A-727-90
Procureur général du Canada (requérant)
c.
Richard Roderick Morgan et la Commission
canadienne des droits de la personne (intimés)
A-741-90
Commission canadienne des droits de la personne
(requérante)
c.
Les Forces armées canadiennes, Norman Fetterly,
Barry Sheppard et Ronald Lou-Poy, membres du
tribunal d'appel canadien des droits de la
personne (intimés)
et
Richard Roderick Morgan (mis en cause)
REPERTOR/L' CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) C. MORGAN
(CA.)
Cour d'appel, juges Mahoney, Marceau et
MacGuigan, J.C.A.—Vancouver, 24 septembre;
Ottawa, 4 novembre 1991.
Droits de la personne — Le plaignant fut renvoyé des Forces
armées pour des raisons médicales — Une demande de réen-
gagement a été rejetée pour inaptitude du point de vue médi-
cal, bien que le plaignant ait passé avec succès les premières
étapes du processus de recrutement — Les Forces armées
admettent avoir agi de façon discriminatoire — Le premier tri
bunal a accordé une indemnité pour pertes de salaire à comp-
ter de la date à laquelle il aurait pu être réengagé jusqu'à la
date de l'audition (avec rajustement pour le retard à déposer
de la plainte), avec intérêts composés calculés tous les six mois
au taux préférentiel de la BCIC — Réduction de l'indemnité
pour refléter le fait que le plaignant a négligé d'atténuer les
pertes en quittant des emplois — Indemnité de I 000 $ égale-
ment accordée pour préjudice moral — Le tribunal d'appel a
modifié l'indemnité en la calculant seulement à compter de la
date à laquelle la plainte a été déposée, mais en étendant la
période d'indemnité jusqu'à la date de la réintégration, en ne
déduisant pas un montant pour l'absence d'atténuation des
pertes, en ramenant le taux d'intérêt à celui des obligations
d'épargne du Canada et en augmentant l'indemnité pour pré-
judice moral, mais en refusant d'accorder des intérêts à ce titre
— Points en litige: (l) nature de la perte (est-il nécessaire de
prouver la possibilité véritable, probable ou sérieuse de la
perte de l'emploi?); (2) calcul de l'indemnité (effet du retard à
déposer la plainte, absence d'atténuation des pertes, retard à
entendre l'affaire); (3) compétence d'accorder des intérêts et à
quel taux — Décision du tribunal d'appel annulée.
Il s'agit d'une demande et d'une demande reconventionnelle
tendant à obtenir l'annulation de la décision d'un tribunal d'ap-
pel des droits de la personne et la modification des redresse-
ments accordés par le premier tribunal. En 1978, le plaignant,
Morgan, a été renvoyé des Forces années canadiennes pour
des raisons médicales après avoir été blessé sérieusement à la
tête. Il a cherché à s'engager à nouveau en 1979 et il a passé
avec succès les premières étapes du processus de recrutement.
Sa candidature a été rejetée en 1980, et à nouveau en 1982, car
il a été jugé inapte du point de vue médical. En 1983, il a
déposé une plainte sous le régime de la Loi canadienne sur les
droits de la personne, mais un tribunal n'a été constitué que
cinq ans plus tard. Les Forces canadiennes ont par la suite
reconnu avoir agi de façon discriminatoire contrairement à la
Loi. Le tribunal de première instance a jugé que Morgan avait
perdu un poste et non simplement la possibilité d'obtenir un
poste. Il a accordé une indemnité pour pertes de salaire calcu-
lée à compter de la date à laquelle Morgan aurait pu être réen-
gagé jusqu'à la date de l'audition, après avoir effectué un
rajustement de deux ans et demi pour tenir compte du retard à
déposer la plainte en temps opportun. Il a réduit l'indemnité
pour pertes de salaire afin de refléter le fait que le plaignant a
négligé d'atténuer les pertes en quittant deux emplois qui lui
rapportaient autant que le salaire offert par les Forces. Il a en
outre accordé des intérêts composés, calculés deux fois par
année, sur l'indemnité pour pertes de salaire au taux préféren-
tiel de la Banque canadienne impériale de commerce et une
somme de 1 000 $ avec intérêts pour préjudice moral. Enfin, il
a ordonné la réintégration de Morgan.
Le tribunal d'appel a convenu que Morgan avait perdu un
emploi véritable, jugeant qu'il était suffisant d'examiner le
résultat probable du processus de recrutement pour arriver à
cette conclusion. La majorité des membres du tribunal d'appel
étaient d'accord pour dire que Morgan devrait être réintégré
mais ils ont décidé que lorsqu'une ordonnance de réintégration
est rendue, il n'y avait pas lieu de mettre fin à la période d'in-
demnisation avant la réintégration réelle. La majorité a tenu
compte de la longueur excessive du temps qui s'est écoulé
avant le dépôt de la plainte et elle a jugé que la période d'in-
demnisation ne devrait commencer que vingt-sept mois après
l'acte discriminatoire. Étant d'avis que seules les pertes subies
qui sont raisonnablement prévisibles peuvent être recouvrées,
le membre dissident a jugé qu'il n'y avait aucune raison de ne
pas fixer le début de la période d'indemnisation à la date à
laquelle Morgan aurait réellement été réengagé. Il a jugé que la
période ne pouvait pas être étendue au-delà d'une limite qui
semblait raisonnable, soit quelque trois années et cinq mois
plus tard. Le tribunal d'appel a refusé de déduire un montant
de l'indemnité à cause de l'omission par le plaignant de limiter
les pertes de salaire parce qu'il a estimé que l'approche adop-
tée par le tribunal de première instance était trop simpliste. Le
tribunal d'appel a ramené le taux d'intérêt à celui des obliga
tions d'épargne du Canada. Il a porté le montant de l'indem-
nité pour préjudice moral à 2 500 $ mais n'a pas accordé d'in-
térêt sur ce montant, jugeant que cela n'était pas permis par la
loi.
Le paragraphe 53(2) habilite le tribunal à accorder une
indemnité pour pertes de salaire à la suite d'un acte discrimina-
toire. Sous le régime du paragraphe 53(3), il peut ordonner le
paiement d'une indemnité maximale de cinq mille dollars (y
compris les intérêts) pour préjudice moral subi à la suite de
l'acte discriminatoire.
Les questions en litige portaient sur les points suivants:
(1) la nature de la perte à indemniser, point dont la résolution
était subordonnée à la question de savoir si le plaignant avait
perdu un emploi véritable ou simplement la possibilité d'obte-
nir un poste car l'acte discriminatoire a eu lieu avant qu'on
puisse vérifier s'il existait un poste à combler et évaluer l'es-
prit combatif du candidat; (2) le calcul de l'indemnité pour
lequel il fallait arrêter la période d'indemnisation, l'effet du
retard à déposer la plainte et celui de l'atténuation des pertes;
(3) les intérêts accordés, soit la question de savoir si le tribunal
était compétent pour accorder des intérêts sur l'indemnité pour
pertes de salaire et pour préjudice moral, et le taux d'intérêt
approprié.
Arrêt (le juge MacGuigan, J.C.A., dissident): la demande et
la demande reconventionnelle devraient être accueillies en par-
tie et la décision du tribunal d'appel devrait être annulée.
Le juge Mahoney, J.C.A.: 11 n'était pas nécessaire de décider
s'il fallait démontrer que la perte d'emploi était probable ou si
elle était très possible parce qu'on s'est acquitté du fardeau
plus lourd d'établir la probabilité de la perte d'emploi.
Il doit y avoir un lien de cause à effet entre l'acte discrimi-
natoire et les pertes de salaire qui en résultent. Il s'agirait d'une
simple coïncidence si ce montant était le même que le montant
fixé pour les périodes choisies par l'un et l'autre tribunal. Bien
que ce soient les circonstances de chaque affaire qui détermi-
nent la longueur de la période au cours de laquelle on peut éta-
blir ce lien de causalité, le temps que la Commission a consa-
cré à l'examen d'une plainte, le dépôt tardif de la plainte et les
délais de procédure avant qu'une ordonnance puisse être ren-
due ne sont pas pertinents. La décision du membre dissident du
tribunal d'appel doit être retenue.
Il est inutile de constituer de nouveau le tribunal d'appel
pour examiner l'habitude de Morgan de quitter ses emplois car
on ne pourrait dégager de nouveaux éléments de preuve. Le
tribunal de première instance a tenu compte des conséquences
financières pour Morgan de l'habitude de quitter ses emplois
en se fondant sur les éléments de preuve dont il disposait. Ses
conclusions, que le juge Marceau, J.C.A., voudrait rétablir, ne
sont pas fondées sur une erreur susceptible de révision.
Puisque le tribunal de première instance a rejeté le taux pré-
férentiel de la Banque du Canada sans motif valable, cette
décision pouvait faire l'objet d'une révision et le tribunal d'ap-
pel n'a pas commis d'erreur susceptible de révision en choisis-
sant le taux des obligations d'épargne du Canada.
Le juge Marceau, J.C.A.: Pour donner droit à l'indemnité, il
suffisait d'établir la simple possibilité pour le plaignant d'obte-
nir un poste. Il était impossible de rejeter des éléments de
preuve établissant que le poste aurait pu être refusé pour déter-
miner le montant de l'indemnité à accorder. Cela dit, la con
clusion du premier tribunal voulant que Morgan aurait pu cer-
tainement s'engager était une conclusion de fait dont il était
impossible de dire qu'elle avait été tirée sans égard aucun pour
les éléments de preuve produits. Ayant conclu que le premier
tribunal n'avait pas commis, à cet égard, une erreur manifeste
et dominante, le tribunal d'appel n'avait pas compétence pour
intervenir.
Le premier tribunal et les membres majoritaires du tribunal
d'appel ont eu tort de refuser de fixer une limite à la période
d'indemnisation indépendamment de l'ordonnance de réinté-
gration. Les principes établis en responsabilité délictuelle pour
remettre la victime dans la position où elle aurait été si le tort
ne s'était pas produit s'appliquent dans les affaires relatives
aux droits de la personne. Par conséquent, les conséquences de
l'acte qui sont indirectes ou trop lointaines doivent être exclues
des dommages-intérêts recouvrables. Seul le membre minori-
taire a analysé les circonstances de l'affaire pour fixer une
limite et sa conclusion devrait être acceptée.
La majorité des membres du tribunal d'appel s'est trompée
en tenant compte dans l'évaluation des dommages-intérêts du
délai de trois ans qui s'est écoulé avant que le plaignant ne
dépose sa plainte. Il fallait évaluer les dommages-intérêts
découlant de l'acte discriminatoire. Cette évaluation ne pouvait
pas être affectée par la date du dépôt de la plainte. La déduc-
tion d'une période pour le calcul de l'indemnité accordée en
raison du délai correspondait à une pénalité et rien dans la
législation n'autorise le tribunal à imposer une telle pénalité au
plaignant. La période d'indemnisation fixée par le membre
minoritaire devrait être acceptée.
Le tribunal d'appel n'aurait pas dû intervenir à l'égard de la
conclusion relative à la limitation des pertes tirée par le pre
mier tribunal. La question de la limitation du préjudice est une
question mixte de droit et de fait mais les opinions divergentes
du tribunal d'appel reposaient entièrement sur l'appréciation
des éléments de preuve. Comme le premier tribunal n'a été
guidé ni par une connaissance imparfaite de la loi ni par une
fausse appréciation des éléments de preuve, ses conclusions
n'auraient pas dû être infirmées. Les déductions qu'il a effec-
tuées pour tenir compte de l'absence d'atténuation des pertes
devraient être rétablies.
La Loi ne contient aucune disposition habilitant expressé-
ment les tribunaux des droits de la personne à accorder des
intérêts. Les tribunaux ont eu raison de juger que le pouvoir
dont ils sont investis d'assurer à la victime une indemnisation
adéquate leur permettait de lui accorder des intérêts. Cepen-
dant, le pouvoir d'adjuger des intérêts n'est pas discrétionnaire.
Les intérêts sont accordés seulement si cela s'avère nécessaire
pour indemniser la perte. Aucune circonstance spéciale n'a été
invoquée pour étayer la conclusion voulant qu'un intérêt supé-
rieur à celui convenu par la Commission et le plaignant était
nécessaire pour indemniser les pertes subies. L'intérêt est
accordé à titre d'indemnité et la perte qui doit être indemnisée
doit être établie par des éléments de preuve. Compte tenu de
l'admission de responsabilité, le plaignant avait le droit d'être
réintégré et d'être complètement indemnisé de ses pertes à
compter du moment de la demande. Si cela avait été fait, l'ar-
gent reçu aurait pu être immédiatement investi à long terme.
Comme ni les taux préférentiels de la Banque Canadienne
Impériale de Commerce, ni ceux de la Banque du Canada ne
sont applicables à une perte de revenu provenant d'un investis-
sement, le taux des obligations d'épargne du Canada devrait
s'appliquer. Les intérêts composés peuvent être accordés seu-
lement s'ils sont nécessaires pour indemniser les pertes subies.
La preuve n'a pas démontré que tel était le cas en l'espèce.
Le tribunal d'appel n'avait aucune raison d'infirmer la déci-
sion du premier tribunal d'accorder des intérêts pour préjudice
moral.
Le juge MacGuigan, J.C.A. (dissident): Le tribunal est habi-
lité à examiner le résultat probable de l'ensemble du processus.
Le résultat n'a pas besoin d'être certain, mais il doit être fondé
sur les conclusions que le tribunal peut tirer des faits présentés.
Le premier tribunal a tiré la conclusion de fait voulant que le
demandeur ait été rejeté en raison de son dossier médical. Le
tribunal d'appel ne peut intervenir à l'égard d'une conclusion
de fait que lorsque le premier tribunal a commis une erreur
manifeste et dominante. C'est à bon droit qu'il a refusé d'inter-
venir.
La Loi établit implicitement que les dommages-intérêts
accordés doivent découler nécessairement de l'acte discrimina-
toire. Le libellé de l'alinéa 53(2)c) établit un lien causal clair
entre les dommages-intérêts accordés et l'acte discriminatoire.
La majorité du tribunal d'appel s'est trompée en prenant en
considération le retard de Morgan à déposer la plainte. Il n'y a
aucun fondement légal permettant de le faire, si ce n'est le
pouvoir conféré à la Commission de tenir compte de ce fac-
teur. Un tribunal n'est autorisé qu'à accorder les seuls redres-
sements prévus par l'article 53 qui ne comprennent pas le droit
d'imposer une pénalité d'ordre financier au plaignant qui
aurait tardé à déposer sa plainte. La période d'indemnisation
doit commencer au moment de l'acte discriminatoire. Ce serait
pénaliser Morgan que de déduire la période pendant laquelle il
a tenté de limiter ses pertes en essayant de se réengager de la
période d'indemnisation et ce serait contraire à l'objet de la
Loi qui en est un de dédommagement et de redressement du
préjudice.
Le délai de près de cinq ans et demi qui s'est écoulé est attri-
buable à la Commission. Les articles 43, 44 et 49 montrent
qu'il s'agit d'un processus qui tient compte du temps même si
le temps n'est pas un élément essentiel. Il semble raisonnable
que la Commission prenne une année pour enquêter et décider
si elle doit constituer un tribunal, et sans vouloir lui imposer un
horaire trop contraignant, lorsque la Commission ne propose
aucune explication satisfaisante, un tribunal devrait considérer
qu'il est normal qu'il s'écoule, au plus, deux ans entre la
plainte et la constitution du tribunal, temps qui pourra être con-
sacré aux procédures internes de la Commission. Par consé-
quent, les délais de procédure de la Commission qui dépassent
la période de deux ans ne devraient pas être pris en considéra-
tion pour établir les pertes de salaire puisqu'après deux ans, il
ne saurait y avoir aucun lien de causalité entre l'acte discrimi-
natoire et l'indemnité pour pertes de salaire accordée. Le lien
causal prévu par la Loi doit être respecté en dépit du préjudice
subi par le plaignant dont la demande est accueillie. Ce qui
serait équitable, ce serait que la Commission rembourse toutes
les pertes de salaire encourues pendant les deux années supplé-
mentaires ou plus. Le retard intolérable à traiter cette plainte
remet en question les ressources consenties à la Commission
canadienne des droits de la personne.
Le tribunal d'appel a commis une erreur en ne tenant pas
compte des deux cas où l'intimé a volontairement quitté des
emplois. Le caractère raisonnable des mesures prises pour atté-
nuer les pertes doit être évalué en tenant compte de toutes les
circonstances de l'affaire. Il ne s'agit pas d'incidents isolés, ils
font partie de la conduite habituelle à examiner.
Les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d'accorder des
intérêts sur l'indemnité pour préjudice moral mais le tribunal
d'appel a commis une erreur en augmentant le montant de l'in-
demnité sans motif suffisant pour justifier la révision de la
décision discrétionnaire du tribunal. L'alinéa 53(2)c), qui porte
précisément sur l'indemnité pour pertes de salaire, autorise le
tribunal à accorder des intérêts sur toute somme adjugée pour
pertes de salaire. L'indemnisation adéquate de la victime sup
pose un profit raisonnable sur l'argent qu'elle a perdu en raison
de l'acte discriminatoire. Cet intérêt n'est pas limité par l'in-
demnité maximale de 5 000 $ fixée au paragraphe 53(3). Le
tribunal d'appel a commis une erreur en annulant sans motif la
décision rendue par le tribunal au sujet du taux d'intérêt. Puis-
que la Loi ne permet pas explicitement d'accorder des intérêts,
il n'est pas possible de prétendre que seul le taux préférentiel
de la Banque du Canada est autorisé. Le tribunal doit conserver
le pouvoir discrétionnaire de fixer le taux, mais le taux préfé-
rentiel de la Banque du Canada devrait être utilisé de préfé-
rence, sauf lorsqu'il y a des circonstances spéciales. Le tribu
nal a le pouvoir discrétionnaire d'accorder des intérêts simples
ou composés, mais l'intérêt simple devrait être accordé le plus
souvent et c'est ce que prévoit la loi dans la province où la
présente affaire a pris naissance.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Court Order Interest Act, R.S.B.C. 1979, ch. 76, art. 2.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), ch. H-6, art. 41e), 43 (mod. par L.R.C. (1985)
(1cr suppl.), ch. 31, art. 63), 44(1),(3) (mod., idem, art.
64), 49(1) (mod., idem, art. 66), (1.1) (mod., idem),
53(2),(3), 55, 56(3),(4),(5).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Société Radio-Canada c. S.C.F.P., [1987] 3 C.F. 515;
(1987), 38 D.L.R. (4th) 617; 76 N.R. 155 (C.A.); Canada
(Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391; (1990),
34 C.C.E.L. 179; 91 CLLC 17,011 (C.A.); DeJager c.
Canada (Ministère de la Défense nationale) (1987), 8
C.H.R.R. D/3963 (Trib. C.D.P.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Canada (Procureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F.
530; (1989), 99 N.R. 221 (C.A.); Torres v. Royalty Kit
chenware Limited (1982), 3 C.H.R.R. D/858 (Comm.
d'enqu. Ont.); Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil &
General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633;
(1978), 12 A.R. 271; 89 D.L.R. (3d) 1; [1978] 6 W.W.R.
301; 5 B.L.R. 225; 23 N.R. 181; Seneca College of
Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2
R.C.S. 181; (1981), 124 D.L.R. (3d) 193; 14 B.L.R. 157;
17 C.C.L.T. 106; 2 C.H.R.R. D/468; 81 CLLC 14,117; 22
C.P.C. 130; 37 N.R. 455; Morgan c. Canada (Forces
armées canadiennes) (1989), 10 C.H.R.R. D/6386 (Trib.
C.D.P.); Cashin c. Société Radio-Canada (no 2) (1990),
12 C.H.R.R. D/222; 90 CLLC 17,017 (Trib. C.D.P.);
Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B.
229 (C.A.); Cashin c. Société Radio-Canada, [1984] 2
C.F. 209; (1984), 8 D.L.R. (4th) 622; 8 Admin. L.R. 161;
5 C.H.R.R. D/2234; 84 CLLC 17,009; 55 N.R. 112
(C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Chandris v. Isbrandtsen-Moller Co. Inc., [1951] 1 K.B.
240 (C.A.); Minister of Highways for British Columbia v.
Richland Estates Ltd. (1973), 4 L.C.R. 85 (C.A.C.-B.); Re
Westcoast Transmission Co. Ltd. and Majestic Wiley Con
tractors Ltd. (1982), 139 D.L.R. (3d) 97; [1982] 6
W.W.R. 149; 38 B.C.L.R. 310 (C.A.C.-B.); Cashin c.
Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494; (1988), 9
C.H.R.R. D/5343; 88 CLLC 17,019; 86 N.R. 24 (C.A.);
Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2
R.C.S. 84; (1987), 40 D.L.R. (4th) 577; 8 C.H.R.R.
D/4326; 87 CLLC 17,025; 75 N.R. 303.
DOCTRINE
Waddams, S. M. The Law of Damages, Toronto: Canada
Law Book Ltd., 1983.
DEMANDE et demande reconventionnelle visant à
faire annuler la décision d'un tribunal d'appel des
droits de la personne [Morgan c. Canada (forces
armées) (1990), 13 C.H.R.R. D/42] modifiant les
remèdes accordés par le tribunal de première ins
tance. Demande et demande reconventionnelle
accueillies en partie.
AVOCATS:
Barbara A. Mclsaac pour le procureur général
du Canada, requérant dans A-727-90, et les For
ces armées canadiennes, intimée dans A-741-90.
Peter C. Engelmann pour la Commission cana-
dienne des droits de la personne, intimée dans
A-727-90, requérante dans A-741-90.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le
procureur général du Canada, requérant dans
A-727-90, et les Forces armées canadiennes,
intimée dans A-741-90.
Commission canadienne des droits de la per-
sonne pour la Commission canadienne des droits
de la personne, intimée dans A-727-90, requé-
rante dans A-741-90.
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY, J.C.A.: J'ai eu l'avantage de lire
le brouillon des motifs du jugement de mes collègues,
les juges Marceau et MacGuigan de la Cour d'appel.
Ils sont d'accord sur la plupart des questions en litige
soulevées par la présente affaire et, sur ces points, je
leur donne raison. Toutefois, mes collègues divergent
d'opinion sur certaines questions, même s'ils s'enten-
dent sur les conclusions, avec lesquelles, d'ailleurs, je
suis d'accord. Il me paraît donc opportun d'expliquer
brièvement les motifs qui m'ont amené à ces conclu
sions relatives aux questions sur lesquelles mes col-
lègues diffèrent d'opinion.
Premièrement, tous deux s'accordent pour dire
que, suite à un acte discriminatoire, Richard Roderick
Morgan s'est vu refuser un emploi dans les Forces
armées canadiennes par opposition à une simple
occasion d'obtenir un emploi, conformément aux
décisions unanimes du tribunal [(1989), 10 C.H.R.R.
D/6386] et du tribunal d'appel [(1990), 13 C.H.R.R.
D/42], mais les juges ne s'entendent pas sur les élé-
ments de preuve qui permettent d'en arriver à cette
conclusion. L'obligation des Forces armées d'indem-
niser Morgan des pertes de salaire découle de la con
clusion selon laquelle Morgan aurait perdu un
emploi. Le juge MacGuigan, J.C.A., quant à lui, pré-
tend qu'il faut démontrer que la perte d'emploi était
probable, alors que le juge Marceau, J.C.A., voudrait
des éléments de preuve démontrant que la perte
d'emploi était très possible.
Même si, dans une autre affaire, il pourrait s'avérer
nécessaire d'en arriver à une conclusion quelconque
sur cette question, cela me semble superflu dans l'af-
faire qui nous occupe. Le tribunal et le tribunal d'ap-
pel ont, à l'unanimité, statué qu'il y avait eu perte
d'emploi. Comme le juge MacGuigan, J.C.A., l'a
démontré en révisant les éléments de preuve, on s'est
acquitté du fardeau plus lourd d'établir la probabilité
de la perte d'emploi. Je suis par conséquent d'accord
avec mes collègues, quant au résultat.
Deuxièmement, le tribunal a jugé que l'indemnité
pour pertes de salaire prévue par l'alinéa 53(2)c) [Loi
canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), ch. H-6] devait porter sur la période écoulée
avant la date de l'audience. Une majorité des
membres du tribunal d'appel a statué que lorsqu'il y a
une ordonnance de réintégration, l'indemnité devait
continuer jusqu'au moment de cette intégration.
L'alinéa 53(2)c) de la Loi est à l'effet qu'il faut
indemniser «la victime de la totalité, ou de la frac
tion ... des pertes de salaire ... entraînées par
l'acte». Je suis d'accord avec mes collègues: il doit y
avoir un lien de cause à effet entre l'acte discrimina-
toire et les pertes de salaire qui en résultent. Il s'agi-
rait d'une simple coïncidence si ce montant était le
même que le montant fixé pour les périodes choisies
par le tribunal ou par la majorité du tribunal d'appel.
Les dates limites choisies par ces deux tribunaux sont
arbitraires et n'ont aucun lien logique avec la conclu
sion.
Je suis également d'accord avec mes collègues
pour dire que ce sont les circonstances de chaque
affaire qui détermineront la longueur de la période au
cours de laquelle on peut établir ce lien de causalité.
Cependant, le juge MacGuigan, J.C.A., semble pen-
ser que le temps que la Commission a consacré à
l'examen d'une plainte peut être pertinent. Avec tout
le respect que je lui dois, je ne suis pas d'accord. Je
ne pense pas non plus que les délais entraînés par le
dépôt tardif de la plainte, ni même les délais de pro-
cédure avant que le tribunal ou le tribunal d'appel ne
rendent une ordonnance de réintégration ou autre
soient pertinents en l'espèce.
Dans les circonstances présentes, je souscris à
l'opinion du juge Marceau, J.C.A., que c'est la déci-
sion du membre dissident du tribunal d'appel, le seul
arbitre à avoir vraiment étudié la question, qui devrait
être retenue.
Troisièmement, quant à la limitation du préjudice,
le juge MacGuigan, J.C.A., voudrait que le tribunal
d'appel prenne en considération l'habitude qu'avait
Morgan de quitter ses emplois, alors que le juge Mar-
ceau, J.C.A., a fixé pour chaque année en cause des
montants qu'il voudrait soustraire de l'indemnité
accordée à Morgan parce qu'il n'avait pas tenté d'at-
ténuer ses pertes. Les montants stipulés sont ceux que
le tribunal de première instance a fixés pour les
années en cause compte tenu du fait que Morgan
avait quitté certains emplois, mais ils ne tiennent pas
compte du fait qu'il avait l'habitude de le faire.
Les principes sur lesquels le juge MacGuigan,
J.C.A., s'est appuyé pour tirer ses conclusions me
semblent valables, et je pense que l'habitude qu'a une
personne de changer souvent d'emploi est tout à fait
pertinente à la question de limitation du préjudice.
Toutefois, je crois qu'il est inutile de constituer de
nouveau le tribunal d'appel, sauf pour une réunion
pro forma. Il est clair qu'on ne pourrait dégager de
nouveaux éléments de preuve. Le tribunal de pre-
mière instance a tenu compte des conséquences
financières pour Morgan de l'habitude de quitter ses
emplois. Il a pris une décision fondée sur les élé-
ments de preuve dont il disposait et qu'il jugeait ne
pas être suffisants. Ses conclusions, que le juge Mar-
ceau, J.C.A., voudrait rétablir, ne sont pas fondées
sur un raisonnement erroné que, soit le tribunal, soit
cette Cour, aurait le pouvoir d'examiner de nouveau.
Quatrièmement, quant aux intérêts, mes collègues
sont d'avis qu'en l'espèce il n'y avait pas lieu d'ac-
corder des intérêts composés, et que le tribunal d'ap-
pel avait fait erreur en substituant à l'indemnité de
1 000 $, avec intérêts, accordée par le tribunal en
vertu de l'alinéa 53(3)b), une indemnité de 2 500 $,
sans intérêt, mais, si je comprends bien, ils ne sont
pas d'accord sur le taux qui s'applique. Le juge Mar-
ceau, J.C.A., accepterait le taux des obligations
d'épargne du Canada que le tribunal d'appel a substi-
tué au taux préférentiel que la Banque Canadienne
Impériale de Commerce [BCIC] réserve à ses meil-
leurs clients imposé par le tribunal de première ins
tance. Le juge MacGuigan, J.C.A., préférerait laisser
cette question à la discrétion du tribunal d'appel, tout
en indiquant qu'il faudrait appliquer, en l'absence de
circonstances spéciales, le taux préférentiel de la
Banque du Canada. Puisque le tribunal a rejeté le
taux préférentiel de la Banque du Canada sans motif
valable (il est certainement aussi facile de connaître
que le taux préférentiel de la BCIC à divers moments
depuis 1980), le tribunal d'appel était libre de fixer
un taux différent. Je ne suis pas convaincu que le tri
bunal d'appel a commis une erreur susceptible de
révision en choisissant le taux des obligations
d'épargne du Canada. Je pencherais donc pour le taux
proposé par le juge Marceau, J.C.A.
J'accueillerais la demande et la demande recon-
ventionnelle, j'annulerais la décision du tribunal
d'appel et je renverrais l'affaire au tribunal d'appel
pour nouvel examen, conformément aux conclusions
du juge Marceau, J.C.A.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU, J.C.A.: Il s'agit d'une demande
principale et d'une demande reconventionnelle fon-
dées sur l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale
[L.R.C. (1985), ch. F-7] relatives à une décision du
tribunal d'appel constitué en vertu de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985),
ch. H-6. À première vue, les présentes demandes qui
portent sur le montant de l'indemnité accordée au
plaignant en raison de l'acte discriminatoire qu'il a
subi présentent peu d'intérêt. Toutefois, la question
dont nous sommes saisis déborde le cadre du litige et
porte sur des principes généraux sur lesquels cette
Cour n'a jamais eu à se pencher dans une affaire sem-
blable.
J'ai eu l'avantage de lire les motifs du jugement
rendu par mon collègue, le juge MacCuigan, J.C.A.
Toutefois, l'étude que j'ai faite des différentes ques
tions soulevées m'a amené à tirer des conclusions
différentes des siennes. Compte tenu des répercus-
sions éventuelles de la présente décision, j'ai cru sou-
haitable d'exposer brièvement mon propre point de
vue.
Il m'apparaît inutile de ressasser les faits. D'ail-
leurs, ils ont peu d'importance eu égard à mes pro-
pos. Je les invoquerai peut-être plus explicitement,
s'il y a lieu, au cours de ce jugement, mais pour l'ins-
tant, il me suffit de résumer les faits principaux. La
décision en cause, qui est très longue (94 pages), a
été rendue par un tribunal d'appel de trois membres
qui devait réviser la décision d'un tribunal de pre-
mière instance constitué d'une seule personne. Le tri-
bunal d'appel devait déterminer les remèdes auxquels
le plaignant Morgan avait droit. Dix années plus tôt,
les Forces armées avaient refusé d'engager Morgan
d'une manière «incorrecte» qui constituait, de l'avis
de toutes les parties, un acte discriminatoire illégal.
Le tribunal d'appel a confirmé la décision du premier
tribunal relative à la réintégration du plaignant dans
ses fonctions, tout en modifiant le montant de l'in-
demnité que les Forces armées devaient lui verser. Le
juge MacGuigan,J.C.A., a expliqué que les questions
en litige portent essentiellement sur les conclusions
relatives à l'indemnité. Je les aborderai donc dans
l'ordre suivi par mon collègue.
1. La première question porte sur la nature de la
perte qu'il faut indemniser. Le procureur général sou-
tient, comme il le fait depuis le début, que le plai-
gnant n'a perdu que l'occasion d'obtenir un emploi,
plutôt qu'un emploi véritable tel qu'en a jugé le tribu
nal de première instance, décision entérinée par le tri
bunal d'appel.
Il m'est difficile d'accepter la conclusion du tribu
nal d'appel entérinée par mon collègue qu'il suffisait
d'examiner le résultat probable du processus de
recrutement pour conclure qu'il s'agissait de la perte
d'un emploi plutôt que de la perte d'une simple pos-
sibilité d'emploi. La Cour n'a pas à se pencher sur la
preuve d'un fait antérieur qui, dans une cour civile, se
fait par prépondérance des probabilités. La Cour n'a
pas non plus à examiner le lien entre un résultat parti-
culier et sa cause éventuelle. Il me semble qu'il ne
faut pas confondre la preuve d'une perte véritable et
de son lien avec l'acte discriminatoire avec la preuve
de l'ampleur de la perte. Pour démontrer l'existence
du préjudice donnant droit à l'indemnité, il n'était
pas nécessaire de démontrer que, n'eût été l'acte dis-
criminatoire, le plaignant aurait certainement obtenu
le poste. De plus, aux fins d'établir le préjudice, point
n'est besoin de démontrer la probabilité de celui-ci. À
mon avis, la preuve d'une possibilité, pourvu qu'elle
soit sérieuse, suffit à démontrer l'existence du préju-
dice. Par contre, pour connaître l'ampleur du préju-
dice et les dommages-intérêts qu'il entraîne, il m'ap-
paraît impossible de rejeter des éléments de preuve
démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu
être refusé. La présence de cet élément d'incertitude
empêcherait le tribunal d'accorder les dommages-
intérêts qu'il accorderait en l'absence de celui-ci.
L'indemnité fixée par le tribunal serait réduite en
fonction du degré d'incertitude.
Cela dit, néanmoins, je partage l'opinion de mon
collègue qui veut écarter l'argument du requérant sur
ce point. Si je comprends bien la décision du tribunal
de première instance, le président en est arrivé à la
conclusion, malgré certaines remarques équivoques,
que Morgan aurait pu certainement s'engager même
si, théoriquement, il n'avait pas encore franchi toutes
les étapes du processus de recrutement. Bien entendu,
il s'agit d'une conclusion de fait fondée sur certains
éléments de preuve. Ayant conclu que le tribunal
antérieur n'avait pas commis, à cet égard, une erreur
manifeste et dominante', le tribunal d'appel n'a pas
compétence pour intervenir. Pour ce motif, nous
n'avons pas non plus compétence dans ce cas.
2. La deuxième question, celle du calcul de l'in-
demnité pour pertes de salaire, est beaucoup plus dif-
ficile à régler. Comme l'a expliqué mon collègue,
tous les membres du tribunal d'appel se sont enten-
dus pour modifier la décision du tribunal de première
instance, mais ils ne se sont pas entendus sur la
nature de la décision qu'il fallait lui substituer. La
question en litige était celle de savoir s'il fallait fixer
une «limite» ou une «fin» à la période d'indemnisa-
tion. La majorité des membres étaient d'avis que dans
les affaires portant sur les droits de la personne, lors-
qu'une ordonnance de réintégration était rendue, il
n'y avait pas lieu de mettre fin à la période d'indem-
nisation avant la réintégration réelle. En l'espèce,
cependant, à cause de la longueur excessive du temps
qui s'est écoulé (39 mois) avant le dépôt de la plainte,
cette période ne devait commencer que 27 mois après
la date du refus injustifié de la nouvelle demande
d'engagement du plaignant. Pour le membre minori-
taire, la doctrine de «prévisibilité» adoptée en respon-
sabilité délictuelle exigeait l'établissement d'une date
limite. Mais il n'a trouvé aucune raison de ne pas
fixer le début de la période au jour où Morgan aurait
pu s'engager si sa demande n'avait pas été injuste-
ment refusée. Il a conclu que la période devait débu-
ter le 21 juillet 1980, mais qu'elle devait être d'au
plus trois ans et cinq mois, limite de temps qui lui
Cashin c. Société Radio-Canada, [1988] 3 C.F. 494 (C.A.),
à la p. 501.
semblait raisonnable. Par contre, ni la majorité, ni la
minorité des membres n' a accepté la décision du tri
bunal de première instance de déduire un montant de
l'indemnité à cause de la prétendue omission par le
plaignant de limiter les pertes de salaire au cours de
la période d'indemnisation.
Cette deuxième question, qui porte sur le montant
de l'indemnité, soulève trois questions, soit: a) la
durée de la période d'indemnisation; b) la déduction
pour les mois écoulés avant le dépôt de la plainte; c)
la déduction pour omission de limiter le préjudice.
a) À la lecture des commentaires du président du
tribunal de première instance et de ceux de la majo-
rité du tribunal d'appel, force m'est de constater la
présence d'une certaine confusion entre le droit d'ob-
tenir réparation d'un préjudice subi et l'évaluation
des dommages-intérêts. Si la nature spéciale de la Loi
sur les droits de la personne, que l'on dit tellement
fondamentale qu'elle serait presque de nature consti-
tutionnelle et qui n'est pas du domaine de la respon-
sabilité délictuelle (voir p.ex. l'arrêt Robichaud c.
Brennan (sub nom. Robichaud c. Canada (Conseil du
Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, à la page 89, et l'arrêt
Bhadauria c. Bureau des gouverneurs du Seneca Col
lege (sub nom. Seneca College of Applied Arts and
Technology c. Bhadauria), [1981] 2 R.C.S. 181),
exclut l'application de limites au droit d'obtenir une
indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle,
l'évaluation des dommages-intérêts exigibles par la
victime ne peut être régie par des règles différentes.
Dans les deux cas, le principe est le même: la partie
lésée doit être remise dans la position où elle aurait
été si le tort ne s'était pas produit. Tout autre but
entraînerait un enrichissement sans cause et un
appauvrissement injustifié parallèle. Les principes
établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en
responsabilité délictuelle s'appliquent donc nécessai-
rement. Il est bien connu que l'un de ces principes
consiste à exclure les conséquences de l'acte qui sont
trop lointaines ou seulement indirectes. À mon avis,
le membre minoritaire avait tout à fait raison en écri-
vant (aux pages D/74 et D/75):
Si la réintégration est purement discrétionnaire et que ce
n'est pas le cas de l'indemnisation, il me semble que certains
principes reconnus applicables en matière d'octroi de dom-
mages-intérêts devraient guider le tribunal dans son apprécia-
tion et son évaluation de la perte financière. Ces principes ont
été cités et endossés par le tribunal d'appel au par. 7716
[D/869 de Torres, supra] de l'affaire Foreman [Foreman c. Via
Rail Canada Inc. (1980), 1 C.H.R.R. D/233], supra:
À notre avis, le mot «indemnité» (à titre de compensation)
utilisé dans la loi canadienne implique que les tribunaux doi-
vent appliquer les principes employés par les cours de jus
tice qui accordent des compensations en droit civil, dont le
principe essentiel repose, dans l'octroi de dommages-inté-
rêts, sur celui de la «restitutio in integrum»: la partie lésée
doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort
qui lui a été causé ne s'était pas produit, dans la mesure où
l'argent peut dédommager la partie lésée et dans la mesure
où celle-ci reconnaît son obligation de prendre des mesures
raisonnables pour atténuer ses pertes. (D/238)
Dans un arrêt récent, Canada (Attorney General) c. McAI-
pine, supra, [[1989] 3 C.F. 530], la Cour d'appel fédérale,
appelée à statuer sur un appel formé contre une décision d'un
tribunal des droits de la personne qui s'est appuyé sur ce prin-
cipe pour déterminer les dommages-intérêts devant être
accordés pour les pertes de prestations d'assurance-chômage, a
fait les commentaires suivants à la p. 538 [par. 13, D/258]:
[ ... ] il aurait également fallu tenir compte du caractère
prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages,
peu importe que l'action intentée soit en responsabilité con-
tractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les
pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont
recouvrables.
La Cour fédérale cite et endosse ensuite les propos du profes-
seur Cummings dans l'affaire Torres, supra [Torres v. Royalty
Kitchenware Ltd. (1982), 3 C.H.R.R. D/858 (Comm. d'enqu.
Ont.)], en ce qui concerne la limite au montant que la victime
peut recevoir à titre de dédommagement, et elle signale que ce
raisonnement a été suivi par le tribunal d'appel dans l'affaire
DeJager c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (no 2),
supra [(1987), 8 C.H.R.R. D/3963] aux p. D/3966 et D/3967,
ainsi que d'autres tribunaux des droits de la personne qui ont
considéré que la doctrine de la prévisibilité raisonnable est un
facteur essentiel dans l'évaluation des dommages-intérêts.
Il découle de mon interprétation des mesures correctives
prévues dans la Loi qu'il n'est pas nécessaire que la période
d'indemnisation coïncide avec la réintégration, peu importe
quand elle a lieu. Elle est encore moins déterminée automati-
quement par l'ordonnance de réintégration. C'est sur ce point
capital de l'affaire que je ne partage pas l'opinion de mes col-
lègues. Je serais d'accord pour dire que, si la victime de l'acte
discriminatoire avait été congédiée d'un emploi qu'elle occu-
pait réellement et que sa réintégration devait avoir lieu peu
après, la période d'indemnisation coïnciderait logiquement
avec cet événement. Par contre, il s'agit plutôt en l'espèce de la
perte théorique d'un emploi que n'occupait pas l'intimé lors-
que s'est produit l'acte discriminatoire.
À mon avis ces diverses doctrines ont peu de poids
lorsqu'il s'agit de mettre en application l'idée toute
simple qu'il y a une limite à la responsabilité de l'au-
teur du préjudice quant aux conséquences de son acte
sauf, peut-être, dans les cas de mauvaise foi. Certains
arrêts se sont fondés sur la doctrine de la prévisibilité
des dommages, un critère qui me semble plus appro-
prié en matière contractuelle. Dans d'autres arrêts, on
mentionne des critères tels que les conséquences
directes ou raisonnablement directes de l'acte dom-
mageable. Le but visé demeure le même: écarter les
conséquences de l'acte qui sont trop lointaines
compte tenu de tous les événements qui ont eu lieu
entre les deux. Quelle que soit la source de responsa-
bilité, le bon sens s'applique.
Je sais que les principes appliqués dans les affaires
portant sur des cas de congédiement injuste pour
l'évaluation des pertes de salaire ne s'appliquent pas
nécessairement aux affaires portant sur les pertes
d'emploi découlant d'un acte discriminatoire. Dans
les cas de congédiement injuste, on reproche à l'em-
ployeur non pas d'avoir mis fin au contrat de travail,
mais de l'avoir fait sans avis préalable, en violation
du contrat. La nature de l'acte sur lequel porte la res-
ponsabilité étant différente, les conséquences qui en
découlent le sont donc aussi.
À mon avis, le tribunal de première instance et la
majorité des membres du tribunal d'appel ont eu tort
de refuser de fixer une limite à la période d'indemni-
sation indépendamment de l'ordonnance de réinté-
gration. L'établissement de cette limite était, comme
il l'est dans toutes ces affaires, un exercice difficile
qui exige une analyse détaillée des circonstances en
cause. Le membre minoritaire est le seul à avoir fait
ce calcul et je pense que cette Cour, au lieu d'ordon-
ner une nouvelle audience, devrait accepter ses con
clusions qui sont celles d'ailleurs que le tribunal a
adoptées dans des circonstances similaires dans l'af-
faire de DeJager c. Canada (Ministère de la Défense
nationale) (1987), 8 C.H.R.R. D/3963 (Trib. C.D.P.).
b) La deuxième question, qui porte sur la déduc-
tion d'un certain nombre de mois pour compenser le
dépôt tardif de la plainte, m'apparaît facile à régler.
Je n'arrive pas à comprendre le fondement de la déci-
sion des membres majoritaires de tenir compte du
délai de trois ans qui s'est écoulé avant que le plai-
gnant ne dépose sa plainte. Ils n'ont certainement pas
pensé qu'en déposant sa plainte plus tôt, le plaignant
aurait atténué ses pertes; d'ailleurs, ils ne le préten-
dent pas. Par conséquent, comment ce délai pouvait-il
entrer en jeu dans l'évaluation des dommages-inté-
rats? Bien entendu, toutes les pertes encourues doi-
vent être indemnisées jusqu'au moment de la réinté-
gration, alors on pourrait penser que le retard du
plaignant à déposer sa demande a eu pour effet d'al-
longer cette période. Mais cela est faux. Ce qu'il faut,
c'est évaluer les dommages-intérêts découlant des
pertes de salaire dues à l'acte fautif. Je ne vois pas
comment cette évaluation pourrait être affectée par la
date du dépôt de la plainte. La déduction d'une
période de trois ans du montant de l'indemnité accor-
dée n'est qu'une forme de pénalité et rien dans la loi
ne peut être interprété comme permettant au tribunal
d'imposer une pénalité au plaignant. Par conséquent,
je suis d'accord avec mon collègue que la demande
reconventionnelle, à cet égard, doit être accueillie.
c) Il me semble que la troisième question qui porte
sur la limitation du préjudice n'est pas tellement
compliquée. Elle ne soulève aucune question de
droit; les deux tribunaux ont reconnu que l'évaluation
des dommages-intérêts devait tenir compte de l'obli-
gation bien établie en common law de limiter le pré-
judice. Ils s'entendaient également sur la nature de
cette obligation. Néanmoins, le tribunal d'appel a
jugé bon d'intervenir parce qu'il avait le sentiment
que l'approche adoptée par le tribunal de première
instance était trop simpliste. De l'avis du tribunal
d'appel, par exemple, on ne pouvait reprocher au
plaignant, compte tenu de tous les faits, d'avoir quitté
deux emplois sans motifs, l'un en 1980 et l'autre en
1981, emplois qui lui rapportaient autant que le
salaire offert par les Forces armées, à l'époque.
À mon avis, cette intervention du tribunal d'appel
n'est pas justifiée. Alors que la question de limitation
du préjudice est une question mixte de droit et de fait,
les opinions divergentes du tribunal d'appel repo-
saient entièrement sur l'appréciation des éléments de
preuve. Le président du tribunal de première instance
n'a certes pas été guidé par une connaissance impar-
faite de la loi ou une fausse appréciation des éléments
de preuve en rendant sa décision. Ses conclusions
étaient les bonnes je pense qu'il faut les rétablir.
Par conséquent, quant au montant de l'indemnité,
je me vois obligé d'exprimer mon désaccord avec le
juge MacGuigan, J.C.A. J'accepterais que la période
d'indemnisation soit celle fixée par le membre mino-
ritaire, c'est-à-dire du mois de juillet 1980 au mois de
décembre 1983. Toutefois, je rétablirais la conclusion
du tribunal de première instance que l'intimé a
manqué à son obligation de limiter le préjudice au
cours de ces années pour les montants suivants:
4 092,56 $ en 1980, 4 767,57 $, en 1981, 901,46 $ en
1982 et 4 861,80 $ en 1983.
3. La troisième question est celle des intérêts
accordés sur l'indemnité principale pour pertes de
salaire et sur l'indemnité supplémentaire pour préju-
dice moral.
a) Quant à l'indemnité pour pertes de salaire, le
premier tribunal avait accordé les intérêts composés
calculés tous les six mois au taux que la Banque
Canadienne Impériale de Commerce accorde à ses
clients de premier ordre. Le tribunal d'appel y a subs-
titué un taux différent, soit celui des obligations
d'épargne du Canada. Encore une fois, il faut évaluer
cette question par étapes successives: i) est-ce que les
tribunaux avaient la compétence d'accorder les inté-
rêts?; ii) si c'était le cas, à compter de quelle date, à
quel taux et sur quel montant?; et finalement iii) fal-
lait-il qu'il s'agisse d'intérêts composés?
i) La loi ne contient aucune disposition habilitant
expressément les tribunaux à adjuger des intérêts et
cette Cour n'a pas encore eu à trancher cette ques
tion. Néanmoins, je suis d'accord avec le juge
MacGuigan, J.C.A., lorsqu'il affirme que les tribu-
naux ont eu raison de juger que le pouvoir dont ils
sont investis d'assurer à la victime une indemnité
adéquate leur permettait de lui accorder les inté-
rêts. Il s'agit très certainement d'une conclusion
pleine de bon sens que cette Cour n'a pas hésité à
appliquer dans les décisions suivantes: Société
Radio-Canada c. S. C. F. P., [ 1987] 3 C.F. 515 et
Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1
C.F. 391. Bien noter, cependant, que dans ce sens,
le pouvoir d'adjuger des intérêts n'est pas discré-
tionnaire. Il ne s'agit pas non plus d'un pouvoir
fondé uniquement sur le principe général retenu en
responsabilité délictuelle ou contractuelle selon
lequel la partie défenderesse a privé le plaignant
d'argent alors qu'elle en avait elle-même l'usage.
Les intérêts sont accordés si, et seulement si, cela
s'avère nécessaire pour indemniser la perte. Voilà
le fondement de ma pensée sur les autres questions
relatives aux intérêts.
ii) Par rapport à ces autres questions, mon collègue
a cité un passage de la décision du tribunal de pre-
mière instance dont voici, de nouveau, le premier
paragraphe [à la page 6406]:
Les avocats des mises-en-cause dans la présente affaire ont
soutenu que dans l'éventualité où des intérêts seraient
adjugés, le taux devrait en être de 5 p. 100 selon les disposi
tions de l'art. 3 de la Loi sur les intérêts. Même si les avo-
cats des mises-en-cause et de la Commission ont déclaré être
disposés à accepter un taux d'intérêt de 5 p. 100, je ne suis
pas du même avis.
Je m'étonne que le président du tribunal ait fait fi
de l'entente entre le plaignant et la Commission
sur le taux de 5 p. 100. Ce qui me gêne, ce n'est
pas que le président ait, en quelque sorte, outre-
passé la demande, car à mon avis la doctrine de
l'ultra petita ne s'applique pas en l'espèce. Je suis
plutôt surpris du fait que le tribunal n'a invoqué
aucune circonstance qui pourrait justifier sa déci-
sion d'accorder un taux d'intérêt plus élevé pour
indemniser les pertes subies. Aucun élément de
preuve ne permet de conclure que le plaignant
avait eu à compenser les pertes de salaire par des
emprunts sur lesquels il aurait versé des intérêts, ni
qu'il aurait touché des intérêts sur la totalité ou sur
une partie de ce salaire s'il n'en avait pas été privé.
Encore une fois, c'est à titre d'indemnité que le tri
bunal accorde des intérêts, et, à mon avis, la perte
qui doit être indemnisée doit être établie par des
éléments de preuve.
D'après les faits en l'espèce, cependant, et compte
tenu du fait que les Forces armées ont reconnu leur
responsabilité, il me semble que dès le dépôt de la
plainte, le plaignant avait droit d'être réintégré
dans ses fonctions et, au même moment, d'être
complètement indemnisé de ses pertes. Si cela
avait été fait, l'argent reçu, à titre d'indemnité,
aurait pu être immédiatement investi à long terme.
Ses besoins quotidiens auraient été comblés par le
salaire normal auquel il aurait eu droit de nouveau.
Quant au taux, puisqu'il s'agit de pertes de revenu
provenant d'un investissement, le tribunal d'appel
a raison lorsqu'il soutient que ni les taux préféren-
tiels de la Banque Canadienne Impériale de Com
merce, ni ceux de la Banque du Canada ne con-
viennent. J'adopterais également le taux des
obligations d'épargne du Canada qui s'appliquerait
chaque année sur le montant de l'indemnité, jus-
qu'au paiement de la somme due.
iii) Quant à la question de savoir s'il était du res-
sort du tribunal d'accorder des intérêts composés,
il faut régler cette question en suivant le même
principe. Le tribunal peut accorder des intérêts
composés si, et seulement si, en vertu des éléments
de preuve et des circonstances de l'affaire, ces
intérêts sont nécessaires pour indemniser les pertes
subies. Je m'empresse d'ajouter que mon collègue
a raison d'affirmer que ce n'était pas le cas en l'es-
pèce.
b) Reste la question de l'indemnité pour préjudice
moral. Comme l'a expliqué mon collègue, le tribunal
d'appel a encore une fois refusé de confirmer la déci-
sion du tribunal de première instance en statuant que
la loi ne permettait pas d'accorder ce genre d'indem-
nité. Je suis d'accord avec mon collègue que la déci-
sion de cette Cour dans l'affaire Canada (Procureur
général) c. Rosin, précitée, a réglé cette question. Le
tribunal d'appel n'avait aucune raison d'infirmer la
conclusion du tribunal.
En résumé, il me semble que le tribunal d'appel a
erré: a) en établissant une période d'indemnisation
plus longue que celle proposée par le membre mino-
ritaire; b) en limitant la période d'indemnisation à
cause du retard du plaignant à déposer sa plainte; c)
en modifiant les conclusions du tribunal de première
instance sur la déduction des dommages-intérêts
payables au plaignant au cours des années 1980 et
1981, sous prétexte qu'il n'aurait pas atténué ses
pertes; d) en accordant plus que les intérêts simples
calculés au taux des obligations d'épargne du
Canada, à compter de la date de la plainte; et e) en
modifiant la conclusion du tribunal de première ins
tance relative au montant de l'indemnité pour préju-
dice moral et les intérêts sur celui-ci. Comme mon
collègue MacGuigan, J.C.A., j'accueillerais en partie
la demande principale et la demande reconvention-
nelle et j'infirmerais la décision contestée; toutefois,
je renverrais l'affaire au tribunal pour nouvel examen
avec des directives conformes aux présentes conclu
sions.
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A. (dissident): La pré-
sente demande fondée sur l'article 28 portant le
numéro A-727-90, vise la décision datée du 14 sep-
tembre 1990 du tribunal d'appel constitué en vertu de
la Loi canadienne sur les droits de la personne,
L.R.C. (1985), ch. H-6 («la Loi»). Dans cette déci-
sion, le tribunal d'appel avait modifié la décision du
8 mars 1989 du tribunal constitué en vertu de la Loi
pour examiner une plainte déposée par la première
partie intimée, Richard Roderick Morgan («Mor-
gan»). Les parties demandent à la Cour de réviser les
indemnités accordées.
La Commission des droits de la personne («la
Commission») a déposé une demande reconvention-
nelle portant le numéro
A-741-90 à l'encontre de la décision du tribunal
d'appel. Conformément aux directives émises par la
Cour, les deux demandes fondées sur l'article 28 ont
fait l'objet d'un même dossier et ont été entendues
conjointement.
Morgan a été soldat d'infanterie dans les Forces
armées canadiennes (les «Forces canadiennes») du 21
novembre 1973 au 30 mars 1978. En 1975, alors qu'il
n'était pas en fonction, il a été blessé sérieusement à
la tête dans un accident de voiture qui l'a laissé
inconscient pendant huit semaines et incapable de
travailler pendant un an. Conséquemment, il a été
renvoyé à la vie civile pour raisons médicales au
mois de mars 1978.
Au mois de juin 1979, Morgan a cherché à s'enga-
ger de nouveau dans les Forces canadiennes. Il a
passé avec succès les premières étapes du processus
de recrutement, mais dans une lettre datée du 17 avril
1980 Morgan apprit que, suite à l'examen complet de
son dossier, on ne jugeait pas [TRADUCTION] «qu'il
était apte, du point de vue médical, à s'engager dans
les Forces armées» (dossier V, à la page 882). Il faut
tenir compte également du fait qu'à cause d'une obli
gation judiciaire Morgan ne pouvait, de toute façon,
s'engager avant le 21 juillet 1980, date qui devrait
donc être celle de l'acte discriminatoire dans la pré-
sente affaire. Au mois de février 1982, Morgan s'est,
encore une fois, enquis au sujet de sa nouvelle
demande d'engagement dans les Forces canadiennes,
mais il a été refusé de nouveau. Il a ensuite déposé
une plainte en vertu de la Loi, le 31 juillet 1983. Pres-
que cinq années se sont passées avant que l'avis de la
constitution d'un tribunal canadien des droits de la
personne ne soit émis le 9 juin 1988, un délai inexpli
cable sur lequel nous reviendrons plus tard.
Au moment où Morgan voyait sa demande refusée
en 1980, l'examen médical le plus récent effectué par
un médecin de la base militaire le déclarait apte à
s'engager. Cet examen avait été rendu nécessaire,
parce que Morgan avait tenté d'obtenir une pension
d'invalidité suite aux blessures qu'il avait subies à la
tête. Il a voulu s'engager de nouveau suite au résultat
positif de cet examen. Les Forces canadiennes ont par
la suite reconnu avoir agi de façon discriminatoire
contrairement à la Loi, et les procédures légales
visaient à fixer l'indemnité qui devait être accordée.
Les dispositions pertinentes de la Loi sont les sui-
vantes:
53....
(2) A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte
fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 54,
ordonner, selon les circonstances, 3 la personne trouvée coupa-
ble d'un acte discriminatoire:
b) d'accorder à la victime, dès que les circonstances le per-
mettent, les droits, chances ou avantages dont, de l'avis du
tribunal, l'acte l'a privée;
c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction
qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses
entraînées par l'acte;
d) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction
qu'il juge indiquée, des frais supplémentaires occasionnés
par le recours à d'autres biens, services, installations ou
moyens d'hébergement, et des dépenses entraînées par
l'acte.
(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le
tribunal peut ordonner à l'auteur d'un acte discriminatoire de
payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dol
lars, s'il en vient à la conclusion, selon le cas:
a) que l'acte a été délibéré ou inconsidéré;
b) que la victime en a souffert un préjudice moral.
55. La Commission ou les parties peuvent interjeter appel de
la décision ou de l'ordonnance rendue par un tribunal de moins
de trois membres en signifiant l'avis prescrit par décret du gou-
verneur en conseil aux personnes qui ont reçu l'avis prévu au
paragraphe 50(1), dans les trente jours du prononcé de la déci-
sion ou de l'ordonnance.
56....
(3) Le tribunal d'appel peut entendre les appels fondés sur
des questions de droit ou de fait ou des questions mixtes de
droit et de fait.
(4) Le tribunal d'appel entend l'appel en se basant sur le
dossier du tribunal dont la décision ou l'ordonnance fait l'objet
de l'appel et sur les observations des parties intéressées; mais il
peut, s'il l'estime indispensable à la bonne administration de la
justice, recevoir de nouveaux éléments de preuve ou entendre
des témoignages.
(5) Le tribunal d'appel qui statue sur les appels prévus à l'ar-
ticle 55 peut soit les rejeter, soit y faire droit et substituer ses
décisions ou ordonnances à celles faisant l'objet des appels.
Le requérant prétend que le tribunal d'appel a fait
erreur en la manière suivante:
1) En décidant que l'acte discriminatoire admis
avait privé Morgan d'un poste auprès des Forces
canadiennes, par opposition à la possibilité d'obtenir
un emploi;
2) En ordonnant que la victime soit indemnisée
pour une période de temps qui n'était pas raisonna-
ble, vu les circonstances;
3) En estimant mal l'importance du fait que Mor-
gan n'avait pas atténué ses pertes;
4) En ordonnant des intérêts de plus de 5 000 $ sur
l'indemnité pour pertes de salaire;
5) En ordonnant l'application d'intérêts composés
sur l'indemnité accordée pour pertes de salaire;
6) En omettant de déduire les prestations d'assu-
rance-chômage et les bénéfices d'aide sociale perçus
par Morgan de l'indemnité pour pertes de salaire.
Cette dernière prétention a été abandonnée au
moment de la plaidoirie orale et on n'a pas trop
insisté sur la quatrième. Les autres questions feront
chacune l'objet d'un examen particulier. À ces der-
nières il faut ajouter, d'ailleurs, les trois questions
soulevées par la Commission dans sa demande recon-
ventionnelle, à savoir que le tribunal d'appel avait
erré a) en refusant d'imposer des intérêts sur l'indem-
nité accordée, à titre de dédommagement pour le pré-
judice moral, b) en substituant le taux d'intérêt des
obligations d'épargne du Canada au taux d'intérêt
préférentiel de la Banque Canadienne Impériale de
Commerce, et c) en tenant compte, par rapport à l'in-
demnité pour pertes de salaire, du retard du plaignant
à déposer sa plainte en vertu de la Loi. Les questions
qui découlent de la demande reconventionnelle seront
examinées en même temps que la demande princi-
pale.
1. La perte d'un emploi
Il s'agit d'une question soulevée dans la demande
principale seulement.
Le requérant prétend qu'en réalité, ce que Morgan
a perdu ce n'est pas un poste, mais tout simplement la
possibilité d'obtenir un poste puisqu'à l'époque où
l'acte discriminatoire a été commis, Morgan devait
franchir encore deux étapes du processus de recrute-
ment même s'il avait été recommandé par l'intervie-
weur du comité de sélection de l'unité: a) il fallait
vérifier pour savoir s'il y avait des postes vacants et
b) évaluer l'esprit combatif du candidat (dossier V, à
la page 899).
La plaidoirie du requérant portait que: 1) le droit à
l'indemnité pour la perte d'un emploi est acquis s'il
est certain que le plaignant aurait obtenu le poste
n'eût été l'acte discriminatoire; 2) cette conclusion
dépend d'une part, du moment, au cours du processus
de recrutement, du rejet de la demande du plaignant,
et d'autre part, de la question de savoir si l'acte dis-
criminatoire constituait le seul motif de rejet de la
demande. Le requérant a déclaré qu'en l'espèce,
aucune évaluation médicale adéquate n'avait été sou-
mise, que la demande de Morgan avait été rejetée
avant qu'il ait subi l'ensemble du processus de sélec-
tion et de recrutement et que le succès de sa demande
n' était pas garanti, même avec une évaluation médi-
cale favorable.
Cet argument est mal fondé en ce qu'il découle
d'une conception tout à fait statique du processus de
sélection. Le tribunal n'a sûrement pas à prendre une
décision fondée uniquement sur l'étape atteinte au
cours du processus. Le tribunal est habilité à exami
ner le résultat probable de l'ensemble du processus à
la lumière des éléments de preuve dont il dispose. Le
résultat n'a pas besoin d'être certain, mais il doit être
fondé sur les conclusions que le tribunal peut tirer des
faits présentés. De plus, il ne faut pas s'en tenir aux
seules étapes franchies, à moins que les éléments de
preuve ne permettent pas de tirer d'autres conclu
sions.
Dans l'affaire qui nous occupe, le tribunal a conclu
que l'examen médical attestant que le plaignant était
apte à s'engager avait été effectué au cours de l'année
précédente et était, par conséquent, encore valide. En
étudiant les éléments de preuve quant aux postes dis-
ponibles et au caractère combatif du candidat, le tri
bunal s'est exprimé en ces termes (aux pages D/6392
et D/6393):
Les mises-en-cause ont déposés des pièces tendant à prouver
que les demandes qu'elles avaient reçues au cours de l'année
1980 étaient environ trois fois plus nombreuses que les postes
disponibles et qu'elles s'étaient donc trouvées dans l'impossi-
bilité de les accepter toutes. Il a également été démontré en
preuve qu'à l'époque où le plaignant a sollicité un réenrôle-
ment, les Forces armées étaient surdotées en cuisiniers, en
techniciens de véhicules, et en conducteurs de matériel mobile
de soutien. Toutefois, rien ne nous a été présenté pour démon-
trer que les mises-en-cause avaient rejeté la demande du plai-
gnant parce que, dans le cadre de la concurrence avec d'autres
anciens membres du service, les compétences, l'instruction et
les autres caractéristiques du plaignant avaient été jugées
moins méritoires. Qui plus est, rien ne prouve que les mises-
en-cause aient rejeté la demande du plaignant parce que tous
les postes que celui-ci sollicitait étaient surdotés.
M. Flewelling a déclaré dans son témoignage qu'au moment
d'examiner la demande du plaignant, à Ottawa, les respon-
sables s'étaient interrogés sur trois points. Premièrement, cer-
taines préoccupations ont été soulevées quant à l'avis médical
reçu du Dr Pritchard. Deuxièmement, des questions se posaient
à propos de l'impolitesse du plaignant à l'égard du personnel
administratif et du personnel du centre des examens médicaux.
Troisièmement on s'est inquiété du fait que le plaignant avait
été condamné au cours de l'année antérieure pour un délit lié à
l'alcool (conduite d'un véhicule moteur alors que la teneur
alcoolique de son sang dépassait 0,08). En ce qui concerne la
deuxième préoccupation, c'est le capitaine Ujimoto, de Centre
de recrutement de Victoria, qui était le mieux placé pour en
juger. Or, il avait recommandé l'acceptation de la demande du
plaignant. Pour ce qui touche la troisième préoccupation, M.
Flewelling a reconnu en contre-interrogatoire qu'il n'était pas
inhabituel pour les Forces armées canadiennes d'enrôler un
candidat qui a déjà été condamné pour un délit lié à l'alcool.
Ce qui est plus important, toutefois, c'est que ni la deuxième,
ni la troisième «préoccupations» n'ont été invoquées en tant
que raison du rejet de la demande du plaignant.
Quant à toutes les raisons «éventuelles» de rejeter la
demande du plaignant, si elles avaient réellement constitué un
motif, la chose aurait certainement été consignée dans les
documents et signifiée au plaignant. En l'absence de mention
de ces raisons, je dois conclure qu'à défaut de motif médical,
les mises-en-cause auraient accepté la demande du plaignant
en vue d'un réenrôlement. En fait, M. Flewelling a expliqué
que les candidats au réenrôlement qui n'avaient pas quitté les
Forces armées depuis longtemps recevaient un traitement plus
favorable que les candidats n'ayant reçu aucune formation
militaire, en raison de l'économie que cela pouvait représenter.
En conséquence, je conclus que la seule raison que les
mises-en-cause avaient pour rejeter la demande du plaignant en
1980 était son dossier médical. D'ailleurs, les mises-en-cause
ont reconnu n'avoir pas tenu compte de cet aspect de façon
appropriée. D'après la preuve devant moi, je constate que l'ef-
fet de négligence des mises-en-cause de tenir dûment compte
de la demande du plaignant a été, pour le plaignant, de se voir
refuser un emploi pour un motif illicite de discrimination.
En fait, les éléments de preuve dont disposait le tribu
nal étaient encore plus percutants puisque le requé-
rant a reconnu, dans sa plaidoirie, que ces éléments
démontraient que certaines personnes avaient été
embauchées au cours de la période en cause dans les
domaines pour lesquels Morgan avait voulu s'enga-
ger de nouveau.
À mon avis, le tribunal d'appel a eu raison de refu-
ser d'intervenir (à la page D/53):
Compte tenu de l'ensemble de la preuve, le présent tribunal
est incapable de conclure qu'il y a eu une «erreur évidente ou
manifeste» qui justifierait l'annulation des conclusions de fait
du président selon lesquelles il s'agissait réellement du refus
d'un emploi à la suite de l'acte discriminatoire des appelantes
plutôt que de la perte d'une possibilité de concourir pour un
emploi; ses conclusions sur ce point sont confirmées et ce
motif d'appel est rejeté.
Le tribunal d'appel a jugé, avec raison, qu'il ne pou-
vait intervenir sur une conclusion de fait à moins que
le tribunal de première instance n'ait commis une
erreur manifeste et dominante.
Conformément à cette conclusion, le tribunal d'ap-
pel a modifié un seul aspect de l'ordonnance du tribu
nal (à la page D/53):
Nous sommes d'avis qu'il serait inopportun d'intervenir
dans l'exercice par le président de son pouvoir discrétionnaire
d'accorder la réintégration, sauf pour limiter les métiers ou
postes qui peuvent être offerts à l'intimé à ceux de cuisinier, de
technicien de véhicules ou de conducteur de matériel mobile
de soutien, l'intimé ayant lui-même indiqué, lorsqu'il a pré-
senté sa demande de rengagement, qu'il n'était pas intéressé
par un poste de fantassin. Qui plus est, les fonctions et les res-
ponsabilités d'un fantassin sont exigeantes et nécessitent une
grande force physique, de l'endurance et de l'assurance. Voir à
la pièce 2 dans le recueil de documents fourni par l'intimé,
onglets 9 et 13. L'intimé est maintenant âgé de 32 ans et il
reconnaît dans son témoignage qu'il est maintenant inapte à
reprendre le poste de fantassin ...
L'appel est donc partiellement accueilli sur ce point et l'or-
donnance de réintégration rendue par le président doit être
modifiée en conséquence.
À mon avis, il s'agit d'une modification justifiable de
l'ordonnance du tribunal puisqu'elle reflète les décla-
rations de Morgan lui-même.
La demande devrait donc être rejetée sur ce point.
2. La période d'indemnisation
Cette question a été soulevée à la fois dans la
demande principale et dans la demande reconvention-
nelle et c'est également sur ce point que le tribunal
d'appel n'a pas été unanime.
En dissidence, le président a déclaré que, alors que
l'objet de la Loi est de remettre la victime dans l'état
où elle était (restitutio in integrum) avant l'acte dis-
criminatoire, cette Cour dans l'affaire Canada (Pro-
cureur général) c. McAlpine, [1989] 3 C.F. 530,
s'inspirant en cela du président Cumming dans
Torres v. Royalty Kitchenware Limited (1982), 3
C.H.R.R. D/858 (Comm. d'enqu. Ont.) et DeJager c.
Canada (Ministère de la Défense nationale) (1987), 8
C.H.R.R. D/3963 (Trib. C.D.P.), a fixé des limites à
cette doctrine en statuant que seules les pertes subies
qui sont raisonnablement prévisibles par la personne
fautive sont recouvrables.
Le président a déclaré ce qui suit (aux pages D/82
et D/83):
... les appelantes auraient-elles d0 raisonnablement prévoir
que les conséquences de leur acte discriminatoire se poursui-
vraient six ans et demi après l'événement, ou, plus longtemps,
si on accepte mon interprétation de la preuve. En toute défé-
rence, il me semble que le premier tribunal a dépassé ce qui
était raisonnablement prévisible en accordant des dommages-
intérêts pour cette période après avoir effectué un rajustement
de deux ans et demi pour l'omission de déposer une plainte à
temps. La période de six ans et demi pour laquelle l'indemnité
a été accordée excède considérablement la durée du service de
l'intimé dans les Forces armées.
À mon avis, l'intimé recevrait une indemnité juste et suffisante
si on ordonnait une indemnisation à compter du début de la
période de pertes de gains le 15 juillet 1980, comme l'a statué
le premier tribunal, jusqu'à la fin de 1983, soit le 31 décembre
1983.
La majorité du tribunal d'appel en est arrivé à une
toute autre conclusion (aux pages D/66 et D/67):
Toutefois, lorsqu'il convient d'ordonner la réintégration,
comme c'est le cas dans l'affaire dont a été saisi le présent tri
bunal d'appel, nous sommes d'avis que l'ordonnance de réinté-
gration fixe automatiquement un «maximum» ou une limite au
montant de l'indemnité ou encore, un moment où la personne
doit prendre ses responsabilités. L'ordonnance de réintégration
comporte en elle-même, l'élément qui permet de déterminer la
période ou la limite, soit la date réelle de la réintégration.
Nous sommes d'avis qu'il n'y a pas lieu, dans le cas où la
réintégration est ordonnée, d'adopter la doctrine de la prévisi-
bilité raisonnable pour déterminer une limite, celle-ci étant pré-
vue dans l'ordonnance elle-même.
Par conséquent, nous ordonnons en l'espèce que l'indemni-
sation des pertes de salaire couvre la période du 15 juillet 1982
à la date de réintégration de l'intimé. Ce dernier n'a pas déposé
sa plainte avant le mois de juillet 1983, environ trois ans et
trois mois après l'acte discriminatoire. Nous croyons que ce
délai est excessif et, par conséquent, nous n'accordons aucune
indemnisation pendant environ vingt-sept mois de cette même
période.
Cependant, la majorité des membres du tribunal
d'appel s'est protégée en statuant que même si la
doctrine de la prévisibilité raisonnable était appli-
quée, le résultat serait le même. (À la page D/67):
Toutefois, dans l'éventualité où notre raisonnement serait
jugé erroné et où la doctrine de la prévisibilité raisonnable
s'appliquerait dans le cas où la réintégration est ordonnée,
nous croyons que les critères de la prévisibilité raisonnable ont
été respectés en l'espèce et qu'il n'est pas nécessaire de modi
fier l'indemnité pour perte de salaire que nous avons adjugée à
l'intimé. Nous sommes d'avis que dans le cas où la réintégra-
tion est ordonnée, il est tout à fait raisonnable que l'auteur d'un
acte discriminatoire prévoie que l'indemnité qu'il devra verser
couvrira les pertes de salaire à compter de l'acte discrimina-
toire jusqu'au moment de la réintégration. Sinon, l'auteur de
l'acte discriminatoire pourra tirer partie des retards et du temps
requis pour que la demande franchisse les étapes de la procé-
dure applicable en matière de droits de la personne. La per-
sonne lésée subira un préjudice.
L'imposition d'une limite à l'indemnité pour
pertes de salaire fondée sur la doctrine de la prévisi-
bilité raisonnable ne peut être déduite de l'arrêt
McAlpine. Dans cette affaire, l'employeur avait retiré
une offre d'emploi lorsqu'il avait appris que la plai-
gnante était enceinte, puisqu'à cette époque le minis-
tre avait pour politique de ne pas employer de per-
sonnes enceintes. Le Ministère a reconnu qu'il
s'agissait d'un acte discriminatoire, et la question en
litige portait sur les dommages-intérêts que la plai-
gnante pouvait réclamer pour pertes de prestations
d'assurance-chômage, au motif que, en l'absence de
l'acte fautif, elle aurait travaillé pendant quatorze
semaines, période plus que suffisante pour bénéficier
des prestations d'assurance-chômage.
Cette Cour a soutenu que les alinéas 53(2)b), c) et
d) de la Loi ne permettent pas d'indemniser les pertes
de prestations d'assurance-chômage. Cette décision
suffisait à disposer de l'affaire, mais la Cour a ajouté
à titre de remarque incidente qu'elle appuyait le prin-
cipe de la prévisibilité raisonnable 2 . Toutefois, à mon
avis, la Cour a appliqué ce principe uniquement
quant au type de dommages-intérêts demandé: c'est-
à-dire qu'un employeur ne pouvait pas raisonnable-
ment prévoir que l'acte discriminatoire en question
entraînerait une perte de prestations d'assurance-chô-
mage.
Il est vrai que dans l'affaire Torres, citée par la
Cour, le principe a été appliqué au montant des dom-
mages-intérêts, mais je crois que la Cour ne s'était
pas réellement penchée sur cette question. En fait,
elle n'avait pas besoin de le faire, puisque la question
en litige portait sur le type de dommages-intérêts et
2 La prévisibilité raisonnable est le principe de common law
qui s'applique à la fois en responsabilité délictuelle et en res-
ponsabilité contractuelle: voir Asamera Oil Corporation Ltd. c.
Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633,
aux p. 645 et s. Le juge Estey déclare à la p. 673 que «les
principes relatifs au caractère prévisible s'appliquent égale-
ment que la réclamation soit fondée sur la responsabilité délic-
tuelle ou contractuelle».
non sur le montant de ceux-ci. Je suis donc d'accord
avec le tribunal dans l'affaire Cashin c. Société
Radio-Canada (n° 2) (1990), 12 C.H.R.R. D/222
(Trib. C.D.P.) qui établit une distinction avec l'affaire
McAlpine et également quant aux questions plus
importantes de l'affaire (aux pages D/233 et D/234): ,
Si on laisse de côté son fondement, il semble ressortir de
l'arrêt McAlpine, supra, qu'il n'est pas indiqué d'appliquer le
critère du caractère prévisible existant en matière délictuelle
aux dommages-intérêts accordés pour des actes discrimina-
toires. La Cour suprême du Canada a statué dans l'arrêt Bha-
dauria c. Board of Governors of Seneca College (1981), 124
D.L.R. (3d) 193, [(sub nom. Seneca College c. Bhadauria), 2
C.H.R.R. D/468], que la discrimination ne constitue pas un
délit civil. En outre, elle a également indiqué qu'elle était
d'avis qu'il ne faut pas essayer de fonder les recours existant
en matière des droits de la personne sur des doctrines juri-
diques erronées. Par exemple, lorsqu'on lui a demandé dans
l'arrêt Robichaud, supra, de déterminer si un employeur était
responsable (du fait d'autrui ou autrement) du harcèlement
sexuel d'une employée par un surveillant, la Cour suprême du
Canada a tout d'abord examiné l'objet de la Loi ainsi que les
recours qu'elle prévoit, évitant d'avoir à déterminer si la res-
ponsabilité de l'employeur pour les actes discriminatoires de
ses employés reposait sur la doctrine de la responsabilité du
fait d'autrui en matière délictuelle ou sur une autre doctrine. Le
juge La Forest a déclaré à la p. 89 [D/4329]:
... on s'est beaucoup attardé sur les différentes théories,
telles la responsabilité du fait d'autrui, en matière délic-
tuelle, et la responsabilité stricte, en matière quasi crimi-
nelle, selon lesquelles l'employeur est responsable des actes
de ses employés. Cependant, comme le fait remarquer le
juge en chef Thurlow, il faut nécessairement prendre comme
point de départ la Loi elle-même, dont le texte, à l'instar de
celui des autres lois, doit être interprété en fonction de sa
nature et de son objet.
Il a ajouté que l'objet de la Loi est essentiellement l'élimina-
tion de toute discrimination plutôt que la punition d'une con-
duite anti-sociale. Il a ensuite déclaré à la p. 91 [D/4330]:
Les principes d'interprétation que j'ai énoncés me semblent
largement décisifs en l'espèce. Pour commencer, ils réfutent
l'argument voulant qu'on doive se reporter à des théories de
la responsabilité de l'employeur qui ont été établies à l'égard
d'une conduite criminelle. Ces théories, étant axées sur la
faute, n'ont absolument aucune pertinence en l'espèce, car,
comme nous l'avons vu, une loi relative aux droits de la per-
sonne a un but essentiellement réparateur qui consiste à éli-
miner des conditions antisociales sans égards aux motifs ou
intentions de ceux qui en sont à l'origine.
Concluant que la Loi envisageait de rendre les employeurs res-
ponsables de tous les actes accomplis par leurs employés, le
juge La Forest a dit [à D/4331): «[ ... ] 11 s'agit là d'un type de
responsabilité qui se passe de tout qualificatif et qui découle
purement et simplement de la loi».
Cette interprétation renforce mon opinion que le texte du
par. 41(2) de la Loi, interprété en fonction de l'objet de la
législation et des principes dégagés par la Cour suprême du
Canada, est suffisamment clair pour trancher l'argument vou-
lant que le critère de la prévisibilité raisonnable doive être con-
sidéré comme une limite aux dommages-intérêts pouvant être
accordés pour des pertes de salaire. L'article fixe lui-même ses
propres limites, soit que le tribunal peut ordonner d'indemniser
la personne «de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indi-
quée» des pertes de salaire.
Tous ces raisonnements sont fort intéressants. Ce
serait à tort que l'on appliquerait rigoureusement les
règles de la responsabilité délictuelle ou contractuelle
puisque la question en litige n'en est pas une de com
mon law; il s'agit plutôt du dédommagement particu-
lier prévu par la loi: voir l'arrêt Seneca College of
Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2
R.C.S. 181, dans lequel la Cour suprême a statué que
The Ontario Human Rights Code [R.S.O. 1970, chap.
318] n'établissait ni un délit de common law ni,
apparemment, un délit en vertu de la Loi puisque le
régime prévu est particulier et que le Code établit les
procédures destinées à l'application de sa politique
générale. Selon les termes du juge La Forest dans
l'affaire Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor),
[1987] 2 R.C.S. 84, à la page 91: «une loi relative aux
droits de la personne a un but essentiellement répara-
teur qui consiste à éliminer des conditions antiso-
ciales sans égards aux motifs ou intentions de ceux
qui en sont à l'origine». On peut dire que le para-
graphe 53(2) de la Loi fixe ses propres limites, c'est-
à-dire la totalité des pertes de salaire, mais à mon
avis, il ne fait pas de la totalité des pertes de salaire,
soit toutes les pertes de salaire à compter de la date
de l'acte discriminatoire jusqu'à la date de réintégra-
tion, le critère à appliquer pour calculer l'indemnité.
La majorité du tribunal d'appel a erré en droit
quant aux limites et aux critères établis par la loi
quand elle a déclaré, dans un passage que j'ai déjà
cité [à la page 428]:
Toutefois, lorsqu'il convient d'ordonner la réintégration,
comme c'est le cas dans l'affaire dont a été saisi le présent tri
bunal d'appel, nous sommes d'avis que l'ordonnance de réinté-
gration fixe automatiquement un «maximum» ou une limite au
montant de l'indemnité ou encore, un moment où la personne
doit prendre ses responsabilités. L'ordonnance de réintégration
comporte en elle-même, l'élément qui permet de déterminer la
période ou la limite, soit la date réelle de la réintégration. [Sou-
lignements ajoutés.]
Si l'ordonnance de réintégration est le redressement
qui convient, on ne saurait en tirer la conclusion que
la période d'indemnisation pour pertes de salaire doit
être celle comprise entre l'acte discriminatoire et la
réintégration. Il me semble que la Loi établit implici-
tement le critère portant que les dommages-intérêts
accordés découlent nécessairement de l'acte discrimi-
natoire. L'alinéa 53(2)c) prévoit que la personne qui
a commis un acte discriminatoire doit «indemniser la
victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indi-
quée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées
par l'acte» [c'est moi qui souligne]. En d'autres mots,
la Loi exige clairement un lien causal (entraînées par)
entre l'indemnité accordée et l'acte discriminatoire.
Il me semble probable que c'est ce que le juge
Heald de la Cour d'appel voulait dire dans l'arrêt
McAlpine lorsqu'il a écrit (à la page 538) qu'il
«aurait également fallu tenir compte du caractère pré-
visible ou de la prévisibilité raisonnable des dom-
mages, peu importe que l'action intentée soit en res-
ponsabilité contractuelle ou en responsabilité
délictuelle». Dans ce sens, on pourrait donner une
interprétation plus large à l'arrêt McAlpine.
Dans la présente affaire, où se trouve ce lien cau
sal? La principale difficulté à cet égard, je crois, pro-
vient du laps de temps très long qui s'est écoulé entre
l'acte discriminatoire et le moment présent, soit plus
de onze ans, ce qui pourrait indiquer une cause nou-
velle. Dans trois affaires portant sur des délais juri-
diques assez longs, soit plus de neuf ans, lord Den-
ning, M.R., dans l'affaire Allen v. Sir Alfred
McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229 (C.A.), à la
page 243, s'est prononcé en ces termes:
[TRADUCTION] Dans ces trois affaires, les délais juridiques ont
été beaucoup trop longs. Ils ont été longs au point de discrédi-
ter la justice.
On peut dire que cette conclusion s'applique à plus
forte raison en l'espèce.
Le membre minoritaire du tribunal d'appel a
déclaré qu'il s'agissait là de l'aspect le plus étonnant
de l'affaire (à la page D/70):
L'élément le plus troublant et le plus complexe dans cette
affaire est, pour moi, le laps de temps exagéré qui s'est écoulé
entre l'acte discriminatoire en avril 1980 et l'audition de l'af-
faire par le premier tribunal en janvier 1989.
J'imagine que cet élément a également préoccupé le premier
tribunal ainsi que mes collègues du tribunal d'appel.
La majorité s'est également étonnée de ce fait, mais
l'a accepté d'avantage (à la page D/67):
La période d'indemnisation peut sembler excessive en l'es-
pèce mais, quelles que soient les raisons, il a fallu tout ce
temps pour que la plainte franchisse les étapes de la procédure
applicable en matière de droits de la personne. Si la preuve
indiquait que l'intimé a causé quelque retard dans la procé-
dure, il faudrait en tenir compte dans l'indemnité accordée. Ce
n'est toutefois pas le cas. Si on respecte les objectifs de la Loi
canadienne sur les droits de la personne, il ne semblerait pas
juste qu'un plaignant ayant eu gain de cause doive supporter
les conséquences du retard entraîné par la procédure prévue
dans la législation applicable en matière de droits de la per-
sonne.
Tout d'abord, il n'y a aucun fondement légal per-
mettant de prendre en considération le retard de Mor-
gan à déposer sa plainte, à l'exception, comme l'a
soutenu la Commission, du pouvoir de la Commis
sion elle-même de tenir compte de ce facteur. La
période d'indemnisation doit logiquement commen-
cer au moment de l'acte discriminatoire—dans la pré-
sente affaire, le 21 juillet 1980. Lorsqu'une plainte a
été déposée plus d'un an après l'acte discriminatoire
allégué, l'alinéa 41(e) de la Loi confère à la Commis
sion le droit d'accueillir la plainte dont elle est saisie
ou de la déclarer irrecevable. Mais le tribunal n'est
autorisé qu'à accorder les seuls redressements prévus
par l'article 53 qui ne comprennent pas le droit d'im-
poser une pénalité d'ordre financier au plaignant qui
aurait tardé à déposer sa plainte.
Morgan a déclaré qu'il avait attendu pour déposer
la plainte prévue par la Loi, parce qu'il avait continué
d'essayer de s'engager de nouveau dans les Forces au
cours de la période en cause. Ce serait le pénaliser
pour avoir essayé de limiter le préjudice en tentant de
s'engager si le tribunal d'appel déduisait cette
période de la période d'indemnisation, et ce serait
également contraire à l'objet de la Loi qui en est un
de dédommagement et de redressement du préjudice.
À mon avis, par conséquent, la majorité du tribunal
d'appel a erré en droit en modifiant cet aspect de la
décision du tribunal. À cet égard, la demande recon-
ventionnelle doit être accueillie.
Deuxièmement, il est impossible de passer sous
silence la période de près de cinq ans qui s'est écou-
lée entre la plainte et l'avis de constitution du tribu
nal, soit le 9 juin 1988.
La Loi prévoit que dès la réception d'une plainte,
la Commission peut charger un enquêteur d'enquêter
sur la plainte (article 43 [mod. par L.R.C. (1985) (ler
suppl.), ch. 31, art. 63]), que cet enquêteur «présente
son rapport à la Commission le plus tôt possible
après la fin de l'enquête» (c'est moi qui souligne)
(paragraphe 44(1)), et que «[s]ur réception du rapport
, la Commission a) peut demander au président
du Comité du tribunal des droits de la personne de
constituer, en application de l'article 49, un tribunal
des droits de la personne» (c'est moi qui souligne)
(paragraphes 44(3) [mod. idem, art. 64] et 49(1)
[mod. idem, art. 66]). Sur réception d'une telle
demande, le président «constitue un tribunal chargé
d'examiner la plainte visée par cette demande» (c'est
moi qui souligne) (paragraphe 49(1.1) [mod. idem]).
Ces articles révèlent qu'il s'agit d'un processus qui
tient compte du temps même si le temps n'est pas un
élément essentiel.
La constitution du tribunal semblant prendre peu
de temps, il faut donc en conclure que le délai de près
de cinq ans et demi qui s'est écoulé dans la présente
affaire est attribuable à la procédure suivie par la
Commission. Par le passé, la Commission a démontré
sa bonne foi et, par conséquent, si le délai nécessaire
à l'examen d'une plainte est jugé excessif, il faut pro-
bablement l'imputer au manque de ressources de la
Commission plutôt qu'à l'utilisation de ces dernières.
Néanmoins, comme le juge Mahoney de la Cour
d'appel l'a dit dans Cashin c. Société Radio-Canada,
[1984] 2 C.F. 209, la page 215, il incombe à la
Commission de trouver un moyen de faire le néces-
saire; en cas contraire, elle n'a qu'à constituer un tri
bunal.
Il m'apparaît raisonnable que la Commission
prenne une année pour enquêter et décider si elle doit
constituer un tribunal et, sans vouloir lui imposer un
horaire trop contraignant, permettez-moi de dire que,
lorsque la Commission ne propose aucune explica
tion satisfaisante, le tribunal devrait considérer qu'il
est normal qu'il s'écoule, au plus, deux ans entre la
plainte et la constitution du tribunal, temps qui pourra
être consacré aux procédures internes de la Commis
sion.
Dans la présente affaire, il n'y a pas d'explication
et je suis porté à croire que les délais de procédure de
la Commission, qui dépassent la période de deux ans,
ne peuvent pas être pris en compte par le tribunal
dans l'établissement des pertes de salaire puis-
qu'après deux ans il ne saurait y avoir aucun lien de
causalité entre l'acte discriminatoire et l'indemnité
pour pertes de salaires accordée.
Le tribunal d'appel s'est inquiété du fait que (dans
un passage cité plus haut [aux pages 432-433]): «Si
on respecte les objectifs de la Loi canadienne sur les
droits de la personne, il ne semblerait pas juste qu'un
plaignant ayant eu gain de cause doive supporter les
conséquences du retard entraîné par la procédure pré-
vue dans la législation applicable en matière de droits
de la personne.» Mais il faut respecter le lien causal
prévu par la Loi. Ce qui serait équitable ce serait que
la Commission rembourse toutes les pertes de salaire
encourues pendant les deux années supplémentaires
ou plus. Cette conclusion fera peut-être un jour l'ob-
jet d'une demande du plaignant à l'encontre de la
Commission, mais tel n'est pas l'objet de notre pro-
pos.
La demande devrait donc être accueillie sur ce
point et la demande reconventionnelle rejetée.
3. La limitation du préjudice
J'abonde dans le même sens quant au résumé du droit
en la matière par le tribunal d'appel, unanime sur ce
point (à la page D/60):
En toute déférence, il nous semble que le tribunal a abordé
le problème de l'atténuation des dommages d'une manière trop
simpliste. Il n'est possible de déterminer le caractère raisonna-
ble ou déraisonnable des mesures prises par l'intimé pour atté-
nuer les dommages qu'en tenant compte de toutes les circons-
tances, notamment ses efforts pour trouver un emploi mais
aussi la présence de militaires dans sa famille, son expérience
antérieure dans les Forces armées, ses possibilités d'avance-
ment, son âge ainsi que ses compétences personnelles. Il s'agit
à notre avis de facteurs dont il faut tenir compte.
Cependant, je crois que le tribunal d'appel a, tout
de suite après, fait erreur, compte tenu de l'alinéa
28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale, en décidant ce
qui suit sans égard aux éléments de preuve dont il
disposait (à la page D/61):
De ce point de vue, les deux cas isolés ob, peu après le rejet
de sa demande par les Forces armées, l'intimé a volontaire-
ment quitté son emploi ont relativement peu d'importance.
L'intimé a poursuivi ses efforts pour se rengager ou changer de
spécialité au sein des Forces armées jusqu'en juillet 1983 lors-
qu'il a déposé une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les
droits de la personne.
Le tribunal d'appel a raison de réagir ainsi par rap
port à ces deux incidents survenus quand Morgan a
quitté des emplois à plein temps, à la fois pour les
motifs invoqués et également parce que, je l'ai déjà
dit, le délai avant le dépôt de sa demande ne doit pas
être pris en compte à des fins de dédommagement.
Néanmoins, ces deux incidents ne sont pas isolés, à
mon avis, mais font partie de la conduite habituelle
de Morgan. En plus de ces deux abandons de poste
survenus en 1984, il appert d'après son rapport d'im-
pôt sur le revenu relatif à cette année-là, que Morgan
avait occupé des emplois à plein temps pour le dis
trict de Victoria et le gouvernement du Canada,
même s'il a déclaré ne pas se souvenir d'avoir tra-
vaillé pour ces deux employeurs ni pour quel motif il
avait laissé son emploi. Cette habitude de quitter ses
emplois constitue certainement l'une des questions
principales qu'il faut examiner dans l'étude du com-
portement global de l'individu.
La demande fondée sur l'article 28 devrait donc
être accueillie sur ce point.
4. Les intérêts, les taux d'intérêt et les intérêts sur
l'indemnité pour préjudice moral
L'affaire qui s'applique le plus directement à celle-
ci, puisqu'elle porte sur une question d'intérêts en
vertu de la même Loi, est celle de Canada (Procureur
général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 391 (C.A.). Dans
cette affaire, le tribunal a accordé au plaignant un
montant de 1 500 $ pour pertes et préjudice moral en
vertu de l'alinéa 53(3)b) de même que les intérêts sur
cette somme. Le juge Linden, J.C.A., a déclaré pour
la Cour (aux pages 413 et 414):
Bien qu'il n'existe pas de disposition conférant expressément
aux tribunaux des droits de la personne le pouvoir d'accorder
de l'intérêt, ce pouvoir est inclus dans le pouvoir d'«ordonner
à l'auteur de l'acte discriminatoire de payer à la victime une
indemnité maximale de cinq mille dollars» (voir le paragraphe
53(3)). Les tribunaux des droits de la personne ont fréquem-
ment accordé des intérêts.
Cette décision règle la question du pouvoir d'accor-
der des intérêts sur l'indemnité pour préjudice moral
(accordés par le tribunal sur la somme de 1 000 $,
mais refusés par le tribunal d'appel sur la somme de
2 500 $). Ces intérêts peuvent être accordés pourvu
que l'indemnité (y compris les intérêts) ne dépasse
pas la somme de 5 000 $, mais cela est laissé à la
discrétion du tribunal. A mon avis, le tribunal d'appel
a erré en augmentant l'indemnité pour préjudice
moral à 2 500 $ (sans intérêts) sans motif suffisant
pouvant justifier la révision de cette décision discré-
tionnaire du tribunal, et la demande reconvention-
nelle devrait être accueillie sur ce point.
Même si la question des intérêts n'a pas été contes-
tée dans la plaidoirie orale du requérant, il faut souli-
gner que cette question n'est pas réglée par l'affaire
Rosin qui porte uniquement sur le paragraphe 53(3)
de la Loi. Bien entendu, dans l'alinéa 53(2)b), tel que
décidé dans l'affaire McAlpine, il n'est pas du tout
question d'indemnité financière. Toutefois, l'alinéa c)
porte précisément sur l'indemnité pour pertes de
salaire et c'est en vertu de cet alinéa, à mon avis, que
le tribunal peut accorder des intérêts sur l'indemnité
accordée pour pertes de salaire, conformément à l'af-
faire Société Radio-Canada c. S. C. F. P., [ 1987] 3 C.F.
515 (C.A.) 3 : pour indemniser adéquatement la vic-
time, il faut absolument lui accorder un profit raison-
nable sur l'argent qu'elle a perdu en raison de l'acte
discriminatoire. Comme l'a décidé le tribunal d'appel
(aux pages D/56 et D/57), il faut donner un sens large
à l'indemnité prévue par l'alinéa 53(2)c). Les intérêts
accordés en vertu du paragraphe 53(2) ne sont pas
limités par l'indemnité maximale de 5 000 $ imposée
par le paragraphe 53(3).
Quant au taux d'intérêt, le tribunal a déclaré ce qui
suit (à la page D/6406):
Les avocats des mises-en-cause dans la présente affaire ont
soutenu que, dans l'éventualité où des intérêts seraient adjugés,
le taux devrait en être de 5 p. 100 selon les dispositions de
l'art. 3 de la Loi sur l'intérêt. Même si les avocats des mises-
en-cause et de la Commission ont déclaré être disposés à
3 Voir aussi Chandris v. Isbrandtsen-Moller Co. Inc., [1951]
I K.B. 240 (C.A.); Minister of Highways for British Columbia
v. Richland Estates Ltd. (1973), 4 L.C.R. 85 (C.A.C.-B.); Re
Westcoast Transmission Co. Ltd. and Majestic Wiley Contrac
tors Ltd. (1982), 139 D.L.R. (3d) 97 (C.A.C.-B.).
accepter un taux d'intérêt de 5 p. 100, je ne suis pas du même
avis.
Dans l'affaire Société Radio-Canada c. Conseil de la radio-
diffusion du Syndicat canadien de la Fonction publique, supra,
[[1987] 3 C.F. 515 (C.A.)] le Conseil canadien des relations du
travail a adjugé des intérêts au taux préférentiel de la Banque
du Canada. La Cour d'appel fédérale a maintenu cette déci-
sion. Ce faisant, je suppose que la Cour fédérale avait cons
cience d'approuver un taux d'intérêt plus élevé que celui prévu
à l'art. 3 de la Loi sur l'intérêt. On peut probablement justifier
ce taux plus élevé du fait que l'adjudication vise une «indem-
nisation» plutôt qu'un intérêt et que, en conséquence, la Loi
sur l'intérêt ne s'applique pas.
Plusieurs raisons semblent militer en faveur du recours au
taux préférentiel de la Banque du Canada, mais la détermina-
tion de ces taux en vigueur depuis 1980 serait par trop fasti-
dieuse. Pour certaines raisons qui deviendront manifestes plus
tard, je préfere me fonder sur le taux préférentiel imposé par la
Banque canadienne impériale de commerce à ses meilleurs
clients. J'adopte ainsi une position compatible avec la décision
Boucher c. Le Service correctionnel du Canada, supra [(1988),
9 C.H.R.R. D/4910 (Trib. C.D.P.)].
Bien entendu, il serait «difficile» d'établir les taux
préférentiels de la Banque du Canada depuis 1980,
mais cela n'est pas un motif valable de choisir un
taux différent.
Le tribunal d'appel a substitué un taux différent en
déclarant tout simplement que (à la page D/57) «Le
taux d'intérêt sur les montants en souffrance pendant
la période d'indemnisation devrait être le taux varia
ble applicable aux Obligations d'épargne du
Canada». Cette autorisation apparente, de la part du
tribunal d'appel, est certainement erronée en ce
qu'elle annule la décision du tribunal sans motif.
Cependant, il est moins facile d'établir quel taux
devrait être imposé.
Il a été proposé que le meilleur taux serait le taux
préférentiel de la Banque du Canada, ce qui consti-
tuerait un compromis entre le taux le plus bas, soit
celui des obligations d'épargne du Canada, et le taux
préférentiel plus élevé des banques commerciales.
J'accepte ce point de vue et il me semble que c'était
le taux préféré par le tribunal de première instance
sauf en ce qui a trait au caractère «difficile» de la
question.
Il n'est pas possible, à mon avis, de prétendre que
seul le taux préférentiel de la Banque du Canada est
permis par la Loi, puisque la Loi elle-même ne per-
met pas explicitement d'accorder des intérêts. Le tri
bunal doit conserver le pouvoir discrétionnaire d'éta-
blir le taux, mais le taux préférentiel de la Banque du
Canada devrait être utilisé de préférence, sauf lors-
qu'il y a des circonstances spéciales.
Quant au choix des tribunaux entre les intérêts
simples et composés, le professeur S. M. Waddams
dans l'ouvrage intitulé The Law of Damages, 1983, à
la page 512, s'exprime ainsi:
[TRADUCTION] Les intérêts composés n'ont généralement pas
été accordés en common law et ils sont précisément exclus par
les lois de la Colombie-Britannique et de l'Ontario suivant une
loi d'Angleterre à cet égard. L'on comprendra, étant donné la
rareté des décisions qui accordent les intérêts simples, que les
tribunaux n'aient jamais accordé des intérêts composés. En
principe, cependant, il n'y a aucune raison de ne pas accorder
des intérêts composés. Si l'indemnité avait été versée tout de
suite après le délit, le plaignant aurait disposé d'un capital à
des fins d'investissement; il aurait touché des intérêts sur cette
somme à intervalles réguliers, et aurait également investi ces
sommes. Par la même occasion, le défendeur aura bénéficié
des intérêts composés.
Je suis d'accord avec cet énoncé puisque, je l'ai dit,
le tribunal doit conserver le pouvoir discrétionnaire
de choisir, mais ce sont les intérêts simples qui
devraient être accordés le plus souvent sauf dans des
circonstances spéciales décrites et motivées par le tri
bunal. Dans la mesure où la common law pouvait
s'appliquer, ce sont les intérêts simples qui étaient
accordés et, dans la présente affaire, il faut tenir
compte de l'existence de la Court Order Interest Act
de la Colombie-Britannique (R.S.B.C. 1979, ch. 76,
art. 2), province qui a donné naissance à la présente
affaire, et dont la Loi prévoit des intérêts simples.
Somme toute, sur la question des intérêts, la
demande et la demande reconventionnelle devraient
toutes les deux être accueillies en partie.
5. Conclusion
Finalement, la demande principale et la demande
reconventionnelle devraient être accueillies en partie,
la décision du tribunal d'appel annulée en partie et la
question renvoyée au tribunal d'appel pour nouvel
examen, conformément à ces motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.