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T-1810-88
Shibamoto & Company Ltd., Ocean Fisheries Ltd., Seattle First National Bank (demanderes- ses)
c.
Louis de Arias, syndic â la faillite de Western Fish Producers, Inc., C.N. Holding, Inc., Jorn Nordmann, S.M. Properties Ltd. et le navire «Nicolle (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: SHIBAMOTO & CO. c. WESTERN FISH PRODU CERS, INC. (SYNDIC) (1 1s INST.)
Section de première instance, juge Rouleau— Vancouver, 30 et 31 octobre, 1, 2, 3, 6, 7, 8, 9, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 19, 20, 21, 22 et 23 novembre 1990, 3, 4, 5, 7, 8 et 9 janvier 1991; Ottawa, 22 mars 1991.
Contrats Rupture de contrat Délit de détournement Entente aux termes de laquelle les demanderesses avançaient de l'argent aux défendeurs dans le cadre d'une coentreprise d'achat de poisson au comptant au large de l'Alaska Les défendeurs ont violé l'entente: en utilisant l'argent avancé à d'autres fins que l'achat du poisson; en ne tenant pas compte du prix plafond imposé par les demanderesses conformément au contrat; en vendant le poisson des demanderesses à des tiers; en continuant à acheter du poisson et à le vendre avec l'argent des demanderesses L'arrangement n'était qu'un accord sans dation en paiement et non un règlement et la violation ne constituerait pas une défense à l'égard de la réclamation initiale.
Responsabilité délictuelle Délit de détournement Les demanderesses ont avancé des fonds pour financer une coen- treprise d'achat de poisson Les personnes physiques et morales défenderesses sont coupables d'avoir détourné l'argent des demanderesses pour leur propre usage et d'avoir vendu le poisson à des tiers La rupture de contrat éventuelle par les demanderesses n'est pas une défense à l'égard du détourne- ment La personne physique défenderesse, qui était l'âme dirigeante des sociétés défenderesses, est coupable de détour- nement en qualité de principal instrument, et non seulement de participant secondaire qui agissait au nom des sociétés.
Corporations Abstraction de la personnalité morale des défendeurs Les sociétés sont poursuivies pour détournement dans l'exploitation d'une coentreprise d'achat de poisson au comptant Trois sociétés créées, contrôlées et dirigées par la personne physique défenderesse Il est fait abstraction de la personnalité morale, sinon il y aurait injustice Les sociétés aussi bien que la personne physique défenderesse sont coupa- bles de détournement.
Droit maritime Privilèges et hypothèques Conflit de lois Le privilège maritime acquis conformément aux lois maritimes de l'Alaska et des É.-U. d'Amérique est reconnu être opposable au Canada Il y a lieu à une action in rem pour faire appliquer le privilège maritime en l'espèce.
On trouvera plus bas le résumé des faits de l'espèce, dans la note de l'arrêtiste.
Les points en litige étaient les suivants: y a-t-il eu rupture de l'entente; les défendeurs sont-ils coupables de détournement; les demanderesses ont-elles droit à un privilège maritime contre le navire Nicolle N conformément aux lois de l'État de l'Alaska et des États-Unis d'Amérique et à son application au Canada; le défendeur Jorn Nordmann est-il personnellement responsable en dommages-intérêts pour détournement et la Cour devrait- elle faire abstraction de la personnalité morale des sociétés défenderesses pour les déclarer coupables de détournement.
Jugement: les demanderesses ont droit à des dommages-inté- rêts pour rupture de contrat et le défendeur Jorn Nordmann ainsi que les trois sociétés défenderesses se sont rendues coupa- bles du délit de détournement. Les demanderesses ont droit à un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
A. Rupture du contrat
Nordmann a convenu d'être lié par le plafond fixé par les demanderesses. L'entente prévoyait expressément que, même si Western achetait le poisson en son propre nom, elle devait fournir des documents attestant qu'Ocean demeurait proprié- taire; à son tour, Ocean conservait cet argent en fiducie pour Shibamoto. Le poisson et l'argent ne devaient pas appartenir et n'ont effectivement jamais appartenu à Western ou à M. Nordmann.
Les défendeurs ont violé l'entente à bien des égards. Ils ont payé plus que le plafond convenu, et ils ont continué d'acheter le poisson en leur propre nom sans autorisation, en se servant de l'argent de Shibamoto. De plus, ils ont utilisé les fonds avancés pour l'achat du poisson pour payer les dettes de leur entreprise. Ils ont aussi négocié une entente avec des tiers pour la vente du poisson des demanderesses.
Même si les allégations des défendeurs étaient fondées, savoir que les demanderesses sont coupables de rupture de contrat, une partie à un contrat ne peut, sans soumettre le cas à un tribunal compétent, déclarer unilatéralement que l'autre partie contractante a violé l'entente et décider d'appliquer le contrat selon sa propre interprétation. En l'espèce, le seul recours légal des défendeurs était de considérer que le contrat était répudié et de poursuivre les demanderesses en dommages—intérêts. Ils n'avaient pas le droit de continuer à acheter du poisson pour leur propre compte ou de payer leurs frais courants avec l'argent des demanderesses.
B. Détournement
Deux actions distinctes de la part des défendeurs étaient incompatibles avec les droits du propriétaire: l'emploi de l'ar- gent à leurs propres fins et la vente du poisson qui appartenait clairement à la demanderesse selon les dispositions de l'entente. Il ne fait aucun doute que ces actes étaient intentionnels; les défendeurs savaient parfaitement que les fonds devaient servir uniquement à l'achat du poisson. Il ne fait non plus aucun doute que les défendeurs ont conservé les biens à l'encontre et au mépris des droits des véritables propriétaires. Même si les demanderesses étaient coupables de rupture de contrat, cela ne constituerait pas une défense à l'égard du détournement des biens d'autrui. Comme défense contre l'accusation de détourne- ment, les défendeurs ont tenté de s'appuyer sur une entente
conclue par les parties à une certaine époque. L'arrangement en question ne devait aucunement constituer un règlement complet des obligations existantes de l'une ou l'autre des parties. Il n'était qu'un accord et non une «dation en paiement». Même si un règlement final avait été conclu, puis violé par les demande- resses, cela ne constituerait pas un moyen de contestation valable à l'égard de la réclamation initiale, bien qu'elle puisse servir de fondement d'une demande de dommages-intérêts découlant de la violation de l'accord.
C. Le privilège maritime américain
Parce que les défendeurs sont coupables de détournement, les demanderesses ont droit à un privilège maritime contre le navire Nicolle N, conformément au droit maritime de l'État de l'Alaska et des États-Unis d'Amérique, et le droit canadien reconnaît l'opposabilité de ce privilège au Canada.
D. Responsabilité personnelle de Jorn Nordmann
La personne qui ordonne la perpétration d'un délit est per- sonnellement responsable, indépendamment du fait qu'elle est un dirigeant de la société pour laquelle le délit est commis. Nordmann est coupable de détournement: il a été le principal instrument, et non seulement un participant secondaire qui agissait au nom des sociétés défenderesses.
E. La responsabilité de S.M. Properties Ltd. et de C.N. Holding, Inc.
Selon un principe fondamental du droit des sociétés reconnu depuis longtemps, chaque société faisant partie d'un groupe de sociétés doit être considérée comme une entité juridique dis- tincte qui a des droits et des responsabilités juridiques distinc- tes. Néanmoins, dans certains cas, les tribunaux ont accepté de considérer une filiale comme un mandataire de la société mère et de dire que, en cette qualité, cette filiale agissait pour la société mère. Bien qu'il n'y ait aucune règle de droit uniforme régissant la question de savoir quand il y a lieu de déroger au principe général des entités distinctes et de faire abstraction de la personnalité morale, il y a lieu de le faire en l'espèce et de traiter les compagnies défenderesses comme étant une seule entreprise. Pour ses propres fins, Nordmann a réuni les sociétés et a ordonné à ses comptables de préparer les «états financiers consolidés de S.M. Properties Ltd.». Une partie du produit de la vente du poisson acheté avec l'argent de Shibamoto a été déposée dans le compte bancaire de S.M. Properties Ltd. L'argent était transféré d'une société à l'autre comme si elles ne formaient qu'une entité. Aucune comptabilité appropriée n'était tenue entre les sociétés. En tout temps pertinent, Jorn Nordmann était l'âme dirigeante des trois sociétés, il en avait le contrôle absolu et il était responsable des décisions commercia- les. Le triangle formé par les trois sociétés défenderesses était en tous points l'muvre de Nordmann. Lui seul a ordonné que l'argent des demanderesses soit affecté au paiement de ses frais et dettes. S'il n'est pas fait abstraction de la personnalité morale, une injustice sera créée et les demanderesses en suppor- teront le fardeau. Il importe de souligner que, même si Western Fish Producers Inc. est maintenant insolvable, ce n'est pas le cas des deux autres; que S.M. Properties Ltd. agissait à titre de «financier»; qu'elle a reçu 900 000 $ par année de Western au cours des années précédentes, qu'elle était propriétaire de l'équipement à bord du navire, que C.N. Holding, Inc. était le
propriétaire du navire Nicolle N et que l'actif de ces deux entreprises formait la garantie collatérale nécessaire pour financer les activités de toutes les sociétés.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Dickey v. McCaul (1887), 14 O.A.R. 166 (C.A.); Cyr v. Laine (1953), 32 M.P.R. 106 (C.A.N.-B.); Todd Shi pyards Corp. c. Alterna Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248; (1972), 32 D.L.R. (3d) 571; The Strandhill v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680; [1926] 4 D.L.R. 801; Marlex Petroleum, Inc. c. Le navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345; (1984), 4 D.L.R. (4th) 739; 53 N.R. 1 (C.A.), approuvé dans [1987] 1 R.C.S. 57; (1987), 72 N.R. 75; Metaxas c. Galaxias (Le), [1989] 1 C.F. 386; (1988), 19 F.T.R. 108 (1" inst.); International Factors Ltd v Rodriguez, [1979] 1 All ER 17 (C.A.); Caban v. Calgary Industrial Real Estate Ltd. et al. (1968), 1 D.L.R. (3d) 69 (C.S. Alb.); Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2; (1987), 34 D.L.R. (4th) 208; 22 C.C.L.I. 297; [1987] I.L.R. 1-2147; 74 N.R. 360; 21 O.A.C. 4; Smith, Stone & Knight, Ltd. v. Birmingham Corporation, [1939] 4 All E.R. 116 (K.B.D.); Wallersteiner v. Moir, [1974] 1 W.L.R. 991 (C.A.).
DOCTRINE
Anson's Law of Contract, 26th ed. by A.G. Guest, Oxford: Clarendon Press, 1984.
Clerk & Lindsell on Torts, 16th ed., London: Sweet & Maxwell, 1989.
AVOCATS:
David F. McEwen et Elyn M. Underhill pour les demanderesses.
H. W. Wiebach et W. G. Wharton pour les défendeurs.
PROCUREURS:
McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour les demanderesses.
Campney & Murphy, Vancouver, pour les défendeurs.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Cette affaire est intéressante parce qu'elle traite de plus d'une branche du droit, dont: le délit de détournement; l'opposabilité au Canada d'un privilège maritime américain; la responsabilité personnelle de /'alter ego des sociétés défende- resses et l'abstraction qui est faite de la person- nalité morale de trois sociétés créées dans le but de soustraire celles qui possèdent les actifs aux obligations assumées par la troisième, une
société exploitante. Le directeur général a décidé qu'il y a lieu de publier ce jugement de 60 pages sous forme abrégée, et d'omettre les 29 premiè- res pages, qui traitent de la preuve, et les pages 53 à 60 (la demande reconventionnelle des défendeurs et la crédibilité des témoins des défendeurs). Des notes résumant les parties omises ont été rédigées.
Il y a trois demanderesses en l'espèce: (1) Shibamoto, très grande société commerciale japonaise; (2) Ocean Fisheries, entreprise de transformation et d'exportation de poisson qui existe depuis de nombreuses années et est cons- tituée conformément aux lois de la Colombie-Bri- tannique et (3) Seattle First National Bank, titulaire de l'hypothèque grevant le navire Nicolle N. Les défendeurs comprennent trois sociétés: la princi- pale défenderesse, Western Fish Producers, société constituée selon les lois de l'État de Washington; S.M. Properties, société constituée selon les lois de la province de l'Alberta et pro- priétaire d'une partie de l'équipement de traite- ment à bord du navire Nicolle N, et C.N. Holding, Inc., une autre société constituée selon les lois de l'État de Washington et propriétaire inscrite du Nicolle N, navire servant au traitement du pois- son. Le navire, ainsi qu'un certain Nordmann le capitaine du navire et dirigeant des trois sociétés défenderesses sont aussi défendeurs.
Le défendeur, Nordmann, était un «acheteur au comptant» par opposition aux «grandes entre- prises» (qui ont généralement des ententes avec de nombreux pêcheurs, qui leur remettent la tota- lité de leur prise) et il devait par conséquent avoir suffisamment de devises à bord pour payer le poisson. Nordmann, agissant au nom de Wes tern, a convenu avec Shibamoto d'exploiter une coentreprise d'achat de poisson au comptant au large de l'Alaska pendant la saison de pêche au saumon rouge de 1988. Shibamoto devait avoir une représentante à bord du navire de Nordmann, le Nicolle N, autorisée à fixer un plafond à l'égard du prix devant être payé. Aucun achat de poisson ne pouvait se faire au-delà de ce prix sans l'auto- risation de la représentante de Shibamoto.
Les demanderesses allèguent qu'un prix pla- fond de 1,50 $ la livre a été fixé et que le défen- deur a dépassé ce prix. Il est aussi allégué que les défendeurs ont détourné des deniers et du
poisson d'une valeur de 1 550 793 $ U.S. Les demanderesses ont aussi réclamé le solde du prêt assorti d'une hypothèque sur le navire, ainsi qu'un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
Les défendeurs soutiennent que les demande- resses ont conçu un plan délibéré et frauduleux pour détruire l'entreprise d'achat au comptant de Western. Les prix du saumon ont augmenté rapi- dement au cours de la saison en cause, et l'ordre de maintenir le prix plafond de 1,50 $ a été dicté par la demanderesse, Ocean Fisheries Ltd., dans le but de fixer le prix à un niveau artificiellement bas de façon à causer un préjudice irréparable à Western.
Les faits sont que la quantité de poisson recueilli au cours de la saison de pêche 1988 a été de beaucoup inférieure à ce qu'a prévu le ministère de la chasse et de la pêche de l'Alaska et les prix ont grimpé étant donné une lutte sans précédent pour l'achat de poisson. Nordmann a tenté à plusieurs reprises et sans succès d'obte- nir l'autorisation de hausser le prix plafond; il a alors, nonobstant les directives reçues, acheté du poisson à un prix supérieur au plafond fixé. Ce fait n'a pas été révélé immédiatement à la représen- tante de Shibamoto à bord du navire. Plus tard, Nordmann l'a avisée que puisqu'il avait été inca pable d'acheter du poisson à 1,50 $ la livre, Wes tern avait acheté du poisson non pas pour Shiba - moto, mais pour son propre compte. Western était disposée à vendre à Shibamoto le poisson 1,50 $ la livre plus la prime de 35 0 payée sur les lieux de la pêche. Les demanderesses ont répli- qué que l'achat de poisson par Western pour son propre compte avec l'argent de Shibamoto cons- tituait un vol. Shibamoto a exigé que tout son poisson soit livré à bord d'un navire de tramping et elle a fait savoir que tous les fonds sur le Nicolle N étaient bloqués. La représentante de Shibamoto a été avisée de quitter le navire et d'emporter avec elle le reste des fonds destinés à l'achat du poisson, mais elle en a été empêchée par Nordmann. Western s'est prévalu de la pro tection prévue au code de faillite des E.-U., ce qui permettrait à Nordmann de continuer à acheter et à vendre du poisson sous la surveillance des tribunaux, sans que les demanderesses ou les autres créanciers existants ne puissent intervenir.
Un bilan modifié déposé par le syndic de faillite indique que Western était insolvable bien avant de conclure l'entente relative au traitement du poisson avec Shibâmoto. De fait, aucune des sociétés du groupe Nordmann n'avait d'éléments d'actif sous forme liquide. Il n'y avait absolument pas de fonds non engagés disponibles pour finan- cer la participation du groupe Nordmann à l'entre- prise de pêche de 1988 en Alaska. Les registres comptables entre les sociétés étaient inexacts et trompeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ROULEAU:
LES QUESTIONS EN LITIGE
A. Rupture de l'entente
Comme je l'ai déjà mentionné, la présentation de la preuve a duré 26 jours; des documents totali- sant plus de 1 400 pages ont été déposés et de nombreuses questions contestées ont fait l'objet de témoignages très longs. On a témoigné au sujet de l'équipement utilisé pour le traitement du poisson, de la qualité du poisson traité, de la question de savoir si M. Nordmann avait consenti ou non au prix en vigueur fixé par les grandes entreprises et de la rentabilité probable de la revente du poisson sur le marché japonais indépendamment du prix à la livre payé sur les lieux de la pêche. Bien qu'ils soient pertinents, ces éléments ne sont pas cruciaux pour trancher la question-clé, c'est-à-dire l'inter- prétation appropriée du contrat à la lumière des faits et des actions des parties.
Je suis convaincu, par la preuve accablante pré- sentée au cours de l'instruction, que les défendeurs sont les parties qui ont violé l'entente du 16 mai 1988.
Malgré ses propres difficultés financières et celles des sociétés défenderesses dont j'ai parlé ci-dessus, M. Nordmann s'est néanmoins engagé à devenir un acheteur au comptant au cours de la saison de pêche au saumon rouge de Bristol Bay, ce qui constitue une entreprise risquée même pen dant les périodes les plus florissantes. On serait porté à croire qu'il s'est montré insouciant et qu'il n'a aucunement tenu compte de sa propre situation financière et de celle de ses entreprises. M. Nord- mann était bien conscient du risque auquel s'ex-
pose l'acheteur au comptant. M. Seidel, un des témoins des défendeurs qui était acheteur au comptant et président de New West, a dit au cours de son témoignage que la saison de pêche au saumon de 1988 à Bristol Bay a été désastreuse et sans précédent et que le marché japonais était extrêmement volatil. Il a dit que, au cours d'une conversation avec M. Nordmann, il lui a conseillé de ne pas conclure de contrat qui imposerait un prix plafond, parce que, comme acheteur au comp- tant, il s'exposait ainsi à de graves problèmes. A son avis et selon sa politique, les acheteurs au comptant ne devraient jamais être assujettis à des restrictions. La preuve indique clairement qu'au cours du printemps de 1988, M. Nordmann avait des problèmes financiers depuis quelque temps; il venait de terminer ses activités liées à la remonte du hareng et il devait encore de l'argent aux pêcheurs et aux exploitants de navires de tram ping. Il n'avait aucun contrat conclu d'avance pour la saison de pêche au saumon, il se trouvait dans une situation financière désespérée et il cherchait à conclure un type d'entente qui lui permettrait de survivre financièrement.
Je suis d'avis que, lorsque M. Nordmann a rencontré les représentants d'Ocean ainsi que M. Zoda, il était prêt à conclure tout type d'entente qui tiendrait son navire-usine et son équipage occupés au cours de la saison de pêche au saumon rouge. Bien que l'on se soit longuement attardé au cours de la preuve sur la question de savoir si M. Nordmann a consenti ou non à être lié par le prix en vigueur chez les grandes entreprises, même s'il était un acheteur au comptant, je suis con- vaincu qu'il a accordé très peu d'importance à cet aspect des négociations. Il se fondait sur les prévi- sions concernant la remonte, lesquelles avaient été faites à la lumière du succès des deux années précédentes. Le prix plafond de 1,50 $ plus une prime de 0,05 $ des acheteurs au comptant que M. Zoda a accepté était probablement suffisant, aux yeux de M. Nordmann, pour lui permettre de rencontrer les prix en vigueur, à la lumière de l'expérience passée sur les lieux de pêche.
À ce sujet, je citerai brièvement les réponses que M. Nordmann a données en contre-interrogatoire, lorsqu'il a dit que, pendant la première réunion entre les parties, il a mentionné qu'il s'attendait à ce que le prix au début de la saison s'élève à 1,25 $
la livre. L'avocat a cité les notes de journal de M. Nordmann en date du 18 avril (pièce A-063), il avait indiqué un prix de 1,25 $ la livre; aucune réponse claire n'a été donnée à ce sujet. Citant la même page du journal, l'avocat a montré cette note à M. Nordmann et lui a posé les questions suivantes:
[TRADUCTION] Q Achat de poisson 1,40 $/1,50 $; à quoi cette note se rapporte-t-elle?
R À ce moment, on prévoyait commencer probablement avec 1,25 $ et toutes les personnes alors présentes à la réunion, les représentants d'Ocean et M. Zoda, pensaient qu'il grimperait de 0,20 $ ou 0,25 $, comme c'est le cas habituellement.
Q Et habituellement, pendant la saison, le prix n'augmente-
rait pas de plus de 0,20 $ ou 0,25 $ du début à la fin?
R La dernière saison a été assez modérée comparativement à celle de 1988.
Q La saison de 1988 était unique?
R Tout à fait unique.
(Transcription de l'audience du 21 novembre 1990, pages 92, 93 et 94.)
Au cours de l'instruction, on a cité les questions qui avaient été posées à M. Nordmann au cours de son contre-interrogatoire au sujet des prix en vigueur ainsi que les réponses qu'il a données, notamment la réponse selon laquelle il avait tacite- ment accepté un prix plafond de 1,50 $. On s'est aussi longuement attardé sur la question de savoir si le sujet des grandes entreprises avait déjà été débattu. A mon avis, il l'a été. Dans les nombreu- ses communications échangées entre les parties, il a été question à maintes reprises des prix des grandes entreprises et M. Nordmann ne s'est aucu- nement opposé; dans certains cas, il a même con- senti. En outre, au cours de son interrogatoire préalable, dont on lui a cité des extraits pendant son contre-interrogatoire, notamment les réponses apparaissant à la page 260, M. Nordmann admet qu'il s'est informé des prix en vigueur chez les grandes entreprises avant la réunion du 14 juin, après laquelle la note du 16 juin visant à confirmer un prix plafond de 1,50 $ a été préparée (exposé conjoint des faits, onglet 4). M. Nordmann a admis qu'il avait fait des recherches avant cette date et qu'il avait alors appris que Trident et Icicle payaient un montant de 1,25 $ comme point de départ.
Il est vrai qu'il n'y avait pas d'argent ou de produit sur le navire avant que Connie Shevchenko n'arrive à bord du Nicolle N le 22 juin avec
l'argent de Shibamoto. L'entente prévoyait explici- tement que, même si Western achetait le poisson en son propre nom, elle devait fournir des docu ments attestant qu'Ocean demeurerait proprié- taire; à son tour, Ocean conservait cet argent en fiducie pour Shibamoto. Le poisson et l'argent ne devaient pas appartenir et n'ont effectivement jamais appartenu à Western ou à M. Nordmann.
Dès le départ, M. Nordmann payait pour le poisson un prix supérieur au plafond convenu ainsi qu'une prime avant-saison, prime qu'aucune des personnes qui ont témoigné au cours de l'instruc- tion ne semblait connaître. M. Zoda a accédé à sa demande, mais il a indiqué clairement dans tous ses communiqués que M. Nordmann ne devait pas, à l'avenir, dépasser le plafond sans avoir préalable- ment obtenu l'autorisation. Le 1" juillet, après avoir reçu l'ordre de maintenir le plafond, M. Zoda a néanmoins consenti à payer une prime après-saison égale aux prix qui seraient subsé- quemment fixés chez les grandes entreprises. Inca pable de convaincre ses pêcheurs d'accepter cet arrangement, M. Nordmann, de concert avec son épouse et M. Dubé, son employé chargé d'acheter le poisson, a [TRADUCTION] «accédé à leurs demandes», pour reprendre les propos de cet employé. En omettant complètement de tenir compte de la clause 1.04 de l'entente, les défen- deurs ne se sont pas conformés au plafond con- venu; ils ont payé un prix supérieur à celui que M. Zoda avait autorisé et ils ont délibérément continué à acheter du poisson sans permission en utilisant les fonds de Shibamoto.
La conduite des défendeurs a été encore plus répréhensible au cours des quatre ou cinq jours qui ont suivi. Ils ont refusé de collaborer avec M"e Shevchenko, la représentante des demanderes- ses à bord. Une nouvelle pratique a été instaurée. Ils ont commencé à distribuer sur les bateaux annexes des coupons de pêche indiquant un prix d'achat de 1,50 $ la livre tout en remettant aux pêcheurs une facture séparée correspondant à une prime de 0,35 $. Ils ont remis ce second coupon de pêche à l'insu de M"e Shevchenko et ils ont conti- nué d'agir ainsi sans en parler pendant au moins cinq jours. D'après certains éléments de la preuve, M"e Shevchenko payait 1,50 $ la livre à un certain moment alors qu'elle se trouvait à bord du bateau annexe Black Fish; les pêcheurs quittaient alors le
bateau annexe et allaient voir M. Nordmann, M me Nordmann ou M. Dubé pour obtenir les trente-cinq cents supplémentaires. Afin de dissi- muler cette activité entre le 1" juillet et le 5 juillet, on a inscrit dans le registre d'achat du poisson, que M"e Shevchenko pouvait néanmoins consulter, uni- quement un prix de 1,50 $ la livre. La prime de 0,35 $ n'a pas été inscrite avant septembre, d'après la preuve. Aucun de ces événements n'a été révélé à M. Zoda avant le 5 juillet, lorsque les défendeurs ont eu l'audace de l'aviser qu'ils avaient acheté du poisson pour leur propre compte depuis le 1" juillet et l'offraient à Shibamoto au prix de 1,85 $. Ils s'étaient approprié le produit et les fonds, ce qui constituait une violation évidente de l'entente.
Il était clairement entendu entre toutes les par ties concernées que les sommes d'argent que remettait à bord du navire M"e Shevchenko, au nom de Shibamoto, devaient servir uniquement aux achats de produit. Les défendeurs le savaient et, malgré tout, le 1er juillet, ils ont utilisé une somme de 145 800 $ des fonds d'achat de poisson pour payer les salaires, leurs menues dépenses, leurs billets d'avion et leurs frais de transborde- ment. Pour des raisons évidentes, ces faits n'ont pas été révélés et les demanderesses n'en ont pas eu connaissance avant septembre 1988.
Je suis d'avis que M. Nordmann avait com- mencé à négocier la vente du produit de Shiba - moto à S.N.G. le 29 juin. Il n'y a aucun doute sur le fait que, à la fin de juin, M. Nordmann a compris que les prix montaient en flèche et que les prévisions concernant la remonte n'étaient pas fia- bles. Comprenant qu'il était lié par un plafond et qu'il serait tenu de mettre fin à la saison, ce qui causerait des problèmes financiers, il a choisi de procéder d'une autre façon pour s'assurer lui- même de la vente du produit. Il appert de la preuve que, le 29 juin, il a eu une conversation téléphonique de 17 minutes avec M. Mitsuhashi de S.N.G. Ce dernier a dit au cours de son témoi- gnage que, d'après ses registres, vers le ler ou le 2 juillet, on lui a offert la totalité de la prise de la saison. Même si l'entente n'avait pas encore été consignée par écrit, les conditions essentielles avaient été convenues. Connie Shevchenko et M. Yamazaki ont tous deux dit devant moi qu'un homme de nationalité japonaise est monté à bord du navire quelque temps entre le 2 et le 4 juillet.
Mme Nordmann a dit qu'il s'agissait uniquement d'un visiteur d'un autre navire qui désirait observer leur façon de procéder. Cependant, j'accepte le témoignage de M. Mitsuhashi, qui a dit que ce visiteur était en réalité le représentant de S.N.G. qui se trouvait pour examiner la qualité du poisson transformé et pour donner à M. Mitsu- hashi son avis au sujet de la question de savoir s'il devrait ou non conclure l'opération. Même si Nordmann a soutenu qu'il offrait encore le poisson à la demanderesse Shibamoto pour la somme de 1,85 $ la livre les 5, 6 et 7 juillet, poisson qui appartenait déjà aux demanderesses, il avait déjà conclu une entente verbale avec S.N.G. et signé le contrat avec celle-ci le 7 juillet, à 14 h.
Au cours de la preuve, on a beaucoup insisté sur le fait que, en raison des prix du marché japonais et du marché au comptant de l'Alaska, il aurait été possible de faire un profit même en payant les augmentations sur les lieux de la pêche. C'est probablement vrai, à la lumière de la preuve que j'ai entendue. Cependant, on m'a également dit que M. Zoda avait mentionné à M. Nordmann qu'en 1988, le prix du poisson sur le marché japonais s'élevait à environ 1 100 yens le kilo, et je suis convaincu que M. Nordmann s'en souvenait très bien. Cela permettait de faire des profits en établissant des prix allant jusqu'à 1,50 $. À la lumière du témoignage de toutes les personnes informées qui ont témoigné tant pour les demande- resses que pour les défendeurs, j'en suis venu à la conclusion que le marché japonais était extrême- ment volatil et qu'il était presque impossible de faire des prévisions à son sujet. M. Zoda n'avait pas de vente prévue à l'avance; c'était un acheteur prudent et, selon les conditions de l'entente, notamment le paragraphe 1.04, sa perception des conditions du marché était celle qui devrait préva- loir. C'était une question qui, après tout, relevait «de son seul pouvoir discrétionnaire». Nous avons également la preuve très persuasive selon laquelle, entre le le` et le 5 juillet, M. Nordmann avait incité M. Zoda et ses associés chez Ocean à croire qu'il achetait encore du poisson au prix de 1,50 $. Comme il était convaincu à l'origine qu'à ce prix, il n'aurait aucun problème de revente, pourquoi M. Zoda se serait-il informé activement des prix en vigueur sur le marché japonais ou même des prix de tout autre marché?
Je suis d'avis que les défendeurs ont violé l'en- tente du 16 mai 1988 bien des égards. Ils ont utilisé les fonds que Shibamoto leur avait avancés dans le but explicite d'acheter du poisson pour payer les dettes de leurs entreprises, soit une somme de 145 000 $, et n'ont aucunement tenu compte du prix plafond imposé légalement par les demanderesses à compter du ler juillet. Dès cette date, ils achetaient du poisson en leur propre nom avec l'argent des demanderesses. Ils avaient négo- cié une entente avec des tiers pour la vente du poisson des demanderesses. Enfin, ils ont continué à acheter du poisson et à le vendre avec l'argent des demanderesses, alors qu'ils savaient en tout temps que cette façon d'agir allait à l'encontre des conditions de l'entente.
Les défendeurs soutiennent plutôt que ce sont les demanderesses qui ont violé le contrat. Ils allèguent que l'entente du 16 mai 1988 autorisait Western Fish Producers, Inc. à acheter du poisson avec l'argent que la demanderesse Shibamoto leur avait avancé et à fixer le prix à payer pour ce poisson. Toujours selon les défendeurs, le contrat exigeait de Shibamoto qu'elle continue à avancer des fonds de façon que Western ait suffisamment de liquidité en mains pour acheter le poisson. La seule restriction imposée à Western portait sur le droit de déterminer le prix auquel le poisson devait être acheté, conformément à la clause 1.04 de l'entente qui accordait à Shibamoto le pouvoir absolu d'imposer un prix plafond une fois qu'elle serait convaincue de la rentabilité.
En conséquence, les demanderesses auraient violé l'entente à trois égards. D'abord, elles auraient invoqué illégalement le prix plafond, ce qui constituait en soi une rupture de l'entente de leur part. On soutient que le prix plafond invoqué à compter du 28 juin 1988 n'était pas conforme au paragraphe 1.04 du contrat, parce qu'il a été imposé, non pas par la demanderesse Shibamoto, mais plutôt par M. Zoda, qui n'était ni dirigeant ni employé de cette entreprise. Selon les défendeurs, M. Zoda était le président d'une entreprise diffé- rente, en l'occurrence, Viking Seafood Inc., et il n'était même pas lié directement à la demande- resse Shibamoto.
Je ne suis pas convaincu du bien-fondé de ces arguments. Shibamoto, la partie contractante, est
la demanderesse en l'espèce. Le pouvoir de déter- miner le prix plafond a été délégué à M. Zoda avec l'assentiment du défendeur, M. Nordmann. Il était convenu en tout temps que la partie contractante serait Shibamoto & Company Ltd. et la preuve l'indique clairement. M. Tashiro, dirigeant de Shi- bamoto, s'est rendu à Vancouver avec M. Zoda pour signer le contrat. Les fonds fournis aux défen- deurs appartenaient à Shibamoto et le poisson que Western devait acheter conformément à l'entente devait être acheté au nom d'Ocean, qui devait le conserver en fiducie pour Shibamoto jusqu'à ce qu'il soit vendu; le poisson devait en tout temps demeurer la propriété de Shibamoto. Il est indubi table que M. Nordmann avait bien compris toutes ces conditions lorsqu'il a conclu le contrat.
Selon le deuxième argument des défendeurs, les demanderesses ont violé le contrat en refusant de prendre livraison du poisson. Encore là, cette allé- gation n'est pas justifiée par la preuve. D'après mes conclusions au sujet des faits, les demanderes- ses ont demandé la livraison du poisson à maintes reprises et les défendeurs ont refusé.
En dernier lieu, les défendeurs soutiennent que les demanderesses ont violé le contrat lorsqu'elles ont refusé d'avancer des fonds aux défendeurs après le 3 juillet. Il est vrai que les demanderesses n'ont pas avancé d'autres fonds lorsqu'elles ont su que cet argent n'était pas utilisé pour acheter du poisson pour elles. Cependant, selon les règles applicables en matière contractuelle, les demande- resses avaient alors légalement le droit de considé- rer que les défendeurs avaient répudié le contrat et de les poursuivre en dommages-intérêts.
Même si j'en étais arrivé à la conclusion que les demanderesses ont violé le contrat du 16 mai 1988, proposition qui n'est tout simplement pas étayée par la preuve, cette conclusion ne saurait justifier les actions des défendeurs. Ceux-ci allèguent implicitement qu'une partie à un contrat peut, sans soumettre le cas à un tribunal compétent, déclarer unilatéralement que l'autre partie contractante a violé l'entente et décider d'appliquer le contrat selon sa propre interprétation. Ce n'est pas un énoncé exact du droit.
Lorsqu'il y a rupture de contrat, deux solutions s'offrent à la partie innocente. D'abord, elle peut considérer qu'en raison de la violation, elle n'est
plus tenue de se conformer elle-même au contrat. En second lieu, elle peut continuer à remplir ses obligations selon le contrat et poursuivre la partie qui a violé l'entente en dommages-intérêts. Cepen- dant, lorsque la collaboration de la partie qui a violé l'entente est nécessaire pour que le contrat soit exécuté conformément à ses modalités, la partie innocente n'a d'autre choix que d'accepter la répudiation et de poursuivre la partie fautive en dommages-intérêts. Ces principes sont énoncés dans Anson's Law of Contract, 26e édition, 1984, aux pages 467 et 468:
[TRADUCTION] ... [la partie innocente] peut considérer que le contrat est encore en vigueur ou se considérer libérée en raison de la répudiation du contrat par l'autre partie.
... la partie innocente n'aura pas toujours le droit d'exécuter le contrat et de poursuivre l'autre partie pour obtenir le paiement du prix prévu au contrat. En premier lieu, si elle ne peut exécuter le contrat sans la collaboration de la partie qui a refusé de s'y conformer et que cette coopération est refusée, son seul recours sera de réclamer des dommages-intérêts et non le prix stipulé au contrat.
En l'espèce, les défendeurs soutiennent que les demanderesses ont violé l'entente, étant donné qu'elles ont fixé illégalement le prix plafond, qu'el- les ont refusé de prendre livraison du poisson et qu'elles ont refusé d'avancer d'autres fonds. Ce n'est pas la conclusion à laquelle j'en arrive. Cependant, si tel était le cas, le seul recours légal dont les défendeurs disposaient était de considérer que le contrat était répudié et de poursuivre les demanderesses en dommages-intérêts. Ils n'avaient pas le droit de continuer à acheter du poisson pour leur propre compte ou de payer leurs frais courants avec l'argent des demanderesses, et c'est ce qu'ils ont fait, comme la preuve l'indique clairement.
B. Détournement
Cela m'amène à la question du détournement. Les demanderesses soutiennent que, étant donné que les défendeurs n'achetaient pas de poisson pour elles à compter du ler juillet 1988, mais qu'ils le faisaient pour leur propre compte avec l'argent des demanderesses, ils étaient coupables de détournement.
Lorsqu'un délit a été commis sur un autre terri- toire, deux théories s'appliquent quant à la façon appropriée d'analyser la responsabilité d'une partie défenderesse. La première consiste d'abord à déterminer la nature de l'acte selon les règles
juridiques de l'endroit le délit est survenu (lex loci delicti) et, en second lieu, à déterminer si le même acte constituerait ou non un délit selon la loi du forum. Cependant, récemment, les tribunaux se sont orientés vers une théorie fondée sur le droit approprié du délit; selon cette théorie, la cour détermine le système de droit qui est le plus direc- tement lié à l'action et applique ces règles de droit pour déterminer la responsabilité du défendeur.
Il n'est pas nécessaire de déterminer la théorie qui s'applique en l'espèce. Tant selon le droit du Canada que celui de l'État de l'Alaska établi par le témoignage d'expert de John Treptow, témoignage qui n'a pas été contesté ni même affaibli en contre- interrogatoire et que j'accepte en entier, il est indubitable que les actions des défendeurs consti tuent du détournement.
Le détournement consiste à prendre, utiliser ou détruire illégalement des biens ou à exercer sur eux une forme de contrôle qui est incompatible avec le droit de propriété du propriétaire. Le détournement est commis lorsqu'il y a exercice intentionnel d'une forme de contrôle sur un bien qui entrave sérieusement le droit du propriétaire véritable de contrôler le bien en question. Ce qu'il faut démontrer, c'est un acte volontaire touchant les biens d'un autre qui équivaut à s'approprier les droits de propriété ou de possession du propriétaire à leur égard. Ces principes de droit sont bien reconnus par la jurisprudence. Dans Dickey v. McCaul (1887), 14 O.A.R. 166 (C.A.), la Cour a dit, à la page 171, que [TRADUCTION] «pour qu'il y ait détournement, il doit y avoir prise, utilisation ou destruction illégale d'un bien ou exercice sur lui d'un droit de propriété incompatible avec le droit de propriété du propriétaire». Dans Cyr v. Laine (1953), 32 M.P.R. 106 (C.A.N.-B.), à la page 107, la Cour a proposé une définition concise du mot détournement: [TRADUCTION] «acte positif illégal à l'égard d'un bien ou utilisation d'un bien d'une façon et pour une fin incompatibles avec les droits du propriétaire».
D'après la preuve, deux actions distinctes de la part des défendeurs étaient définitivement incom patibles avec les droits du propriétaire: le fait de prendre l'argent pour leurs propres fins et le fait de vendre du poisson qui appartenait clairement à la demanderesse selon les dispositions de l'entente.
Il n'est pas contesté que Shibamoto, par l'entre- mise d'Ocean, a remis une somme totale de 1 800 000 $ à la défenderesse Western Fish Produ cers, Inc. pour l'achat de poisson et que, de ce montant, une somme de 613 247 $ a été utilisée conformément aux dispositions du contrat. Il n'est pas contesté non plus, et les défendeurs admettent effectivement, qu'ils n'ont pas utilisé le reste, soit un montant de 1 186 753 $, pour acheter du pois- son, mais pour plusieurs autres fins, notamment les fins suivantes:
1. une somme de 145 800 $ a servi à payer d'autres frais d'entreprise de la défenderesse Western Fish Producers, Inc.;
2. le reste, soit 1 040 953 $, a été affecté à l'achat de poisson par Western, lequel poisson a été vendu à des tiers, en l'occur- rence, Shin Nihon Global Inc. et Kamei International Inc. Aucune partie de ce poisson n'a été livrée à Ocean et Shiba - moto. En outre, seul un montant de 250 000 $ du produit de la vente a été remis aux demanderesses. Une partie du produit de ces ventes a été versée à la défenderesse S.M. Properties Ltd.
Il faut se rappeler que le détournement ne peut résulter que d'un acte intentionnel et non d'une perte ou d'une destruction négligente. La personne accusée de détournement doit avoir délibérément voulu utiliser les biens en exerçant une forme de contrôle sur eux comme s'ils lui appartenaient. Dans le cas qui nous occupe, M. et Mme Nordmann ont tous deux admis qu'ils savaient que les fonds en question devaient servir uniquement à l'achat de poisson; cependant, comme ils subissaient de très fortes pressions de la part de leurs créanciers et qu'ils n'avaient pas d'autre source de liquidités, ils ont utilisé l'argent qui appartenait aux deman- deresses comme si c'était le leur. Il n'y a aucun doute sur le fait que, le 1" juillet 1990, les défen- deurs avaient de nombreuses dettes à payer, dont des arrérages d'impôt de 50 000 $ par mois, un montant de 220 000 $ à Red Dog Estates Ltd., les montants dus à tous les exploitants de bateaux annexes et les montants dus à l'égard des salaires, des billets d'avion, etc.
Un autre élément doit être établi pour qu'il y ait détournement. Il ne suffit pas de prouver que la partie accusée se trouvait en possession des biens d'une autre partie sans l'autorisation de celle-ci. Lorsque les biens ont été acquis d'une façon légale, leur détention à elle seule ne constitue pas du détournement, en l'absence d'une preuve de l'in- tention de les conserver à l'encontre ou au mépris des droits des véritables propriétaires. Pour prou-
ver que le détournement va à l'encontre de leurs droits, les demanderesses doivent établir qu'elles ont demandé le retour des biens et que les défen- deurs ont refusé de se conformer à la demande.
Dans la présente cause, il a été établi de façon non équivoque que les demanderesses ont demandé à plusieurs reprises aux défendeurs de leur retour- ner leur argent ainsi que le poisson acheté avec leur argent. Les demanderesses ont demandé le retour des fonds qui devaient servir aux achats au comptant dans plusieurs notes et télex qu'elles ont envoyés, mais les défendeurs ont carrément refusé. Lorsque Connie Shevchenko a cherché à obtenir le reste des fonds destinés aux achats au comptant de M. Nordmann le 6 juillet, celui-ci a encore refusé. A l'exception de la somme de 250 000 $ qui a été retournée à Connie Shevchenko le 9 juillet 1988, les défenderesses Western et S.M. Properties Ltd. ont conservé le reste des fonds découlant de la vente de poisson à S.N.G. et Kamei International Inc.
Les défendeurs n'ont pu soulever de moyen de contestation convaincant à l'égard de l'allégation de détournement. Ils ont soutenu que les demande- resses avaient refusé de prendre livraison du pois- son. Cependant, les faits établis ne justifient tout simplement pas cet argument. Il appert de la preuve que les demanderesses ont demandé la livraison du poisson à plusieurs reprises au prix plafond, mais que les défendeurs ont refusé de se conformer à la demande, à moins que Shibamoto n'accepte d'avancer d'autres fonds. Après le détournement de la somme de 1 186 353 $, M. Zoda et M. Safarik ont tous deux décidé qu'ils n'avanceraient pas d'autres fonds. Les défendeurs font aussi allusion à une autorisation expresse ou tacite de vendre le poisson à S.N.G. Me Oesting a dit clairement au cours de son témoignage que l'entente du 8 juillet 1988 ne comportait aucune autorisation de cette nature.
Les défendeurs ajoutent que, même s'ils ont dépensé une somme de 145 800 $ qui appartenait aux demanderesses à des fins autres que l'achat de poisson, ces dépenses sont devenues nécessaires en raison du fait que les demanderesses avaient violé le contrat. Je ne puis vraiment tenir compte de cet argument; une rupture de contrat n'est jamais une excuse ou un moyen de contestation valable à l'égard du détournement des biens d'autrui.
Enfin, les défendeurs tentent de se fonder sur l'entente du 8 juillet 1988 pour contester l'alléga- tion de détournement. Il est évident qu'il ne s'agis- sait pas d'un «règlement», comme on l'a indiqué; les deux parties se réservaient tous leurs droits et recours. A mon avis, l'arrangement en question ne devait aucunement constituer un règlement com- plet des obligations existantes de l'une ou l'autre des parties. La preuve révèle que, au cours des négociations des 7 et 8 juillet 1988, Mc Oesting a dit clairement que l'arrangement n'était qu'un accord et non «une dation en paiement». Il a également souligné que l'arrangement ne touchait pas les droits et recours des parties. Me Travestino a admis que l'arrangement en question ne devait pas porter atteinte aux droits et recours des par ties. La preuve la plus importante qui a été présen- tée par Me Travestino à cet égard est sa note sur laquelle les mots «accord seulement» figurent. Selon ce qu'elle a dit, Me Oesting a mentionné clairement que les discussions portaient unique- ment sur une dation et non sur «une dation en paiement». Une dation sans paiement n'a aucun sens ou portée juridique à l'égard de la créance sous-jacente. J'en suis donc arrivé à la conclusion que, étant donné qu'il n'y avait pas eu de dation en paiement, il est logique que les obligations sous- jacentes découlant du contrat du 16 mai 1988 n'aient pas été éteintes.
À tout événement, même si un règlement final avait été conclu et que les demanderesses avaient violé l'entente ou l'accord, cette violation ne consti- tuerait pas un moyen de contestation valable à l'égard de la réclamation initiale, bien qu'elle puisse servir de fondement d'une demande de dom- mages-intérêts découlant de la violation de l'ac- cord. Cette nuance est expliquée comme suit dans Clerk & Lindsell on Torts (16e édition, 1989) la page 374:
[TRADUCTION] Toute personne qui a une cause d'action contre une autre peut s'entendre avec elle pour accepter, en remplace- ment de son recours juridique, une contrepartie valable. L'en- tente est appelée dation en paiement.
Lorsque le paiement convenu a été fait et accepté, le droit d'action initial est éteint et la dation en paiement constitue une défense complète à l'égard de toutes autres procédures fondées sur ce droit d'action. En général, le droit d'action n'est pas éteint avant que le paiement ne soit fait et un paiement partiel ne suffit pas. Si la partie demanderesse, avant le paiement, invoque la cause d'action initiale et viole ainsi l'accord exécu- toire, l'accord ne constituera pas un moyen de contestation à
cet égard, mais la partie défenderesse pourra réclamer par demande reconventionnelle des dommages-intérêts en raison de la violation dudit accord. [C'est moi qui souligne.]
À mon avis, les agissements des défendeurs constituent du détournement et leurs arguments ne soulèvent aucun moyen de contestation valable à l'égard de cette allégation.
C. Le privilège maritime américain
Selon le témoignage de M. Treptow, qui n'a pas été affaibli en contre-interrogatoire et que j'ac- cepte en entier, comme je l'ai déjà souligné, les défendeurs sont coupables de détournement et les demanderesses ont droit à un privilège maritime à l'encontre du navire Nicolle N, conformément au droit maritime de l'État de l'Alaska et des États- Unis d'Amérique.
En ce qui a trait à l'opposabilité de ce privilège au Canada, il est bien établi que, lorsque des questions de droit international privé sont soule- vées, notre pays reconnaît que, selon la loi de l'endroit le privilège est né, la question de savoir si le privilège est valable ou non est considérée comme une question de fond.
La Cour suprême du Canada a énoncé ce prin- cipe dans Todd Shipyards Corp. c. Alterna Corn- pania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248. Dans cette cause-là, l'appelante a effectué aux États- Unis les réparations qui devaient être apportées au navire défendeur, lequel était immatriculé en Grèce. Le navire appartenait à une société pana- méenne et était grevé d'une hypothèque enregis- trée en Grèce en faveur de l'intimée, qui était elle aussi une société panaméenne. En raison de pro- blèmes financiers, le navire défendeur n'a pu res- pecter ses obligations qui découlaient du prêt hypothécaire. Le navire a été saisi et acheté par l'intimée à la suite d'une ordonnance de vente; l'intimée a ensuite déposé une déclaration dans laquelle elle réclamait que le montant de l'hypo- thèque ainsi que les intérêts lui soient versés à même le produit de la vente. Dans sa défense, l'appelante a allégué qu'elle était devenue le titu- laire d'un privilège maritime aux États-Unis et qu'elle avait le droit de faire valoir ce privilège au Canada en priorité par rapport à la réclamation de l'intimée. La Cour suprême du Canada a décidé qu'un privilège maritime acquis selon le droit d'un
État étranger sera reconnu et pourra être opposé au Canada, si le tribunal devant lequel la partie invoque le droit au privilège a la compétence voulue.
La Cour a révisé la décision qu'elle avait rendue dans The Strandhill v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680, elle a dit ce qui suit à la page 689:
[TRADUCTION] Et vu qu'il existe une juridiction locale équiva- lente, la Cour de l'Échiquier du Canada a le droit lorsque, dans ces cas, la réclamation relative à des choses nécessaires se fonde sur un privilège maritime, de faire droit à l'exercice de ce privilège, même si le droit a été acquis sous le régime du droit d'un pays étranger.
La Cour a jugé que la décision qu'elle avait rendue dans l'arrêt Strandhill permettait ample- ment de déclarer qu'il faut donner effet à la créance de l'appelante comme s'il s'agissait d'un privilège maritime valide.
La Cour d'appel fédérale a subséquemment appliqué cette décision dans Marlex Petroleum, Inc. c. Le navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345 (décision approuvée par la Cour suprême du Canada [1987] 1 R.C.S. 57), elle a jugé qu'un privilège maritime découlant du droit contractuel approprié devait être reconnu comme étant oppo- sable au Canada, même s'il avait été créé dans un territoire étranger.
On a aussi jugé que ce principe s'appliquait aux privilèges maritimes étrangers, même dans les cas la créance sous-jacente au privilège maritime ne serait pas reconnue comme privilège maritime au Canada. Dans Metaxas c. Galaxias (Le), [ 1989] 1 C.F. 386 (lie inst.), on a soutenu que, étant donné que les arrêts précités portaient tous sur des créan- ces que faisaient valoir des pourvoyeurs américains d'approvisionnements nécessaires, la Cour pouvait distinguer ces décisions et restreindre le principe énoncé par la Cour suprême. Aux pages 403 et 404, je me suis prononcé comme suit à ce sujet:
L'arrêt The Colorado a jeté les bases du raisonnement qui a été suivi dans l'arrêt The Strandhill et, par la suite, dans les arrêts Le Har Rai et Le bannis Daskalelis. Dans chacun de ces arrêts, il a été statué que les contrats de fourniture d'appro- visionnements nécessaires conclus aux États-Unis seraient trai tés par les tribunaux canadiens selon le droit des États-Unis pour ce qui est du fondement des réclamations présentées, mais que ces contrats prendraient rang conformément aux règles de droit canadiennes pour ce qui est de l'ordre de priorité de ce genre de réclamation dans un partage.
C'est ici que l'avocat de Baseline essaie d'apporter une restriction à ce qui semblerait être une règle générale en matière de reconnaissance de privilèges maritimes étrangers au Canada. L'avocat fait valoir qu'étant donné que les créances des pourvoyeurs d'approvisionnements nécessaires au Canada sont reconnues comme des créances in rem, le fait qu'une loi américaine élève le statut de ces créances pour en faire de véritables privilèges maritimes revient simplement à polir une pomme pour la rendre plus grosse et plus brillante.
Malgré son attrait premier, je ne peux souscrire à l'argument voulant que cette restriction puisse être introduite dans le droit canadien. La Cour suprême a clairement affirmé à plusieurs reprises que les droits positifs des parties doivent être détermi- nés d'après la lex loci. Le traitement que le Canada, la lex fori, accorderait à cette créance en droit interne n'entre pas en ligne de compte. Ainsi que le juge Ritchie l'a déclaré à la page 1252 de l'arrêt Le bannis Daskalelis, en citant la décision rendue en première instance dans l'affaire The Strandhill:
Lorsqu'il a rendu le jugement de première instance dans le district d'amirauté de la Nouvelle-Ecosse, le juge Mellish, J.L.A., a dit:
[TRADUCTION] Lorsqu'un privilège maritime existe, on ne peut s'en débarrasser en changeant la chose de place. Un jugement in rem rendu à l'étranger crée un privilège maritime et même si les cours de notre pays n'eussent pas rendu un tel jugement, on peut l'exercer ici par voie d'action in rem. Mais un privilège maritime peut être créé par le droit étranger autrement que par un jugement in rem; et s'il est ainsi créé, je crois qu'on peut également l'exercer ici de la même manière. Si les demandeurs ont juridiquement acquis le droit à la chose elle-même en vertu du droit étranger, il serait étrange qu'ils ne soient pas libres d'exercer ici leur droit en la seule cour qui accorde un redressement in rem.
Pour ces motifs, je suis d'avis qu'une action in rem pourra être intentée pour faire valoir le privi- lège maritime en l'espèce.
D. Responsabilité personnelle de Jorn Nordmann
Les demanderesses soutiennent que, étant donné qu'il y a eu détournement de l'argent qui apparte- nait à la demanderesse Shibamoto et que le détournement était explicitement voulu et autorisé par Jorn Nordmann, l'alter ego ou l'âme diri- geante de toutes les sociétés défenderesses, ce der- nier devrait être tenu responsable de la même façon que les sociétés défenderesses du préjudice subi par les demanderesses. Les défendeurs allè- guent que les tribunaux rendent rarement des déci- sions de cette nature et le font seulement lorsqu'il est établi bien clairement que, s'ils n'agissaient pas ainsi, ils iraient manifestement à l'encontre de la justice, que le détournement est imputable à une conduite inappropriée ou frauduleuse et, enfin,
qu'une entreprise a été constituée dans le but explicite de commettre un acte illicite. Selon les défendeurs, aucune de ces conditions n'a été éta- blie en l'espèce; il ne conviendrait donc pas de faire abstraction de la personnalité morale et de tenir M. Nordmann personnellement responsable.
Contrairement à ce que les défendeurs soutien- nent, la question de savoir s'il convient en l'espèce de faire abstraction de la personnalité morale n'est aucunement pertinente quant à l'argument relatif à la responsabilité personnelle de M. Nordmann. À mon avis, la détermination de la responsabilité de M. Nordmann doit être fondée sur le principe juridique selon lequel une personne qui ordonne la commission d'un délit est personnellement respon- sable, indépendamment du fait qu'elle est un diri- geant de la société pour laquelle le délit est commis.
Dans International Factors Ltd y Rodriguez, [1979] 1 All ER 17 (C.A.), les parties demande- resses ont conclu avec une société un accord par lequel elles convenaient d'acheter toutes les créan- ces de ladite entreprise, qui acceptait, en échange, de leur céder un pourcentage du plein montant des créances. Selon l'entente, toutes les sommes que l'entreprise recevrait à l'égard des créances cédées devaient être transférées aux demanderesses. Après la signature du contrat, quatre débiteurs ont envoyé des chèques à la société en paiement de leurs dettes. La société éprouvait des difficultés financières et l'un de ses administrateurs a fait en sorte que les chèques soient versés dans le compte bancaire de la société, contrairement à ce qui était prévu dans l'entente.
Les demanderesses ont poursuivi l'administra- teur, alléguant que celui-ci était coupable de détournement. Le juge de première instance a décidé que le versement des chèques dans le compte bancaire de la société constituait du détournement et que le défendeur était personnel- lement responsable de ce délit. En appel, on a soutenu, entre autres choses, qu'il ne pouvait être reconnu coupable de détournement, à moins que l'entreprise elle-même ne soit coupable de détour- nement et à moins qu'il ne soit responsable du fait d'autrui en qualité de dirigeant de l'entreprise à cet égard. En réponse à l'argument du défendeur, la Cour d'appel a dit ce qui suit à la page 19:
[TRADUCTION] Le juge de première instance a toutefois décidé qu'une cause d'action fondée sur le délit du détournement avait été établie contre le défendeur et il a fondé son jugement sur trois propositions: d'abord, l'administrateur est responsable des délits qu'il commet dans le cadre de l'exploitation d'une entre- prise ... On ne conteste pas maintenant que le savant juge avait raison jusqu'à ce point.
L'avocat du défendeur a interprété devant notre Cour le jugement du savant juge comme signifiant que le délit était surtout un délit de la société et que le défendeur devenait responsable comme étant la personne qui a incité l'entreprise à commettre le délit. Ce n'est pas de cette façon que je lis le jugement; à mon avis, il signifie que le défendeur lui-même a été ici le principal auteur du délit et qu'il ne peut invoquer le fait qu'il agissait au nom de l'entreprise comme moyen de contestation. [C'est moi qui souligne.]
Le même principe a été appliqué dans Caban v. Calgary Industrial Real Estate Ltd. et al. (1968), 1 D.L.R. (3d) 69 (C.S. Alb.). Dans cette cause-là, le demandeur a remis son camion à la défende- resse, agent immobilier, comme dépôt à l'égard de son offre d'achat de terrains inscrits chez la défen- deresse. Même si elle savait que l'offre du deman- deur n'avait pas été acceptée, la défenderesse a obtenu, par l'entremise d'un employé, la signature du demandeur sur un contrat de vente en blanc et a vendu le camion. La Cour a jugé que cette action constituait manifestement un détournement du camion par la défenderesse, qui l'avait obtenu en fidéicommis pour une fin précise. Le dirigeant de la société qui a ordonné la vente était coupable de fraude imputée, sinon réelle, puisqu'il savait ou aurait savoir que, dans les circonstances, la société était un fiduciaire imputé du demandeur.
Ces causes indiquent que, lorsqu'une personne décide de s'approprier des biens qui appartiennent à un tiers et que ces biens se trouvent en la possession d'une entreprise qu'elle contrôle, la per- sonne est aussi coupable que l'entreprise. Les sociétés défenderesses en l'espèce se sont rendues coupables de détournement, étant donné qu'elles ont utilisé les fonds de la demanderesse Shibamoto pour leurs propres fins. Ce détournement a été expressément conçu et demandé par M. Nord- mann. Les demanderesses soulignent qu'il était l'âme dirigeante des sociétés défenderesses et qu'il détenait toutes les actions des sociétés conjointe- ment avec son épouse. C'est M. Nordmann qui se trouvait physiquement en possession des fonds des demanderesses ainsi que du poisson qui apparte- nait à celles-ci. C'est lui qui a utilisé ces biens d'une façon qui allait à l'encontre des droits des
demanderesses. À mon avis, M. Nordmann est coupable du détournement qui a été commis dans la présente cause: il a été le principal instrument, et non seulement un participant secondaire qui agissait au nom des sociétés défenderesses.
E. La responsabilité de S.M. Properties Ltd. et de C.N. Holding, Inc.
Enfin, les demanderesses demandent à notre Cour de faire abstraction de la personnalité morale et de prononcer un jugement à l'encontre de Wes tern Fish Producers, Inc., S.M. Properties Ltd. et C.N. Holding, Inc. pour le motif que les trois entreprises agissaient comme si elles ne formaient qu'une seule société et que toutes les trois devraient être tenues responsables du préjudice que les demanderesses ont subi. On soutient que ces entreprises ont été constituées en sociétés dans le but de protéger celles qui étaient propriétaires des biens, soit S.M. Properties Ltd. et C.N. Hol ding, Inc., des obligations créées par la société exploitante Western Fish Producers, Inc. Les défendeurs font valoir que, même si c'est vrai, cette façon de procéder est légale et elle avait été pleinement divulguée aux demanderesses.
Selon un principe fondamental du droit des sociétés qui est reconnu depuis longtemps, chaque société faisant partie d'un groupe de sociétés doit être considérée comme une entité juridique dis- tincte qui a des droits et des responsabilités juridi- ques distincts. Néanmoins, dans certains cas, les tribunaux ont accepté de considérer une filiale comme un mandataire de la société mère et de dire que cette filiale agissait en qualité de mandataire pour l'entreprise de ladite société mère. Ce sont les circonstances d'un cas donné qui déterminent si le tribunal en arrivera à cette conclusion, étant donné qu'il n'y a aucune règle de droit uniforme au sujet de la question de savoir quand il y a lieu de déroger au principe général des entités distinctes et de faire abstraction de la personnalité morale. Dans Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2, la Cour suprême du Canada a examiné cette question et en est arrivée à la con clusion suivante aux pages 10 et 11:
En règle générale, une société est une entité juridique dis- tincte de ses actionnaires: Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.). Aucune règle uniforme n'a été appliquée à la question de savoir dans quelles circonstances un tribunal peut déroger à ce principe en «faisant abstraction de la personnalité morale» et en considérant la société comme un simple «manda-
taire» ou «instrument» de son actionnaire majoritaire ou de sa société mère. En mettant les choses au mieux, tout ce qu'on peut dire est que le principe des «entités distinctes» n'est pas appliqué lorsqu'il entraînerait un résultat [TRADUCTION] «trop nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les intérêts du fisc»; L. C. B. Gower, Modern Company Law (4th ed. 1979), la p. 112.
Cependant, il est possible de tirer certains prin- cipes ou critères qui peuvent aider la Cour à déterminer si elle devrait ou non s'en tenir stricte- ment au principe fondamental. Dans Smith, Stone & Knight, Ltd. v. Birmingham Corporation, [1939] 4 All E.R. 116 (K.B.D.), le juge Atkinson a relu la jurisprudence et conclu que, même si la question de savoir si une filiale exploitait l'entre- prise de la société mère ou sa propre entreprise est une question de fait dans chaque cas, il faut examiner la question à la lumière de six facteurs:
1. Les bénéfices étaient-ils considérés comme les bénéfices de la compagnie mère?
2. Les personnes qui dirigeaient l'entreprise étaient-elles nom- mées par la compagnie mère?
3. La compagnie mère était-elle le cerveau dirigeant de l'initia- tive commerciale?
4. La compagnie mère dirigeait-elle l'initiative, décidait-elle de ce qui devait être fait et du capital à consacrer à l'initiative?
5. La compagnie mère réalisait-elle les bénéfices grâce à sa compétence et ses directives?
6. La compagnie mère exerçait-elle une direction effective et continue?
Dans la présente cause, il est indéniable que la constitution des diverses sociétés du défendeur a été faite dans le but de protéger celles qui étaient propriétaires des biens. Personne n'allègue que cet arrangement est nécessairement illégal. En fait, d'après la preuve, cette façon de procéder s'est révélée efficace pour M. Nordmann dans le passé, lorsque la première société exploitante de son groupe, Can Inter Foods Ltd., qui a été constituée en 1983, a pu protéger les biens de toute action des créanciers.
Néanmoins, certains faits mis en preuve m'inci- tent directement à conclure qu'il s'agit ici d'un cas il convient de faire abstraction de la personna- lité morale. Pour ses propres fins, M. Nordmann réunit les sociétés et ordonne à ses comptables de préparer ce qu'on a appelé les «états financiers consolidés de S.M. Properties Ltd.». D'après le témoignage de M. Nordmann et Paul Kissack, il est évident qu'une partie du produit de la vente du
poisson acheté avec l'argent de Shibamoto a été déposée dans le compte bancaire de S.M. Proper ties Ltd.
M. Kissack a également dit au cours de son témoignage que l'argent était transféré d'une société à l'autre comme si les sociétés ne formaient qu'une seule entité. Ces transferts entre sociétés qui ont eu lieu entre le 20 juin 1988 et le 31 juillet de la même année ont eu pour effet de transférer une somme de 193 034 $ aux sociétés affiliées. Aucune comptabilité appropriée n'était tenue entre les sociétés. Dans son rapport, M. Kissack donne des exemples à cet égard, lorsqu'il souligne que, dans le livre se rapportant à Western Fish Produ cers, Inc., un solde de 1 762 418 $ à S.M. Properties Ltd. a été radié le 31 juillet 1988 sans explication. En outre, dans le livre de S.M. Proper ties Ltd., on a éliminé, en 1990, une dette de 2 700 000 $ que celle-ci devait à Western, et ce, en insérant des inscriptions se rapportant aux années 1986, 1987 et 1988.
Il n'y a aucun doute sur le fait que, en tout temps pertinent, Jorn Nordmann était l'âme diri- geante des trois sociétés, qu'il en avait le contrôle absolu et qu'il était responsable des décisions com- merciales. Jorn Nordmann et son épouse ont d'ail- leurs confirmé eux-mêmes ce fait au cours de leur témoignage. Le triangle formé par les trois sociétés défenderesses était en tous points l'ceuvre de M. Nordmann. Lui seul a ordonné que l'argent des demanderesses soit affecté au paiement de ses frais et dettes. À mon avis, les circonstances de la présente cause et le lien unissant M. Nordmann à Western Fish Producers, Inc., C.N. Holding, Inc. et S.M. Properties Ltd. correspondent en tous points à la description qu'a donnée lord Denning, M.R. dans Wallersteiner v. Moir, [1974] 1 W.L.R. 991 (C.A.), à la page 1013:
[TRADUCTION] Il contrôlait chacun de leurs mouvements. Cha- cune se conformait à ses ordres. Il tirait les ficelles. Personne n'avait de marge de manoeuvre. En termes juridiques, elles étaient ses mandataires et devaient suivre ses ordres. Il était leur âme dirigeante. Je suis d'avis que la cour devrait faire abstraction de la personnalité morale et traiter ces entreprises comme des entreprises qu'il a créées pour ses propres fins et dont il devrait, de ce fait, être responsable.
En outre, j'ai à l'esprit les commentaires de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Kosmopou- los selon lesquels il faut faire abstraction de la personnalité morale «dans l'intérêt de tiers à qui,
sans cela, ce choix porterait préjudice». Je suis convaincu que, si je ne fais pas abstraction de la personnalité morale et que les demanderesses ne peuvent faire valoir leur jugement à l'encontre des sociétés défenderesses, une injustice sera créée et les demanderesses en supporteront le fardeau. Il importe de souligner que, même si Western Fish Producers, Inc. est maintenant insolvable, ce n'est pas le cas des deux autres, que S.M. Properties Ltd. agissait à titre de financier, qu'elle a reçu 900 000 $ par année de Western au cours des années précédentes, qu'elle était propriétaire de l'équipement qui se trouvait à bord du navire, que C.N. Holding, Inc. était le propriétaire du navire Nicolle N et que l'actif de ces deux entreprises formait la garantie collatérale nécessaire pour financer les activités de toutes les sociétés.
Pour tous ces motifs, je suis convaincu qu'il convient, en l'espèce, de faire abstraction de la personnalité morale et de traiter les sociétés défen- deresses comme si elles n'étaient qu'une seule entreprise. En conséquence, un jugement est pro- noncé contre les trois sociétés.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
Le juge Rouleau statue ensuite sur la demande reconventionnelle. Aucun élément de preuve ne justifie l'allégation selon laquelle /e prix plafond de 1,50 $ a été imposé par Ocean ou ses filiales dans le but de fixer le prix à un niveau artificielle- ment bas. Aucun élément de preuve n'indique non plus qu'Ocean, société dont le chiffre d'affaires annuel atteint 175 000 000 $ et Shibamoto, grande entreprise industrielle japonaise, seraient intéressées à détruire frauduleusement l'entre- prise d'achat au comptant des défendeurs qui n'avait que 1 p. 100 de l'ensemble de la récolte locale de saumon rouge.
Pour conclure, Sa Seigneurie a déclaré que «cette instruction longue et onéreuse a été causée par M. Nordmann, homme qui n'a aucune éthique et dont la seule défense a consisté à attaquer l'intégrité et à tenter de ruiner la réputa- tion de personnes qui, en tout temps, agissaient de bonne foi». Les demanderesses se sont vu adjuger des dépens à être évalués pour rupture de contrat et on leur a reconnu le droit à un privilège maritime à l'encontre du Nicolle N.
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