A-507-89
Procureur général du Canada (requérant)
c.
David George (intimé)
RÉPERTORIÉ: CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) C. GEORGE
(CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Desjardins et Linden,
J.C.A.—St. John's (Terre-Neuve), 10 octobre;
Ottawa, 29 octobre 1990.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à
l'égalité — Demande visant à obtenir l'annulation d'une déci-
sion de la Cour canadienne de l'impôt dans laquelle le juge a
conclu que l'art. 3(2)b) de la Loi sur l'assurance-chômage
était inopérant parce que contraire à l'art. 15 de la Charte —
En vertu de l'art. 3(2)b), tout emploi occasionnel à des fins
autres que celles de l'activité professionnelle ou de l'entreprise
de l'employeur constitue un «emploi exclu» — À ce titre, il
n'est pas un emploi assurable — La Cour canadienne de
l'impôt a conclu qu'il y avait discrimination puisque l'applica-
tion de l'art. 3(2)6) créait deux classes d'employés en fonction
de leur employeur — La demande est accueillie — L'art. 15
vise la distinction fondée sur des motifs relatifs à des caracté-
ristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe — La
distinction doit aussi avoir pour effet d'imposer à cet individu
ou à ce groupe des désavantages non imposés à d'autres — Le
désavantage créé par l'art. 3(2)b) était fondé sur l'emploi et
non sur des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un
groupe — Il ne s'agit ni d'un motif énuméré à l'art. 15 ni d'un
motif analogue.
Assurance-chômage — Le ministre a rejeté la demande de
prestations d'assurance-chômage parce que l'emploi comme
menuisier pour la construction des résidences de trois person-
nes constituait un «emploi exclu» au sens de l'art. 3(2)6), et
par conséquent un emploi non assurable — En vertu de l'art.
3(2)6), tout emploi occasionnel à des fins autres que celles de
l'activité professionnelle ou de l'entreprise de l'employeur
constitue un «emploi exclu» — La déclaration de la Cour
canadienne de l'impôt selon laquelle l'art. 3(2)b) était inopé-
rant parce que contraire à l'art. 15 de la Charte est annulée.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 15(1).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7,
art. 28.
Loi sur l'assurance-chômage, L.R.C. (1985), chap. U-1,
art. 3(1),(2)b).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1
R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R.
289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255;
R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C.
(3d) 8; 69 C.R. (3d) 97; 39 C.R.R. 306; 96 N.R. 115; 34
O.A.C. 115; Renvoi relatif à la Workers' Compensation'
Act, 1983 (T.-N.), [1989] 1 R.C.S. 922; (1989), 76 Nfld.
& P.E.I.R. 181; 56 D.L.R. (4th) 765; 235 A.P.R. 181; 96
N.R. 227.
AVOCATS:
Roger Taylor et Valerie A. Miller pour le
requérant.
W. Gerard Gushue pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le
requérant.
W. Gerard Gushue, Goose Bay (Terre-
Neuve), pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE HEALD, J.C.A.: La présente demande
fondée sur l'article 28 tend à la révision et à
l'annulation d'une décision d'un juge suppléant de
la Cour canadienne de l'impôt.
Pendant la période entre le 24 juin 1985 et le
25 octobre 1985, l'intimé a été engagé comme
menuisier par trois personnes différentes pour la
construction de leurs résidences personnelles res-
pectives. Aucun de ces employeurs n'appartenait
au secteur de la construction — l'un était direc-
teur d'un club de golf, l'autre professeur et le
dernier directeur d'une société pétrolière. Le
paragraphe 3(1) de la Loi sur l'assurance-chô-
mage [L.R.C. (1985), chap. U-1] porte:
3. (1) Un emploi assurable est un emploi non compris dans
les emplois exclus ...
L'alinéa 3(2)b) mentionne parmi les catégories
d'«emplois exclus», c'est-à-dire parmi les emplois
qui ne sont pas assurables en vertu de la Loi, «tout
emploi occasionnel à des fins autres que celles de
l'activité professionnelle ou de l'entreprise de
l'employeur».
L'intimé a demandé des prestations d'assurance-
chômage après avoir terminé sa période finale
d'emploi en 1985, selon les faits susmentionnés. Le
ministre a rejeté sa demande parce que son emploi
en 1985 était un emploi exclu en vertu de l'ali-
néa 3(2)b). Cette décision a été portée en appel
devant la Cour canadienne de l'impôt. Le juge
suppléant de la Cour canadienne de l'impôt a
accueilli l'appel, renversé la décision du ministre et
déclaré l'alinéa 3(2)b) de la Loi inopérant parce
que contraire au paragraphe 15 (1) de la Charte
[Charte canadienne des droits et libertés, qui cons-
titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n°
44]]'. Il a également conclu que l'alinéa 3(2)b) ne
pouvait être considéré comme une limite dont la
justification puisse se démontrer, conformément à
l'article premier de la Charte.
L'avocat du requérant prétend que l'ali-
néa 3(2)b) de la Loi n'est pas contraire au
paragraphe 15(1) de la Charte et que le juge
suppléant a commis une erreur en concluant de la
sorte.
Le juge suppléant a conclu qu'il y avait «discri-
mination dans l'application de l'alinéa 3(2)b) puis-
qu'il crée deux classes d'employés en fonction de
leur employeur». (Dossier, à la page 168.) À son
avis, il s'agit là d'un «traitement inégal» puisqu'un
autre menuisier qui, à l'instar de l'intimé, ferait le
même travail, mais cette fois pour un entrepreneur
et qui serait payé par l'entrepreneur, pourrait
bénéficier de l'assurance-chômage. À son avis, une
telle circonstance suffisait pour invoquer les dispo
sitions relatives aux droits à l'égalité du paragra-
phe 15 (1) de la Charte.
Avec déférence, je ne puis reconnaître qu'une
application aussi globale du paragraphe 15 (1) soit
fondée, en égard à la jurisprudence pertinente. La
façon appropriée d'aborder l'application du para-
graphe 15(1) a été exposée par le juge McIntyre
dans l'arrêt Andrews 2 . Il s'agit d'un critère à deux
volets. Le premier volet est ainsi décrit par le juge
McIntyre, à la page 182:
' 15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge
ou les déficiences mentales ou physiques.
2 Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1
R.C.S. 143.
Un plaignant en vertu du par. 15(1) doit démontrer non
seulement qu'il ne bénéficie pas d'un traitement égal devant la
loi et dans la loi, ou encore que la loi a un effet particulier sur
lui en ce qui concerne la protection ou le bénéfice qu'elle offre,
mais encore que la loi a un effet discriminatoire sur le plan
législatif.
Une fois franchie la première étape du critère, il
est nécessaire de passer au deuxième volet du
critère. Celui-ci a été décrit aux pages 174 et 175
de l'arrêt Andrews, précité, où le juge McIntyre
déclare ce qui suit:
J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme
une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des
motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu
ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet
individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des
désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de
restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avanta-
ges offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions
fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un
seul individu en raison de son association avec un groupe sont
presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles
fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont
rarement.
Par conséquent, il est clair que la «discrimina-
tion» visée par l'article 15 est une distinction
fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques
personnelles d'un individu ou d'un groupe d'indivi-
dus. Elle doit aussi avoir pour effet d'imposer à cet
individu ou à ce groupe des désavantages non
imposés à d'autres. Par conséquent, seules certai-
nes distinctions prévues par la loi tombent sous le
coup de l'article 15, notamment celles qui sont
fondées sur les motifs énumérés ou sur des motifs
analogues. La distinction qui s'applique en l'espèce
n'est manifestement pas un des motifs énumérés à
l'article 15 ni un motif qui pourrait être réputé
appartenir à la catégorie des motifs analogues.
Dans l'arrêt Andrews, le juge McIntyre a déclaré
que cette catégorie de personnes désavantagées
comprenait les minorités discrètes et isolées.
Madame le juge Wilson, également dans l'arrêt
Andrews, avait certains commentaires pénétrants à
faire sur cette question. Aux pages 152 et 153, elle
écrit:
Je crois également qu'il importe de souligner que l'éventail
des minorités discrètes et isolées a changé et va continuer à
changer avec l'évolution des circonstances politiques et sociales.
Par exemple, en 1938, le juge Stone se disait préoccupé par les
minorités religieuses, nationales et raciales. En énumérant des
motifs précis à l'art. 15, les rédacteurs de la Charte ont envi-
sagé ces préoccupations en 1982, mais ils se sont aussi attardés
aux difficultés que connaissent les gens défavorisés en raison de
leur origine ethnique, de leur couleur, de leur sexe, de leur âge
et de déficiences mentales ou physiques. On peut prévoir que les
minorités discrètes et isolées de demain vont comprendre des
groupes qui ne sont pas reconnus comme tels aujourd'hui. Il est
conforme au statut constitutionnel de l'art. 15 qu'il soit inter-
prété avec suffisamment de souplesse pour assurer la «protec-
tion constante» des droits à l'égalité dans les années à venir.
Madame le juge Wilson conclut donc que
l'article 15 doit demeurer ouvert de façon à s'ac-
commoder aux groupes désavantagés qui ne sont
pas encore identifiés mais qui devraient éventuelle-
ment l'être dans une société en évolution.
Je ne suis toutefois pas convaincu que l'intimé
ait droit à la protection de l'article 15 dans les
circonstances de l'espèce. La distinction de droit
créée par l'alinéa 3(2)b) entraîne pour lui un désa-
vantage qui est fondé sur les circonstances et les
modalités de son emploi, sans aucun rapport avec
ses caractéristiques personnelles ou les caractéristi-
ques personnelles du groupe désavantagé dont il
est devenu membre par l'effet de l'adoption de
l'alinéa 3(2)b). Rien dans le dossier n'indique que
les personnes de ce groupe partagent des caracté-
ristiques personnelles ou sont assujetties à des
désavantages autres que le désavantage lié à leur
emploi. Par conséquent, je conclus que le fonde-
ment de la distinction créée par l'alinéa 3(2)b)
n'est analogue à aucune des caractéristiques iden
tifiées dans le paragraphe 15 (1) de la Charte.
Les arrêts rendus à la suite de l'affaire Andrews
viennent confirmer cette façon de voir. Dans l'ar-
rêt R. c. Turpin', Madame le juge Wilson a eu
l'occasion de commenter les principes établis dans
l'arrêt Andrews. En vertu du Code criminel
[S.R.C. 1970, chap. C-34], dans toutes les provin
ces à l'exception de l'Alberta, une personne accu
sée de meurtre doit subir un procès devant un juge
et un jury. En Alberta, les personnes accusées de la
même infraction ont la possibilité de choisir un
procès devant un juge seul. Dans l'affaire Turpin,
on a prétendu que, dans ces circonstances, les
droits à l'égalité des appelants en vertu de
l'article 15 de la Charte étaient violés. En rendant
le jugement de la Cour, le juge Wilson a déclaré ce
qui suit, aux pages 1332 et 1333:
Les appelants soutiennent qu'ils sont victimes de discrimina
tion parce qu'ils sont accusés d'un des actes criminels énumérés
à l'art. 427 du Code criminel et qu'ils n'ont pas la possibilité,
comme l'ont les personnes accusées de la même infraction en
3 [ 1989] 1 R.C.S. 1296.
Alberta, de subir un procès devant un juge seul. Je ne suis pas
de cet avis. Je crois, en toute déférence, que ce serait tomber
dans la fantaisie que de qualifier de «minorité discrète et isolée»
les personnes qui, dans toutes les provinces sauf l'Alberta, sont
accusées de l'un des crimes énumérés à l'art. 427 du Code
criminel. Je m'empresse d'ajouter que cette catégorisation est
non pas une fin en soi, mais simplement un moyen analytique
de déterminer si un droit qu'un requérant particulier fait valoir
est un droit du genre de ceux que l'art. 15 de la Charte est
destiné à protéger. Il s'agit d'un moyen de garantir que les
droits à l'égalité reçoivent la même sorte d'interprétation large
et fondée sur l'objet visé que les autres droits protégés par la
Charte: voir Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, R.
c. Big M Drug Mart Ltd., précité. Établir une distinction, pour
les fins du mode de procès, entre les personnes accusées en
Alberta d'infractions énumérées à l'art. 427 et celles qui sont
accusées des mêmes infractions ailleurs au Canada ne favorise-
rait pas, à mon avis, les objets de l'art. 15 en remédiant à la
discrimination dont sont victimes les groupes de personnes
défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans
notre société ou en les protégeant contre toute forme de discri
mination. Il serait inutile de chercher des signes de discrimina
tion tel que des stéréotypes, des désavantages historiques ou de
la vulnérabilité à des préjugés politiques ou sociaux en l'espèce
parce que ce qui est comparé c'est la situation de personnes qui
sont accusées, ailleurs au Canada, d'une des infractions énumé-
rées à l'art. 427, avec celle des personnes ainsi accusées en
Alberta. A mon avis, faire droit aux demandes des appelants en
vertu de l'art. 15 de la Charte serait «aller au delà de l'objet
véritable du droit ou de la liberté en question»; voir R. c. Big M
Drug Mart Ltd., à la p. 344.
Une troisième décision de la Cour suprême du
Canada est également instructive à cet égard. Il
s'agit du Renvoi relatif à la Workers' Compensa
tion Act, 1983 (T.-N.) 4 , où le juge La Forest a
rendu le jugement unanime de la Cour. À la
page 924, il écrit:
Nous sommes tous d'avis que The Workers' Compensation Act,
1983, S.N. 1983, chap. 48, qui prévoit que le droit à une
indemnisation accordé par la Loi tient lieu et place de tous
droits et actions auxquels un travailleur ou les personnes à
charge pourraient autrement avoir droit, ne constitue pas, dans
les circonstances, de la discrimination au sens du par. 15(1) de
la Charte canadienne des droits et libertés tel qu'établi par
cette Cour dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British
Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, après la production d'un avis
d'appel de plein droit. La situation des travailleurs et des
personnes à charge en l'espèce n'est aucunement analogue aux
situations énumérées au par. 15(1), exigence posée par la
majorité dans l'affaire Andrews pour permettre le recours au
par. 15(1). Le pourvoi est donc rejeté.
À mon avis, la situation factuelle de l'espèce n'est
pas sans ressemblance avec celle de Workers'
Compensation Act, 1983 (T.-N.). La discrimina
tion alléguée dans cette affaire est liée aux circons-
tances de l'emploi ou au statut de l'emploi. En
4 [1989] 1 R.C.S. 922.
l'espèce, la distinction est aussi liée à l'emploi.
Comme l'a souligné l'avocat du requérant, les
«catégories» en cause sont des catégories d'emplois
et non des catégories de personnes. Puisque l'in-
timé n'est pas associé aux employés d'un entrepre
neur par des caractéristiques personnelles comme
individus ou comme membres d'un groupe, il s'en-
suit qu'il n'a pas droit à la protection de la Charte
en vertu du paragraphe 15(1).
Pour ces motifs, j'accueillerais la demande
fondée sur l'article 28 et j'annulerais la décision
rendue par la Cour canadienne de l'impôt le
18 octobre 1989.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
LE JUGE LINDEN, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.