A-160-90
Sa Majesté la Reine du chef du Canada,
représentée par le procureur général (appelante)
(défenderesse)
c.
Brewer Bros., Howard Copeland, Elie Dorge,
Donald Duffy, Gisli Eirikson, Alex Gorr & Sons,
Allan Hauser, Franklin Heck, Hutterian Brethren
of Erskine, Hutterian Brethren of Pleasant Valley,
Thomas J. Lund, Tyrone Lund, Dan MacFadyen,
Jack MacFadyen, 7M Acres Ltd., Ronald
Metzger, Moran Farm Ltd., George Paul, Dale et
Robert Peterson, Hazel Peterson, G. W. Pogmore,
Walter Riehl et Larry Weimer (intimés)
(demandeurs)
RÊPERTOR/E.' BREWER BROS. C. CANADA (PROCUREUR
GENERAL) (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, Stone et Décary,
J.C.A.—Winnipeg, 14 au 18 janvier; Ottawa, 21 mai
1991.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Négligence —
Appel et appel incident à l'encontre d'un jugement ayant con-
clu à la responsabilité délictuelle de la Commission cana-
dienne des grains — Livraisons de grains non payés aux pro-
ducteurs — La situation financière de l'exploitant de
l'élévateur avait reçu la cote «mauvaise» — La garantie dépo-
sée était insuffisante pour satisfaire aux réclamations des pro-
ducteurs de grains — La Commission n'a pas agi en temps
voulu malgré les informations reçues sur les difficultés finan-
cières de l'exploitant titulaire de permis — La Commission
doit, aux termes de l'art. 36(1)c) de la Loi sur les grains du
Canada, s'assurer du caractère suffisant de la garantie et de la
capacité . financière du titulaire de poursuivre l'exploitation de
l'entreprise — Manquement à l'obligation de diligence — Exa-
men de la jurisprudence — Interprétation de l'art. 36(1)c) —
Distinction entre décisions de politique et décisions opération-
nelles — La violation de la nonne de prudence est la cause des
pertes alléguées — Possibilité d'être indemnisé pour le préju-
dice purement . financier — Pas de négligence concourante —
Dommages correctement évalués.
Agriculture — La Commission canadienne des grains a été
tenue responsable de négligence envers les producteurs pour
n'avoir pas agi en temps voulu après avoir été mise au courant
des difficultés financières d'un exploitant d'élévateur titulaire
de permis — La garantie déposée était insuffisante pour satis-
faire aux réclamations — Les producteurs n'ont pas commis de
négligence concourante en concluant avec l'exploitant des
ententes d'établissement reporté des prix.
Le juge Collier a tenu la Couronne responsable de négli-
gence et a accordé aux intimés des dommages-intérêts propor-
tionnels à leur part dans le produit d'un cautionnement déposé
à titre de garantie auprès de la Commission canadienne des
grains, un organisme gouvernemental, par Memco Limited,
titulaire d'un permis d'exploitant d'élévateur de conditionne-
ment. Les intimés étaient des producteurs de grains qui, du 3
octobre 1979 au 25 mars 1982, ont livré à Memco des charge-
ments sur camion de grains, sans en recevoir paiement. Après
avoir constaté l'inefficacité du système de déclaration volon-
taire des impayés par les titulaires de permis, la Commission a
décidé, en avril 1981, de modifier son programme de permis et
de déclarations, et d'examiner la situation financière d'un cer
tain nombre de titulaires sur la base des renseignements conte-
nus dans ses dossiers. L'agent chargé de l'examen a attribué à
la situation financière de Memco la cote mauvaise; il a relevé
certains signes de danger et suggéré qu'il y aurait lieu d'exiger
une garantie de 600 000 $. Malgré ces mises en garde, Memco
n'a fait l'objet d'aucune vérification ni d'aucun examen entre
août 1981 et mars 1982. Et bien que la Commission ait été
informée, en mai 1982, du fait que Memco n'avait pas divul-
gué certaines réclamations élevées des producteurs et que ses
impayés s'élevaient à environ 1 300 000 $, elle n'a pas
demandé d'augmentation de la garantie déjà fournie. Lorsque
le permis de Memco a été révoqué par la Commission en juin
1982 et que l'entreprise a été mise sous séquestre le mois sui-
vant, on a découvert que les dettes totales qu'elle avait contrac-
tées envers les producteurs de grains s'élevaient à 1 430 000 $.
La Commission a dû réaliser la garantie existante de
600 000 $.
Huit questions ont été soulevées dans le présent appel: (1)
Le juge de première instance a-t-il mal interprété la Loi? (2)
Existait-il une obligation de diligence au profit des intimés? (3)
Quelle était la norme de prudence? (4) Y a-t-il eu violation de
cette norme? (5) Cette violation a-t-elle été la cause des pertes
alléguées? (6) Un organisme gouvernemental peut-il être tenu
responsable de négligence dans le cas d'un préjudice purement
financier? (7) Y a-t-il eu négligence concourante de la part des
demandeurs? Et enfin, (8) les dommages ont-ils été correcte-
ment évalués?
Arrêt: il y a lieu de rejeter l'appel et d'accueillir l'appel inci
dent.
(1) Aux termes de l'alinéa 36(1)c) de la Loi, la Commission
avait l'obligation de s'assurer non seulement du caractère suf-
fisant de la garantie, mais également de la capacité financière
du titulaire de poursuivre l'exploitation visée par le permis.
(2) L'adoption de l'alinéa 36(1)c) avait pour but de protéger
les producteurs de grains détenteurs de documents en obligeant
les titulaires de permis à donner une garantie suffisante pour
assurer le respect de leurs «engagements» envers eux. En ce
qui concerne l'existence d'une obligation de diligence, élément
essentiel à toute cause d'action fondée sur la négligence, le cri-
tère qu'a formulé la Chambre des lords pour déterminer si un
organisme gouvernemental a une obligation de diligence rele
vant du droit privé a été appliqué récemment par la Cour
suprême dans l'arrêt Just c. Colombie-Britannique. Suivant ce
critère, il doit exister entre l'auteur allégué de la faute et la
victime un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisi-
nage pour que le manque de diligence du premier soit suscepti
ble de causer un préjudice à cette dernière. Le Parlement ayant
prévu expressément la protection des intérêts des membres
d'un groupe défini (les détenteurs de documents) en exigeant
le dépôt d'une garantie à la satisfaction de la Commission, il y
avait en l'espèce, entre la Commission et les intimés, une rela
tion de proximité suffisante pour donner naissance à une obli
gation de diligence. Bien que l'existence d'une obligation de
diligence ne signifie pas nécessairement qu'un organisme, telle
la Commission, sera tenu responsable de négligence, la Loi
impose à la Commission l'obligation de veiller à ce que les
titulaires de permis maintiennent un niveau de garantie adéquat
et aucune exonération de responsabilité n'est prévue en cas
d'inexécution de cette obligation. Dans l'arrêt Just c. Colom-
bie-Britannique, la Cour suprême a établi une distinction entre
décisions de «politique» et décisions «opérationnelles», souli-
gnant que les décisions de politique devraient être à l'abri des
poursuites en responsabilité délictuelle, tandis que leur applica
tion engagerait cette même responsabilité. En l'espèce, la mise
en oeuvre de la politique de la Commission visant à substituer
un système de vérification au système d'autosurveillance anté-
rieur a nécessité un certain nombre de décisions opération-
nelles. Ce sont ces décisions qui, le cas échéant, pouvaient
engager sa responsabilité. L'appelante ne pouvait donc pas être
exonérée de toute responsabilité au motif que les décisions pri
ses étaient des décisions de politique.
(3) La norme de diligence applicable se résume à la question
de savoir si la Commission a agi de façon raisonnable compte
tenu de toutes les circonstances.
(4) La Commission ne pouvait invoquer le manque de per
sonnel pour expliquer le retard mis à effectuer la vérification
de Memco. Le juge de première instance a conclu à la lumière
des faits que Memco avait été «reportée» sur la liste des prio-
rités et que la Commission n'a ni vérifié, ni inspecté, ni visité,
ni même contacté Memco entre août 1981 et la mi-février
1982, en dépit de sa situation financière précaire. Contraire-
ment au Règlement, les montants correspondant au total dû par
Memco n'ont jamais été vérifiés par des déclarations offi-
cielles. De plus, la Commission n'a rien fait pour exiger une
augmentation du niveau de la garantie au cours des six mois
qui ont suivi le moment où la situation financière précaire du
titulaire a été portée à son attention. Par conséquent, la négli-
gence de la Couronne n'a pas consisté en un seul acte ni en une
seule omission, mais a été en fait cumulative.
(5) Le demandeur doit démontrer d'après la prépondérance
des probabilités que, n'eût été la conduite délictueuse du
défendeur, il n'aurait pas subi le préjudice reproché. En l'es-
pèce, le juge de première instance était fondé à conclure que,
n'eût été la négligence que l'appelante a commise en omettant
d'exiger une garantie suffisante, les préjudices subis par les
intimés auraient pu être évités. Ces préjudices étaient raisonna-
blement prévisibles et découlaient directement de cette négli-
gence.
(6) Bien que, traditionnellement, les tribunaux aient jugé que
le préjudice financier ne pouvait faire l'objet d'une indemnisa-
tion que si la négligence avait également causé des pertes ou
dommages matériels, la perte financière peut donner lieu à
indemnisation si, «selon l'interprétation de la loi, il s'agit d'un
type de perte que la loi vise à prévenir». Or en l'espèce, le but
visé par l'alinéa 36(1)c) de la Loi sur les grains du Canada est
la protection des personnes qui se trouvent dans la situation des
intimés à titre de «détenteurs de documents»; ainsi, les «enga-
gements» dont le Parlement voulait assurer la protection ne
pouvaient être que relatifs «aux versements de fonds ou à la
livraison de grains» ou, en d'autres mots, relatifs à une perte de
nature financière ou économique. Les préjudices des intimés
étaient donc réparables nonobstant le fait qu'ils étaient pure-
ment financiers.
(7) Étaient sans fondement les allégations de l'appelante sui-
vant lesquelles les intimés ont commis une négligence concou-
rante en concluant avec Memco des ententes d'établissement
reporté des prix, retardant ainsi le moment de la vente et du
paiement effectif. Les intimés étaient les bénéficiaires du sys-
tème de garantie, non ses débiteurs. La pratique des prix dif-
férés était bien établie et la Commission elle-même en était
parfaitement au fait. Les intimés étaient raisonnablement justi-
fiés de se fier à la garantie détenue par la Commission; ils
n'ont pas contribué à leur préjudice.
(8) En ce qui concerne l'évaluation des dommages, l'appe-
lante a soutenu qu'il ne pouvait y avoir indemnisation quant à
la différence entre le prix du grain initialement convenu et le
prix ultérieurement relevé suivant entente entre le vendeur et
l'acheteur. La réponse à cette question se trouve à l'alinéa
36(1)c) de la Loi. Les dettes ne sont recouvrables que si elles
entrent dans la définition du terme «engagements». Cette
portion du prix de vente ne devrait pas être exclue des
dommages-intérêts.
Il y avait lieu d'accueillir l'appel incident, le juge de pre-
mière instance ayant commis une erreur en déduisant de la
réclamation des intimés les intérêts accumulés sur la part pro-
portionnelle de chacun dans le montant principal du produit de
la garantie, entre la réalisation de celle-ci et la date de la distri
bution. Les appelants incidents étaient les seules personnes à
détenir un droit de propriété sur le fonds et les intérêts affé-
rents. Le produit du cautionnement était à leur bénéfice exclu-
sif. La Commission n'ayant aucune part dans ce produit, elle
bénéficierait donc d'une aubaine si les intérêts venaient réduire
sa responsabilité quant aux dommages-intérêts. Le juge n'a
toutefois pas commis d'erreur en ne statuant pas sur la
demande en dommages-intérêts pour fausse déclaration négli-
gente, fondée sur l'arrêt Hedley Byrne. C'est au juge de pre-
mière instance qu'il appartenait de peser la preuve soumise à
cet égard.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, chap. 7,
art. 2(19),(38), 5(1), 6(2), 8, 10c), 11, 35(1),(2), 36(1),
38(1),(2), 65(2), 69(1), 77(1)c),(2),(3).
Règlement sur les grains du Canada, C.R.C. chap. 889,
art. I 8a),b), 20c), 26a).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228;
(1989); 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 103
N.R. 1; Anns v. Merton London Borough Council, [1978]
A.C. 728 (H.L.); Murphy v. Brentwood District Council,
[1991] 1 A.C. 398 (H.L.); Snell c. Farrell, [1990] 2
R.C.S. 311; (1990), 110 N.R. 200; Kamloops (Ville de) c.
Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R.
(4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Stein et autres c. Le navire «Kathy K» et autres, [1976] 2
R.C.S. 802; (1975), 62 D.L.R. (3d) 1; 6 N.R. 359; N.V.
Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. of Canada, [1987]
1 R.C.S. 1247; (1987), 39 D.L.R. (4th) 465; 27 C.C.L.I.
51; 17 C.P.C. (2d) 204; 76 N.R. 212; R. du chef du
Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S.
205; (1983), 143 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23
COLT 121; 45 N.R. 425; Le Lievre v. Gould, [1893] 1
Q.B. 491 (C.A.); Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562
(H.L.); Munday (J.R.) Ld. v. London County Council,
[1916] 2 K.B. 331 (C.A.); R. c. CAE Industries Ltd,
[1986] 1 C.F. 129; (1985), 20 D.L.R. (4th) 347; [1985] 5
W.W.R. 481; 30 B.L.R. 236; 61 N.R. 19 (C.A.).
DÉCISION CONFIRMÉE:
Brewer Bros. c. Canada (Procureur général) (1990), 66
D.L.R. (4th) 71; 31 F.T.R. 190 (C.F. 1« inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk
Pacific Steamship Co., [1990] 3 C.F. 114; (1990), 65
D.L.R. (4th) 321; 3 C.C.L.T. 229; 104 N.R. 321 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Saskatchewan Wheat Pool c. R., [1981] 2 C.F. 212;
(1980), 117 D.L.R. (3d) 70; 34 N.R. 74 (C.A.); Caparo
Industries Plc. v. Dickman, [1990] 2 A.C. 605 (H.L.); Riv-
tow Marine Ltd. c. Washington Iron Works et autre,
[1974] R.C.S. 1189; (1973), 40 D.L.R. (3d) 530; [1973] 6
W.W.R. 692; B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986]
1 R.C.S. 228; (1986), 26 D.L.R. (4th) 1; [1986] 3 W.W.R.
216; 1 B.C.L.R. (2d) 324; 36 C.C.L.T. 87; 65 N.R. 261;
Davie Shipbuilding Limited c. La Reine, [1984] 1 C.F.
461; 4 D.L.R. (4th) 546; 53 N.R. 50 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259; (1989), 63
D.L.R. (4th) 449; [1990] 1 W.W.R. 408; 102 N.R. 249;
Yuen Kun Yeu v. Attorney-General of Hong Kong, [1988]
A.C. 175 (P.C.); Davis v. Radcliffe, [1990] 2 All ER 536
(P.C.); Sutherland Shire Council v Heyman (1985), 60
A.L.R. 1 (H.Ct.); Wilsher v. Essex Area Health Authority,
[1988] A.C. 1074 (H.L.); Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Hel-
ler & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.); D. & F.
Estates Ltd. v. Church Comrs. for England, [ 1989] 1 A.C.
177 (H.L.); Curran v. Northern Ireland Co-ownership
Housing Association Ltd., [1987] A.C. 718 (H.L.); Pea-
body Donation. Fund (Governors of) v. Sir Lindsay
Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210 (H.L.); Junior
Books Ltd v. Veitchi Co. Ltd., [1983] A.C. 520 (H.L.);
Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd, [1977] 1
NZLR 394 (C.A.); Candlewood Navigation Corp. Ltd. v.
Mitsui 0.5.K. Lines Ltd., [1986] A.C. 1; [1985] 2 All ER
935 (C.P.); Leigh and Sillavan Ltd. v. Aliakmon Shipping
Co. Ltd., [1986] A.C. 785 (H.L.); Agnew-Surpass Shoe
Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2
R.C.S. 221; (1975), 55 D.L.R. (3d) 676; [1975] I.L.R.
1-675; 4 N.R. 547; Haig c. Bamford et autres, [1977] 1
R.C.S. 466; (1976), 72 D.L.R. (3d) 68; [1976] 3 W.W.R.
331; 27 C.P.R. (2d) 149; 9 N.R. 43; Central Trust Co. c.
Rafuse, [1986] 2 R.C.S 147; (1986), 75 N.S.R. (2d) 109;
31 D.L.R. (4th) 481; 186 A.P.R. 109; 34 B.L.R. 187; 37
C.C.L.T. 117; 42 R.P.C. 161; Morrison Steamship Co.
Ld., v. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C.
265 (H.L.); Ross v. Counters, [1980] Ch. 297 (Ch.D.).
DOCTRINE
Cooke, Robin «An Impossible Distinction» (1991), 107
L.Q. Rev. 46.
Fleming, John G. «Requiem for Anns» (1990), 106 L.Q.
Rev. 525.
Negligence after Murphy v. Brentwood DC., Legal
Research Foundation, University of Auckland (7 mars
1991).
Symposium on Recent Developments on Liability For
Economic Negligence, parrainé par le Canadian Busi
ness Law Journal et la Faculté de droit de l'Université
de Toronto (19 avril 1991).
AVOCATS:
Brian H. Hay et Karen Molle pour l'appelante
(défenderesse).
Roland K. Laing pour les intimés (demandeurs).
PROCUREURS:
Le sous -procureur général du Canada pour l'ap-
pelante (défenderesse).
Bennett, Jones, Verchere, Calgary, pour les
intimés (demandeurs).
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE STONE, J.C.A.: Il s'agit d'un appel et d'un
appel incident interjetés contre le jugement du juge
Collier de la Section de première instance, rendu le
31 janvier 1990 (no du greffe T-1453-84). En vertu de
ce jugement, l'appelante a été tenue responsable de
négligence et condamnée à verser aux intimés des
dommages-intérêts proportionnels à leur part dans le
produit d'un cautionnement déposé à titre de garantie
auprès de la Commission canadienne des grains (la
«Commission») par Memco Limited («Memco») de
Red Deer (Alberta). Le cautionnement devait être
déposé relativement à la délivrance à Memco d'un
permis d'exploitation d'un élévateur de conditionne-
ment conformément aux dispositions de la Loi sur les
grains du Canada, S.C. 1970-71-72, chap. 7 (la
«Loi») 1 , et de son Règlement d'application. La res-
ponsabilité de la Commission n'ayant pu être établie
qu'au terme d'un long procès, nous avons l'avantage
de disposer d'un dossier très complet et de conclu
sions bien étoffées du juge de première instance, aux-
quels j'aurai sous peu l'occasion de me reporter.
Dans leur appel incident, les intimés contestent le
traitement qu'a réservé le juge de première instance,
dans son évaluation des dommages, à l'intérêt couru
sur le produit de la garantie entre la date de la réalisa-
tion et celle de la distribution. Deux des intimés atta-
quent pour leur part le défaut du juge de statuer sur
leurs réclamations fondées sur l'allégation de fausse
déclaration négligente.
Devant la Section de première instance, la présente
action a été instruite conjointement à une seconde
action (T-1169-84) où des réclamations similaires
étaient faites contre l'appelante. Le nombre de
demandeurs parties aux deux actions s'élevaient au
total à 27, mais par suite d'une entente entre les par
ties, 16 d'entre eux ont été «séparés». Dans le présent
appel, les demandeurs qui restent sont les intimés
Brewer Bros., Dorge, Duffy, Alex Gorr & Sons, Hut-
terian Brethren of Pleasant Valley, Dale et Robert
Peterson, Hazel Peterson, Riehl et Weimer. Dans
l'autre appel (no du greffe A-161-90), les demandeurs
(intimés) qui restent sont Spring Valley Farms et
Rainbow Farms. Ces deux appels ayant été entendus
conjointement, les motifs de jugement du présent
appel seront déposés au dossier A-161-90 et consti-
tueront les motifs de cet appel, sauf indication con-
traire.
Suivant les termes de l'entente de séparation, les
demandeurs séparés sont présumés avoir intenté une
ou des actions distinctes, ce qui ne porte pas atteinte
à la position qu'ils occupaient dans les actions faisant
l'objet de l'un ou l'autre appel. Il est également
Maintenant L.R.C. (1985), chap. G-10.
entendu que les questions de responsabilité tranchées
à l'égard des demandeurs qui restent lient les deman-
deurs séparés et la défenderesse dans les deux actions
et qu'advenant une déclaration de responsabilité, les
demandeurs séparés pourront poursuivre leurs actions
afin de faire évaluer leurs dommages-intérêts. Tou-
jours en vertu de cette entente, les questions liées aux
allégations de fausse déclaration négligente, soule-
vées au nom des demandeurs séparés Wayne Layden
et Bona Vista Farm Ltd. dans l'autre action, ne seront
pas tranchées par la décision rendue, ces demandeurs
se réservant le droit d'établir le bien-fondé de ces
allégations.
NATURE DU LITIGE
L'appel ainsi que l'appel incident interjetés en
l'espèce soulèvent la question de la responsabilité
d'un organisme gouvernemental à l'égard des pertes
purement économiques résultant de sa négligence.
Les intimés réclament individuellement une indemni-
sation pour les pertes découlant du défaut de Memco,
dont le permis a été révoqué par la Commission en
juin 1982 et qui a été mise sous séquestre le 30 juillet
1982, de payer les montants qu'elle s'était contrac-
tuellement engagée à payer pour le grain acheté des
intimés. Parmi l'éventail des questions soumises à
notre examen figurent l'interprétation législative,
l'existence d'une obligation de diligence, la violation
de cette obligation et les dommages en résultant. Pour
trancher ces questions, il faudra déterminer si la
Commission peut être exonérée de sa responsabilité
soit en raison de sa nature, soit en raison de la nature
des actions et des omissions qui lui sont reprochées
et, dans la négative, si les intimés sont coupables de
négligence concourante et si les dommages-intérêts
adjugés ont été correctement évalués à tous égards.
LES INTIMÉS
Les intimés sont des producteurs de grains résidant
tous dans la province de l'Alberta, sauf l'intimé
Dorge qui réside au Manitoba. Du 3 octobre 1979 au
25 mars 1982, les intimés ont chacun livré à Memco
plusieurs chargements sur camion de graines de colza
(ou canola), sans en recevoir paiement. Lors de cha-
cune de ces livraisons, tous, sauf l'intimé Duffy, se
sont vu remettre un récépissé attestant la quantité
livrée et le montant dû. M. Duffy a quant à lui livré à
Memco quatre chargements sur wagon de chemin de
fer à l'égard desquels aucun récépissé n'a été établi
mais, au mois de mai 1982, il a découvert que le
transporteur avait établi des connaissements ferro-
viaires et qu'il en avait conservé la possession. Pour
ce qui est de l'intimé Dorge, il avait livré du grain
surchauffé. Certains des intimés ont convenu d'un
délai de paiement en échange d'un prix plus élevé
alors que d'autres ont simplement accepté le paie-
ment différé pour des raisons personnelles.
CADRE LÉGISLATIF
Une brève description du cadre législatif s'impose
à ce stade. Je me reporterai à certaines dispositions
importantes des différentes parties de la Loi.
La Partie I traite de la constitution de la Commis
sion et de certains pouvoirs qui lui sont conférés. La
Commission est composée de trois commissaires
nommés par le gouverneur en conseil (article 3);
chaque commissaire reçoit un traitement fixé par le
gouverneur en conseil (paragraphe 5(1)) et doit con-
sacrer toute son activité à l'exercice des fonctions qui
lui sont conférées en vertu de la Loi (paragraphe
6(2)); six fonctionnaires appelés commissaires
adjoints peuvent être nommés par le gouverneur en
conseil (paragraphe 7(1)); la Commission est habili-
tée à nommer «[l]es autres fonctionnaires et
employés nécessaires à la bonne administration des
affaires de la Commission» de la manière autorisée
par la loi (article 8); en vertu de l'article 10, la Com
mission peut établir des règlements administratifs sur
différents sujets dont des règlements «spécifiant les
fonctions des fonctionnaires, gérants et employés
nommés conformément à l'article 7 ou à l'article 8»
(alinéa 10c)).
La Commission est un organisme important, tant
par le nombre de ses employés que par le niveau de
ses revenus et de ses dépenses. Ainsi, au 31 mars
1982, fin de son exercice financier, le nombre total
de ses employés à son siège de Winnipeg et dans les
18 centres qu'elle possède au Canada atteignait plus
de 800, tandis que les revenus gagnés et les dépenses
engagées au cours de cette année financière excé-
daient respectivement 27 000 000 $ et 31 000 000 2 .
Les objets de la Commission sont énoncés à l'ar-
ticle 11 de la Loi:
11. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi à
cet égard, et des instructions données à l'occasion à la Com
mission, en vertu de la présente loi, par le gouverneur en con-
seil ou le Ministre, la Commission doit, dans l'intérêt des pro-
ducteurs de grain, établir et maintenir des normes de qualité
pour le grain canadien et réglementer la manutention du grain
au Canada en vue d'obtenir une denrée valable sur les marchés
intérieurs et les marchés d'exportation.
La Partie III de la Loi, et en particulier les articles
35 et 36, traite de l'octroi de permis aux négociants
en grains et aux exploitants d'élévateurs. L'autorité
première de délivrer un permis est prévue au para-
graphe 35(1), lequel dispose:
35. (1) La Commission peut, sur demande écrite de permis
présentée par une personne qui se propose d'exploiter un élé-
vateur ou à faire le commerce de négociant en grains et, lors-
qu'elle est convaincue que le requérant et, le cas échéant, l'élé-
vateur répondent aux exigences de la présente loi,
a) délivrer au requérant un permis d'une catégorie ou sous-
catégorie déterminée par la Commission comme convenant
au genre d'opérations de cet élévateur ou au commerce de ce
négociant en grains; et
b) sous réserve des règlements, fixer la garantie à donner
sous forme de cautionnement, d'assurance ou sous une autre
forme par le requérant ou le titulaire de permis.
Le paragraphe 35(2) prévoit la durée de validité d'un
permis et autorise la Commission à imposer les «con-
ditions, outre celles qui sont prescrites, que la Com
mission juge dans l'intérêt public, propres pour facili-
ter le commerce des grains».
L'un des «règlements» mentionnés à l'alinéa
35(1)h) de la Loi est le Règlement sur les grains du
Canada, C.R.C., chap. 889, modifié (le «Règle-
ment»), approuvé par le gouverneur en conseil le 3
juillet 1975. La Partie III de ce Règlement prescrit la
formule sur laquelle doit être faite toute demande de
permis ainsi que les droits exigibles. L'article 18 vise
les modalités générales des permis et prévoit entre
autres que:
18. Tout permis est émis à condition que son titulaire
2 Commission canadienne des grains, Rapport annuel 1982,
Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 4, aux p. 561 et 568.
a) soit cautionné à la satisfaction de la Commission aussi
longtemps qu'il détient le permis;
b) se conforme à la Loi, au présent règlement et à tous les
arrêtés qui s'appliquent aux titulaires de permis;
L'alinéa 26a) du Règlement prescrit certaines exi-
gences quant aux rapports que doivent présenter les
titulaires de permis d'élévateur de conditionnement:
26. Chaque titulaire d'un permis d'exploitation d'élévateur
de conditionnement doit présenter à la Commission
a) un rapport mensuel, établi sur la formule 2 de l'annexe
VI, couvrant les opérations du mois écoulé;
Selon la formule 2 de l'annexe VI, le titulaire de per-
mis devait indiquer quel était entre autres, à la fin du
mois écoulé, la «valeur totale brute de tous les char-
gements de grain sur camion, déchargés à ce jour et
non encore totalement payés», le «montant dû au titre
du grain acheté...» et le «total dû». La formule se
terminait par une déclaration solennelle portant que
les renseignements exposés dans ce rapport étaient
«exacts et véridiques».
Le paragraphe 36(1) de la Loi édicte que certaines
conditions préalables à la délivrance d'un permis doi-
vent être remplies à la satisfaction de la Commission:
36. (I) Aucun permis d'exploitation d'un élévateur ne doit
être délivré à moins que le requérant du permis n'établisse à la
satisfaction de la Commission
a) que les installations que le requérant se propose d'utiliser
conviennent au stockage et à la manutention du grain;
b) que l'élévateur est ou sera d'un genre, d'une dimension et
dans un état, et son équipement est ou sera d'un genre, d'une
dimension et dans un état permettant au requérant de four-
nir, au lieu où il se propose d'exploiter l'élévateur, les ser
vices que le titulaire d'un permis de la catégorie pour
laquelle le requérant a fait une demande est tenu de fournir
aux termes ou en application de la présente loi; et
c) qu'il est financièrement capable de poursuivre l'exploita-
tion de l'élévateur qu'il se propose d'exploiter et qu'il a
donné sous forme de cautionnement, d'assurance ou sous
une autre forme une garantie suffisante pour assurer le res
pect de tous les engagements envers les détenteurs de docu
ments, relatifs au versement de fonds ou à la livraison de
grains, établis par le requérant en application de la présente
loi.
Avant de refuser de délivrer un permis, la Commis
sion est tenue, conformément au paragraphe 36(4), de
«donner au requérant ... ou à son représentant la
plus large possibilité d'être entendu au sujet de la
demande». Aux termes du paragraphe 36(5), tout
refus de délivrance d'un permis «doit être fait par
arrêté de la Commission», arrêté que le ministre de
l'Agriculture peut réviser suivant l'article 78 (Partie
VI).
En vertu du paragraphe 38(1), la Commission peut,
dans certaines circonstances, exiger d'un titulaire de
permis qu'il donne une garantie supplémentaire:
38. (1) Lorsque, à tout moment au cours de la durée de vali-
dité d'un permis, la Commission a des raisons de croire ou est
d'avis que toute garantie donnée par le titulaire de permis n'est
pas suffisante pour assurer le respect de tous les engagements
envers les détenteurs de documents relatifs au versement de
fonds ou à la livraison de grains, la Commission peut, par
arrêté, exiger du titulaire de permis qu'il donne, dans le délai
que la Commission estime raisonnable, la garantie supplémen-
taire sous forme de cautionnement, d'assurance ou autrement
qui, de l'avis de la Commission, est suffisante pour assurer le
respect de tous ces engagements.
Le paragraphe 38(2) prévoit les modalités de réalisa-
tion ou de recouvrement de la garantie donnée, par
les «détenteurs de documents» ou pour leur compte:
38....
(2) Toute garantie donnée par un titulaire de permis pour ce
permis peut être réalisée ou recouvrée
a) par la Commission; ou
b) par toute personne qui a subi une perte ou un préjudice en
raison du refus ou de l'omission du titulaire de permis
(i) de se conformer à la présente loi, à tout règlement ou à
tout arrêté établis sous son régime, ou
(ii) de verser des fonds ou de livrer du grain au détenteur
d'un bon de paiement au comptant ou d'un récépissé
d'élévateur établis par le titulaire du permis en application
de la présente loi, sur présentation du bon ou du récépissé
d'élévateur aux fins de paiement ou de livraison.
La définition du mot «détenteur» figurant à l'ali-
néa 36(1)c) et au sous-alinéa 38(2)b)(ii) de la Loi se
trouve au paragraphe 2(19) que voici:
2. Dans la présente loi,
(19) «détenteur», lorsque ce mot se rapporte à un document
qui donne à la personne à laquelle il est délivré le droit au paie-
ment d'argent ou à la livraison de grain, désigne la personne
qui, à l'occasion, a un tel droit du fait
a) que le document a été établi ou endossé à son nom, ou
G) que le document lui a été délivré après avoir été endossé
en blanc;
Enfin sont aussi pertinentes les autres dispositions
suivantes de la Loi. Le paragraphe 65(2) de la Partie
IV prévoit que l'exploitant d'un élévateur doit accu
ser réception du grain conformément à la formule
«prescrite». Il s'agit, en l'occurrence, de la formule
«prescrite» à l'alinéa 20c) du Règlement, lequel dis
pose:
20. Un permis d'exploitation d'un élévateur de conditionne-
ment n'est délivré que si son titulaire
c) achète tout le grain reçu à l'élévateur et émet pour ce
grain un récépissé conforme à la formule 1 de l'annexe V ou
un bon de paiement au comptant conforme à la formule 2 de
cette même annexe ou les deux;
À l'époque en cause, seul un titulaire de permis était
autorisé à acheter du grain de l'Ouest de personnes
comme les intimés, tel qu'il appert du paragraphe
69(1):
69. (1) Dans la division de l'Ouest, une personne ne doit
pas, dans un but lucratif, moyennant commission ou autrement,
a) agir au nom d'une autre personne pour l'achat, la vente
ou les dispositions à prendre pour la pesée, l'inspection ou le
classement de grain de l'Ouest, ou
b) passer un contrat pour l'achat de grain de l'Ouest,
à moins qu'elle ne soit titulaire d'un permis ou employée par
un titulaire de permis et que, dans ce dernier cas, elle n'agisse
que pour le compte de son employeur.
Les dispositions visant la révocation des permis se
trouvent à l'article 77, Partie VI de la Loi. Voici le
texte de l'alinéa l c) et des paragraphes (2) et (3) de
cet article:
77. (1) Lorsque
c) [u]n titulaire de permis n'a pas donné de garantie supplé-
mentaire comme l'exigeait un arrêté pris en vertu du para-
graphe (1) de l'article 38,
la Commission peut, par arrêté, révoquer le permis d'exploita-
tion de l'élévateur visé par l'arrêté ou par la déclaration de cul-
pabilité, ou le permis de faire le commerce de négociant en
grains, selon le cas.
(2) Sous réserve du paragraphe (3), sauf du consentement du
titulaire de permis, aucun permis ne doit être révoqué en appli
cation du paragraphe (1) à moins que le titulaire de permis ou
son représentant n'ait eu la plus large possibilité d'être entendu
sur la question qui peut donner lieu à la révocation du permis.
(3) Lorsque, en application de l'article 76, la Commission a
donné à un titulaire de permis ou à son représentant la possibi-
lité d'être entendu sur une question, la Commission peut, en
conformité avec le présent article, révoquer le permis d'exploi-
tation de l'élévateur ou le permis de faire le commerce de
négociant en grains sans accorder au titulaire de permis une
nouvelle possibilité d'être entendu à ce sujet.
LES RESPONSABILITÉS EN MATIÈRE
D'OCTROI DE PERMIS
L'octroi des permis et l'obtention des garanties
relevaient de la responsabilité de la section Pro
grammes et administration de la Division de l'écono-
mie et de la statistique, que présidait un directeur.
Celui-ci relevait du directeur administratif de la
Commission, autorité principale en matière de permis
et de cautionnement investie du pouvoir de renvoi
aux commissaires. Le contrôle administratif du pro
gramme de la section Programmes et administration
relevait du sous-directeur de la Division de l'écono-
mie et de la statistique. Cependant, compte tenu de
l'importance du programme des permis et des cau-
tionnements, le directeur de cette division travaillait
de concert avec ses cadres supérieurs à l'examen des
politiques, des procédures et des domaines où se
posaient des problèmes. La direction et le contrôle du
service des permis était sous la responsabilité de
l'agent d'octroi des permis, lequel agissait également
à titre de registraire et était assisté d'un adjoint. Un
greffier principal et ses adjoints complétaient la sec
tion des permis.
Le poste de directeur administratif a été occupé par
M. Earl Baxter jusqu'à la fin de 1981, date à laquelle
il a été remplacé par M. John O'Connor. M. D. N.
Kennedy a occupé le poste de directeur intérimaire de
la Division de l'économie et de la statistique de jan-
vier 1981 jusqu'à sa nomination à titre de directeur
en juillet 1982. Le sous-directeur, Octroi de licences
et documentation, était M. H. D. Swalwell. ' I1 est
devenu sous-directeur, Programmes et administra
tion, le ler mars 1982. M. Regis Gosselin était regis-
traire et agent d'octroi de permis, alors que M. Grant
Bolen occupait le poste d'agent d'octroi de permis
adjoint. Engagé par la Commission en 1974, M. Gos-
selin est devenu agent d'octroi de permis intérimaire
en 1979, poste qu'il a occupé jusqu'à ce qu'il soit
nommé registraire et agent d'octroi de permis en
mars 1981. Quant à M. Bolen, engagé en 1954, il est
devenu agent d'octroi de permis adjoint en 1975.
LE TITULAIRE DE PERMIS
Constituée en société en 1973, Memco a pour la
première fois obtenu de la Commission, en 1977, un
permis d'exploitation d'un «élévateur primaire». En
1978, elle a obtenu un permis d'exploitation d'un
«élévateur de conditionnement», soit un élévateur du
type défini au paragraphe 2(38) de la Loi:
2. Dans la présente loi,
(38) «élévateur de conditionnement» désigne un élévateur
servant principalement à la réception et au stockage du
grain en vue de le transformer sur place en d'autres pro-
duits;
La société a subséquemment obtenu chaque année un
permis pour toute «campagne agricole» commençant
le ler août d'une année et se terminant le 31 juillet de
l'année suivante. Le ler août 1981, la Commission a
renouvelé le permis de Memco pour la campagne
agricole de 1981-1982 sur la base des renseignements
que la société avait fournis et que la Commission
avait tenus pour véridiques, sans qu'ils aient fait l'ob-
jet d'une vérification indépendante. Avant la fin de
cette campagne agricole, le permis de Memco était
révoqué et la société était mise sous séquestre.
LA RESPONSABILITÉ DES EXPLOITANTS
D'ÉLÉVATEURS DE CONDITIONNEMENT EN
MATIÈRE DE DÉCLARATION
À l'origine, comme on l'a indiqué précédemment,
les titulaires de permis étaient tenus de déclarer men-
suellement leurs impayés sur une formule conforme
au Règlement. Cette politique a été modifiée après
que la Commission eut décidé, en avril 1981, de met-
tre en oeuvre certaines recommandations que lui avait
faites M. J. C. Blackwell dans un rapport provisoire
daté du mois de mars 1981. M. Blackwell avait été
engagé par les commissaires en septembre 1980 pour
proposer des changements au système de déclaration
des titulaires de permis et pour établir une gestion
plus efficace des dispositions de la Loi et du Règle-
ment visant l'octroi des permis et l'obtention des
garanties. En vertu du système alors existant, chaque
titulaire était tenu de calculer les montants dus à la
fin du mois et d'en faire rapport à la Commission peu
après. La formule qu'utilisait Memco a varié au cours
des années, sans jamais toutefois qu'y soit incorporée
une déclaration solennelle. En pratique, l'un de ses
représentants attestait simplement que les renseigne-
ments exposés dans le rapport étaient [TRADUCTION]
«exacts et véridiques au meilleur de [s'a connais-
sance». Seul un chiffre était inscrit dans ses rapports
mensuels, soit le «Total dû» pour la période se termi-
nant à la fin du mois précédent à l'égard du grain
acheté par contrat de vente libre. La Commission
n'avait pas alors de programme régulier d'examen
des registres du titulaire de permis, même s'il pouvait
arriver que la section des permis examine les regis-
tres dans des cas spéciaux si elle recevait une plainte
concernant un titulaire en particulier ou s'il y avait
des signes évidents indiquant que les déclarations
d'un titulaire étaient insatisfaisantes.
Il ne semble guère douteux que les commissaires
étaient fort préoccupés de l'efficacité du système de
déclaration volontaire et de la viabilité financière des
titulaires de permis lorsqu'ils ont décidé d'engager
M. Blackwell à la fin de l'année 1980. Le portrait que
celui-ci a tracé dans son rapport provisoire n'était
d'ailleurs pas très reluisant. M. Blackwell a estimé
que le système existant de déclaration souffrait de
deux grands problèmes, comme il s'en explique à la
page 13 de son rapporta, dont la version définitive est
datée du 5 mai 1981:
[TRADUCTION] Le premier est le dépôt tardif de plusieurs décla-
rations, malgré les appels téléphoniques et les lettres de suivi
des fonctionnaires qui s'occupent de l'octroi de permis. Le
second, qui est plus grave, est celui des inexactitudes et des
omissions que comportent les rapports. Certaines d'entre elles
sont évidentes; dans d'autres cas, il ne s'agit que de craintes,
lesquelles sont malheureusement souvent confirmées. À tout
événement, on a l'impression que les rapports de certains titu-
laires de permis ne sont pas fiables et il y a fort à parier que
leurs dettes ne sont pas suffisamment garanties.
Peu après la réception de la version provisoire de
ce rapport, les premiers responsables de l'octroi des
permis et de l'obtention des cautionnements au sein
de la Commission ont décidé, en consultation avec
M. Blackwell, des mesures à prendre pour améliorer
le système et, en particulier, pour accroître la fiabilité
des données financières fournies par les titulaires de
permis. La Commission devait sous peu recevoir les
demandes de renouvellement de permis pour la cam-
pagne agricole 1981-1982 commençant le ler août
1981, en outre des nouvelles demandes. Aussi a-t-elle
cherché à mettre au point une méthode permettant de
déterminer la viabilité financière des requérants et la
suffisance de la garantie déposée grâce à un examen
financier indépendant. De fait, c'est M. Blackwell
3 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 1, à la p. 167 (pièce
69).
lui-même qui a été engagé pour effectuer ces exa-
mens. La Commission s'est également attaquée à la
tâche d'établir une procédure d'analyse interne des
données, confiant à M. Blackwell le soin d'élaborer
une méthode que le personnel pourrait facilement
appliquer. De plus, on établirait un programme per-
mettant à certains employés (l'agent d'octroi des per-
mis et son adjoint) d'accroître leur capacité d'analy-
ser les données financières qui leur seraient soumises
à l'occasion. Ces changements quant aux méthodes
d'analyse et à la formation du personnel devaient per-
mettre au personnel de la Commission d'être mieux
en mesure d'effectuer des inspections sur le terrain et
d'évaluer ainsi tant la santé financière des titulaires
de permis que l'importance de leurs dettes déclarées
par rapport à la garantie déposée.
EXAMEN FINANCIER DE MEMCO
Je m'attarderai un instant aux examens financiers
auxquels M. Blackwell a procédé au cours de l'été
1981, conformément à son mandat. Il avait convenu
de passer en revue la situation d'environ 50 % de
tous les titulaires de permis sur la base des renseigne-
ments contenus dans les dossiers de la Commission,
savoir dans les demandes de nouveaux permis ou de
renouvellement, les déclarations mensuelles sur le
niveau d'endettement et, dans certains cas, des états
financiers non vérifiés. Son étude a porté sur deux
groupes, les résultats de l'examen du premier groupe
de 33 titulaires étant divulgués le 22 juillet 1981.
Dans ce groupe, il a constaté qu'il y avait un fort
pourcentage de comptes faibles-13 sur 33. M.
Blackwell procédait à ces examens lorsque la Com
mission lui a demandé d'examiner personnellement,
conformément à son engagement, certains comptes
particuliers qui l'inquiétaient. L'examen de ce second
groupe de 14 titulaires, qui comprenait Memco,
devait commencer aussitôt terminé l'examen du pre
mier groupe. M. Blackwell s'était déjà fait une opi
nion quelque peu différente de Memco en ce qu'elle
était une entreprise «diversifiée», c'est-à-dire qu'elle
détenait, outre l'usine de transformation de Red Deer
(Alberta), d'autres propriétés et d'autres droits.
Le 7 août 1981, M. Blackwell avait procédé à
l'évaluation de la santé financière et des garanties
fournies par ces titulaires supplémentaires et avait
fait part de ses conclusions au personnel de la Com-
mission responsable de l'octroi des permis et de l'ob-
tention des cautionnements. Il a attribué à la situation
financière de Memco la cote «mauvaise» ou «D», fai-
sant les observations suivantes dans son évaluation
écrite 4 :
[TRADUCTION]Remarques — La situation financière de cette
entreprise présente des signes de danger qu'il faudra avoir à
l'esprit lorsqu'on se demandera s'il y a lieu de renouveler le
permis de cette société.
Les signes de danger sont les suivants:
1. Dette élevée
2. Fonds de roulement déficitaire
3. Investissement important dans des filiales qui enregistrent
des pertes
4. Investissement important dans des motels et des
immeubles locatifs (valeur comptable de 3 269 000 $ avec
hypothèque de premier, deuxième et troisième rangs de
3 220 000 $)
5. Rentabilité minime: usine de transformation, profit de
47 000 $ sans amortissement sur un chiffre d'affaires de
5 000 000 $; perte de 237 000 $ à l'égard de l'exploitation
d'un motel ayant un chiffre d'affaires de 480 000 $ et perte
de 312 000 $ découlant des immeubles locatifs
Face à cette situation, la société a déclaré un dividende de
108 000 $. On peut se demander jusqu'à quand elle pourra
tenir le coup devant tous ces problèmes, mais les choses pour-
raient mal tourner. Avant de lui accorder un renouvellement de
permis pour une autre année, il importe donc de s'assurer
qu'une garantie suffisamment élevée est maintenue (un mon-
tant de 600 000 $ semblerait approprié). Toutefois, il serait
peut-être souhaitable d'aviser la société que les exploitants
titulaires de permis se doivent d'améliorer considérablement
leur situation financière, faute de quoi ils n'obtiendront peut-
être pas de renouvellement.
Manifestement, M. Blackwell considérait que
Memco était un cas limite et qu'elle devait être avisée
de la nécessité d'améliorer sa situation si elle voulait
continuer à détenir un permis d'exploitation. Il a
même utilisé dans ses remarques les termes «signes
de danger» et «mal tourner» afin d'attirer nettement
l'attention de la Commission. Ainsi qu'il appert de
l'extrait suivant de son contre-interrogatoire, il n'était
pas heureux de voir retardées les mesures qui s'impo-
saient 5 :
[TRADUCTION] Q. Et vous dites aujourd'hui, Monsieur, que
vous vous seriez contenté, si on vous l'avait demandé en
4 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 2 aux p. 261 et 262
(pièce 89).
5 Débats de première instance, vol. 7, de la p. 1093, ligne 26,
à la p. 1094, ligne 23.
août 1981, de dire que les choses pouvaient restées ainsi
jusqu'à la fin de décembre de cette année?
R. Non, j'aurais pensé qu'on aurait renouvelé leur permis et
qu'un représentant de la Commission aurait commu-
niqué avec M. Memco pour lui dire: j'aimerais vous ren-
contrer, à votre bureau ou au nôtre, pour discuter de
votre situation financière. En théorie, mais c'est ce que
j'aurais proposé, le représentant aurait abordé franche-
ment la question de sa situation financière et lui aurait
fait part de la préoccupation de la Commission à ce sujet.
Il l'aurait averti que si des correctifs n'étaient pas
apportés, il serait peut-être impossible de renouveler le
permis pour une autre année et que la situation de l'en-
treprise ferait l'objet d'une surveillance étroite. Et dans
les quelques mois suivant cette rencontre, un vérificateur
indépendant ou un vérificateur de la Commission serait
allé sur place pour examiner les comptes et s'assurer que
l'entreprise était sur la bonne voie.
En dépit de ses réserves, mais en présumant de
l'exactitude des déclarations mensuelles, M.
Blackwell a recommandé que le permis de Memco
soit renouvelé et que sa garantie demeure inchangée à
600 000 $.
• VÉRIFICATION DE MEMCO
Entre temps, la Commission se préparait active-
ment à une vérification externe de Memco et des
autres titulaires de permis dont M. Blackwell avait
jugé la situation financière «mauvaise» ou «très mau-
vaise», c'est-à-dire ceux auxquels il avait attribué la
cote «D»—«Situation financière mauvaise—Niveau
d'exploitation et/ou de garantie douteux», ou la cote
«E»—«Situation financière très mauvaise—Renou-
vellement de permis très douteux». L'attribution à
Memco de la cote «D» a causé un certain étonnement
à la Commission car malgré les «signes de danger»
dont il avait fait état, M. Blackwell n'avait exprimé
aucune insatisfaction quant à la garantie déposée ou
quant à l'exactitude des déclarations mensuelles.
Au cours de l'été 1981, il a été décidé de faire pro-
céder pour l'année financière se terminant le 31 mars
1982 à une vérification externe complète, par le
Bureau des Services de vérification, de tous les titu-
laires ayant reçu les cotes «C» et «D» (neuf) ainsi
que la cote «E» (deux). On eut tôt fait de réunir et de
faire approuver les fonds nécessaires aux trois pre-
mières vérifications après que les agents d'octroi de
permis eurent exprimé des doutes quant à l'exactitude
des déclarations de nombreux titulaires. La priorité
devait être accordée aux deux titulaires ayant reçu la
cote «E» et à un troisième ayant reçu la cote «D».
Bien qu'elle ait aussi reçu la cote «D», Memco ne
figurait pas parmi les trois titulaires devant faire l'ob-
jet d'une vérification à l'automne 1981.
La première de ces trois vérifications, terminée
avant la fin de novembre 1981, a révélé une
sous-évaluation grave des dettes totales, l'écart attei-
gnant 250 000 $. Craignant que cette situation repré-
sente seulement «la pointe de l'iceberg», M. Swal-
well a estimé qu'il était [TRADUCTION] «impératif que
nous prenions rapidement des dispositions pour exa
miner la situation des autres titulaires de permis» que
M. Blackwell avait identifiés comme [TRADUCTION]
«étant dans une situation financière mauvaise ou très
mauvaise», afin de juger de [TRADUCTION] «la validité
globale du système de déclaration» 6 . La seconde véri-
fication a également révélé une sous-évaluation des
dettes 7 .
À la fin de novembre 1981, les trois vérifications
touchant à leur fin, la Division de l'économie et de la
statistique a demandé des fonds additionnels, qu'elle
a obtenus peu après, afin de mener de nouvelles véri-
fications. Au mois de décembre, le Bureau des ser
vices de vérification a dressé à cet égard une liste de
priorité où Memco figurait au deuxième rang. Peu de
temps après, une autre vérification a été ajoutée et
des changements ont été apportés à l'ordre de priorité
indiqué.
Le 18 février 1982, le Bureau des services de véri-
fication avait terminé quatre des vérifications qui lui
avaient été demandées. Dans le cadre de ce pro
gramme, M. Blackwell avait lui-même mené quatre
autres inspections et la section des permis et des cau-
tionnements avait quant à elle procédé à dix inspec
tions additionnelles. Comme les fonds alloués à la
vérification s'épuisaient, les commissaires ont dû
autoriser un nouveau crédit de 5 000 $ pour la vérifi-
cation de Memco, crédit qui fut alloué le 22 février
1982. C'est à cette époque que le Bureau des services
de vérification a avisé la Commission qu'il était dans
l'impossibilité de mener d'autres vérifications avant
6 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 2, à la p. 357 (pièce
117).
7 Transcription du témoignage de D. N. Kennedy, vol. 6, à la
p. 963, lignes 8 à 25.
la fin de l'année financière en cours de la Commis
sion, le 31 mars 1982.
Peu de temps auparavant, le 12 février 1982, un
des négociants en grains titulaire d'un permis de la
Commission, Econ Consulting Limited, dont le per-
mis avait été révoqué le 8 février, a fait faillite.
Memco avait quant à elle déclaré des impayés totaux
de 586 000 $ au 31 décembre 1981, soit un niveau
légèrement inférieur à la garantie de 600 000 $
qu'elle avait déposée. Le 18 février 1982, M. Regis
Gosselin, registraire et agent d'octroi de permis, a fait
parvenir à Memco une lettre lui demandant de porter
sa garantie à 800 000 $. M. Gosselin y reprenait point
par point les craintes qu'avait exprimées M.
Blackwell en août 1981:
[TRADUCTION] Nous avons examiné avec soin vos déclarations
quant aux impayés de la dernière année ainsi que le niveau de
grain traité par votre entreprise au cours de cette période-là.
En outre, nous avons demandé à notre conseiller financier
d'examiner vos plus récents états financiers. Notre conseiller
s'est montré très inquiet à votre sujet, compte tenu de votre
niveau élevé d'endettement, de votre fonds de roulement défi-
citaire et de la rentabilité minime de vos activités.
À la lumière de tous ces faits, nous sommes d'avis que la
garantie actuelle est insuffisante et qu'il faudrait y ajouter un
montant supplémentaire de 200 000 $. Cette augmentation
devrait être obtenue sous peu, quels que soient les renseigne-
ments pouvant découler de la prochaine vérification. Nous exa-
minerons également les renseignements en question et nous
pourrons exiger à nouveau une garantie supplémentaire, s'il
appert de la vérification que le montant déclaré au titre des
dettes est inexact.
Il y aurait lieu de déposer cette garantie supplémentaire au
cours des prochaines semaines. Sinon, il serait loisible à la
Commission de prendre un arrêté portant révocation du permis
à défaut de dépôt de cette garanties.
Quelques jours plus tard, un titulaire de permis de
la Colombie-Britannique informait la Commission du
bruit qui courait concernant les difficultés de Memco.
La Commission a décidé de mener une «vérifica-
tion rudimentaire» ou examen des comptes de
Memco au début du mois de mars 1982; elle a confié
cette tâche à M. Grant Bolen, agent d'octroi de per-
mis adjoint, qui s'en est acquitté entre le 8 et le 11
mars 1982. Il a constaté qu'au 31 janvier 1982, les
impayés de Memco s'élevaient à 791 877 $, compa-
S Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 3, à la p. 407 (pièce
145).
nativement au total déclaré à cette date de 360 750 $,
et il a estimé qu'au 5 mars, ils atteignaient 801 538 $.
Il a tenu pour négligeable un découvert bancaire
d'environ 500 000 $. Il a également fait les
remarques suivantes: 9
[TRADUCTION] Memco possède un bon système de comptabilité
et le seul conseil que j'aie pu donner à la direction a été d'ajou-
ter quelques renvois, ce qui a été fait de bonne grâce. Je suis
convaincu que les registres de l'entreprise indiquent ses
impayés de façon exacte. J'ai été très satisfait du système en
place et de la coopération de la direction. Il y aurait toutefois
lieu à mon avis d'effectuer un suivi dans un délai de 3 à 6
mois.
Memco n'avait toujours pas augmenté sa garantie
comme le lui avait demandé la Commission le 18
février 1981, bien que M. Bolen ait prévenu la direc
tion, au cours de son examen, qu'on souhaitait une
augmentation immédiate de 200 000 $. Malgré le fait
que la garantie n'ait jamais été accrue, aucun arrêté
n'a été officiellement pris contre Memco en applica
tion du paragraphe 38(2) de la Loi. Après l'examen
de M. Bolen, la Commission a renoncé à sa décision
de demander une vérification externe de Memco.
Grâce à l'examen de M. Bolen, la Commission a
découvert que certaines propriétés immobilières de
Memco étaient à vendre. Au mois d'avril 1981, elle a
appris que certains producteurs de grains avaient été
payés, ce qui réduisait les impayés de Memco de plus
de 100 000 $. Cependant, au début du mois de mai
1982, la Commission a été informée que Memco
n'avait pas divulgué certaines réclamations élevées
des producteurs et qu'au 4 juin 1982, les impayés de
Memco s'élevaient à environ 1 300 000 $. Elle a
décidé de ne pas renouveler sa demande d'augmenta-
tion de la garantie. À cette époque, les banquiers de
Memco continuaient d'honorer ses chèques, si bien
que chaque chèque encaissé par un producteur entraî-
nait une réduction correspondante du montant total
des dettes. C'est le 10 juin 1982, jour où la banque du
titulaire a refusé de continuer à honorer les chèques,
que la Commission a décidé de révoquer le permis de
Memco et de réaliser la garantie existante de
600 000 $. Peu après, on découvrait que les dettes
totales que Memco avait contractées envers les pro-
ducteurs de grains s'élevaient à 1 430 000 $.
9 Dossier d'appel, annexe conjointe, vol. 3, à la p. 451 (pièce
159).
LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE
Les conclusions suivantes du juge de première ins
tance revêtent une importance considérable quant aux
questions que nous devons trancher en l'espèce:
1. Avant 1981, la politique de la Commission consis-
tait à exiger des titulaires de permis qu'ils déclarent
chaque mois le total de leurs impayés à la fin du mois
écoulé. On se fiait à l'exactitude de ces rapports men-
suels, aucune vérification n'étant effectuée et des
examens n'étant menés que ponctuellement en cas de
difficultés.
2. En 1981, cette politique fut remplacée par suite de
l'étude que M. Blackwell avait soumise à la Commis
sion au mois de mars de cette année et des examens
financiers auxquels il avait procédé au cours de l'été.
3. Ces examens ayant révélé qu'une forte proportion
des titulaires de permis étaient, à différents degrés, en
difficulté financière, la Commission a décidé que les
douze auxquels M. Blackwell avait attribué la cote
«mauvaise» ou «très mauvaise» devaient faire l'objet
d'une vérification avant la fin de l'année financière
en cours le 31 mars 1982.
4. Memco n'a fait l'objet d'aucune vérification ni
d'aucun examen entre août 1981 et mars 1982, mal-
gré de nombreux signaux d'alarme et le fait que les
dirigeants de la Commission connaissaient la fragilité
de sa santé financière. Bien que l'entreprise ait
d'abord été placée en tête de liste quant aux vérifica-
tions à mener, elle a perdu sa place au profit d'autres
titulaires et n'a jamais en fait été l'objet d'une vérifi-
cation.
5. Bien que l'examen effectué par l'agent d'octroi de
permis adjoint, en mars 1982, ait révélé un niveau
important de dettes non déclarées, il n'a pas permis
de découvrir leur ampleur réelle et l'insuffisance cri
tique de garantie. En fait, cet agent n'était pas quali-
fié pour mener des vérifications de cette nature.
6. La Commission aurait pu procéder plus tôt à une
inspection appropriée de Memco, sans engager pour
autant des frais élevés.
7. La preuve faite à l'instruction a révélé de façon
non équivoque que les demandeurs se fondaient sur
la garantie déposée par Memco pour les protéger en
cas de défaut de l'entreprise.
8. Il ressort également de la preuve que la Commis
sion a exposé les demandeurs et d'autres producteurs
de grains aux pratiques financières irresponsables de
Memco.
9. Il n'y avait aucune preuve indiquant que la Com
mission désapprouvait officiellement les pratiques
d'établissement reporté des prix ou qu'elle les jugeait
non couvertes par les dispositions de la Loi visant la
garantie.
Un examen du dossier me convainc que chacune
de ces conclusions repose sur des éléments de preuve.
Elles découlent de onze jours d'audience, pendant
lesquels de nombreux témoins ont été produits des
deux côtés, plusieurs étant appelés à exposer le con-
tenu de documents préparés nombre d'années aupara-
vant. Il est manifeste que le juge qui a présidé l'ins-
truction a dû démêler plusieurs contradictions dans
les dépositions de certains témoins de l'appelante et
apprécier, quant à des actes ou à des omissions, des
explications fournies plusieurs années après les évé-
nements. Ce n'était pas là, à mon avis, chose facile. Il
est bien établi que la capacité d'une cour d'appel de
modifier une conclusion de fait est limitée à l'erreur
manifeste et dominante ayant faussé l'appréciation
des faits par le juge de première instance. Le juge
Ritchie a énoncé cette règle dans l'arrêt Stein et
autres c. Le navire «Kathy K» et autres, [ 1976] 2
R.C.S. 802, la page 808:
On ne doit pas considérer que ces arrêts signifient que les con
clusions sur les faits tirées en première instance sont intan
gibles, mais plutôt qu'elles ne doivent pas être modifiées à
moins qu'il ne soit établi que le juge du procès a commis une
erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des
faits. Bien que la Cour d'appel ait l'obligation de réexaminer la
preuve afin de s'assurer qu'aucune erreur de ce genre n'a été
commise, j'estime qu'il ne lui appartient pas de substituer son
appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclu
sions tirées par le juge qui a présidé le procès.
Voir également l'arrêt N.V. Bocimar S.A. c. Century
Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247.
Même si la chose est possible, il n'est donc pas facile
de contester avec succès en appel une conclusion de
fait.
Au vu de ces conclusions de fait et des règles de
droit, le juge de première instance a conclu que la
Commission n'avait pas agi de façon raisonnable-
ment prudente dans l'application de sa politique ou
des décisions discrétionnaires en vue de s'assurer de
la santé financière de Memco et du niveau suffisant
de la garantie déposée. À son avis, la Commission
assumait une obligation de diligence envers les
intimés, lesquels se fiaient au système prévu par la
Loi pour garantir les obligations qu'avait contractées
Memco à l'égard de chacun d'eux. D'après lui, ce
manquement à l'obligation de diligence a causé aux
intimés des dommages, lesquels pouvaient être
réparés malgré leur nature purement économique.
Enfin, le juge de première instance a rejeté l'argu-
ment de l'appelante suivant lequel il y avait eu négli-
gence concourante de la part des intimés, certains
ayant accepté des ententes d'établissement reporté
des prix, d'autres ayant convenu d'un délai dans le
paiement du prix d'achat du grain en échange d'une
augmentation du prix initialement convenu.
QUESTIONS SOULEVÉES EN L'ESPÈCE
On peut résumer ainsi les questions que soulève
l' appelante:
] . Le juge de première instance a-t-il mal interprété la
Loi?
2. L'appelante avait-elle une obligation de diligence
envers les intimés?
3. Quelle était la norme de prudence applicable dans
les circonstances?
4. Y a-t-il eu violation de cette norme?
5. Cette violation a-t-elle causé les pertes alléguées?
6. Les demandeurs peuvent-ils être indemnisés pour
un préjudice purement financier?
7. Y a-t-il eu négligence concourante de la part des
demandeurs?
8. Les dommages ont-ils été correctement évalués?
Quant aux appels incidents, ils soulèvent la ques
tion du traitement que le juge de première instance,
dans les deux actions, a réservé aux intérêts dans son
appréciation des dommages, et celle de son défaut
présumé de statuer sur la demande de dommages-in-
térêts pour fausse déclaration négligente.
J'examinerai séparément chacune de ces questions.
EXAMEN ET ANALYSE
Interprétation législative
L'appelante conteste l'interprétation que le juge de
première instance a donnée à l'alinéa 36(1)c) de la
Loi. Ce dernier s'est dit d'avis que cet alinéa, surtout
lorsqu'on le rapproche du paragraphe 36(2), impose à
la Commission l'obligation de s'assurer que le
demandeur de permis en vertu du paragraphe 35(1)
est financièrement capable d'exploiter l'entreprise
proposée et qu'il a donné «une garantie suffisante
pour assurer le respect de tous les engagements
envers les détenteurs de documents, relatifs au verse-
ment de fonds, établis par le requérant en application
de la présente loi». Or, l'appelante soutient qu'une
telle obligation n'existe pas et que s'il en existe une,
c'est celle qui incombe au requérant de donner une
garantie suffisante «à la satisfaction de la Commis
sion».
Telle n'est pas mon interprétation de l'alinéa
36(1)c). L'intention d'imposer à la Commission
l'obligation de s'assurer du caractère suffisant de la
garantie est en effet manifeste. En bref, Memco étant
tenue de déposer la garantie, il était du devoir de la
Commission de s'assurer que cette garantie était suf-
fisante. J'ajouterais que la Commission avait égale-
ment l'obligation de s'assurer de la capacité finan-
cière du titulaire de poursuivre l'exploitation visée
par le permis. J'examinerai plus loin l'argument vou-
lant que la Commission ait légitimement agi à l'inté-
rieur de son pouvoir discrétionnaire en fixant le mon-
tant de la garantie donnée par Memco, et la question
du niveau suffisant de cette garantie au cours de la
période en cause.
L'appelante soutient qu'en concluant que la Com
mission «aurait pu remédier» en temps voulu à l'in-
suffisance de la garantie et que les fonctionnaires de
la Commission avaient fait preuve de négligence
«lors de l'exécution de leur mandat d'origine législa-
tive et de leur devoir de prudence reconnu en com
mon law envers les producteurs de grains», le juge de
première instance a négligé de tenir compte de l'en-
semble de la Loi. L'eût-il fait qu'il aurait constaté
que le pouvoir de la Commission d'exiger le dépôt
d'une garantie supplémentaire en vertu du paragraphe
38(1) est assujetti aux garanties procédurales édictées
à l'alinéa 77(1)c).
Je ne suis pas convaincu que le juge de première
instance ait commis une erreur. Bien que ces garan-
ties visent sans aucun doute à protéger le titulaire
contre la révocation illégale de son permis, leur exis
tence ne diminue pas le devoir incombant à la Com
mission en vertu de l'alinéa 36(1)c). Il était certes loi-
sible à la Commission d'adopter des mesures propres
à assurer l'exécution de ce devoir mais, l'ayant fait,
elle se devait d'agir de façon raisonnablement pru-
dente dans la mise en œuvre de ces mesures.
S'appuyant sur l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool c.
R., [1981] 2 C.F. 212 (C.A.), aux pages 219 et 220,
l'appelante fait valoir que la Loi n'a pas été adoptée
pour le bénéfice ou la protection d'une classe particu-
lière mais dans l'intérêt de l'ensemble du pays. De
cet argument découlerait la proposition suivant
laquelle, en l'absence d'une protection spéciale visant
les détenteurs, la Loi n'engendrerait alors aucune res-
ponsabilité de droit privé. Même si cette proposition
était juste, je ne puis souscrire à la lecture que l'appe-
lante fait de l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool. L'ali-
néa 36(1)c) n'y était pas en litige et la Cour s'était
attachée avant tout à l'interprétation de l'article 11 de
la Loi. La Cour suprême du Canada n'a quant à elle
fait aucun commentaire sur ce point en rejetant le
pourvoi final (R. du chef du Canada c. Saskatchewan
Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205).
Obligation de diligence
Il est évident que l'existence d'une obligation de
diligence est un élément essentiel à toute cause d'ac-
tion fondée sur la négligence. Comme l'a déclaré lord
Esher, maître des rôles, il y a près d'un siècle, dans
l'arrêt Le Lievre v. Gould, [1893] 1 Q.B. 491 (C.A.),
à la page 497:
[TRADUCTION] Toute personne a le droit d'être négligente
comme il lui plaît à l'égard du monde entier si elle n'a aucune
obligation envers lui.
La notion d'obligation est un moyen que les tribu-
naux ont élaboré pour contrôler l'étendue de la res-
ponsabilité des défendeurs par suite de négligence.
Dans sa manifestation contemporaine comme prin-
cipe fondamental d'une telle responsabilité, elle tire
son origine des propos suivants de lord Atkin dans
Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), aux
pages 580 et 581:
[TRADUCTION] Qui est donc mon prochain en droit? La réponse
semble être: les personnes qui sont de si prés et si directement
touchées par mon acte que je devrais raisonnablement envisa-
ger le risque qu'elles courent lorsque je pense aux actes ou
omissions en question ... Je crois que cela correspond suffi-
samment à la réalité, si on ne limite pas la proximité à une
simple proximité physique mais qu'on l'étend, comme je pense
qu'on l'entendait, à des relations si rapprochées et si directes,
que l'acte incriminé touche directement une personne alors que
celui qui est censé être prudent sait qu'elle sera directement
touchée par sa négligence.
Cet arrêt ne portait pas sur une obligation de dili
gence assumée par un organisme gouvernemental.
Des décisions subséquentes ont entraîné l'application
précise du principe énoncé par lord Atkin.
Dans Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2
R.C.S. 1228, une majorité de la Cour suprême a
appliqué la formulation plus récente donnée par lord
Wilberforce dans Anns v. Merton London Borough
Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), pour déterminer si
un organisme gouvernemental a une obligation de
diligence relevant du droit privé. Cette formulation
n'a pas été reprise en Angleterre dans l'arrêt Murphy
v. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398
(H.L.), qui tranchait aussi une demande fondée sur un
préjudice purement financier. Dans l'arrêt Murphy, la
Chambre des lords a conclu que la prévisibilité des
dommages n'était pas un critère satisfaisant de proxi-
mité même s'il pouvait s'appliquer à la plupart des
affaires fondées sur des préjudices ou des dommages
matériels. Même s'il ne nous lie pas, cet arrêt revêt
une très grande autorité. Bien sûr, il n'appartient pas
à cette Cour de résoudre le conflit apparent entre cet
arrêt et les décisions de la Cour suprême du Canada
qui ont appliqué la formulation donnée dans l'arrêt
Anns. Même si l'arrêt Just, précité, portait sur une
action fondée sur la négligence intentée contre un
organisme gouvernemental par suite d'une blessure,
la décision de la majorité énonce selon moi un
ensemble de principes fondamentaux permettant
d'établir la responsabilité d'un organisme gouverne-
mental, qu'il s'agisse d'un préjudice matériel, d'un
préjudice financier ou d'une combinaison des deux.
Comme je l'ai déjà dit, le juge Cory a repris
comme critère pour établir l'existence d'une obliga
tion de diligence le processus à deux étapes énoncé
par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns, lorsqu'il a
déclaré ce qui suit à la page 1235:
Dans les cas où, comme en l'espèce, des allégations de négli-
gence sont dirigées contre un organisme gouvernemental, il y a
lieu, pour les tribunaux, d'appliquer les critères établis par lord
Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough
Council, [1978] A.C. 728. Voici ce qu'il déclare aux pp. 751 et
752.
[TRADUCTION] Les trois arrêts suivants de la présente cour—
Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562, Hedley Byrne &
Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465, et Dor-
set Yacht Co. Ltd. v. Home Office, [1970] A.C. 1004, ont
établi le principe selon lequel, lorsqu'il s'agit de prouver
qu'il existe une obligation de diligence dans une situation
donnée, il n'est pas nécessaire de démontrer que les faits de
cette situation sont semblables aux faits de situations anté-
rieures où il a été jugé qu'une telle obligation existait. Il faut
plutôt aborder cette question en deux étapes. En premier
lieu, il faut se demander s'il existe, entre l'auteur allégué de
la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffi-
samment étroit de proximité ou de voisinage pour que le
manque de diligence de la part de l'auteur de la faute puisse
raisonnablement être perçu par celui-ci comme étant suscep
tible de causer un préjudice à l'autre personne—auquel cas il
existe à première vue une obligation de diligence. Si on
répond par l'affirmative à la première question, il faut se
demander en second lieu s'il existe des motifs de rejeter ou
de restreindre la portée de l'obligation, la catégorie de per-
sonnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent
découler de l'inexécution de cette obligation: voir l'affaire
Dorset Yacht, [1970] A.C. 1004, lord Reid à la p. 1027. [Je
souligne.]
Ces critères ont reçu l'approbation de la majorité de notre Cour
dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.
Les juges Beetz et L'Heureux-Dubé les ont également spécifi-
quement mentionnés dans l'arrêt Laurentide Motels Ltd. c.
Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705. Certes, il n'est peut-être
pas toujours souhaitable d'adopter servilement cette démarche
en deux temps: voir Yuen Kun Yeu v. Attorney -General of Hong
Kong, [1988] A.C. 175 (C.P.), aux pp. 190, 191 et 194. Néan-
moins, dans tous les cas où on allègue la conduite négligente
d'un organisme gouvernemental, il est opportun de déterminer
d'abord si le défendeur avait, envers le demandeur, une obliga
tion de diligence.
Le critère établi dans l'arrêt Anns a également été
appliqué dans Rothfield c. Manolakos, [1989] 2
R.C.S. 1259.
Dans l'arrêt Just, précité, la Cour a conclu qu'une
obligation de diligence relativement à l'entretien rai-
sonnable d'une route découlait de l'invitation, lancée
par la défenderesse, à l'utilisation de certains centres
de ski et de la route qui y conduisait. Comme l'a
déclaré le juge Cory à la page 1236, «[e]n tant
qu'usager de la route, l'appelant avait certainement
avec l'intimée un lien de proximité suffisante pour
être visé par l'obligation de diligence».
Il est évident que l'adoption de l'alinéa 36(1)c) de
la Loi avait pour but de protéger les producteurs de
grains qui sont détenteurs de documents en obligeant
les titulaires de permis à donner, sous forme de «cau-
tionnement, d'assurance ou sous une autre forme»,
une garantie suffisante pour assurer le respect de
leurs «engagements» envers eux et en donnant à la
Commission l'obligation de s'assurer que cette
garantie est suffisante.
On n'a pas prétendu et je ne maintiens pas que ces
dispositions en elles-mêmes ont créé une responsabi-
lité en faveur des intimés. Le juge de première ins
tance a souligné, en employant les mots du juge
Dickson (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. du
chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, pré-
cité, que la «notion d'un délit civil spécial de viola
tion d'une obligation légale qui donnerait droit à des
dommages-intérêts sur simple preuve d'une violation
et d'un préjudice doit être rejetée» bien que «[1]a
preuve de la violation d'une loi, qui cause un préju-
dice, peut être une preuve de négligence». Dans la
même décision, à la page 225, le juge Dickson a
déclaré ce qui suit: «La violation d'une loi, lors-
qu'elle a une incidence sur la responsabilité civile,
doit être considérée dans le contexte du droit général
de la responsabilité pour négligence». Il semble donc
qu'on peut tenir compte des dispositions susmention-
nées de la Loi pour établir l'existence d'un des élé-
ments fondamentaux de la négligence—l'obligation
de diligence.
La Loi fournit une forte preuve de l'existence
d'une obligation de diligence de droit privé. Il me
suffira d'ajouter qu'aucun élément de l'ensemble des
relations Commission-producteur ne me porte à
croire que ce serait nuire au but visé par la notion
d'obligation (soit maintenir la responsabilité délic-
tuelle dans les limites de la raison et du bon sens
commercial) que de conclure à l'existence d'une obli
gation de diligence en l'espèce. Au contraire, la
preuve a démontré que le rôle de la Commission dans
l'application adéquate des dispositions de la Loi et du
Règlement relatives aux permis et aux cautionne-
ments était un élément essentiel du commerce cana-
dien des grains. La politique qu'elle a adoptée à cette
fin est inattaquable, puisqu'aucune preuve n'établit
qu'elle n'a pas constitué un exercice raisonnable de
son pouvoir discrétionnaire réel. Je suis convaincu
qu'une relation de proximité comme celle qui
entraîne une obligation de diligence de droit privé a
été créée.
Parce que les préjudices visés sont de nature finan-
cière plutôt que matérielle, l'appelante demande à la
Cour d'étudier des facteurs supplémentaires comme
fondements valides de l'exclusion d'une obligation
de diligence. Elle invoque à cette fin les décisions
récentes du Conseil privé dans l'affaire Yuen Kun Yeu
v. Attorney -General of Hong Kong, [1988] A.C. 175
(mentionnée dans l'arrêt Just, précité) et l'arrêt Davis
v. Radcliffe, [ 1990] 2 All ER 536 (P.C.).
Les facteurs invoqués sont les suivants. En premier
lieu, les intimés appartenaient à une catégorie vaste et
changeante de personnes à titre de producteurs de
grains faisant affaire avec un titulaire de permis. En
deuxième lieu, la Commission n'était pas en mesure
de contrôler les opérations commerciales quoti-
diennes du tiers titulaire de permis. En troisième lieu,
la possibilité pour la Commission de découvrir les
faiblesses financières du titulaire de permis et l'insuf-
fisance de la garantie était limitée par la nature du
problème, qui était fluide et fluctuant. En dernier
lieu, le pouvoir de la Commission d'exiger d'un titu-
laire de permis financièrement précaire qu'il
accroisse sa garantie était de nature quasi-judiciaire.
Selon l'appelante, ces facteurs devraient amener la
Cour à conclure que la relation entre la Commission
et les intimés n'était pas suffisamment étroite pour
entraîner une obligation de diligence.
De plus, selon l'appelante, puisque les fonctions
déléguées à la Commission sous le régime de la Loi
devaient être exercées dans l'intérêt public en géné-
ral, comme l'a déclaré cette Cour dans l'arrêt Saskat-
chewan Wheat Pool, précité, les décisions que
devaient prendre la Commission à l'égard de la suffi-
sauce de la garantie étaient «délicates», pour repren-
dre une expression employée par lord Keith dans l'ar-
rêt Yuen Kun Yeu et par lord Goff dans l'arrêt Davis.
Comme je l'ai déjà dit, l'arrêt Saskatchewan Wheat
Pool n'appuie pas la prémisse sur laquelle se fonde
cette prétention.
Il se peut fort bien que des facteurs comme ceux
que l'appelante suggère doivent être étudiés et éva-
lués dans une espèce appropriée. Toutefois, je ne suis
pas convaincu qu'ils puissent nous aider à déterminer
l'existence d'une obligation de diligence dans les cir-
constances de l'espèce. Dans les affaires Yuen Kun
Yeu et Davis, il s'agissait de pertes financières subies
par des déposants par suite de l'écroulement d'une
institution financière réglementée et, particulière-
ment, en raison de l'omission prétendument négli-
gente de l'organisme de réglementation de déceler le
problème et de prendre en temps opportun des
mesures correctives comme la révocation d'un per-
mis ou la radiation d'un enregistrement. Le cadre
législatif de l'espèce diffère fondamentalement de
celui qui s'appliquait à ces affaires. Dans ces der-
nières, il est manifeste que les deux dispositions
législatives accordaient un vaste pouvoir général de
réglementation dans l'intérêt public, sans prévoir
d'obligation de protéger les intérêts de membres d'un
groupe particulier dans leurs relations avec un orga-
nisme réglementé. Telle n'est pas la situation en l'es-
pèce. Le Parlement a prévu expressément la protec
tion des intérêts des membres d'un groupe
défini—les détenteurs de documents—et ce, d'une
façon particulière, c'est-à-dire en exigeant le dépôt
d'une garantie à la satisfaction de la Commission et
en assurant aux détenteurs de documents l'accès à
des recours exercés soit indirectement, soit par action
directe en vertu du paragraphe 38(2) de la Loi.
Dans un dernier argument, l'appelante invoque le
fait qu'il s'agit en l'espèce d'une demande fondée sur
un préjudice purement financier plutôt qu'un préju-
dice matériel pour nier l'existence d'une obligation
de diligence. Nous traiterons de façon distincte la
question de l'indemnisation. S'il est parfois néces-
saire, dans certaines circonstances, d'examiner à la
présente étape la nature du préjudice visé comme un
des facteurs, je ne suis pas convaincu qu'il y a lieu de
le faire en l'espèce. Comme nous l'avons vu, l'exis-
tence d'une obligation de diligence n'entraîne pas
automatiquement qu'un organisme gouvernemental
soit tenu responsable. Dans l'affaire récente de
Caparo Industries Plc. v. Dickman, [1990] 2 A.C.
605 (H.L.), lord Bridge a fait l'observation suivante,
à la page 627:
[TRADUCTION] Il ne suffit pas de se demander simplement si A a
une obligation de diligence envers B. Il est toujours nécessaire
d'établir la portée de l'obligation par rapport au type de dom-
mage contre lequel A doit s'efforcer de protéger B.
Il est évident qu'un demandeur dans une telle
action devra surmonter un certain nombre d'obstacles
avant d'obtenir gain de cause. Eu égard à ce que je
viens de dire quant à la protection accordée par la Loi
aux «détenteurs de documents», il ne faudrait pas
écarter une obligation de diligence du seul fait que le
préjudice visé par la demande est de nature purement
financière, tout particulièrement lorsque les préju-
dices contre lesquels la Loi veut prémunir sont préci-
sément de cette nature.
J'aborde le point suivant. Le seul fait de conclure
en l'existence d'une obligation de diligence n'en-
traîne pas inexorablement qu'un organisme gouver-
nemental comme la Commission soit tenu responsa-
ble de négligence. Ce principe a été ainsi expliqué
par le juge Cory dans l'arrêt Just, précité, à la page
1236:
L'existence d'une obligation de diligence étant établie, il est
nécessaire ensuite d'examiner deux questions pour décider si
l'intimée peut être tenue responsable. En premier lieu, il faut
examiner la législation applicable pour voir si elle impose à
l'intimée une obligation d'entretenir ses routes ou si, subsidiai-
rement, elle crée une exonération de responsabilité en cas de
défaut d'entretien. En second lieu, il faut se demander si la pro
vince est exonérée de toute responsabilité au motif que le sys-
tème des inspections, notamment leur fréquence et leur qualité,
constitue une décision de «politique» émanant d'un organisme
gouvernemental.
J'ai déjà conclu que la Loi impose à la Commission
l'obligation de s'assurer qu'un niveau de garantie
adéquat est maintenu par les détenteurs de permis. La
Loi ne prévoit aucune exonération de responsabilité
en cas d'inexécution de cette obligation.
Existe-t-il d'autres motifs pour exonérer la Com
mission de son obligation de diligence? Le juge Cory
a exposé de façon assez détaillée les motifs de «poli-
tique» permettant d'exonérer un organisme gouver-
nemental, dans l'arrêt Just, précité aux pages 1237 à
1244. Il a examiné la distinction entre une décision
de «politique» et une décision «opérationnelle», et en
a énoncé ainsi, à la page 1239, le motif sous-jacent:
Les fonctions du gouvernement et des organismes qui en
dépendent se sont multipliées de façon phénoménale depuis le
début du siècle. Les organismes gouvernementaux ont souvent
représenté, et représentent encore aujourd'hui, le meilleur
moyen, à vrai dire le seul moyen, de protéger le public dans les
multiples situations difficiles auxquelles il est confronté. Il
peut s'agir de la distribution ou de la fabrication de produits
alimentaires ou pharmaceutiques, de production d'énergie, de
protection de l'environnement, de transport et de tourisme, de
prévention des incendies ou de construction. En raison de la
complexité croissante de la vie, les organismes gouvernemen-
taux interviennent dans presque tous les aspects du quotidien.
Cette présence gouvernementale accrue a donné naissance à
des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile
délictuelle s'ils étaient survenus entre particuliers. L'immunité
gouvernementale initiale en matière de responsabilité délic-
tuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des lois ont été
adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la res-
ponsabilité de ses actes comme si elle était une personne.
Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle doit
pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables
décisions de politique sans encourir pour autant une responsa-
bilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer
l'immunité complète de la Couronne en qualifiant de «poli-
tique» chacune de ses décisions. D'où le dilemme qui a donné
lieu à l'incessante bataille judiciaire autour de la différence
entre «décision de politique» et «décision opérationnelle». La
distinction sera particulièrement difficile à faire dans les cas où
on peut s'attendre à des inspections gouvernementales.
Le juge Cory, dans l'arrêt Just, précité, a souligné
l'importance d'établir une ligne de démarcation entre
le «politique» et l'«opérationnel», aux pages 1240 et
1241:
La nécessité d'établir une distinction entre une décision de
politique gouvernementale et sa mise en oeuvre opérationnelle
est donc évidente. Les véritables décisions de politique
devraient être à l'abri des poursuites en responsabilité délic-
tuelle, de sorte que les gouvernements soient libres de prendre
leurs décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou
économiques. Cependant l'application de ces décisions peut
fort bien engager la responsabilité. Sur quels principes direc-
teurs les tribunaux peuvent-ils donc s'appuyer pour faire cette
distinction entre le politique et l'opérationnel?
Après avoir cité abondamment des extraits des motifs
du juge Mason de la Haute Cour de l'Australie dans
l'arrêt Sutherland Shire Council y Heyman (1985), 60
A.L.R. 1, comme illustration de la façon d'établir
cette distinction, le juge Cory a résumé la position
jurisprudentielle qui prévaut actuellement au Canada
lorsqu'il s'agit de déterminer la responsabilité d'un
organisme gouvernemental en matière de négligence,
aux pages 1244 et 1245. Voici ce qu'il a dit au sujet
de ce qui constitue une décision de «politique»:
Pour déterminer si une décision est une décision de politique, il
ne faut pas oublier que de telles décisions sont généralement
prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de
l'organisme mais qu'elles peuvent aussi émaner d'un échelon
inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et
non de l'identité des acteurs. De façon générale, les décisions
concernant l'allocation de ressources budgétaires à des minis-
tères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la
catégorie des décisions de politique. En outre, il ne faut pas
oublier qu'une décision de politique peut être contestée sur le
motif qu'elle n'a pas été prise dans l'exercice réel d'un pouvoir
discrétionnaire. Si, après mûre considération, on conclut que
l'organisme gouvernemental a une obligation de diligence et
qu'il n'en est pas exempté parla loi ou la nature politique de sa
décision, il faut procéder alors à l'analyse traditionnelle de la
responsabilité délictuelle, et c'est la question de la norme de
diligence requise de l'organisme gouvernemental qui doit alors
être examinée.
La méthode et la qualité d'un système d'inspection font mani-
festement partie de l'aspect opérationnel d'une activité gouver-
nementale et doivent donc être évaluées dans le cadre de l'exa-
men de la norme de diligence. À ce stade, la norme à respecter
dans l'opération en cause doit être déterminée en fonction de
toutes les circonstances, y compris par exemple les restrictions
budgétaires et la possibilité de trouver le personnel qualifié et
l'équipement nécessaire.
Je constate comme le juge de première instance
que la politique de la Commission sur la façon de
s'assurer que Memco avait donné une garantie suffi-
sante à la date du renouvellement de son permis a été
modifiée en 1981 par la substitution d'un système de
vérification au système d' autosurveillance antérieur.
La nouvelle politique prévoyait un accroissement de
la fréquence et de l'efficacité des inspections effec-
tuées par le personnel de la Commission, de même
que le renforcement des ressources nécessaires pour
procéder aux examens et aux inspections financiers.
Un programme précis de vérifications à effectuer,
notamment auprès de Memco, pendant l'année finan-
cière courante de la Commission a également été
adopté. La mise en oeuvre de cette nouvelle politique,
comme en a conclu le juge de première instance,
nécessitait un certain nombre de décisions opération-
nelles. Je reconnais avec lui que ce sont ces dernières
décisions qui, le cas échéant, pouvaient engager la
responsabilité de la Commission. Il n'existe donc
aucun fondement pour exonérer l'appelante de toute
responsabilité du fait que les décisions prises seraient
des décisions de «politique». Il reste cependant à
déterminer si l'appelante a respecté la norme de dili
gence prévue dans la mise en oeuvre de la nouvelle
politique.
Enfin, je n'accepte pas les arguments selon les-
quels l'appelante était exonérée de toute responsabi-
lité de droit privé parce que ses fonctions étaient qua-
si-judiciaires ou analogues à des fonctions de police.
Même si on peut soutenir que certains des pouvoirs
de la Commission pourraient être ainsi qualifiés, les
actes et les omissions reprochés par les intimés n'en
font pas partie.
J'aborde maintenant la question de savoir si la
Commission a satisfait à la norme de diligence pré-
vue dans la mise en oeuvre de la nouvelle politique.
La norme de diligence
Il me semble que la juste norme de diligence qui
doit être appliquée se résume à la question de savoir
si la Commission a agi de façon raisonnable compte
tenu de toutes les circonstances. Cela semble s'accor-
der avec les opinions exprimées par le juge Cory
dans l'arrêt Just, précité, à la page 1244:
Prenons le cas où un organisme gouvernemental assume indé-
niablement une obligation de diligence envers un particulier
dont il n'est pas exempté en raison soit d'une disposition légis-
lative, soit du fait qu'il s'agit d'une vraie décision de politique.
Dans cette hypothèse, l'obligation de diligence qu'assumerait
l'organisme gouvernemental serait identique à celle qu'ont les
particuliers entre eux. Néanmoins la norme de diligence impo
sée à la Couronne pourrait ne pas être la même que celle qu'on
exige d'un particulier. Ainsi, on s'attend à ce qu'une personne
entretienne raisonnablement son trottoir ou son allée, tandis
qu'un organisme gouvernemental, comme l'intimée, peut être
responsable de l'entretien de centaines de kilomètres de routes.
Il se peut que la fréquence et la nature des inspections requises
du particulier diffèrent de celles exigées de la Couronne. Dans
chaque cas, la fréquence et la méthode doivent être raison-
nables compte tenu de toutes les circonstances. L'organisme
gouvernemental devrait pouvoir démontrer qu'au regard de la
nature et de l'ampleur du risque, son système d'inspection était
raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, y compris
les limites budgétaires, le personnel et l'équipement dont il dis-
posait, et qu'il a satisfait à la norme de diligence qui lui était
imposée.
Le juge a ajouté ce qui suit, à la page 1247:
Cette manière d'aborder la question est équitable tant pour
l'organisme gouvernemental que pour le poursuivant. L'exis-
tence d'une obligation de diligence et l'absence d'exemption
ayant été établies, le procès permettra de déterminer si l'orga-
nisme gouvernemental a respecté la norme de diligence
requise. À ce stade, le système et les méthodes d'inspection
pourront faire l'objet d'un examen, compte tenu cependant des
restrictions budgétaires imposées et du personnel et de l'équi-
pement disponibles pour effectuer une telle inspection.
Manquement à la norme
La Commission a-t-elle agi raisonnablement
compte tenu de toutes les circonstances? L'appelante
prétend qu'un manque de ressources financières et
humaines a nui à la mise en œuvre par la Commis
sion de son nouveau programme de vérification et, de
façon plus précise, retardé la vérification de Memco.
Le juge de première instance n'a pas retenu cette pré-
tention. Après un examen approfondi de la preuve et
des conclusions, je suis en mesure de partager son
opinion. Parmi les douze titulaires de permis qui
devaient faire l'objet d'une vérification, on avait
décidé dès le départ d'accorder la priorité aux deux
titulaires auxquels M. Blackwell avait attribué la cote
«E» et à celui à qui il avait attribué la cote «D» parce
que ces trois vérifications étaient considérées plus
urgentes et qu'elles donnaient à la Commission l'oc-
casion de mettre son nouveau programme à l'essai.
Les demandes de crédits pour la vérification présen-
tées par la section des permis et des cautionnements
en septembre 1981 ont reçu une réponse positive et
rapide. En novembre 1981, par suite de la décision de
procéder à des vérifications supplémentaires, les
commissaires ont à nouveau approuvé rapidement la
demande des crédits nécessaires. Ce fut également le
cas lorsqu'une demande de crédits a été présentée en
février 1982 pour la vérification de Memco. En fait,
comme l'a déclaré le commissaire en chef en réponse
à une question de la Cour, chaque fois que le direc-
teur administratif a fait valoir la nécessité d'accorder
des crédits [TRADUCTION] «pour retenir les services de
vérificateurs ... cela a été approuvé» 10 .
Il semble également que le manque de personnel
n'était pas un facteur. La preuve indique que le retard
mis à effectuer la vérification de Memco découlait de
décisions prises par le personnel des permis et des
cautionnements d'accorder la priorité à la vérification
et l'inspection d'autres titulaires de permis après la
conclusion des vérifications menées par le Bureau
des services de vérification à l'automne 1981. Le
10 Débats de première instance, vol. 9, à la p. 1553, lignes 9
à 14.
juge de première instance a conclu à la lumière des
faits que Memco avait été «reporté» sur les listes de
priorité. Il s'agissait d'une question qu'il pouvait
trancher à partir de la preuve et je ne puis voir aucun
motif qui justifierait la réformation de sa conclusion.
Après une période de négociations, la Commission et
le Bureau des services de vérification ont signé une
lettre d'entente datée du 16 décembre 1981 qui [TRA-
DUCTION] «établit les listes de priorité des titulaires de
permis que votre Commission désire soumettre à une
vérification» 11 et où Memco figurait en deuxième
position. Un autre titulaire de permis, Weyburn
Inland Terminals Ltd., figurait en huitième position.
Toutefois, le 21 décembre 1981, la Commission a
avisé les vérificateurs de sa décision [TRADUCTION]
«d'accorder ... la priorité» à Weyburn et à un autre
titulaire de permis 12 . En date du 18 février 1982, les
vérificateurs avaient terminé la vérification de Wey-
burn et de quatre autres titulaires de permis. Par con-
tre, Memco n'avait pas encore fait l'objet d'une véri-
fication même si l'on estimait que la vérification
devait être menée [TRADUCTION] «sans plus tarder» 13 .
De plus, bon nombre d'inspections ont été menées
par des membres du personnel des permis et des cau-
tionnements de la Commission dans le cadre du nou-
veau programme de vérification, et M. Blackwell a
lui-même été affecté à quatre inspections à un coût
approximatif de 2 500 $. Pendant tout ce temps-là, la
Commission n'a ni vérifié, ni inspecté, ni visité, ni
même contacté Memco entre août 1981 et la mi-fé-
vrier 1982, en dépit de sa situation financière précaire
dont avait fait état le rapport de M. Blackwell, avec le
résultat que, lorsque M. Bolen a finalement procédé à
une inspection de Memco en mars 1982, la mort pré-
maturée de Memco et les pertes qu'elle devait entraî-
ner pour les intimés étaient devenues inévitables.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'examiner en
détail la preuve sur laquelle le juge de première ins
tance s'est fondé pour conclure que l'appelante
n'avait pas respecté la norme de diligence. Il me suf-
fira de souligner un élément à titre indicatif. Il peut
sembler anodin en lui-même, mais pris dans le con-
texte global, il est révélateur. Les montants corres-
pondant au total dû de Memco, qui, en vertu du
11 Dossier d'appel, annexe commune, vol. 3, aux p. 375 et
376 (pièce 126).
12 Ibid., à la p. 378 (pièce 127).
13 Ibid., à la p. 405 (pièce 144).
Règlement, doivent faire l'objet d'un rapport men-
suel, n'étaient pas vérifiés par des déclarations offi-
cielles ainsi que l'exige le Règlement. Cette exigence
n'a pas été respectée pendant des mois et des années.
La Commission semblait se satisfaire de rapports
«certifiés» qui, au dire de l'appelante aujourd'hui,
donnaient une image trompeuse de la réalité. C'était
effectivement le cas. Si la Commission avait insisté
pour que cette exigence importante soit respectée,
elle aurait peut-être obtenu communication de rensei-
gnements exacts dans les rapports, ce qui lui aurait
permis d'avoir en temps opportun une image plus
claire de la situation financière de Memco et de la
nécessité d'accroître la garantie exigée.
La Commission est accusée de négligence princi-
palement pour n'avoir rien fait, dans la mise en
oeuvre de cette politique, pour exiger une augmenta
tion du niveau de garantie au cours des six mois qui
ont suivi le moment où, durant l'été 1981, on a claire-
ment porté à son attention la situation financière pré-
caire du titulaire de permis. Je trouve, comme le juge
de première instance, que la Commission a finale-
ment fait trop peu et agi trop tard en mars 1982. Il
ressort clairement des conclusions du juge de pre-
mière instance que la négligence qu'il a reconnue ne
consistait pas en un seul acte ni en une seule omis
sion, à un moment précis, mais qu'elle était effective-
ment cumulative. Je n'ai aucun doute sur le
bien-fondé de sa conviction que la situation finan-
cière de Memco était irrémédiable au moment où M.
Bolen a procédé à son inspection en mars 1982, et
qu'il ne servait pratiquement à rien d'insister par la
suite pour que soient respectées les demandes d'aug-
mentation des garanties, ou de rendre un arrêté sous
le régime du paragraphe 38(1) de la Loi. Les dés
étaient jetés. On ne peut toutefois en dire autant de
l'omission de prendre des mesures avant cette date, et
particulièrement avant comme après la délivrance du
permis de Memco pour la campagne agricole de
1981-1982, le 7 août 1981.
Je suis convaincu que l'appelante n'a pas respecté
la norme de diligence applicable.
Lien de causalité
J'aborde maintenant la question du lien de causa-
lité. Dans toute demande de dommages-intérêts fon-
dée sur la négligence, comme l'a fait remarquer lord
Reading, J.C., dans l'arrêt Munday (J.R.) Ld. v. Lon-
don County Council, [1916] 2 K.B. 331 (C.A.), à la
page 334:
[TRADUCTION] La seule négligence ne donne pas une cause
d'action, ni le seul dommage; les deux doivent coexister.
L'appelante prétend que le juge de première ins
tance a commis une erreur en concluant que la négli-
gence de l'appelante a causé les préjudices subis par
les intimés. Dans sa conclusion, le juge a appliqué le
critère de «l'essentiel» et dit à la page 40: «la partie
défenderesse sera tenue responsable... dans les cas
où le préjudice ne serait pas survenu, n'eût été de la
violation par la partie défenderesse d'un devoir de
prudence».
Le juge de première instance a ensuite dit ce qui
suit, à la page 40 de ses motifs:
À mon sens, il est clair, d'après la preuve présentée au procès,
que la violation par la Commission de son devoir (c.-à-d. assu-
rer l'existence d'une garantie suffisante ou prendre des
mesures visant à accroître la garantie à une date antérieure) a
exposé de façon négligente les demandeurs et d'autres produc-
teurs de grains aux pratiques financièrement irresponsables de
Memco. Il est également évident que la Commission aurait pu
remédier à cette menace imminente (c.-à-d. en menant une
vérification professionnelle dès qu'elle a été mise au courant
de la mauvaise situation financière de Memco et en demandant
une augmentation de la garantie), n'eût été de la négligence des
fonctionnaires de la Commission lors de l'exécution de leur
mandat d'origine législative et de leur devoir de prudence
reconnu en common law envers les producteurs de grains.
Il semble juste de dire que cette conclusion était fon-
dée sur une inférence que le juge de première ins
tance a tirée de la très abondante preuve produite
devant lui.
L'appelante fait valoir qu'il n'existait aucune
preuve ou qu'il y avait insuffisance de la preuve pro-
duite par les intimés pour démontrer que le niveau
des montants dus aux producteurs de grains aurait pu
être décelé si une vérification du titulaire de permis
avait été effectuée auparavant, qu'une meilleure ins
pection en mars 1982 aurait évité les préjudices ou
qu'une demande ou un arrêté antérieurs exigeant la
production d'une garantie supplémentaire auraient été
respectés, et que les éléments de preuve produits ne
permettaient pas de conclure directement ou par infé-
rence que la négligence de la Commission avait causé
le préjudice subi par les intimés.
Les principes du lien de causalité dans une action
fondée sur la négligence ont été examinés et
expliqués récemment par la Cour suprême du Canada
dans l'arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.
Comme cet arrêt l'affirme à nouveau à la page 320, le
demandeur doit démontrer d'après une prépondé-
rance des probabilités que, n'eût été la conduite délic-
tueuse du défendeur, il n'aurait pas subi le préjudice
reproché. Le juge Sopinka, qui a rendu le jugement
de la Cour, a défini en ces termes, à la page 326, la
notion de causalité:
La causalité est une expression du rapport qui doit être constaté
entre l'acte délictueux et le préjudice subi par la victime pour
justifier l'indemnisation de celle-ci par l'auteur de l'acte délic-
tueux.
Dans l'affaire Snell, qui portait sur une blessure, il
s'agissait de déterminer si la négligence du médecin
avait causé le préjudice ou s'il existait une autre
cause. L'arrêt reflète la souplesse obtenue en vertu
des principes de la causalité, non par la modification
de l'attribution du fardeau ultime de la preuve, mais
plutôt par l'adoption [TRADUCTION] «d'une façon déci-
sive et pragmatique d'aborder les faits fondamentaux
incontestés de l'affaire» (lord Bridge dans l'arrêt
Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1988] A.C.
1074 (H.L.), à la page 1090). La Cour a conclu que
même si elle ne pouvait être démontrée à partir d'une
opinion médicale positive, la preuve du lien de causa-
lité pouvait être déduite des circonstances, par l'ap-
plication du bon sens, lorsque le défendeur n'a pro-
duit aucun élément de preuve contraire. Il semble que
ces principes soient également applicables à d'autres
affaires que celles qui sont fondées sur la négligence
professionnelle du médecin, dans des cas appropriés.
Ces principes peuvent-ils aider à prouver le lien de
causalité en l'espèce?
L'appelante prétend que le lien de causalité n'a pas
été démontré d'après une prépondérance des probabi-
lités par les intimés, et que par conséquent le juge de
première instance a commis une erreur en concluant
que la négligence de l'appelante avait causé le préju-
dice, conclusion que l'avocat a décrite comme pure
[TRADUCTION] «spéculation et conjecture». Il me
semble toutefois qu'il s'agit d'une affaire dans
laquelle le juge était fondé à conclure, en déduisant le
lien de causalité des circonstances prouvées, que
n'eût été la négligence de l'appelante en ce qu'elle a
omis d'exiger une garantie suffisante, les préjudices
subis par les intimés auraient pu être évités. L'appe-
lante n'a produit aucun élément de preuve contraire
—malgré sa meilleure connaissance des opérations
du titulaire de permis—pour établir qu'une demande
ou un arrêté antérieurs n'auraient pas entraîné une
augmentation de la garantie exigée.
Je me référerais de plus à l'arrêt Kamloops (Ville
de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2, où la Cour
a étudié la question du lien de causalité dans une
action fondée sur la négligence intentée contre un
organisme public. Le demandeur poursuivait la ville
de même que le constructeur et le vendeur d'une mai-
son qui avait été construite sur des fondations inadé-
quates. La ville ne s'étant pas acquittée de son obli
gation d'inspecter l'immeuble en temps opportun, la
construction s'était poursuivie.- On a prétendu que la
cause du préjudice subi par le demandeur était la
négligence du constructeur et que, partant, la négli-
gence de la ville n'en était pas la cause. Le juge Wil-
son n'a pas accueilli cette prétention, dans les motifs
qu'elle a prononcés au nom de la majorité, à la page
15:
Il ne s'agit pas d'un pouvoir que la ville a décidé d'exercer,
mais qu'elle a exercé de façon négligente. Il s'agit d'un cas
d'obligation à laquelle la ville est tenue envers le demandeur,
qui satisfait au critère du lien entre les parties énoncé par lord
Wilberforce dans l'arrêt Anns. La responsabilité de la ville
énoncée dans le règlement consistait à examiner soigneuse-
ment les travaux du constructeur et à protéger le demandeur
contre les conséquences de toute négligence dans leur exécu-
tion. Dans ces circonstances, on ne peut à mon avis prétendre
que le manquement de la ville à son obligation ne constitue pas
une cause. La négligence du constructeur est vraiment fonda-
mentale. Il a construit les fondations inadéquates. Mais la ville,
dont l'obligation consistait à veiller à ce qu'on y remédie, a
autorisé la construction de l'édifice sur ces fondations. La
négligence de la ville dans ce cas a été de manquer à son obli
gation de protéger le demandeur contre la négligence du cons-
tructeur.
De la même façon, on peut dire en l'espèce que
l'appelante aurait pu empêcher que les intimés ne
subissent des préjudices, n'eût été de sa négligence
dans l'exécution de son obligation de surveillance du
niveau de la garantie. Je ne veux pas laisser entendre
par là que l'appelante avait l'obligation d'assurer un
niveau de garantie tel qu'une personne qui se trouve-
rait dans la situation des intimés puisse, en toutes les
circonstances, récupérer la totalité des sommes dues
par le titulaire d'un permis, puisque la norme de dili-
gence était d'agir avec une diligence raisonnable dans
les circonstances. A supposer que cette nonne ait été
respectée et que le niveau de la garantie produite à un
moment donné ait été insuffisant, les détenteurs de
documents ne pourraient s'attendre à recouvrer de
l'appelante le solde manquant. Par contre, comme les
intimés ne pouvaient recouvrer ces sommes du débi-
teur original et que la négligence de l'appelante les
empêche de recouvrer sur la garantie la totalité de
leurs pertes, ils devront absorber l'insuffisance si
l'appelante est dégagée de toute responsabilité,
nonobstant le fait que le sinistre même contre lequel
ils devaient être protégés au moyen de la garantie
s'est produit. A mon avis, les préjudices qu'ils ont
subis étaient raisonnablement prévisibles et décou-
laient directement de cette négligence; en d'autres
termes, cette négligence a constitué la cause des
pertes subies par les intimés.
Je ne modifierais pas la conclusion tirée par le juge
de première instance en ce qui a trait au lien de cau-
salité.
Préjudice purement financier
Il est maintenant nécessaire de déterminer si le
préjudice subi par les intimés peut faire l'objet d'une
indemnisation nonobstant le fait qu'il soit purement
financier. J'ai déjà mentionné la nature du préjudice
comme un facteur dont on peut tenir compte pour éta-
blir l'existence d'une obligation de diligence. Dans
les arrêts anglais récents, on considère généralement
que ce facteur a des incidences sur l'existence d'une
obligation de diligence ou sur la portée de celle-ci.
Toutefois, selon l'arrêt Just, précité, il faut au préala-
ble que soit établie l'existence à première vue d'une
obligation de diligence. Puisque j'ai conclu en l'exis-
tence d'une telle obligation, je dois aborder la
deuxième étape du critère établi dans l'arrêt Anns
pour déterminer «s'il existe des motifs de reje-
ter ... les dommages qui peuvent découler de
l'inexécution de cette obligation». Le résultat final
serait apparemment le même, que la question soit
posée en termes d'obligation ou d'éloignement du
dommage.
Dans l'arrêt Cie des chemins de fer nationaux du
Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1990] 3
C.F. 114 (C.A.), porté en appel devant la Cour
suprême du Canada, la Cour a procédé à un examen
assez approfondi de la question de la réparation du
préjudice purement financier et bon nombre des déci-
sions qu'elle a passées en revue sont pertinentes en
l'espèce. Les deux affaires ne sont toutefois pas iden-
tiques. Cette affaire portait sur une action fondée sur
la négligence, intentée par une partie à un contrat
d'utilisation d'un pont contre un tiers dont le navire
était entré en collision avec le pont, ainsi rendu inuti-
lisable pendant un certain temps pour la demande-
resse. La présente espèce n'a rien en commun avec
cette affaire. Elle s'apparente davantage à la situation
visée par l'arrêt Ville de Kamloops, précité, dans
laquelle la Cour a conclu que la ville était coupable
de négligence à l'égard d'un préjudice purement
financier parce qu'elle ne s'était pas aperçue, par
défaut d'inspection, qu'une maison n'était pas cons-
truite sur de bonnes fondations (comme l'exigeait le
règlement municipal), et qu'elle avait négligé de faire
respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux rendue
contre le constructeur. La Cour suprême du Canada a
conclu à la majorité qu'une perte purement financière
pouvait donner lieu à réparation si, pour reprendre les
mots du juge Wilson à la page 35, «selon l'interpréta-
tion de la loi, il s'agit d'un type de perte que la loi
vise à prévenir».
La question de la réparation d'un préjudice pure-
ment financier dans une action de ce type demeure
toujours une question judiciaire très controversée qui
n'a pas encore été réglée définitivement dans notre
pays. Traditionnellement, à quelques exceptions près,
les tribunaux ont jugé que le préjudice financier n'est
réparable que si la négligence qui lui a donné lieu a
également causé des pertes ou dommages matériels.
Depuis une dizaine d'années, la question a été por-
tée à l'attention de la Cour suprême du Canada dans
des affaires précises. Dans l'arrêt Rivtow Marine Ltd.
c. Washington Iron Works et autre, [1974] R.C.S.
1189, la Cour a accepté l'attribution de
dommages-intérêts pour une perte purement écono-
mique en se fondant sur le principe établi dans l'arrêt
Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd.,
[1964] A.C. 465 (H.L.); dans l'arrêt Ville de Kam-
loops, précité, l'indemnisation a également été accor-
dée, comme je l'ai indiqué. Par contre, dans l'arrêt
B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S.
228, la Cour a refusé d'accorder la réparation d'un tel
préjudice 14 .
Cette question a été soulevée à l'occasion de diver-
ses affaires dont ont été saisis la Chambre des lords et
le Conseil Privé, de même que des cours d'instance
supérieure en Australie et en Nouvelle-Zélande: voir,
par exemple, Murphy, précité; Davis, précité;
Caparo, précité; D. & F. Estates Ltd. v. Church
Comrs. for England, [1989] 1 A.C. 177 (H.L.); Yuen
Kun Yeu, précité; Curran v. Northern Ireland Co -ow
nership Housing Association Ltd., [1987] A.C. 718
(ILL.); Peabody Donation Fund (Governors of) v. Sir
Lindsay Parkinson & Co. Ltd., [1985] A.C. 210
(H.L.); Sutherland Shire Council, précité; Junior
Books Ltd. v. Veitchi Co. Ltd., [1983] A.C. 520
(H.L.); Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd,
[1977] 1 NZLR 394 (C.A.). Voir aussi Candlewood
Navigation Corp. Ltd. v. Mitsui O.S.K. Lines Ltd.
(«The Mineral Transporter»], [1986] A.C. 1 (P.C.);
Leigh and Sillavan Ltd. v. Aliakinon Shipping Co.
Ltd., [1986] A.C. 785 (H.L.).
Dans l'arrêt Murphy, précité, la Chambre des lords
a rejeté une demande de réparation d'un préjudice
purement financier intentée contre une ville dans une
action fondée sur la négligence parce qu'il n'était
embrassé par la portée d'aucune obligation de dili
gence. Le jugement a soulevé de nombreux débats
dans les milieux juridiques 15 . Le demandeur était
l'occupant d'une maison dont les murs de fondation
se sont crevassés après que les plans de construction
eurent été approuvés négligemment par un expert
indépendant sur l'avis duquel la ville s'est fondée
pour autoriser les plans. Selon lord Keith, à la page
469, permettre l'indemnisation [TRADUCTION] «ouvri-
rait la porte à une gamme trop vaste de demandes».
Même s'il partageait la même opinion, lord Oliver a
reconnu dans ses motifs, à la page 485, que [TRADUC-
14 Voir aussi Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer-
Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, motifs du juge
Pigeon, à la p. 252; Haig c. Bamford et autres, [1977] 1 R.C.S.
466; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147.
15 Voir par exemple Fleming, «Requiem for Anns» (1990),
106 L.Q. Rev. 525; Cooke, «An Impossible Distinction»
(1991), 107 L.Q. Rev. 46; Negligence after Murphy v.
Brentwood D.C., Legal Research Foundation, University of
Auckland (7 mars 1991); Symposium on Recent Developments
on Liability For Economic Negligence, parrainé par le Cana-
dian Business Law Journal et la Faculté de droit de l'Univer-
sité de Toronto (19 avril 1991).
TION] «le seul fait que l'unique préjudice subi par le
demandeur dans une action en dommages-intérêts
fondée sur la négligence soit de nature financière ou
«économique» n'entraîne pas nécessairement le rejet
de sa demande». En adoptant l'attitude d'élargisse-
ment progressif reflétée dans l'arrêt Murphy, il a
estimé que la réparation d'un préjudice purement
financier ne serait possible que si la confiance au sens
de l'arrêt Hedley Byrne, précité, le mettait à l'inté-
rieur du champ d'application de l'obligation de dili
gence.
Toutefois, lord Oliver a aussi reconnu, à la page
486, qu'il ne fallait pas [TRADUCTION] «nécessaire-
ment supposer que les affaires de confiance formaient
la seule catégorie possible d'affaires dans lesquelles
peut exister l'obligation de diligence raisonnable
pour éviter ou empêcher une perte financière»; il a
cité à titre d'exemples Morrison Steamship Co., Ld.
v. Greystoke Castle (Cargo Owners), [1947] A.C.
265 (H.L.) et Ross v. Caunters, [1980] Ch. 297
(Ch.D.). Il a ensuite souligné, à la page 487, que pour
qu'une perte financière soit qualifiée de préjudice
quasi délictuel.
[TRADUCTION] ... il est nécessaire de trouver un facteur en plus
de la seule existence de la perte et du fait qu'on pouvait prévoir
qu'elle se produise. Par conséquent, la qualification d'un dom-
mage comme financier sert au moins à indiquer qu'il faut
quelque chose de plus ... [C'est moi qui souligne.]
En cherchant ce «quelque chose de plus», à la page
490, lord Oliver ne pouvait rien trouver dans la loi
pertinente qui puisse [TRADUCTION] «même suggérer
que l'objet de la Loi était de protéger les propriétaires
des immeubles contre un préjudice financier».
Le facteur qui permet de distinguer la présente
espèce provient du fait qu'un des buts visés par la Loi
sur les grains du Canada est la protection des per-
sonnes qui se trouvent dans la situation des intimés à
titre de «détenteurs de documents». Selon moi, il
existe une très grande différence entre l'obligation
d'assurer la qualité d'un immeuble construit à des
fins d'habitation humaine par des acquéreurs ou des
occupants successifs, et celle d'assurer le dépôt d'une
garantie suffisante conformément à des dispositions
législatives précises. L'alinéa 36(1)c) énonce ce but
clair et évident. Les «engagements» dont le Parle-
ment voulait assurer la protection ne pouvaient être
que les engagements relatifs «aux versements de
fonds ou à la livraison de grains» ou, en d'autres
mots, relatifs à une perte de nature financière, pécu-
niaire ou purement économique. Je suis convaincu
que les préjudices des intimés sont réparables nonob-
stant le fait qu'ils sont purement financiers.
Négligence concourante
Le juge de première instance a rejeté les alléga-
tions de l'appelante suivant lesquelles les dommages
résultent de la négligence ou de la faute partagée des
intimés qui ont conclu avec Memco des ententes
d'établissement reporté des prix, retardant ainsi le
moment de la vente et du paiement effectif. Une fois
le prix devenu exigible, Memco n'était pas en mesure
de payer.
Les raisons pour lesquelles le juge de première ins
tance a rejeté la prétention de l'appelante figurent à la
page 41 de ses motifs de jugement:
La preuve n'appuie pas les allégations de la défenderesse. Il
n'y a aucune preuve indiquant que la Commission désapprou-
vait officiellement les pratiques d'établissement reporté des
prix ou qu'elle jugeait ces pratiques non couvertes par les dis
positions relatives à la garantie. En ce qui a trait aux deman-
deurs, ces opérations représentaient une partie des engage
ments de Memco qui, en cas de faillite de cette dernière,
seraient couverts par la garantie détenue par la Commission.
La Commission n'a donné aucun signe indiquant que tel n'était
pas le cas et, lorsque Donald Bradly, ex-employé de Memco, a
demandé à M. Grant Bolen, de la Commission, si la garantie
était suffisante, M. Bolen a répondu que la garantie était suffi-
sante pour assurer le respect des engagements en cours.
L'appelante soutient qu'il y a eu manquement de la
part du juge de première instance en ce qu'il n'a pas
examiné la conduite des particuliers intimés. Ceux-ci,
dit-elle, auraient dû exiger le paiement du prix
d'achat au moment de la livraison ou dans un délai
raisonnable. En ne le demandant pas, ils se sont à tout
le moins rendus coupables de négligence concou-
rante. Qui plus est, ils ne devraient pas pouvoir tirer
parti du régime législatif prévu quand leurs actes
équivalaient à renoncer à une garantie.
Je ne puis accepter ces allégations. Les intimés
étaient les bénéficiaires du système de garantie, non
les débiteurs. La preuve confirme la conclusion du
juge de première instance selon laquelle la pratique
des prix différés était bien établie et que la Commis
sion elle-même en était parfaitement au fait. À titre
de producteurs primaires dont le statut a fait l'objet
d'une reconnaissance particulière du législateur et qui
n'ont pas voix à l'octroi des permis d'exploitant
d'élévateur, les intimés étaient raisonnablement justi-
fiés de se fier à cette garantie. De plus, comme le dit
le juge de première instance dans l'extrait précité:
«En ce qui a trait aux demandeurs, ces opérations
représentaient une partie des engagements de Memco
qui, en cas de faillite de cette dernière, seraient cou-
verts par la garantie détenue par la Commission».
Je ne vois donc aucune raison de limiter la large
protection dont jouissent les «détenteurs de docu
ments», en vertu de l'alinéa 36(1)c) de la Loi, relati-
vement aux «engagements» non respectés de Memco.
À mon avis, les intimés n' ont pas eux-mêmes causé
leur préjudice pas plus qu'ils n'y ont contribué.
Dommages-intérêts
Enfin, j'en viens à cette partie du préjudice qui,
selon l'appelante, ne peut en aucun cas être indemni-
sée. Il s'agit de la différence entre le prix du grain
initialement convenu au moment de la livraison et le
prix ultérieurement relevé suivant entente entre le
vendeur et l'acheteur.
Comme je l'ai fait observer au nom de la majorité
de cette Cour dans l'arrêt R. c. CAE Industries Ltd.,
[1986] 1 C.F. 129, aux pages 173 et 174:
Il n'appartient évidemment pas à cette Cour siégeant en appel
d'évaluer les dommages-intérêts car si elle agissait ainsi, elle
enlèverait au juge de première instance cette fonction qui lui
revient de plein droit. Il a déjà été statué à plusieurs reprises
qu'une cour d'appel ne devrait pas infirmer la décision d'un
juge de première instance quant au montant des dommages-in-
térêts pour la simple raison qu'elle estime que, si elle avait été
saisie de l'affaire en première instance, elle aurait accordé une
somme inférieure ou supérieure. Pour que la cour soit justifiée
d'infirmer la décision du juge de première instance quant à son
évaluation des dommages-intérêts, il faut démontrer qu'il s'est
fondé sur un principe erroné. (Voir par exemple Guerin et
autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1985), 55
N.R. 161, le juge Dickson aux pages 390 et 391 R.C.S.; 178
N.R.; et le juge Wilson à la page 364 R.C.S.; 191 N.R.; Nance
v. British Columbia Electric Ry. Co. Ltd., [1951] A.C. 601
(P.C.), à la page 613; Flint v. Lavell, [1935] 1 K.B. 354 (C.A.),
le lord juge Greer à la page 360.)
Le problème que soulève l'appelante n'a pas été
tranché explicitement en première instance. À mon
avis, toutefois, la solution se trouve dans les termes
mêmes de la Loi, et particulièrement dans ceux de
l'alinéa 36(1)c). Quoiqu'on puisse donner au passage
«tous les engagements envers les détenteurs de docu
ments, relatifs au versement de fonds ou à la livraison
de grains» une interprétation étroite pour faire en
sorte que soient visées les obligations dans leur seule
forme initiale, je ne vois rien qui justifie cette solu
tion. Les dettes ne sont recouvrables que si elles
entrent dans la définition du terme «engagements».
Or, j'estime que c'est le cas en l'espèce. Que le prix
soit celui fixé à l'origine ou le prix finalement con-
venu ne change rien. Je suis d'accord avec le juge de
première instance pour conclure que la Commission
était elle-même pleinement au courant de l'existence
ponctuelle de ces ententes de relèvement des prix. A
mon avis, cette portion du prix de vente ne devant pas
être exclue des dommages-intérêts, le juge de pre-
mière instance n'a pas commis d'erreur de principe
dans son évaluation.
En définitive, je suis d'avis de rejeter l'appel.
APPEL INCIDENT
J'en viens aux questions soulevées dans l'appel
incident. La première est celle de savoir si le juge de
première instance a commis une erreur en déduisant
de la réclamation de chacun des intimés les intérêts
accumulés sur sa part proportionnelle du montant
principal du produit de la garantie, entre la réalisation
de celle-ci et la date de la distribution. En tranchant
comme il l'a fait, le juge de, première instance a dit,
aux pages 41 et 42 de ses motifs de jugement:
Ces demandeurs ont reçu un paiement proportionnel à même le
produit du cautionnement de 600 000 $ de Memco. Lors de la
distribution, le montant disponible s'élevait à environ
704 000 $ ou 705 000 $, en raison des intérêts. Lors du calcul
des dommages-intérêts des demandeurs, on n'a pas déduit les
intérêts proportionnels reçus pour déterminer le montant net
réclamé de la défenderesse. Je ne vois pas pourquoi les intérêts
seraient exclus du produit du cautionnement. Ce qu'il faut
déterminer en l'espèce, c'est la perte nette que les demandeurs
ont subie en raison du non-paiement par Memco et la dette qui
en résulte pour la défenderesse.
Avec égards, je ne puis souscrire au traitement
ainsi réservé aux intérêts. Les appelants incidents
soutiennent qu'à compter de la date de la réalisation
de la garantie, chacun d'eux est devenu, en propor
tion de sa part, bénéficiaire véritable du produit du
cautionnement. Ils allèguent que, juridiquement par-
lant, chacun a ainsi reçu de l'intérêt sur son propre
argent et qu'il est par conséquent erroné de réduire la
dette principale de la partie reçue au titre de l'intérêt.
Je conviens de la valeur des arguments des appelants
incidents. Quelle que soit la qualification attribuée au
fonds—point que je n'ai pas à trancher—il est évi-
dent que les seules personnes susceptibles de détenir
un droit de propriété sur ce fonds et sur les intérêts de
celui-ci étaient les appelants incidents. Si l'on avait
pu distribuer le produit du cautionnement à la date de
sa réalisation, chaque appelant incident aurait reçu sa
part, laquelle aurait commencé à porter intérêt. Si
l'un des appelants incidents avait réalisé le cautionne-
ment de son propre chef, comme ils y étaient tous
autorisés en vertu de la loi, l'intérêt couru sur la part
de cet appelant incident aurait commencé à être porté
à son propre compte. Quoi qu'il en soit, le produit du
cautionnement était au bénéfice exclusif des appe-
lants incidents. Pourquoi alors, compte tenu que la
Commission ne pouvait en aucun cas espérer partici-
per au produit, les intérêts courus sur le fonds vien-
draient-ils réduire la responsabilité nette quant aux
dommages-intérêts qu'encourt la Commission envers
les appelants incidents? À mon avis, un tel résultat
serait une aubaine pour la Commission et, partant,
inéquitable.
La seconde question soulevée est celle de savoir si
le juge de première instance a commis une erreur en
ne statuant pas sur la demande en dommages-intérêts
qu'ont présentée subsidiairement Robert et Hazel
Peterson pour fausse déclaration négligente, se fon
dant sur le principe de confiance établi dans l'arrêt
Hedley Byrne, précité. On a soutenu que notre com-
pétence pour trancher une question que n' aurait pas
tranchée le juge de première instance trouve appui
dans l'arrêt Davie Shipbuilding Limited c. La Reine,
[1984] 1 C.F. 461 (C.A.), où le juge Urie a dit, à la
page 464:
Il n'est nullement nécessaire de s'appuyer sur une jurispru
dence pour dire que le fait, pour un premier juge, de ne pas
trancher une question importante soulevée par une partie à
l'instruction, que cela implique ou non l'exercice de son pou-
voir discrétionnaire, ne doit pas empêcher une cour d'appel de
statuer sur la question lorsque, comme en l'espèce, la Cour dis
pose, dans les éléments de preuve et les motifs de jugement, de
tous les renseignements nécessaires pour trancher la question.
Or, la solution de cette question soulève à mon
avis des difficultés considérables. L'appelant incident
Robert Peterson et un ex-employé de Memco ont
témoigné au procès relativement à des conversations
qu'ils ont eues entre eux en mars 1982. M. Peterson a
déclaré que l'employé de Memco s'était engagé
envers lui à communiquer avec M. Bolen pour s'as-
surer que le paiement des livraisons de grains ne pré-
senterait pas de problèmes dans l'avenir. L'employé
de Memco a quant à lui déclaré avoir abordé la ques
tion avec M. Bolen, lequel l'a assuré que la garantie
déposée était suffisante pour couvrir les impayés.
Selon cet employé, l'information a ensuite été trans-
mise à M. Peterson. Les Peterson disent s'être fiés à
l'exactitude de cette information. M. Bolen n'a pas
témoigné sur ce point et on ne dispose d'aucune
preuve de communication directe entre l'un de ces
appelants incidents et M. Bolen.
La valeur que l'on doit accorder à ces témoignages
dépend de leur force probante, dont l'appréciation est
du ressort privilégié du juge de première instance et
non de la cour d'appel. Cette appréciation est non
seulement importante pour les appelants incidents,
mais pour les deux parties car la question de la res-
ponsabilité en dépendra. En conséquence, je suis
d'avis de rejeter ce moyen d'attaque contre le juge-
ment de première instance. On n'a pas suggéré en
argumentation que cette question soit renvoyée à la
Section de première instance.
En définitive, je suis d'avis d'accueillir l'appel
incident en ce qui a trait au traitement qu'a réservé le
juge de première instance à l'intérêt couru sur la
garantie.
DISPOSITIF
Je suis d'avis de rejeter l'appel et d'accueillir l'ap-
pel incident, le tout avec dépens. J'ajouterais aux
dommages-intérêts adjugés à chacun des intimés par
le jugement de la Section de première instance un
montant égal à l'intérêt couru sur sa part proportion-
nelle du produit de la garantie, après la réalisation de
celle-ci et avant la distribution. À cette fin, je modi-
fierais le paragraphe premier de ce jugement de la
façon suivante:
1. La défenderesse est condamnée à payer aux demandeurs
nommés ci-après les dommages-intérêts suivants:
Brewer Bros. 92 503,11 $
Elie Dorge 34 590,21 $
Donald Duffy 108 889,78 $
Alex Gorr & Sons 10 166,77 $
Hutterian Brethren of Pleasant Valley 83 192,23 $
Dale, Robert et Hazel Peterson 56 780,28 $
Walter Riehl 57 539,45 $
Larry Weimer 48 411,32 $
À tous autres égards, je confirmerais ledit jugement.
LE JUGE HEALD, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE DÉCARY, J.C.A.: Je soucris à ces motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.