T-2758-90
Gerard O'Sullivan (demandeur)
c .
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
RÉPERTORIA' O'SULLIVAN C. M.R.N. (Ire INST.)
Section de première instance, juge Muldoon—
Toronto, 9 juillet; Ottawa, 12 août 1991.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Préambule —
Reconnaissance de la suprématie de Dieu — Le préambule ne
transforme pas le Canada en une théocratie — Tous ceux gui
croient en Dieu sont protégés — Le Canada n'est pas un Etat
athée comme l'était l'U.R.S.S. — Le Canada demeure un État
laïque.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fonda-
mentales — Conscience et religion — Le contribuable voulait
retenir la portion de l'impôt sur le revenu qui sert à financer
des avortements en raison de la violation de sa liberté de cons
cience et de religion — L'argument relatif à l'absence de lien
(auquel la C.A.F. a souscrit dans Prior c. Canada) est rejeté —
L'opposition aux lois et aux projets gouvernementaux s'ex-
prime lors des élections, au Parlement et devant les tribunaux
— L'obligation de payer des impôts dont une portion sert à
financer des avortements peut porter atteinte à la liberté de
religion mais elle est justifiée par l'art. premier de la Charte.
Impôt sur le revenu — Le contribuable a retenu la somme de
50 $ au motif que l'utilisation de l'argent des contribuables
pour financer des avortements «ne peut être justifiée par
aucune méthode de cotisation fiscale» — Appel interjeté contre
l'ordonnance radiant la déclaration dans l'appel par voie de
procès de novo interjeté contre une décision de la Cour de
l'impôt — Mention du préambule de la Charte qui reconnaît la
suprématie de Dieu — Le contribuable prétend qu'on a porté
atteinte aux droits qui lui sont garantis par l'art. 2 de la
Charte — L'argument relatif à l'absence de lien, auquel la
Cour fédérale a souscrit dans Prior c. Canada, a été rejeté en
tant que sophisme de la part des avocats — L'obligation de
payer des impôts dont une portion sert à financer des avorte-
ments porte atteinte à la liberté de religion mais est justifiée
par l'art. premier de la Charte.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Le contribuable
interjette appel par voie de procès de novo contre la décision
par laquelle la Cour de l'impôt a refusé la somme de 50 $ qu'il
a retenue au motif que l'utilisation de l'argent des contri-
buables pour financer des avortements n'est justifiée par
aucune méthode de cotisation fiscale — Mention de la décision
rendue par la C.A.F. dans l'arrêt Optical Recording qui
semble mettre le M.R.N. à l'abri de tout contrôle judiciaire
dans certaines circonstances — Mention d'arrêts sur la qualité
pour contester la constitutionnalité des lois — Le contribuable
a qualité pour demander une déclaration générale de la nature
d'une interprétation constitutionnelle et pour le faire dans le
cadre de l'appel qu'il a interjeté de sa cotisation d'impôt.
Il s'agit d'un appel interjeté contre l'ordonnance par laquelle
le protonotaire adjoint a radié la déclaration du contribuable
parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action.
L'action principale était un appel interjeté contre la décision
par laquelle la Cour de l'impôt a rejeté la demande du contri-
buable de retenir la somme de 50 $ de son impôt sur le revenu,
cette somme représentant les impôts qui, par le truchement des
paiements de transfert et des systèmes de santé provinciaux,
servent à financer des avortements.
Jugement: l'appel devrait être rejeté.
Le contribuable a qualité pour intenter une action, que la
Cour a compétence pour instruire, en vue d'obtenir une décla-
ration de la nature d'une interprétation constitutionnelle. En
tant que contribuable, il a qualité pour demander cette interpré-
tation dans le cadre d'un appel interjeté contre sa cotisation
d'impôt. On ne doit pas barrer la route à des demandeurs dans
des demandes constitutionnelles en dressant de vains obstacles
de procédure. Le demandeur satisfait au critère relatif à l'inté-
rêt requis pour demander que la loi soit déclarée inconstitution-
nelle énoncé par la Cour suprême dans l'arrêt Ministre de la
Justice du Canada et autre c. Borowski, à savoir que la ques
tion du caractère invalide de la loi se pose sérieusement, que le
demandeur a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la
validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable
et efficace de soumettre la question à la Cour.
La reconnaissance de la suprématie de Dieu dans le préam-
bule de la Charte empêche le Canada de devenir un État offi-
ciellement athée; elle ne l'empêche pas d'être un État laïque.
Un État laïque ne s'occupe pas de religion, à une exception
près: il est obligé d'intervenir pour empêcher des pratiques
fondées sur des croyances religieuses qui font du tort à autrui
physiquement ou mentalement, ou portent atteinte aux droits
garantis à autrui par la Constitution. L'histoire des brutalités
commises au nom de la religion montre que le caractère résolu-
ment laïque de l'État est l'assise solide de la sécurité de cha-
cun, y compris de la protection des croyances religieuses.
L'État laïque n'est pas tenu de favoriser toutes les expressions
de la liberté de conscience ou de religion, ni autorisé à le faire.
La liberté de religion qui est garantiear l'alinéa 2a) de la
Charte signifie non seulement que l'État ne peut y porter
atteinte, mais aussi qu'il doit la protéger. Il est probable que
l'obligation légale de payer des impôts qui sont utilisés d'une
manière qui porte atteinte aux croyances religieuses du contri-
buable empiète sur sa liberté de religion, mais cette obligation
est justifiée par l'article premier de la Charte. L'argument
selon lequel il n'y a pas de lien entre les programmes gouver-
nementaux et la participation de chaque contribuable à ces pro-
grammes—auquel la Cour d'appel fédérale a souscrit dans l'ar-
rêt Prior—n'est rien de plus qu'un sophisme de la part des
avocats. Ce lien est réel. Le contribuable a toutefois des
moyens licites de manifester son opposition à des programmes
qui ne lui conviennent pas, notamment le droit de vote, les
poursuites en justice et les manifestations de dissidence légi-
times. Comme il est tenu par la loi de payer des impôts, l'utili-
sation qui est faite des sommes perçues en impôt ne saurait
peser sur sa conscience lorsqu'il s'agit d'utilisations aux-
quelles il s'oppose.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.),
[L.R.C. (1985), appendice II, no 44], préambule, art. 1,
2a), 7, 11d), 28.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, s. 251 (mod. par
S.C. 1974-75-76, chap. 93, art. 22.1).
Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46, art. 174,
175(1)b), 223.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur
le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
appendice II, no 44], art. 52.
Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, chap. 63.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 419.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski,
[1981] 2 R.C.S. 575; (1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982]
1 W.W.R. 97; 12 Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24
C.P.C. 62; 24 C.R. (3d) 352; 39 N.R. 331.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Optical Recording Corp. c. Canada, [1991] 1 C.F. 309;
(1990) 90 DTC 6647; 116 N.R. 200 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Thorson c. Procureur général du Canada et autres,
[1975] 1 R.C.S. 138; (1974), 43 D.L.R. (3d) 1; 1 N.R.
225; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1
R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3
W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C.
(2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110; R. c. Morgentaler,
[1988] 1 R.C.S. 30; (1988), 63 O.R. (2d) 281; 44 D.L.R.
(4th) 385; 37 C.C.C. (3d) 449; 62 C.R. (3d) 1; 31 C.R.R.
1; 82 N.R. 1; 26 O.A.C. 1; R. c. Ingebrigtron (1990), 114
N.R. 381 (C.A.C.M.); Prior c. Canada, [1988] 2 C.F.
371; [1988] 1 C.T.C. 241; (1988), 88 D.T.C. 6207; 18
F.T.R. 227 (1« inst.) confirmé (1989), 44 C.R.R. 110;
[1989] 2 C.T.C. 280; 89 D.T.C. 5503; 28 F.T.R. 240; 101
N.R. 401 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S.
295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3
W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385;
85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Reed c.
Canada, [1989] 3 C.F. 259; (1989), 41 C.R.R. 371;
[1989] 2 C.T.C. 192; 89 DTC 5230 (1« inst.); R. v. Fosty,
[1989] 2 W.W.R. 193; (1989), 55 Man. R. (2d) 289; 46
C.C.C. (3d) 449; 68 C.R. (3d) 382; 41 C.R.R. 20 (C.A.
Man.); R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263; Renvoi relatif
au projet de loi 30, An Act to amend the Education Act
(Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148.
AVOCATS:
Paul Vandervet pour le demandeur.
Livia Singer pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Vandervet Karkkainen, Brantford (Ontario),
pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la
défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs de
l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: La présente espèce appelle des
observations très sérieuses au sujet de la nature du
Canada et de la question de savoir s'il doit être quali-
fié juridiquement et constitutionnellement d'État
athée, laïque ou théocratique. En fait, la Cour est sai-
sie en l'espèce d'un appel par voie de procès de novo
que le demandeur a interjeté contre la décision par
laquelle le juge Mogan de la Cour de l'impôt a rejeté
son appel inscrit au greffe sous le no 90-691 (IT).
S'appuyant sur la plupart des nombreux motifs pré-
vus à la Règle 419 [Règles de la Cour fédérale,
C.R.C., chap. 663], la Couronne a demandé par voie
de requête que soit radiée la déclaration du deman-
deur qui avait eu recours à ce moyen pour en appeler
de la décision de la Cour de l'impôt, en alléguant:
[TRADUCTION] a) que la déclaration ne révèle aucune cause rai-
sonnable d'action aux termes de l'alinéa 419(1)a) ... ; et
b) que la déclaration n'est pas essentielle ou qu'elle est redon-
dante, qu'elle est scandaleuse, futile ou vexatoire, ou qu'elle
constitue par ailleurs un emploi abusif des procédures de la
Cour aux termes des alinéas 419(1)b),c) et j) . . ,
c) que la Cour [fédérale] n'a pas compétence pour accorder le
redressement demandé.
La requête de la Couronne a été accueillie par le pro-
tonotaire adjoint, M. Peter A. K. Giles, qui a ordonné
la radiation de la déclaration du demandeur en s'abs-
tenant toutefois d'employer quelque adjectif péjoratif
que ce soit. Le demandeur interjette maintenant appel
de l'ordonnance du protonotaire.
Lorsqu'il a produit sa déclaration d'impôt sur le
revenu de 1988, M. O'Sullivan [ci-après appelé le
contribuable] a calculé son impôt et a versé la somme
due moins 50 $, montant qu'il a retenu pour la raison
indiquée dans une lettre jointe à ladite déclaration
d'impôt:
[TRADUCTION] Cet argent sera gardé en fidéicommis pour pro
tester solennellement contre l'utilisation de l'argent du contri-
buable pour financer le meurtre d'enfants non encore nés.
Dans son avis d'appel auprès de la Cour de l'impôt,
le contribuable a déclaré que le but premier de son
appel était le suivant:
[TRADUCTION] L'utilisation de l'argent des contribuables pour
financer le meurtre, chaque année, d'environ 100 000 enfants
non encore nés constitue une violation flagrante de la loi et ne
peut être justifiée par aucune méthode de cotisation fiscale.
Vu la somme de 50 $ qui a été retenue, il est
inexact de dire, comme la Couronne l'a fait antérieu-
rement, que le contribuable ne cherche pas à faire
modifier son revenu imposable tel qu'il a été établi.
En réalité, le contribuable prétend que la dernière
portion de 50 $ d'impôt qu'il aurait par ailleurs dû
verser est trop considérable pour qu'il transige avec
sa conscience eu égard à l'utilisation de cette somme
pour financer [TRADUCTION] «le meurtre d'enfants non
encore nés». A l'évidence, le contribuable ne fait pas
allusion aux générations futures; il désigne claire-
ment les humains encore à l'état de foetus qui meu-
rent durant l'interruption de grossesse de leur mère.
Vu la définition de l'expression «être humain»
adoptée par le Parlement à l'article 223 du Code cri-
minel [L.R.C. (1985), chap. C-46], certains peuvent
critiquer l'expression «humain à l'état de foetus»,
mais comme de raison le prédécesseur de l'être
humain selon l'article 223 est un «enfant» ou, pour-
rait-on dire tout aussi logiquement, un bébé, un nour-
risson ou un foetus, par opposition à un adolescent ou
à un adulte. Ce n'est pas un porc ni un chiot. Les
avorteurs qui suppriment des foetus sont des humains
qui tuent des membres de leur propre espèce. Il
semble évident que c'est l'opinion du contribuable
sur l'avortement, et qu'elle repose sur une croyance
religieuse que le procureur de la Couronne en l'es-
pèce a qualifiée d'indubitablement «sincère». Son
fondement est le commandement religieux que cer-
tains adolescents et certains adultes iraient jusqu'à
appliquer aux porcs et aux chiots, mais qui s'applique
certainement aux humains: «Tu ne tueras pas». Le
fait que le Parlement prétende définir par une disposi
tion législative ordinaire (paragraphe 223(1) du Code
criminel) à quel moment des fils et des filles à l'état
de foetus, les enfants de parents authentiquement
humains, deviennent des être humains n'est pas une
question directement litigieuse en l'espèce, mais c'est
manifestement un élément fondamental des
croyances religieuses du contribuable. Cette question
mérite un examen plus approfondi, mais il convient
d'abord de trancher la question relative à la compé-
tence de la Cour.
Il ne fait aucun doute que le contribuable a qualité
pour saisir la Cour de la question soulevée en l'es-
pèce. Comme elle l'avait fait précédemment, la Cou-
ronne a soutenu que la Cour de l'impôt (et partant,
selon toute vraisemblance, la présente Cour, siégeant
en appel de la première) était dépourvue de compé-
tence. Le juge de la Cour de l'impôt qui a entendu
l'appel du contribuable a pris note de l'objection de
la Couronne: ou bien il n'a pas statué sur celle-ci, ou
bien il a jugé que réponse y avait été donnée lorsque
le contribuable [TRADUCTION] «a alors déclaré orale-
ment qu'il voulait qu'on diminue son obligation fis-
cale fédérale de 1 $ comme preuve de la violation de
sa conscience».
On ne voit pas tout à fait clairement dans les
motifs du juge Mogan comment celui-ci a tranché ce
point. De toute façon, la Section d'appel de la pré-
sente Cour a récemment émis des doutes sur la ques
tion dans Optical Recording Corp. c. Canada, [1991]
1 C.F. 309, arrêt dans lequel la Cour semble mettre le
ministre du Revenu national à l'abri de tout contrôle
judiciaire demandé par un contribuable ou de toute
autre poursuite ne respectant pas les stricts para-
mètres et voies d'appel prévus dans la Loi de l'impôt
sur le revenu [S.C. 1970-71-72, chap. 63]. Tout en
s'efforçant de formuler son appel en respectant ces
limitations, le contribuable en profite, apparemment
sans l'aide d'un avocat, pour attirer l'attention de la
Cour sur l'article 52 de la Loi constitutionnelle de
1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no
44]], qui proclame la suprématie de la Constitution
sur les dispositions incompatibles de toute autre règle
de droit. Même s'il prétend qu'une disposition légis-
lative l'obligeant à verser des sommes que l'État
dépense en partie à des fins d'avortement est incons-
titutionnelle au motif, comme il l'affirme, qu'elle
porte atteinte à sa liberté fondamentale de conscience
et de religion, il a docilement recours à ce qui peut
maintenant être la seule voie d'appel à sa disposition
si, effectivement, la décision rendue par la Section
d'appel, (aux pages 319 321) dans l'arrêt Optical
Recording met le ministre, et l'application de la Loi
de l'impôt sur le revenu, à l'abri de tout contrôle judi-
ciaire. En revanche, ce jugement n'empêche personne
de tenter d'obtenir un jugement déclaratoire contre le
gouvernement du Canada.
Néanmoins, la qualité pour agir du contribuable en
l'espèce est le locus classicus pour le genre de redres-
sement qu'il demande. Avant la décision majoritaire
rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt de
principe Thorson c. Procureur général du Canada et
autres, [1975] 1 R.C.S. 138, la situation était telle
qu'on l'a décrite dans cet arrêt aux pages 144 et 145:
[mRADucrioN] A mon avis, le principe énoncé dans l'arrêt
Smith [publié à [1924] R.C.S. 331] est un principe d'applica-
tion générale. Ce principe veut qu'un citoyen n'a pas état ni
qualité pour contester la constitutionnalité d'une loi du Parle-
ment dans une action de ce genre à moins qu'il soit particuliè-
rement touché ou exceptionnellement lésé par la loi ... Le fait
que l'impôt du demandeur et celui de tous les contribuables du
Canada sera augmenté par suite de la mise en oeuvre de la Loi
sur les langues officielles n'est pas, à mon avis, suffisant pour
constituer un dommage ou un préjudice spécial au demandeur
de manière à lui permettre d'intenter cette action.
Je crois que des raisons valables motivent cette conclusion.
Si tout contribuable pouvait intenter une action pour détermi-
ner la validité d'une loi qui comporte des dépenses de deniers
publics, ceci amènerait, à mon avis, de sérieux inconvénients
et une atteinte à l'ordre public. Je crois que c'est la raison pour
laquelle le demandeur n'a pu trouver aucun précédent canadien
ou anglais pour appuyer la position qu'il avance.
De toute évidence, dans la présente espèce, le contri-
buable s'estime à la fois «particulièrement touché ou
exceptionnellement lésé» en raison de la liberté de
conscience et de religion que lui garantit la Constitu
tion; pour d'autres, peut-être bon nombre de ses core-
ligionnaires, il est dans la même situation fiscale que
toute autre personne pour qui les circonstances ne
revêtent aucun caractère particulier ou exceptionnel.
L'arrêt Thorson est un arrêt de principe parce qu'il
a amorcé une tendance jurisprudentielle qui a fait de
la qualité pour contester la constitutionnalité d'une
loi quelque chose d'assez facile à obtenir. Les juges
majoritaires y ont énoncé ces principes:
Quant à moi, une considération plus importante, mais qui est
de l'autre côté de la question, est de savoir si une question de
constitutionnalité devrait être mise à l'abri d'un examen judi-
ciaire en niant qualité pour agir à quiconque tente d'attaquer la
loi contestée. C'est là, à mon avis, la conséquence des juge-
ments des cours d'instance inférieure en l'espèce. La question
de fond soulevée par l'action du demandeur est de la compé-
tence des tribunaux; et, prima facie, il serait étrange et même
alarmant qu'il n'y ait aucun moyen par lequel une question
d'abus de pouvoir législatif, matière traditionnellement de la
compétence des cours de justice, puisse être soumise à une
décision de justice. [A la page 145.]
La question de la constitutionnalité des lois a toujours été
dans ce pays une question réglable par les voies de justice. Une
tentative du Parlement ou d'une législature de fixer des condi
tions préalables au règlement d'une question de constitutionna-
lité de loi, en exigeant le consentement de certains fonction-
naires publics ou de certaines autorités publiques, ne peut
empêcher l'accès aux cours de justice pour la simple raison
que les conditions ne sont pas remplies: Electrical Develop
ment Co. of Ontario v. Attorney General of Ontario ([1919]
A.C. 687), B.C. Power Corp. Ltd. c. B.C. Electric Co. Ltd.
([1962] R.C.S. 642). Les cours de justice devraient-elles alors
s'empêcher elles-mêmes de statuer en fixant des règles strictes
sur la qualité pour agir, quelle que soit la nature de la loi dont
la validité est mise en doute? [Aux pages 151 et 152.]
Je reconnais que toute tentative de déterminer la qualité pour
agir, dans une action de contribuable fédéral, d'après la charge
fiscale ou la dette qui résultera probablement d'une dépense
illégale, par analogie avec un des motifs donnés pour sanction-
ner les actions de contribuables municipaux, est aussi irréelle
que dans les affaires de contribuable municipal. A coup sûr
l'intérêt d'un contribuable fédéral peut être aussi important que
celui d'un contribuable municipal à cet égard. Ce n'est pas le
seul gaspillage allégué de deniers publics qui étayera la qualité
pour agir mais plutôt le droit des citoyens au respect de la
constitution par le Parlement, quand la question que soulève la
conduite du Parlement est réglable par les voies de justice en
tant que question de droit. [Aux pages 162 et 163.]
La majorité des juges de la Cour suprême a donc con-
clu, «à en juger de façon discrétionnaire», que l'appe-
lant devrait avoir le droit de faire décider au fond la
poursuite qu'il a intentée.
C'est également ce qui a été décidé, de nouveau
par une majorité de juges, dans l'arrêt Ministre de la
Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2
R.C.S. 575. Le juge Martland a rendu le jugement au
nom de la majorité, composée des juges Ritchie,
Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et de lui-
même; le juge en chef Laskin et le juge Lamer (alors
juge puîné) étaient dissidents. M. Borowski, qui
défendait un point de vue pratiquement identique à
celui du contribuable, a obtenu qualité pour agir.
Voici quelques extraits pertinents tirés de ce jugement
majoritaire [aux pages 594 à 598]:
L'arrêt Thorson a été suivi peu de temps après par l'arrêt
Nova Scotia Board of Censors c. McNeil ([1976] 2 R.C.S.
265).
Dans cette affaire, le demandeur voulait contester la consti-
tutionnalité de certains articles de la Theatres and Amusements
Act, R.S.N.S. 1967, chap. 304 et de certains de ses règlements
d'application. Il était citoyen et contribuable de la Nouvelle-
Écosse. Les pouvoirs de censure prévus dans cette loi le préoc-
cupaient.
Il est évident que dans cette affaire [McNeil] certaines caté-
gories de personnes étaient directement visées par l'application
de la Loi et de ses règlements, soit les distributeurs de films,
les propriétaires de salles de spectacles et les projectionnistes.
Le propriétaire d'une salle de spectacles qui voulait contester
la validité de la Loi pouvait le faire en présentant un film que
la Commission avait interdit et en contestant par la suite l'im-
position d'une peine.
Malgré cela, cette Cour a reconnu au demandeur l'intérêt
requis pour demander que la loi soit déclarée inconstitution-
nelle.
Dans les arrêts Thorson et McNeil, la contestation des lois en
question se fondait sur leur inconstitutionnalité possible. En
l'espèce, la contestation s'appuie sur l'application de la Décla-
ration canadienne des droits. Je souscris à l'opinion'du Juge en
chef qu'il ne faut pas faire de distinction entre une action
déclaratoire qui vise à établir si une loi est valide en vertu de
l'Acte de l'Amérique du Nord britannique et une action décla-
ratoire qui vise à établir si une loi doit s'appliquer en regard de
la Déclaration canadienne des droits. [Ce jugement a été
publié environ quatre mois avant l'entrée en vigueur par pro
clamation de la Charte.]
La loi contestée en l'espèce n'est ni déclaratoire ni exécu-
toire comme l'est la Loi sur les langues officielles, et elle n'est
pas non plus une loi de réglementation comme l'est la Theatres
and Amusements Act. Elle est de nature justificative. Elle per-
met, dans certaines circonstances précises, d'accomplir des
actes qui seraient par ailleurs de nature criminelle. Elle n'im-
pose pas d'obligations, mais elle prévoit plutôt une exception à
la responsabilité pénale. De ce fait, il est difficile de trouver
une catégorie de personnes directement touchées ou qui subis-
sent un préjudice exceptionnel et qui aient un motif de contes-
ter la loi.
La loi que l'on veut contester vise directement les foetus
humains dont la gestation est arrêtée par des avortements léga-
lisés. Il est évident qu'ils ne peuvent être parties aux procé-
dures judiciaires, et pourtant la question, quant à la portée de la
Déclaration canadienne des droits sur la protection du droit à
la vie, est d'une importance considérable. Il n'y a pas de façon
raisonnable de soumettre la question à la cour à moins qu'un
citoyen intéressé n'intente des procédures.
Sur la base des arrêts Thorson et McNeil, je suis d'avis qu'il
y a lieu de reconnaître à l'intimé la capacité de poursuivre son
action. Dans l'arrêt Thorson, le demandeur, à titre de citoyen
intéressé, a contesté la constitutionnalité de la Loi sur les lan-
gues officielles. La loi ne le touchait pas directement, sauf en
sa qualité de contribuable. Il avait tenté, sans succès, d'obtenir
que la question constitutionnelle soit soulevée par d'autres
moyens. On lui a reconnu la capacité d'agir. La situation est la
même en l'espèce. L'intimé est un citoyen intéressé et un con-
tribuable. Il a tenté sans succès d'obtenir une décision sur la
question par d'autres moyens.
Selon mon interprétation, ces arrêts décident que pour éta-
blir l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite
visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se
pose sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle
est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un inté-
rêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas
d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la ques
tion à la cour. À mon avis, l'intimé répond à ce critère et
devrait être autorisé à poursuivre son action.
Joseph Borowski a effectivement poursuivi son
action, qui a été rejetée par la Cour du Banc de la
Reine de la Saskatchewan, dont la décision a été con-
firmée par la Cour d'appel. La Cour suprême du
Canada a entendu le pourvoi de M. Borowski les 3 et
4 octobre 1988, mais à ces dates, l'article 251 du
Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34 (mod. par
S.C. 1974-75-76, chap. 93, art. 22.1)], y compris les
paragraphes (4), (5) et (6) qui étaient contestés, avait
été déclaré inopérant par la Cour suprême dans l'arrêt
R. c. Morgentaler (no 2), [1988] 1 R.C.S. 30. A ce
jour, le Parlement n'a pas adopté d'autres disposi
tions législatives en remplacement de l'article 251 sur
la question de l'avortement. Dans ces circonstances,
la Cour suprême a rejeté le pourvoi de M. Borowski
le 9 mars 1989 au motif que ledit pourvoi était
devenu théorique et, partant, que la qualité pour agir
de M. Borowski s'était alors évanouie: Borowski c.
Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. La
qualité pour agir de M. Borowski n'a cependant
jamais été mise en doute, jusqu'à ce que son pourvoi
devienne purement théorique, et la Cour suprême a
refusé de le trancher.
Dans la présente espèce, vu la jurisprudence et
l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, le
contribuable a sûrement qualité, en tant que contri-
buable, pour intenter une action, que la présente Cour
de juridiction supérieure a sûrement compétence pour
l'instruire, en vue d'obtenir une déclaration générale
de la nature d'une interprétation constitutionnelle et,
en tant que contribuable, il doit aussi avoir qualité
pour demander cette interprétation dans le cadre de
l'appel qu'il a interjeté de sa cotisation d'impôt. Cette
dernière condition doit être remplie, comme l'a très
récemment confirmé à l'unanimité, par exemple, la
Cour d'appel des cours martiales dans R. c. Inge-
brigtson (1990), 114 N.R. 381, arrêt dans lequel l'ap-
pelant, qui faisait appel d'une déclaration de culpabi-
lité, a réussi à contester la constitutionnalité des cours
martiales permanentes au regard de l'alinéa 11d) de
la Charte [Charte canadienne des droits et libertés,
qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de
1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982,
chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no
44]]. C'est en quelque sorte un contrôle judiciaire
obtenu par un moyen différent sur le plan de la procé-
dure. Quoi qu'il en soit, la magistrature doit prendre
au sérieux les dispositions de l'article 52 qui rendent
inopérantes les dispositions de toute règle de droit qui
sont incompatibles avec celles de la Constitution. On
ne doit pas barrer la route à des demandeurs comme
le contribuable simplement en dressant de vains obs
tacles de procédure pour contrer de réels efforts faits
pour vivifier les prescriptions évidentes de la Consti
tution.
La qualité pour agir du contribuable ainsi que la
compétence de la Cour en l'instance ayant été éta-
blies, la Cour se penche maintenant sur les chances
de succès de la déclaration du contribuable.
Pour les fins de la demande de radiation sommaire
de la déclaration du contribuable soumise par la Cou-
ronne, la Cour doit tenir pour avérés tous les faits
allégués dans la déclaration, comme s'ils étaient
prouvés. Voici des extraits importants de la déclara-
tion contestée de M. O'Sullivan (l'appelant est le
contribuable):
[TRADUCTION] 1. Durant l'appel entendu le 10 septembre 1990 à
Toronto par le juge Mogan J.C.I. de la Cour canadienne de
l'impôt (90-691-IT), l'appelant, Gerard O'Sullivan, a claire-
ment établi que le fait d'être tenu de payer des impôts qui ser-
viraient à financer des avortements portait atteinte à sa liberté
de conscience et de religion. Il en a fait la preuve dans des
observations écrites et dans une argumentation fondées sur les
enseignements du Pape et de l'Église chrétienne, sur les écrits
d'éminents auteurs juifs, sur la Bible, sur le Code criminel du
Canada, sur la Déclaration universelle des droits de l'homme,
et sur les motifs prononcés par des juges dans les causes sui-
vantes: Mills, Operation Dismantle, Big M. Drug Mart et
Prior.
2. L'appelant a établi que le droit à la vie de l'enfant non
encore né est protégé par l'article 15 de la Charte des droits et
libertés et par l'article 8 de la Déclaration universelle des
droits de l'homme. Il a prouvé que le droit à la vie de l'enfant
est protégé par l'article 7 de la Charte.
3. L'appelant a établi que puisqu'on avait porté atteinte aux
droits que lui confère l'article 2 de la Charte, il avait le droit de
s'adresser à la Cour canadienne de l'impôt pour obtenir un
redressement.
4. L'appelant a établi qu'aux termes de l'article 52 de la Loi
constitutionnelle de 1982, la règle de droit qui permet d'utiliser
l'argent du contribuable pour financer des avortements est
incompatible avec la Charte des droits et, partant, est inopé-
rante.
5. L'appelant a soutenu que sa cause diffère de l'arrêt Prior
parce qu'on supprime délibérément des innocents tous les
jours, et qu'elle n'est pas fondée sur une opinion subjective ou
futuriste. Le lien coercitif entre le paiement d'impôts pour
financer des avortements et la privation du droit à la vie de
l'enfant a été établi; par conséquent, les conditions formulées
par le juge Dickson dans l'arrêt Operation Dismantle pour
qu'un redressement soit demandé sont remplies.
7. L'appelant s'est appuyé sur l'arrêt Prior parce qu'il voulait
établir qu'il avait le droit de s'adresser à la Cour canadienne de
l'impôt pour demander un redressement aux termes du para-
graphe 24(1). Comme on l'a expliqué ci-dessus, il y a une dif-
férence fondamentale entre les deux causes.
9. L'appelant n'a pas contesté le calcul de l'impôt à payer fait
par l'intimé, mais il demande un redressement aux termes de
l'article 169 de la Loi de l'impôt sur le revenu.
10. Son Honneur le juge Mogan a commis une erreur en s'ap-
puyant sur une affirmation faite par la Cour d'appel fédérale
dans l'arrêt Prior c. La Reine pour repousser tous les argu
ments susmentionnés. Cette affirmation s'applique strictement
à l'arrêt Prior. Le raisonnement de Sa Seigneurie aurait pour
effet de placer la Loi de l'impôt sur le revenu au-dessus de la
Charte des droits et libertés et de la Loi constitutionnelle du
Canada de 1982. Sous le prétexte du socialisme, n'importe
quel fléau pourrait alors être perpétué.
11. La Loi de l'impôt sur le revenu porte atteinte à la liberté de
conscience et de religion de l'appelant. Celui-ci est contraint
de participer à l'exécution d'avortements en les finançant. Ce
fait est un élément fondamental du droit criminel.
12. L'appelant, en tant que citoyen du Canada et parce qu'il
paie des impôts sur le revenu légitimes, prend part à toutes les
fonctions de son gouvernement.
Redressement demandé
En conséquence, le demandeur déclare ce qui suit:
a) Il a droit à une réduction d'impôt pour l'année 1980 et
toutes les années subséquentes.
b) La partie de la loi qui permet d'utiliser l'argent des contri-
buables pour financer des avortements licites n'a pas force
exécutoire; elle devrait donc être déclarée inopérante en vertu
du pouvoir conféré à cette Cour par l'article 52 de la Loi cons-
titutionnelle de 1982.
Le libellé de la déclaration fait ressortir le fait
qu'aucun avocat n'est intervenu dans sa rédaction.
Le contribuable était représenté par un avocat à
l'audition du présent appel de l'ordonnance par
laquelle le protonotaire a radié sa déclaration. Les
questions soulevées à cette occasion ont fait l'objet
d'un débat des plus instructif et approfondi entre les
avocats des parties et la Cour.
De l'avis de l'avocat du contribuable, l'État devrait
être contraint d'accéder à la demande du contribua-
ble, qui veut obtenir une diminution d'impôt à cause
de ses croyances religieuses. L'avocat a cité le pré-
ambule de la Charte qui proclame avec justesse que
le «Canada est fondé sur des principes qui reconnais-
sent la suprématie de Dieu ... ». Il a fait remarquer
que le contribuable croit en Dieu, est un chrétien et
un catholique. Par voie de conséquence, l'État est,
selon lui, obligé de s'ajuster à cette prescription reli-
gieuse que veut observer le contribuable pour éviter
d'offenser Dieu en participant au financement d'une
si grande partie du système canadien de soins de
santé qui procure des avortements. Est-ce la consé-
quence nécessaire de la reconnaissance de la supré-
matie de Dieu dans le préambule?
L'expression «suprématie de Dieu» a été ajoutée
dans le préambule de la Charte à la suite d'une pro
position soumise à la Chambre des communes par
l'honorable Jake Epp, député de la circonscription de
Provencher (Manitoba), en février 1981 et, étape
nécessaire à son adoption, acceptée par le premier
ministre de l'époque. Les principes fondés sur la
suprématie de Dieu (et sur son pendant, la primauté
du droit) ne sont pas énoncés dans le préambule, mais
on peut les trouver en partie dans le texte de la Charte
et dans les racines historiques du Canada, qui les lais-
sent également transparaître, ou les inférer logique-
ment de ceux-ci.
Constitutionnellement et juridiquement parlant,
que signifie la reconnaissance de la suprématie de
Dieu? Après tout, cette suprématie est reconnue par
les adeptes de beaucoup de religions semblables et
différentes; par contre, le culte déclaré qu'ils rendent
à Dieu ne les empêche pas de se tuer, de s'estropier et
de se torturer les uns les autres, et d'agir ainsi envers
leurs propres coreligionnaires dans bien des cas. En
inscrivant la reconnaissance de la suprématie de Dieu
dans la Constitution du Canada, a-t-on voulu faire du
Canada une théocratie? Certainement pas. Si cette
expression y avait été inscrite il y a un siècle ou plus,
on aurait pu en conclure que le Canada était un État
ou un royaume chrétien. Depuis l'arrivée dans ce
pays, il y a près de 400 ans, des premiers colons euro-
péens qui, au début, étaient presque uniquement des
Français, les religions pratiquées par les Européens
nord-américains ont été celles de l'Europe occiden-
tale, principalement l'Angleterre (plus tard la
Grande-Bretagne) et la France. La foi catholique que
professe le contribuable en l'espèce a été implantée
dès le début en Nouvelle-France, qui était presque
une théocratie, soit au commencement du XVIIe siè-
cle. La venue des Britanniques a amené le protestan-
tisme, mais la population est restée massivement
chrétienne. La croyance générale à l'aspect éternelle-
ment chrétien de la population était si enracinée que
tandis que le droit des minorités protestante et catho-
lique à des écoles séparées était reconnu dans la
Constitution, il suffisait à la majorité de constater que
l'enseignement qu'elle avait reçu était perpétué dans
les écoles publiques. On pensait alors, et on n'avait
jamais envisagé qu'il puisse en être autrement, que la
quasi-totalité des Canadiens serait à jamais de foi
chrétienne. Donc les croyances et les principes reli-
gieux du contribuable font partie de l'histoire et sont
généralement connus de la population canadienne.
On ne peut cependant pas conclure que la modifica
tion de la Charte en 1981 a transformé le Canada en
une théocratie catholique, mennonite, anglicane ou
des Témoins de Jéhovah, pas plus qu'elle ne l'a
transformé en une théocratie islamique (qu'elle soit
sunnite ou chiite), hindoue, sikh ou bouddhiste.
Quel est alors le sens de ce préambule? À l'évi-
dence, il vise à protéger tous ceux qui croient en
Dieu, peu importe leur religion et la manière brutale
dont ils agissent envers les autres. En garantissant
cette protection aux croyants, la reconnaissance de la
suprématie de Dieu signifie qu'à moins que la Cons
titution ne soit modifiée ou tant qu'elle ne l'aura pas
été—la meilleure solution qu'on puisse imaginer—,
le Canada ne peut devenir un État officiellement
athée, comme l'était l'Union des Républiques socia-
listes soviétiques ou comme on croit que l'est la
République populaire de Chine. Certains peuvent
penser qu'il n'y a guère de différence entre un État
athée et un État laïque, mais il est évident que lors-
qu'un État athée commence, comme plusieurs l'ont
fait, à mettre en application les principes fondamen-
taux qui le régissent, il doit de ce fait supprimer les
religions théistes et leurs adeptes. Le fait que la «phi-
losophie» politique avec sa «discipline de parti» soit
une religion non théiste ne dissuade jamais ceux qui
convoitent le pouvoir et le contrôle politiques. Un
État laïque laisse tout simplement la religion de côté,
à une exception près, fondée sur la raison pure.
Le préambule de la Charte fournit un outil impor
tant pour définir le Canada, mais la reconnaissance
de la suprématie de Dieu dans la loi suprême du
Canada ne fait qu'empêcher l'État canadien de deve-
nir officiellement athée. Elle ne transforme pas le
Canada en une théocratie du fait de la grande variété
de croyances quant à la façon dont Dieu (c'est appa-
remment le même Dieu pour les juifs, les chrétiens et
les musulmans) veut que ses fidèles se comportent en
général et le vénèrent en particulier. En conséquence,
la reconnaissance de la suprématie de Dieu dans le
préambule n'empêche pas le Canada d'être un État
laïque.
De fait, l'article premier de la Charte définit direc-
tement le Canada en termes purement laïques, en
garantissant
1.... les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent
être restreints que par une règle de droit [pas la religion], dans
des limites qui soient raisonnables [mais pas, ou pas nécessai-
rement, religieuses] et dont la justification puisse se démontrer
[encore une fois la raison, pas nécessairement la religion] dans
le cadre d'une société libre et démocratique. [Soulignement
ajouté.]
En conséquence, définir le Canada comme une
société «libre et démocratique», c'est éviter de le
définir en employant des termes religieux comme
«très chrétien», «islamique» ou d'autres termes sem-
blables.
L'avocat du contribuable a également prétendu que
le fait d'obliger M. O'Sullivan à verser au gouverne-
ment, sous forme d'impôts, des sommes dont une
partie sert à financer la suppression de foetus porte
atteinte à la «liberté de conscience et de religion» qui
est garantie à ce dernier par la Charte. Il a donné les
raisons qu'il avait de repousser l'approche relative à
l'absence de lien que la Section de première instance
et la Section d'appel de la présente Cour ont adoptée
dans l'arrêt Prior c. Canada, [1988] 2 C.F. 371, en
première instance; et (1989), 44 C.R.R. 110 en appel.
Dans le jugement prononcé en première instance,
le juge Addy a cité les dispositions pertinentes de la
Loi sur l'administration financière, S.R.C. 1970,
chap. F-10 et les motifs de la majorité prononcés par
le juge Twaddle de la Cour d'appel du Manitoba dans
l'arrêt Re MacKay et al. and Government of Mani-
toba (1985), 23 C.R.R. 8. Il a également écrit sur la
question [à la page 382]:
La demande en jugement déclaratoire selon laquelle la deman-
deresse n'est pas obligée de verser le pourcentage de l'impôt
fédéral net qui serait égal au pourcentage du budget fédéral
affecté aux dépenses militaires doit être rejetée parce que, pour
les motifs exposés ci-dessus, il n'existe aucun lien entre le
paiement de l'impôt sur le revenu par un contribuable au rece-
veur général qui doit le créditer au Fonds du revenu consolidé
et le paiement, provenant de ce fonds, des sommes que le Par-
lement pourrait avoir affectées à des fins militaires.
Dans les motifs prononcés à l'unanimité pour la
Section d'appel, le juge Marceau a d'abord indiqué
qu'il avait souscrit au jugement du juge Addy parce
qu'il lui paraissait [à la page 113] «inutile d'essayer
d'exprimer différemment ce qu'il a déjà dit». Il a
ensuite écrit ceci [à la page 114]:
Il est manifeste que l'action de l'appelante ne peut réussir que
si les impôts prélevés sur son revenu tiré d'un emploi ou d'une
entreprise ont un lien suffisamment étroit avec les sommes
dépensées à des fins militaires pour que le paiement des impôts
constitue une atteinte aux croyances et à la conscience de l'ap-
pelante eu égard au recours à la violence. Le juge des requêtes
a eu raison de conclure que l'existence ou l'absence d'un tel
lien est strictement une question de droit qu'il faut résoudre à
la lumière de la Loi de l'impôt sur le revenu, des Lois constitu-
tionnelles de 1867 à 1982 et de la Loi sur l'administration
financière.
La Cour suprême du Canada a refusé la demande
d'autorisation de pourvoi du Dr Prior le 22 février
1990, et à peine quelques mois plus tard, soit le 20
septembre 1990, elle a rejeté sa demande de réexa-
men.
Nier qu'il existe un lien entre la position du contri-
buable en l'espèce, ou celle du Dr Prior, et la partici
pation de chacun des contribuables aux projets, aux
services et aux programmes gouvernementaux par le
prélèvement d'impôts n'est peut-être rien de plus
qu'un sophisme pompeux de la part de juristes, car
les patriotes et les politiciens ne cessent de dire aux
Canadiens combien ils devraient admirer les exploits
des Forces armées canadiennes et l'universalité du
système de soins de santé du Canada. D'autre part, le
vérificateur général dévoile chaque année sous quel
rapport les responsables des services et des pro
grammes gouvernementaux gaspillent l'argent des
contribuables. Cet argent ne provient pas de l'étran-
ger, ni d'une autre planète. En dépit des savants argu
ments de l'avocate de la défenderesse, ce lien est réel
et véritablement saisi par une population autonome et
respectable.
Par contre, le Canada n'est pas une dictature dont
la population aurait à subir le joug sans mot dire.
Alors qu'il y a eu, et qu'il y a encore, des personnes
douées de conscience qui luttent courageusement
contre les gouvernements tyranniques au pouvoir
dans le monde, le Canada est véritablement, ainsi que
constitutionnellement, «une société libre et démocra-
tique». C'est premièrement par l'exercice du proces-
sus électoral, deuxièmement au Parlement et troisiè-
mement devant les tribunaux qu'on peut manifester
légalement son opposition aux lois ainsi qu'aux poli-
tiques, aux services et aux projets gouvernementaux.
On peut aussi envoyer des lettres aux journaux, ou
adresser des lettres et des pétitions aux députés. Si
toutes ces manifestations de dissidence échouent, il
n'y a pas d'autre recours légal possible.
Le contribuable en l'espèce s'appuie légalement
sur une règle de droit que la Cour est chargée d'appli-
quer. Son avocat invoque l'alinéa 2a) de la Charte,
qui constitutionnalise la «liberté de conscience et de
religion». Il prétend que le gouvernement porte
atteinte à la liberté de conscience et de religion du
contribuable en l'obligeant à payer la portion de ses
impôts qui correspond au pourcentage du budget de
l'État consacré aux avortements. Il soutient à juste
titre qu'en consacrant cette liberté dans la Constitu
tion, l'État s'engage non seulement à ne pas y porter
atteinte, mais aussi à la protéger vigoureusement con-
tre toute violation, sans quoi cette garantie n'existe
pas. Par conséquent, sous réserve des restrictions
laïques dont il est question à l'article premier de la
Charte, chacun est libre de croire ce qu'il veut, de
professer ouvertement des croyances religieuses
librement acceptées ou choisies et de les mettre en
pratique par le culte ou par une manifestation exté-
rieure sans en être empêché ni faire l'objet de repré-
sailles; et l'État est tenu de défendre cette liberté de
conscience et de religion, outre les autres droits et
libertés garantis par la Charte et dans celle-ci.
Cette obligation légale de payer des impôts dont
une portion sert à financer des avortements équivaut-
elle à une coercition de l'État qui empiète sur la
liberté de conscience et de religion? Il est probable
que oui, mais de toute façon comme on a le droit de
manifester légalement son opposition dans une
société libre et démocratique, elle est sans nul doute
justifiée par l'article premier qui, comme on l'a déjà
mentionné, impose des restrictions laïques à cette
liberté. Du reste, des distinctions méritent d'être
faites entre les religions. Certaines exigent non seule-
ment des croyances, mais aussi des manifestations ou
des pratiques qui sont contraires aux valeurs et aux
prescriptions constitutionnelles du Canada. Il y a par
exemple des religions ou des sectes qui exigent la
suppression des droits égaux des femmes, ou qui
imposent l'absorption de drogues provoquant un effet
abrutissant comme s'il s'agissait d'un «sacrement»,
ou qui contraignent certains de leurs adeptes à une
servitude involontaire, ou bien qui en incitent
d'autres à assassiner un prétendu blasphémateur. M.
O'Sullivan serait froissé de faire l'objet d'une telle
comparaison; pourtant, il y a sûrement déjà eu, et il
peut encore y avoir, des personnes qui jugent que sa
religion entre en contradiction avec la Constitution et
les valeurs qui la sous-tendent, même si elle est
implantée au Canada depuis environ quatre siècles.
Toutefois, le contribuable affirme qu'il est contraint
d'être complice d'abus commis au sein du système de
soins de santé en raison des avortements financés au
moyen des impôts qui y sont pratiqués, en consé-
quence son plaidoyer pour le respect de sa liberté de
religion devrait, sur le plan constitutionnel sinon sur
le plan social, être aussi acceptable que le plaidoyer
dans le même sens de n'importe qui d'autre.
Au Canada, il y a de bruyants adeptes qui pensent
que leur Créateur a fait un travail si lamentable lors-
qu'il a créé la femme qu'ils s'arrogent le droit d'ap-
porter des améliorations à l'oeuvre prétendument
imparfaite de leur Dieu. Ce qu'ils désignent par l'ex-
pression euphémique trompeuse «circoncision fémi-
nine» n'est rien moins qu'un acte mutilant qui con-
siste à enlever le clitoris ainsi que les grandes et les
petites lèvres de la vulve de leurs filles. Indépendam-
ment de son caractère religieux, ethnique ou culturel,
cette mutilation cruelle est pratiquée vraisemblable-
ment parce que Dieu s'y est mal pris et qu'il serait
sexuellement immoral de laisser ces filles et ces
femmes telles qu'elles ont été créées. Ceux qui adhè-
rent à cette croyance affirment qu'en tant que parents,
ils ont le droit d'infliger cette mutilation à leurs filles
et, qui plus est, qu'ils devraient avoir accès au sys-
tème de soins de santé pour le faire. Peuvent-ils léga-
lement retenir une portion de leurs impôts comme
dédommagement parce que les chirurgiens et les
hôpitaux leur refusent cet accès? En quoi leur posi
tion sur le plan constitutionnel diffère-t-elle de celle
de M. O'Sullivan? Le redressement demandé par ce
dernier pour des motifs d'ordre constitutionnel
devrait, constitutionnellement parlant, être accordé à
ces parents incontestablement sincères qui mutilent
leurs filles.
La Cour insiste sur la stratégie constitutionnelle
employée par le contribuable en l'espèce, même si
cette forme de mutilation des filles, qui ne se com
pare pas à l'inoffensive circoncision des garçons,
cause à celles-ci des lésions corporelles irréversibles
et devrait préoccuper les sociétés d'aide à l'enfance.
L'avocat du contribuable a refusé d'admettre que
cette pratique devrait être tolérée et rendue possible
par l'application de l'alinéa 2a) de la Charte. Il n'a
pas tort, car si l'État la finançait aux frais des contri-
buables, il porterait sûrement atteinte au droit à la
«sécurité de la personne» garanti à ces malheureuses
par l'article 7 de la Charte. L'article 28 dispose que
les femmes sont égales aux hommes en ce qui con-
cerne toutes les questions touchant les droits et les
libertés.
Dans l'arrêt R. c. Morgentaler (no 2), les juges
majoritaires de la Cour suprême du Canada ont statué
q=.ee l'article 251 du Code criminel qui criminalisait
les avortements, mais qui permettait aussi à des
comités de l'avortement thérapeutique de les autori-
ser, portait atteinte au droit à la sécurité de la per-
sonne garanti à la femme enceinte par l'article 7, et
que cette violation n'était pas justifiée par l'article
premier de la Charte. Le précepte bien connu de la
religion du contribuable entre donc en conflit avec un
autre droit. Sur le plan constitutionnel, il est sur un
pied d'égalité avec le précepte moins bien connu aux-
quels se conforment les parents qui font mutiler leurs
filles, car le droit à la sécurité de la personne est assu-
rément garanti à ces dernières, comme il est garanti
aux femmes enceintes qui veulent obtenir un avorte-
ment.
La Cour considère que le Canada en tant qu'État
laïque ne s'occupe tout simplement pas de conscience
et de religion, à une exception près, fondée sur la rai-
son pure. Cette exception oblige l'État à intervenir
pour empêcher que la mise en pratique ou l'expres-
sion de la conscience et de la religion fasse du tort à
autrui physiquement ou mentalement, ou porte
atteinte aux droits garantis à autrui par la Constitu
tion.
L'État peut également intervenir pour faire respec-
ter des normes généralement acceptées de décence
publique, mais cette intervention suppose un esprit de
discernement bien dosé de la part des législateurs et
des responsables de l'application de la loi. Dans
toutes les villes et les stations balnéaires du Canada
durant l'été, il y a beaucoup de gens qui sont si légè-
rement vêtus qu'ils choquent la décence de certaines
personnes sincères. Toutefois, sauf dans les cas de
nudité dans un endroit public ou d'exposition de cho-
ses indécentes dans un endroit public, respectivement
en contravention avec l'article 174 et l'alinéa
175(1)b) du Code criminel (dans le premier cas, il
faut le consentement du procureur général pour enga-
ger des poursuites), ou bien d'infractions semblables,
l'État n'est pas obligé d'imposer les objections de
conscience et de religion de ces personnes au reste de
la population, et n'est probablement pas autorisé à le
faire. Quoi qu'il en soit, le critère applicable est celui
d'une infraction «contre la décence ou l'ordre
public»; c'est une norme laïque qui pourrait évidem-
ment inclure la norme de conscience et de religion de
certains, mais qui n'englobe pas nécessairement la
conscience et la religion de chacun.
Pour ce qui est des pratiques qui font du tort à
autrui, non seulement l'État doit s'abstenir de les
encourager, mais il est autorisé par l'article premier
de la Charte à les restreindre par une règle de droit
dans des limites qui soient raisonnables afin de pré-
venir ce tort ou de le supprimer, en dépit de la liberté
de conscience et de religion qui est garantie. Comme
les perceptions varient en fonction des personnes qui
se sentent lésées, la Cour doit s'astreindre à une scru-
puleuse objectivité. Voici la distinction que l'avocat
du contribuable a faite entre M. O'Sullivan et les
parents qui mutilent leurs filles:
[TRADUCTION] Dans un cas [l'opération chirurgicale] détruit,
supprime ... cette jeune personne, l'enfant in utero, et
c'est... ce que M. O'Sullivan désire empêcher et ce à quoi il
ne veut pas contribuer. Dans l'autre cas, par contre, j'ima-
gine ... que l'excision peut effectivement être nuisible à la
santé et pourrait peut-être même constituer une agression dont
l'enfant serait victime.
Cette pratique mutile l'enfant et c'est ce que la religion
[tolère] et, par conséquent, ... je ne vois pas pourquoi on ne
devrait pas l'interdire. Dans un cas, c'est le tort qui est fait
auquel M. O'Sullivan s'oppose, dans l'autre cas, en fait, il y a
. du tort peut être fait si la croyance religieuse est mise en
pratique. À mon avis, c'est la distinction centrale qu'il con-
vient de faire.
Des croyances sincères sur le plan de la religion et
de la conscience peuvent donc très souvent empêcher
quelqu'un de voir le caractère sincère d'autres
croyances de cette nature. Par conséquent, bien que
l'État laïque soit tenu de défendre, c'est-à-dire de
garantir, la liberté de conscience et de religion de
chacun, il n'est pas tenu de favoriser toutes les
expressions ou toutes les manifestations de la liberté
de conscience et de religion, ni même autorisé à le
faire, pas plus qu'il n'est tenu de favoriser toutes les
manifestations de la liberté d'opinion et d'expression,
dont certaines sont diffamatoires. De fait, c'est l'ins-
cription dans la Constitution de ces libertés très dis-
parates qui établit le caractère intrinsèquement laïque
de l'État canadien. La triste histoire des combats
livrés et des brutalités commises par l'homme au
nom de Dieu montre amplement que le caractère
résolument laïque de l'État est l'assise solide de la
sécurité de chacun, même si de sincères croyants
trouvent que cela laisse un peu, ou beaucoup, à dési-
rer.
Les principes sous-jacents de l'État canadien, qui
«reconnaissent la suprématie de Dieu ... », n'enchâs-
sent pas les croyances et les perceptions du contri-
buable à propos de Dieu, pas plus qu'ils n'enchâssent
celles des parents qui mutilent leurs filles. M. O'Sul-
livan est parfaitement libre de professer des
croyances au sujet du caractère moralement répréhen-
sible de l'avortement, et de les répandre par n'im-
porte quel moyen de communication. L'État ne peut
l'obliger à être témoin d'un tel acte ou à y participer
personnellement. Il pourrait cependant lui interdire de
blesser quelqu'un physiquement et l'empêcher de le
faire. C'est ce qui marque la limite de sa liberté de
conscience et de religion.
Pour l'instant, la Cour suprême du Canada refuse
de mettre en balance le droit du foetus à la vie et à la
sécurité de sa personne, et le droit de la femme
enceinte à la sécurité de sa personne. Dans l'affaire
Borowski, une Cour d'appel provinciale a statué que
ce droit n'est pas conféré au foetus; par contre, la
Cour suprême du Canada dans l'arrêt Morgentaler
(no 2) a déclaré que les dispositions législatives qui
font obstacle à l'interruption volontaire de grossesse
portent atteinte au droit de la femme enceinte à la
sécurité de sa personne. Puisqu'il en est ainsi, l'État
n'est pas tenu, sur le plan constitutionnel, soit de
financer le recours à l'avortement, soit de ne pas le
faire.
En conséquence, dans notre société libre et démo-
cratique, le contribuable ne peut exercer sa liberté de
conscience et de religion de manière à contraindre
l'État à le soustraire au paiement de la portion théori-
quement exacte de l'impôt fixé en 1988 qui repré-
sente le pourcentage du budget de l'État dépensé
pour financer le recours à l'avortement. Peut-être
qu'il est paradoxal que ce soit le caractère laïque de
l'État qui garantisse le mieux la liberté de conscience
et de religion de chacun. On tient les théocraties
anciennes et contemporaines, de même que les pays
officiellement athées pour notoirement inaptes à
garantir cette liberté.
Comme rien de ce qui est humain ou organisé par
les humains n'est parfait, la position du Canada en ce
qui a trait à la sécurité de la personne comporte un
côté négatif. On ne saurait nier que la situation est
précaire lorsque le Parlement prétend, comme déjà
mentionné, définir ce qu'est ou n'est pas un être
humain (et qui jouit de ce fait du droit à la vie et à la
sécurité de la personne) strictement au moyen d'une
loi ordinaire (le Code criminel) dont les dispositions
sont si aisément modifiables. La précarité de la situa
tion pourrait se matérialiser, par exemple, si une plu-
ralité parlementaire éphémère décidait que les per-
sonnes âgées étaient devenues un fardeau pour la
société ou une source de désagrément quelconque. La
disposition de la Constitution qui interdit la discrimi
nation fondée sur l'âge permettrait-elle de les proté-
ger? Elle n'a certainement pas sauvé d'une destruc
tion massive due au recours à l'avortement des
milliers de foetus.
Il ne fait aucun doute que le contribuable est pro-
fondément et sincèrement attristé par cette destruc
tion massive; il a, du reste, le droit de l'être et de l'af-
firmer publiquement. On ne doit pas le bâillonner
avec une notion tyrannique de ce qui est «politique-
ment correct».
Par contre, le sentiment qu'il a d'être victime
d'une injustice sur le plan de la religion ou de la
conscience ne porte pas atteinte à son évidente liberté
de conscience et de religion. Il n'est donc pas loisible
au contribuable, pas plus qu'il ne l'était au Dr Prior,
dont la même liberté n'avait pas été violée non plus,
de retenir une portion de ses impôts ou d'obtenir une
réduction de son obligation fiscale à cause de la vio
lation de sa liberté de conscience et de religion.
À l'évidence, si tous les O'Sullivan et les Prior de
ce pays pouvaient, avec le concours de nombreux
autres citoyens, influencer l'élection d'une majorité
de députés, le Parlement pourrait décider, pour des
motifs d'ordre laïque, de tarir toutes les sources de
financement des services d'avortement ou des opéra-
tions de défense nationale. Toutefois, vu la supréma-
tie de la Constitution, il serait impossible même à un
Parlement majoritaire de prendre de pareilles mesures
pour des motifs d'ordre religieux, car il n'est pas per-
mis même à la majorité de donner la préférence, dans
des mesures législatives, aux préceptes ressortissant à
la religion ou à la conscience de qui que ce soit. Un
exemple bien choisi est l'interdiction qui frappe la
célébration hebdomadaire du sabbat le dimanche
pour agréer aux chrétiens, ou le samedi pour agréer
aux juifs, ou bien le vendredi pour agréer aux musul-
mans. Rien ne s'oppose, par contre, à l'observance
hebdomadaire d'un «jour de repos» laïque, dépouillé
de tout cérémonial religieux, et si la majorité des
députés choisit le dimanche comme «jour de repos»
hebdomadaire parce que ce choix correspond aux
souhaits de l'électorat, alors ce jour de repos sera le
dimanche. Cependant, si la volonté générale venait à
changer, n'importe quel autre jour de la semaine
pourrait être choisi comme «jour de repos». Dans le
même ordre d'idées, une majorité pourrait cesser de
financer le recours à l'avortement à cause d'un taux
de natalité dangereusement en baisse ou de la néces-
sité apparente de diminuer les dépenses publiques, ou
bien pour tout autre motif ou objectif à caractère
laïque. Le contribuable en l'espèce pourrait légitime-
ment participer aux activités d'un mouvement poli-
tique semblable car la Cour pourrait difficilement se
renseigner sur le mobile de chacun des membres
d'une coalition de citoyens. La seule restriction de
nature constitutionnelle aurait trait à un objectif légis-
latif donnant ouvertement la préférence à un précepte
particulier relatif à la conscience ou à la religion. La
relation entre les religions des citoyens et l'État
laïque qui est le leur est longuement expliquée dans
l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1
R.C.S. 295, aux pages 336 et suivantes, ainsi que
dans l'arrêt Reed c. Canada, [1989] 3 C.F. 259 Ore
inst.), confirmé sans motifs écrits le 7 mai 1990,
autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du
Canada refusée [1990] 2 R.C.S. x.
Puisque l'action par voie de procès de novo inten-
tée par le contribuable est fondée strictement sur la
prétendue violation de sa liberté de conscience et de
religion, et que ce dernier, comme le Dr Prior et tous
les autres contribuables, est tenu par la loi de payer
des impôts, il est clair qu'il ne peut légitimement être
tenaillé par sa conscience, car il ne désire pas payer la
portion contestée de son impôt et il ne le fait d'ail-
leurs pas librement ni de son plein gré. Il est très rare
qu'un tribunal canadien approuve la dérobade d'un
citoyen devant une obligation imposée par la loi; en
l'espèce, toutefois, aucune disposition législative ne
prétend imposer au contribuable l'obligation de don-
ner des conseils en matière d'avortement ou de prati-
quer un avortement. En réalité, la Constitution donne
au contribuable le droit d'exprimer sa condamnation
véhémente de cet acte, pourvu qu'il ne blesse per-
sonne physiquement. En conséquence, on ne saurait
dire que sa liberté de conscience a été violée.
Les croyances religieuses du contribuable sont
hostiles à une pratique, soit l'avortement, que l'État
tolère et ce, pour des raisons que le contribuable juge
injustifiables. (Il ne faut pas penser que la religion du
contribuable condamne nécessairement tous les avor-
tements, notamment lorsqu'il s'agit d'une grossesse
extra-utérine, mais la Cour n'a été saisie d'aucune
preuve au sujet du contenu exact des croyances reli-
gieuses du contribuable. L'opposition générale des
catholiques à l'avortement, à cause de la foi qu'ils
professent, est un [TRADUCTION] «fait historique
notoire» dont la Cour peut prendre connaissance
d'office, en plus d'être mentionnée dans la déclara-
tion du contribuable.) La Charte garantit au contri-
buable le droit de professer sa foi, même de dénoncer
publiquement le fait que l'État finance le recours à
l'avortement, ainsi que le droit de participer à des
activités politiques licites pour manifester son oppo
sition. Il n'est donc pas établi que l'assujettissement
du contribuable à l'impôt porte atteinte à sa liberté de
religion et au droit de manifester ses croyances reli-
gieuses par leur mise en pratique et par le culte. (R. v.
Fosty, [1989] 2 W.W.R. 193 (C.A. Man.), aux pages
206 et 207; R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263.) En
fait, l'État ne tente même pas d'y porter atteinte dans
les circonstances.
Dans une démocratie parlementaire dotée d'une
Constitution qui consacre des prescriptions, des prin-
cipes et d'autres valeurs implicites, ni les adeptes de
religions depuis longtemps implantées au sein de la
population ni les adeptes de religions fraîchement
introduites au Canada ne sauraient être fondés à pro-
fesser ou à mettre en pratique des aspects du droit
religieux ou du dogme qui sont hostiles aux valeurs
ou aux prescriptions constitutionnelles du Canada, ou
qui font du tort aux autres, y compris à leurs propres
coreligionnaires, qu'ils soient pratiquants ou pas, ou
qui tournent l'application de lois valablement adop-
tées. Au sein de cette démocratie canadienne, la
volonté de la majorité exprimée par le truchement du
Parlement ne doit pas être contrariée, à moins d'être
incompatible avec ces mêmes prescriptions, valeurs
et principes constitutionnels. Aucun croyant ou
groupe de croyants faisant notamment valoir sa
liberté de conscience et de religion ne peut revendi-
quer un statut ou un privilège au détriment de la
majorité des Canadiens représentés au sein de l'or-
gane législatif national. En conséquence, l'État laïque
ne peut faire respecter, sur le plan constitutionnel, les
prescriptions de la foi religieuse de qui que ce soit
(sauf pour ce qui est des dispositions précitées en
matière d'éducation, qui sont historiquement proté-
gées par la Constitution), ni permettre à de fervents
croyants d'inciter leurs coreligionnaires à commettre
des actes illicites ou anticonstitutionnels au nom de la
religion, voire au nom de Dieu. Lorsque ce genre de
conflit surgit, c'est la Constitution qu'il faut défendre
avec détermination, car on ne peut sous aucun pré-
texte donner à entendre qu'elle contient, sous la
rubrique d'un droit ou d'une liberté, les germes de sa
propre dilution ou de sa propre destruction. Aucune
prescription, aucune valeur ni aucun principe ne peut
être tenu pour incompatible avec une autre prescrip
tion, une autre valeur ou un autre principe constitu-
tionnel (Renvoi relatif au projet de loi 30, An Act to
amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S.
1148.) Aucune valeur ou manifestation de nature reli-
gieuse ne saurait déformer ou renverser des lois vala-
blement adoptées ou les prescriptions, les valeurs et
les principes constitutionnalisés du Canada.
La question de savoir si le Parlement a encore la
faculté d'interdire le recours à l'avortement sous
peine de poursuite et de sanction pourrait être résolue
ultérieurement par une loi qui n'est pas encore adop-
tée et par des litiges consécutifs à son adoption qui ne
sont pas encore tranchés. D'un point de vue constitu-
tionnel, il semble nettement plus probable que l'État
pourrait diminuer ou supprimer les fonds publics
accordés aux services d'avortement, mais le contri-
buable n'a certainement pas le droit d'invoquer la
liberté de conscience et de religion pour usurper la
fonction du Parlement en prenant la loi entre ses
mains. D'autre part, il ne pourrait pas légalement
conseiller à d'autres personnes de le faire ni les y
inciter, si l'envie lui prenait de le faire, ce qui ne
semble pas être le cas en l'espèce. Tant que le contri-
buable et ceux qui partagent son point de vue n'au-
ront pas persuadé le Parlement d'accorder des
exemptions légitimes au Dr Prior, au contribuable et à
d'autres personnes motivées par la religion, il ne sera
pas possible d'invoquer la liberté de conscience et de
religion pour se soustraire au paiement d'impôts vala-
blement établis.
Si la Cour assujettissait ce contribuable à une
norme moins rigoureuse, elle enfreindrait le pendant
de «la suprématie de Dieu», soit «la primauté du
droit».
En résumé, la Cour statue:
1. que la présente Cour a compétence en l'espèce
pour trancher la question soulevée par M. O' Sullivan;
2. que ce dernier a qualité pour soulever la ques
tion en l'espèce parce qu'il est un contribuable qui
non seulement se considère particulièrement lésé par
le fait qu'on utilise les sommes perçues en impôt
pour financer le recours à l'avortement, mais qui l'est
aussi, objectivement, compte tenu du fait qu'il pou-
vait difficilement compter sur le procureur général
pour soutenir son point de vue et qu'il défend sa pro-
pre cause en ayant recours au moyen d'appel par voie
de procès de novo prévu par la loi;
3. qu'il y a un lien précis entre les montants qu'un
contribuable est tenu de payer et les programmes
auxquels le gouvernement consacre ses recettes fis-
cales, et qu'il est évident dans la jurisprudence con-
cernant la qualité pour agir que la partie demande-
resse est typiquement décrite comme un contribuable,
tout comme dans les débats de cette [TRADUCTION]
«grande tribune de la nation» qu'est le Parlement et
au sein même du bureau du vérificateur général du
Canada; la question précise, profonde et qu'il est tou-
jours indiqué de poser est infailliblement la suivante:
[TRADUCTION] «qu'a-t-on fait avec l'argent des contri-
buables?», dont sont constituées ces recettes; c'est le
propre de la politique démocratique;
4. que le moyen utilisé par le contribuable pour
affirmer sa liberté de conscience et de religion en
l'espèce le range, pour ce qui est d'évaluer correcte-
ment le bien-fondé de sa revendication, au nombre de
ceux qui, comme le Dr Prior et les autres croyants
dont il a été question, revendiquent le statut de per-
sonne ayant un intérêt particulier pour se soustraire
d'une part à l'application des lois ordinaires (en l'es-
pèce, la Loi de l'impôt sur le revenu) et, d'autre part,
de façon théorique, à l'application des prescriptions,
des valeurs et des principes constitutionnels dont ils
voudraient priver les autres (le droit à la sécurité de la
personne garanti par l'article 7 de la Charte), pour ce
qu'ils affirment être un but moral supérieur conforme
à leurs croyances ou à leurs lois religieuses—il con-
vient de noter qu'abstraction faite de la demande
adressée à la présente Cour par le contribuable pour
faire ratifier le montant de 50 $ qu'il a retenu afin de
respecter ce but moral supérieur, il n'a pas été établi
que le contribuable Gerard O'Sullivan a commis un
acte illicite, qu'il a conseillé à d'autres personnes de
commettre des actes de violence ou d'autres actes
illicites, ou qu'il les a incités à le faire—et la Cour ne
s'intéresse pas en l'espèce à l'action politique licite
que le contribuable pourrait décider de mener en vue
de persuader l'État de se débarrasser, si c'est possi
ble, de son vêtement laïque.
5. qu'en dépit de la longueur et de la compacité des
présents motifs, ainsi que des conclusions 2 et 3 qui
précèdent, il est évident que la déclaration du contri-
buable telle qu'elle est rédigée ne révèle aucune
cause raisonnable d'action, qu'elle soit fondée sur la
liberté de conscience et de religion, ou sur un autre
motif.
L'appel interjeté contre la décision par laquelle le
protonotaire adjoint a ordonné la radiation de la
déclaration du contribuable est rejeté. Si ce n'était
des autres litiges auxquels le contribuable a été per-
sonnellement partie, et de l'affaire Prior qui a pré-
cédé, la Cour aurait été portée à rejeter l'appel sans
assujettir le contribuable au paiement des dépens.
Compte tenu des circonstances, toutefois, le contri-
buable doit payer à la défenderesse tous les dépens
entre parties de cette dernière, soit les dépens occa-
sionnés par le présent appel de la décision du 17 mai
1991 du protonotaire adjoint.
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