droit d'action n'est pas
éteint avant que le paiement ne soit fait et un paiement partiel
ne suffit pas. Si la partie demanderesse, avant le paiement,
invoque la cause d'action initiale et viole ainsi l'accord exécu-
toire, l'accord ne constituera pas un moyen de contestation à
cet égard, mais la partie défenderesse pourra réclamer par
demande reconventionnelle des dommages-intérêts en raison de
la violation dudit accord. [C'est moi qui souligne.]
À mon avis, les agissements des défendeurs
constituent du détournement et leurs arguments ne
soulèvent aucun moyen de contestation valable à
l'égard de cette allégation.
C. Le privilège maritime américain
Selon le témoignage de M. Treptow, qui n'a pas
été affaibli en contre-interrogatoire et que j'ac-
cepte en entier, comme je l'ai déjà souligné, les
défendeurs sont coupables de détournement et les
demanderesses ont droit à un privilège maritime à
l'encontre du navire Nicolle N, conformément au
droit maritime de l'État de l'Alaska et des États-
Unis d'Amérique.
En ce qui a trait à l'opposabilité de ce privilège
au Canada, il est bien établi que, lorsque des
questions de droit international privé sont soule-
vées, notre pays reconnaît que, selon la loi de
l'endroit où le privilège est né, la question de savoir
si le privilège est valable ou non est considérée
comme une question de fond.
La Cour suprême du Canada a énoncé ce prin-
cipe dans Todd Shipyards Corp. c. Alterna Corn-
pania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248. Dans
cette cause-là, l'appelante a effectué aux États-
Unis les réparations qui devaient être apportées au
navire défendeur, lequel était immatriculé en
Grèce. Le navire appartenait à une société pana-
méenne et était grevé d'une hypothèque enregis-
trée en Grèce en faveur de l'intimée, qui était elle
aussi une société panaméenne. En raison de pro-
blèmes financiers, le navire défendeur n'a pu res-
pecter ses obligations qui découlaient du prêt
hypothécaire. Le navire a été saisi et acheté par
l'intimée à la suite d'une ordonnance de vente;
l'intimée a ensuite déposé une déclaration dans
laquelle elle réclamait que le montant de l'hypo-
thèque ainsi que les intérêts lui soient versés à
même le produit de la vente. Dans sa défense,
l'appelante a allégué qu'elle était devenue le titu-
laire d'un privilège maritime aux États-Unis et
qu'elle avait le droit de faire valoir ce privilège au
Canada en priorité par rapport à la réclamation de
l'intimée. La Cour suprême du Canada a décidé
qu'un privilège maritime acquis selon le droit d'un
État étranger sera reconnu et pourra être opposé
au Canada, si le tribunal devant lequel la partie
invoque le droit au privilège a la compétence
voulue.
La Cour a révisé la décision qu'elle avait rendue
dans The Strandhill v. Walter W. Hodder Co.,
[1926] R.C.S. 680, où elle a dit ce qui suit à la
page 689:
[TRADUCTION] Et vu qu'il existe une juridiction locale équiva-
lente, la Cour de l'Échiquier du Canada a le droit lorsque, dans
ces cas, la réclamation relative à des choses nécessaires se fonde
sur un privilège maritime, de faire droit à l'exercice de ce
privilège, même si le droit a été acquis sous le régime du droit
d'un pays étranger.
La Cour a jugé que la décision qu'elle avait
rendue dans l'arrêt Strandhill permettait ample-
ment de déclarer qu'il faut donner effet à la
créance de l'appelante comme s'il s'agissait d'un
privilège maritime valide.
La Cour d'appel fédérale a subséquemment
appliqué cette décision dans Marlex Petroleum,
Inc. c. Le navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345
(décision approuvée par la Cour suprême du
Canada [1987] 1 R.C.S. 57), où elle a jugé qu'un
privilège maritime découlant du droit contractuel
approprié devait être reconnu comme étant oppo-
sable au Canada, même s'il avait été créé dans un
territoire étranger.
On a aussi jugé que ce principe s'appliquait aux
privilèges maritimes étrangers, même dans les cas
où la créance sous-jacente au privilège maritime ne
serait pas reconnue comme privilège maritime au
Canada. Dans Metaxas c. Galaxias (Le), [ 1989] 1
C.F. 386 (lie inst.), on a soutenu que, étant donné
que les arrêts précités portaient tous sur des créan-
ces que faisaient valoir des pourvoyeurs américains
d'approvisionnements nécessaires, la Cour pouvait
distinguer ces décisions et restreindre le principe
énoncé par la Cour suprême. Aux pages 403 et
404, je me suis prononcé comme suit à ce sujet:
L'arrêt The Colorado a jeté les bases du raisonnement qui a
été suivi dans l'arrêt The Strandhill et, par la suite, dans les
arrêts Le Har Rai et Le bannis Daskalelis. Dans chacun de
ces arrêts, il a été statué que les contrats de fourniture d'appro-
visionnements nécessaires conclus aux États-Unis seraient trai
tés par les tribunaux canadiens selon le droit des États-Unis
pour ce qui est du fondement des réclamations présentées, mais
que ces contrats prendraient rang conformément aux règles de
droit canadiennes pour ce qui est de l'ordre de priorité de ce
genre de réclamation dans un partage.
C'est ici que l'avocat de Baseline essaie d'apporter une
restriction à ce qui semblerait être une règle générale en
matière de reconnaissance de privilèges maritimes étrangers au
Canada. L'avocat fait valoir qu'étant donné que les créances
des pourvoyeurs d'approvisionnements nécessaires au Canada
sont reconnues comme des créances in rem, le fait qu'une loi
américaine élève le statut de ces créances pour en faire de
véritables privilèges maritimes revient simplement à polir une
pomme pour la rendre plus grosse et plus brillante.
Malgré son attrait premier, je ne peux souscrire à l'argument
voulant que cette restriction puisse être introduite dans le droit
canadien. La Cour suprême a clairement affirmé à plusieurs
reprises que les droits positifs des parties doivent être détermi-
nés d'après la lex loci. Le traitement que le Canada, la lex fori,
accorderait à cette créance en droit interne n'entre pas en ligne
de compte. Ainsi que le juge Ritchie l'a déclaré à la page 1252
de l'arrêt Le bannis Daskalelis, en citant la décision rendue en
première instance dans l'affaire The Strandhill:
Lorsqu'il a rendu le jugement de première instance dans le
district d'amirauté de la Nouvelle-Ecosse, le juge Mellish,
J.L.A., a dit:
[TRADUCTION] Lorsqu'un privilège maritime existe, on ne
peut s'en débarrasser en changeant la chose de place. Un
jugement in rem rendu à l'étranger crée un privilège
maritime et même si les cours de notre pays n'eussent pas
rendu un tel jugement, on peut l'exercer ici par voie
d'action in rem. Mais un privilège maritime peut être créé
par le droit étranger autrement que par un jugement in
rem; et s'il est ainsi créé, je crois qu'on peut également
l'exercer ici de la même manière. Si les demandeurs ont
juridiquement acquis le droit à la chose elle-même en vertu
du droit étranger, il serait étrange qu'ils ne soient pas
libres d'exercer ici leur droit en la seule cour qui accorde
un redressement in rem.
Pour ces motifs, je suis d'avis qu'une action in
rem pourra être intentée pour faire valoir le privi-
lège maritime en l'espèce.
D. Responsabilité personnelle de Jorn Nordmann
Les demanderesses soutiennent que, étant donné
qu'il y a eu détournement de l'argent qui apparte-
nait à la demanderesse Shibamoto et que le
détournement était explicitement voulu et autorisé
par Jorn Nordmann, l'alter ego ou l'âme diri-
geante de toutes les sociétés défenderesses, ce der-
nier devrait être tenu responsable de la même
façon que les sociétés défenderesses du préjudice
subi par les demanderesses. Les défendeurs allè-
guent que les tribunaux rendent rarement des déci-
sions de cette nature et le font seulement lorsqu'il
est établi bien clairement que, s'ils n'agissaient pas
ainsi, ils iraient manifestement à l'encontre de la
justice, que le détournement est imputable à une
conduite inappropriée ou frauduleuse et, enfin,
qu'une entreprise a été constituée dans le but
explicite de commettre un acte illicite. Selon les
défendeurs, aucune de ces conditions n'a été éta-
blie en l'espèce; il ne conviendrait donc pas de faire
abstraction de la personnalité morale et de tenir
M. Nordmann personnellement responsable.
Contrairement à ce que les défendeurs soutien-
nent, la question de savoir s'il convient en l'espèce
de faire abstraction de la personnalité morale n'est
aucunement pertinente quant à l'argument relatif
à la responsabilité personnelle de M. Nordmann.
À mon avis, la détermination de la responsabilité
de M. Nordmann doit être fondée sur le principe
juridique selon lequel une personne qui ordonne la
commission d'un délit est personnellement respon-
sable, indépendamment du fait qu'elle est un diri-
geant de la société pour laquelle le délit est
commis.
Dans International Factors Ltd y Rodriguez,
[1979] 1 All ER 17 (C.A.), les parties demande-
resses ont conclu avec une société un accord par
lequel elles convenaient d'acheter toutes les créan-
ces de ladite entreprise, qui acceptait, en échange,
de leur céder un pourcentage du plein montant des
créances. Selon l'entente, toutes les sommes que
l'entreprise recevrait à l'égard des créances cédées
devaient être transférées aux demanderesses.
Après la signature du contrat, quatre débiteurs ont
envoyé des chèques à la société en paiement de
leurs dettes. La société éprouvait des difficultés
financières et l'un de ses administrateurs a fait en
sorte que les chèques soient versés dans le compte
bancaire de la société, contrairement à ce qui était
prévu dans l'entente.
Les demanderesses ont poursuivi l'administra-
teur, alléguant que celui-ci était coupable de
détournement. Le juge de première instance a
décidé que le versement des chèques dans le
compte bancaire de la société constituait du
détournement et que le défendeur était personnel-
lement responsable de ce délit. En appel, on a
soutenu, entre autres choses, qu'il ne pouvait être
reconnu coupable de détournement, à moins que
l'entreprise elle-même ne soit coupable de détour-
nement et à moins qu'il ne soit responsable du fait
d'autrui en qualité de dirigeant de l'entreprise à
cet égard. En réponse à l'argument du défendeur,
la Cour d'appel a dit ce qui suit à la page 19:
[TRADUCTION] Le juge de première instance a toutefois décidé
qu'une cause d'action fondée sur le délit du détournement avait
été établie contre le défendeur et il a fondé son jugement sur
trois propositions: d'abord, l'administrateur est responsable des
délits qu'il commet dans le cadre de l'exploitation d'une entre-
prise ... On ne conteste pas maintenant que le savant juge
avait raison jusqu'à ce point.
L'avocat du défendeur a interprété devant notre Cour le
jugement du savant juge comme signifiant que le délit était
surtout un délit de la société et que le défendeur devenait
responsable comme étant la personne qui a incité l'entreprise à
commettre le délit. Ce n'est pas de cette façon que je lis le
jugement; à mon avis, il signifie que le défendeur lui-même a
été ici le principal auteur du délit et qu'il ne peut invoquer le
fait qu'il agissait au nom de l'entreprise comme moyen de
contestation. [C'est moi qui souligne.]
Le même principe a été appliqué dans Caban v.
Calgary Industrial Real Estate Ltd. et al. (1968),
1 D.L.R. (3d) 69 (C.S. Alb.). Dans cette cause-là,
le demandeur a remis son camion à la défende-
resse, agent immobilier, comme dépôt à l'égard de
son offre d'achat de terrains inscrits chez la défen-
deresse. Même si elle savait que l'offre du deman-
deur n'avait pas été acceptée, la défenderesse a
obtenu, par l'entremise d'un employé, la signature
du demandeur sur un contrat de vente en blanc et
a vendu le camion. La Cour a jugé que cette action
constituait manifestement un détournement du
camion par la défenderesse, qui l'avait obtenu en
fidéicommis pour une fin précise. Le dirigeant de
la société qui a ordonné la vente était coupable de
fraude imputée, sinon réelle, puisqu'il savait ou
aurait dû savoir que, dans les circonstances, la
société était un fiduciaire imputé du demandeur.
Ces causes indiquent que, lorsqu'une personne
décide de s'approprier des biens qui appartiennent
à un tiers et que ces biens se trouvent en la
possession d'une entreprise qu'elle contrôle, la per-
sonne est aussi coupable que l'entreprise. Les
sociétés défenderesses en l'espèce se sont rendues
coupables de détournement, étant donné qu'elles
ont utilisé les fonds de la demanderesse Shibamoto
pour leurs propres fins. Ce détournement a été
expressément conçu et demandé par M. Nord-
mann. Les demanderesses soulignent qu'il était
l'âme dirigeante des sociétés défenderesses et qu'il
détenait toutes les actions des sociétés conjointe-
ment avec son épouse. C'est M. Nordmann qui se
trouvait physiquement en possession des fonds des
demanderesses ainsi que du poisson qui apparte-
nait à celles-ci. C'est lui qui a utilisé ces biens
d'une façon qui allait à l'encontre des droits des
demanderesses. À mon avis, M. Nordmann est
coupable du détournement qui a été commis dans
la présente cause: il a été le principal instrument,
et non seulement un participant secondaire qui
agissait au nom des sociétés défenderesses.
E. La responsabilité de S.M. Properties Ltd. et
de C.N. Holding, Inc.
Enfin, les demanderesses demandent à notre
Cour de faire abstraction de la personnalité morale
et de prononcer un jugement à l'encontre de Wes
tern Fish Producers, Inc., S.M. Properties Ltd. et
C.N. Holding, Inc. pour le motif que les trois
entreprises agissaient comme si elles ne formaient
qu'une seule société et que toutes les trois
devraient être tenues responsables du préjudice
que les demanderesses ont subi. On soutient que
ces entreprises ont été constituées en sociétés dans
le but de protéger celles qui étaient propriétaires
des biens, soit S.M. Properties Ltd. et C.N. Hol
ding, Inc., des obligations créées par la société
exploitante Western Fish Producers, Inc. Les
défendeurs font valoir que, même si c'est vrai,
cette façon de procéder est légale et elle avait été
pleinement divulguée aux demanderesses.
Selon un principe fondamental du droit des
sociétés qui est reconnu depuis longtemps, chaque
société faisant partie d'un groupe de sociétés doit
être considérée comme une entité juridique dis-
tincte qui a des droits et des responsabilités juridi-
ques distincts. Néanmoins, dans certains cas, les
tribunaux ont accepté de considérer une filiale
comme un mandataire de la société mère et de dire
que cette filiale agissait en qualité de mandataire
pour l'entreprise de ladite société mère. Ce sont les
circonstances d'un cas donné qui déterminent si le
tribunal en arrivera à cette conclusion, étant donné
qu'il n'y a aucune règle de droit uniforme au sujet
de la question de savoir quand il y a lieu de
déroger au principe général des entités distinctes et
de faire abstraction de la personnalité morale.
Dans Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co.,
[1987] 1 R.C.S. 2, la Cour suprême du Canada a
examiné cette question et en est arrivée à la con
clusion suivante aux pages 10 et 11:
En règle générale, une société est une entité juridique dis-
tincte de ses actionnaires: Salomon v. Salomon & Co., [1897]
A.C. 22 (H.L.). Aucune règle uniforme n'a été appliquée à la
question de savoir dans quelles circonstances un tribunal peut
déroger à ce principe en «faisant abstraction de la personnalité
morale» et en considérant la société comme un simple «manda-
taire» ou «instrument» de son actionnaire majoritaire ou de sa
société mère. En mettant les choses au mieux, tout ce qu'on
peut dire est que le principe des «entités distinctes» n'est pas
appliqué lorsqu'il entraînerait un résultat [TRADUCTION] «trop
nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les
intérêts du fisc»; L. C. B. Gower, Modern Company Law (4th
ed. 1979), la p. 112.
Cependant, il est possible de tirer certains prin-
cipes ou critères qui peuvent aider la Cour à
déterminer si elle devrait ou non s'en tenir stricte-
ment au principe fondamental. Dans Smith, Stone
& Knight, Ltd. v. Birmingham Corporation,
[1939] 4 All E.R. 116 (K.B.D.), le juge Atkinson a
relu la jurisprudence et conclu que, même si la
question de savoir si une filiale exploitait l'entre-
prise de la société mère ou sa propre entreprise est
une question de fait dans chaque cas, il faut
examiner la question à la lumière de six facteurs:
1. Les bénéfices étaient-ils considérés comme les bénéfices de
la compagnie mère?
2. Les personnes qui dirigeaient l'entreprise étaient-elles nom-
mées par la compagnie mère?
3. La compagnie mère était-elle le cerveau dirigeant de l'initia-
tive commerciale?
4. La compagnie mère dirigeait-elle l'initiative, décidait-elle de
ce qui devait être fait et du capital à consacrer à l'initiative?
5. La compagnie mère réalisait-elle les bénéfices grâce à sa
compétence et ses directives?
6. La compagnie mère exerçait-elle une direction effective et
continue?
Dans la présente cause, il est indéniable que la
constitution des diverses sociétés du défendeur a
été faite dans le but de protéger celles qui étaient
propriétaires des biens. Personne n'allègue que cet
arrangement est nécessairement illégal. En fait,
d'après la preuve, cette façon de procéder s'est
révélée efficace pour M. Nordmann dans le passé,
lorsque la première société exploitante de son
groupe, Can Inter Foods Ltd., qui a été constituée
en 1983, a pu protéger les biens de toute action des
créanciers.
Néanmoins, certains faits mis en preuve m'inci-
tent directement à conclure qu'il s'agit ici d'un cas
où il convient de faire abstraction de la personna-
lité morale. Pour ses propres fins, M. Nordmann
réunit les sociétés et ordonne à ses comptables de
préparer ce qu'on a appelé les «états financiers
consolidés de S.M. Properties Ltd.». D'après le
témoignage de M. Nordmann et Paul Kissack, il
est évident qu'une partie du produit de la vente du
poisson acheté avec l'argent de Shibamoto a été
déposée dans le compte bancaire de S.M. Proper
ties Ltd.
M. Kissack a également dit au cours de son
témoignage que l'argent était transféré d'une
société à l'autre comme si les sociétés ne formaient
qu'une seule entité. Ces transferts entre sociétés
qui ont eu lieu entre le 20 juin 1988 et le 31 juillet
de la même année ont eu pour effet de transférer
une somme de 193 034 $ aux sociétés affiliées.
Aucune comptabilité appropriée n'était tenue entre
les sociétés. Dans son rapport, M. Kissack donne
des exemples à cet égard, lorsqu'il souligne que,
dans le livre se rapportant à Western Fish Produ
cers, Inc., un solde de 1 762 418 $ dû à S.M.
Properties Ltd. a été radié le 31 juillet 1988 sans
explication. En outre, dans le livre de S.M. Proper
ties Ltd., on a éliminé, en 1990, une dette de
2 700 000 $ que celle-ci devait à Western, et ce, en
insérant des inscriptions se rapportant aux années
1986, 1987 et 1988.
Il n'y a aucun doute sur le fait que, en tout
temps pertinent, Jorn Nordmann était l'âme diri-
geante des trois sociétés, qu'il en avait le contrôle
absolu et qu'il était responsable des décisions com-
merciales. Jorn Nordmann et son épouse ont d'ail-
leurs confirmé eux-mêmes ce fait au cours de leur
témoignage. Le triangle formé par les trois sociétés
défenderesses était en tous points l'ceuvre de
M. Nordmann. Lui seul a ordonné que l'argent des
demanderesses soit affecté au paiement de ses frais
et dettes. À mon avis, les circonstances de la
présente cause et le lien unissant M. Nordmann à
Western Fish Producers, Inc., C.N. Holding, Inc.
et S.M. Properties Ltd. correspondent en tous
points à la description qu'a donnée lord Denning,
M.R. dans Wallersteiner v. Moir, [1974] 1
W.L.R. 991 (C.A.), à la page 1013:
[TRADUCTION] Il contrôlait chacun de leurs mouvements. Cha-
cune se conformait à ses ordres. Il tirait les ficelles. Personne
n'avait de marge de manoeuvre. En termes juridiques, elles
étaient ses mandataires et devaient suivre ses ordres. Il était
leur âme dirigeante. Je suis d'avis que la cour devrait faire
abstraction de la personnalité morale et traiter ces entreprises
comme des entreprises qu'il a créées pour ses propres fins et
dont il devrait, de ce fait, être responsable.
En outre, j'ai à l'esprit les commentaires de la
Cour suprême du Canada dans l'arrêt Kosmopou-
los selon lesquels il faut faire abstraction de la
personnalité morale «dans l'intérêt de tiers à qui,
sans cela, ce choix porterait préjudice». Je suis
convaincu que, si je ne fais pas abstraction de la
personnalité morale et que les demanderesses ne
peuvent faire valoir leur jugement à l'encontre des
sociétés défenderesses, une injustice sera créée et
les demanderesses en supporteront le fardeau. Il
importe de souligner que, même si Western Fish
Producers, Inc. est maintenant insolvable, ce n'est
pas le cas des deux autres, que S.M. Properties
Ltd. agissait à titre de financier, qu'elle a reçu
900 000 $ par année de Western au cours des
années précédentes, qu'elle était propriétaire de
l'équipement qui se trouvait à bord du navire, que
C.N. Holding, Inc. était le propriétaire du navire
Nicolle N et que l'actif de ces deux entreprises
formait la garantie collatérale nécessaire pour
financer les activités de toutes les sociétés.
Pour tous ces motifs, je suis convaincu qu'il
convient, en l'espèce, de faire abstraction de la
personnalité morale et de traiter les sociétés défen-
deresses comme si elles n'étaient qu'une seule
entreprise. En conséquence, un jugement est pro-
noncé contre les trois sociétés.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Le juge Rouleau statue ensuite sur la demande
reconventionnelle. Aucun élément de preuve ne
justifie l'allégation selon laquelle /e prix plafond de
1,50 $ a été imposé par Ocean ou ses filiales
dans le but de fixer le prix à un niveau artificielle-
ment bas. Aucun élément de preuve n'indique non
plus qu'Ocean, société dont le chiffre d'affaires
annuel atteint 175 000 000 $ et Shibamoto,
grande entreprise industrielle japonaise, seraient
intéressées à détruire frauduleusement l'entre-
prise d'achat au comptant des défendeurs qui
n'avait que 1 p. 100 de l'ensemble de la récolte
locale de saumon rouge.
Pour conclure, Sa Seigneurie a déclaré que
«cette instruction longue et onéreuse a été
causée par M. Nordmann, homme qui n'a aucune
éthique et dont la seule défense a consisté à
attaquer l'intégrité et à tenter de ruiner la réputa-
tion de personnes qui, en tout temps, agissaient
de bonne foi». Les demanderesses se sont vu
adjuger des dépens — à être évalués — pour
rupture de contrat et on leur a reconnu le droit à
un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.