A-225-91
Sa Majesté la Reine (appelante) (défenderesse)
c.
Walter Stanley Belczowski (intimé) (demandeur)
RÉPERTORIA' RELCZOWSRI C. CANADA (C.A.)
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et Desjardins,
J.C.A.—Edmonton, 28 janvier; Ottawa, 17 février
1992.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits démo-
cratiques — L'art. 51e) de la Loi électorale du Canada sup-
prime le droit de vote des détenus — Cette suppression est-elle
justifiée en vertu de l'art. premier de la Charte? — Application
du critère énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes — Critère modifié
par la jurisprudence subséquente — Le juge de première ins
tance n'a pas mal appliqué le critère — Puisque le droit de
vote garanti à l'art. 3 de la Charte est rédigé clairement, il ne
requiert aucune interprétation judiciaire — Le droit de vote,
qui touche à la légitimité d'une société libre et démocratique,
nécessite une plus grande protection constitutionnelle que les
autres droits garantis — Étude de l'objectif législatif de l'art.
51e) — L'analyse textuelle ne permet d'en attribuer aucun —
La Couronne soutient que l'art. 51e) a trois objectifs: (1) sau-
vegarder le caractère sacré du droit de vote; (2) préserver l'in-
tégrité du processus électoral; (3) imposer des sanctions aux
contrevenants — Les objectifs allégués sont symboliques et
abstraits — Bien qu'une disposition législative puisse légitime-
ment avoir un objectif symbolique, le critère Oakes se rapporte
à des préoccupations «urgentes et réelles» — Il est peu proba
ble qu'un objectif symbolique puisse justifier la suppression
d'un droit garanti par la Charte — L'art. 51e) ne possède pas
les objectifs allégués — Il est arbitraire, injuste et fondé sur
des considérations irrationnelles — La disposition est à la fois
trop étroite et trop large — Elle ne satisfait pas au critère de
proportionnalité.
Élections — L'art. 51e) de la Loi électorale du Canada pré-
voit que les détenus ayant commis un acte criminel sont inha-
biles à voter lors d'une élection — La question de savoir si la
disposition porte atteinte à l'art. 3 de la Charte a été tranchée
dans l'arrêt Gould — La suppression est-elle justifiée en vertu
de l'art. premier? — Le droit de vote touche au fondement et à
la légitimité d'une société démocratique — Il nécessite une
plus grande protection constitutionnelle que les autres droits
garantis — L'art. 51e) n'a aucun lien logique avec les objectifs
des autres alinéas — L'analyse textuelle ne permet d'attribuer
aucun objectif législatif — L'objectif consistant à préserver
l'intégrité du processus électoral n'a rien à voir avec l'aspect
pratique du droit de vote des détenus — Même la Couronne ne
connaît pas l'objectif véritable de l'art. 51e) — La disposition
législative est à la fois trop large et trop étroite pour garantir
un électorat honnête et responsable — Elle représente une
relique du temps où on croyait que, pour des raisons pratiques,
sécuritaires et administratives, il était impossible de permettre
aux détenus de voter — Le droit a été retiré de façon irration-
nelle aux personnes détenues le jour du recensement ou du
scrutin peu importe la durée de leur peine.
Pénitenciers — L'art. 51e) de la Loi électorale du Canada
prévoit que les détenus ayant commis un acte criminel sont
inhabiles à voter lors d'une élection — Il porte atteinte au
droit de vote garanti à l'art. 3 de la Charte — Est-il justifié en
vertu de l'art. premier? — La question porte sur l'objectif véri-
table de l'art. 51e) — L'objectif consistant à préserver l'inté-
grité du processus électoral n'a rien à voir avec l'aspect pra-
tique du droit de vote des détenus: la Couronne n'invoque pas
les difficultés en matière d'administration et de sécurité pour
justifier l'art. 51e) — Priver les détenus de leur droit de vote
n'est pas une déclaration de principe publique et retentissante,
mais une atteinte imperceptible aux droits d'un groupe de per-
sonnes — Quant à l'objectif visant à sanctionner les contreve-
nants, la Loi n'a aucun lien avec la nature du comportement
puni — La disposition représente une relique du temps où on
croyait que, pour des raisons sécuritaires, il était impossible de
permettre aux détenus de voter — L'objectif véritable vise à
satisfaire un stéréotype largement répandu selon lequel les
détenus représentent une forme de vie inférieure et nuisible à
laquelle tous les droits devraient être enlevés.
Il s'agit d'un appel interjeté à l'encontre d'un jugement
déclaratoire du juge Strayer par lequel il a conclu que l'alinéa
51e) de la Loi électorale du Canada était contraire à l'article 3
de la Charte canadienne des droits et libertés. Quoi qu'il en
soit, l'arrêt Procureur général du Canada c. Gould a résolu le
conflit opposant ces lois en statuant que l'alinéa 51e) ne peut
rester valide à moins que, en vertu de l'article premier de la
Charte, on conclue qu'il constitue une limite raisonnable dont
la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société
libre et démocratique. La Cour suprême du Canada a ensuite
rejeté l'appel. Par conséquent, la seule question est de savoir si
la suppression du droit de vote des détenus est justifiée en
vertu de l'article premier de la Charte.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Dans l'arrêt R. c. Oakes, la Cour suprême du Canada a for-
mulé l'énoncé classique du critère auquel il faut satisfaire pour
établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification
peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocra-
tique. Le critère, qui étudie à la fois les moyens et les fins de la
disposition législative qui porte atteinte à un droit ou à une
liberté, a été raffiné et légèrement modifié sur deux aspects
importants. En premier lieu, l'exigence de l'objectif «urgent et
réel» de la disposition législative a été atténuée dans certains
cas. En deuxième lieu, le critère de proportionnalité variera
quelque peu en fonction de la nature de la disposition législa-
tive et de la façon dont le Parlement a dû soupeser les intérêts
en cause en adoptant cette disposition. Puisque le droit de vote
garanti à l'article 3 de la Charte est rédigé dans des termes
clairs et précis qui ne requièrent aucune interprétation judi-
ciaire, les tribunaux devraient aisément et avec certitude pou-
voir apprécier une disposition législative en fonction de ces
droits. C'est en fonction de l'exigence d'un objectif se rappor-
tant à des préoccupations «urgentes et réelles» qu'il faut étu-
dier l'objectif de l'alinéa 51e).
La première étape du critère Oakes consiste à s'assurer que
les objectifs de la législation attaquée sont «suffisamment
importants pour justifier la suppression d'un droit ou d'une
liberté garantis par la Constitution». Le droit de vote, qui tou-
che au fondement et à la légitimité mêmes d'une société libre
et démocratique, nécessite une plus grande protection constitu-
tionnelle que la plupart des autres droits et libertés garantis. Il
est si fermement garanti par la Charte que, contrairement aux
autres droits et libertés garantis, il n'est pas soumis à la clause
dérogatoire accordée aux législatures au paragraphe 33(1) de la
Charte. L'article 51 de la Loi électorale du Canada, lu dans
son ensemble, semble comporter un ensemble d'objectifs dis-
parates. L'alinéa e) se tient en lui-même, ne possédant aucun
lien logique avec les objectifs soutenant les autres alinéas.
L'étude textuelle de l'article ne permet pas d'attribuer un
objectif législatif à l'alinéa 51e). Les trois objectifs invoqués
par l'appelante, soit proclamer et sauvegarder le caractère sacré
du droit de vote, préserver l'intégrité du processus électoral et
imposer des sanctions aux contrevenants, sont tous symbo-
liques et abstraits. Ainsi, l'objectif visant à préserver l'intégrité
du processus électoral n'a rien à voir avec l'aspect pratique du
droit de vote des détenus: l'appelante a admis l'impossibilité
d'invoquer les difficultés en matière d'administration et de
sécurité pour justifier l'alinéa 51e). Bien qu'une disposition
législative puisse légitimement avoir un objectif purement
symbolique, le premier volet du critère Oakes ne porte toute-
fois pas sur le caractère légitime de l'objectif législatif, mais
sur son importance, c'est-à-dire que l'on doit se demander s'il
se rapporte à des préoccupations «urgentes et réelles». Il est
peu probable qu'un objectif complètement symbolique puisse
être suffisamment important pour justifier la suppression de
droits qui sont eux-mêmes à tel point importants et fondamen-
taux qu'ils ont été reconnus dans notre Constitution. L'objectif
purement symbolique ne peut être qualifié d'urgent et réel. Pri-
ver les détenus de leur droit de vote n'est pas une déclaration
de principe publique, retentissante et non équivoque, mais une
atteinte à peine perceptible aux droits d'un groupe de per-
sonnes. L'effet de la Loi ne soutient en rien l'opinion que ses
objectifs sont ceux allégués par la Couronne. Si l'objectif de la
disposition est de garantir un électorat honnête et responsable,
elle est à la fois trop large et trop étroite. Elle est trop large en
ce que la suppression vise tous les contrevenants: ceux qui se
retrouvent en prison en raison de leur incapacité de payer une
amende autant que les meurtriers. Elle est trop étroite en ce
qu'elle n'englobe pas ceux qui, pour cause de maladie ou d'in-
capacité, sont placés dans des institutions et sont incapables de
participer pleinement au processus démocratique. De plus, elle
néglige complètement ceux qui, en raison de leur indifférence
ou de leur inattention, ne participent pas à ce processus. Au
chapitre de l'objectif présumé de la sanction, la Loi n'a aucun
lien perceptible avec le caractère ou la nature du comportement
puni. Les objectifs invoqués par la Couronne à l'appui de l'ali-
néa 51e) sont inacceptables; celui-ci ne représente rien de plus
qu'une relique du temps où on croyait que, pour des raisons
pratiques, sécuritaires et administratives, il était tout simple-
ment impossible de permettre aux détenus de voter. La Cou-
ronne a renoncé à ce moyen qui, de toute façon, ne saurait être
accueilli dans des circonstances contemporaines. Le véritable
objectif de l'alinéa 51e) vise peut-être à satisfaire un stéréotype
largement répandu selon lequel le détenu représente une forme
de vie inférieure et nuisible à laquelle tous les droits devraient
être enlevés sans distinction. Cela n'est pas un objectif qui jus-
tifierait l'application de l'article premier de la Charte.
Le deuxième volet du critère Oakes requiert l'étude en trois
étapes des mesures adoptées par le Parlement pour atteindre les
fins alléguées. La disposition législative litigieuse échoue à
toutes les étapes. En premier lieu, l'alinéa 51e) ne possède pas
de lien rationnel avec les objectifs allégués. Le fait d'être
emprisonné n'est pas, en aucune façon, une indication sûre et
rationnelle que le détenu est un citoyen malhonnête et irrespon-
sable: les personnes qui font défaut de payer une amende et
celles qui sont détenues pour des motifs de conscience ne peu-
vent être qualifiées, par le fait même, de citoyens malhonnêtes
et irresponsables. La détention n'a aucun lien nécessaire avec
l'incapacité de participer pleinement au processus démocra-
tique et elle n'indique pas clairement et rationnellement que le
détenu devrait être davantage puni par le retrait de son droit de
vote comme conséquence de son comportement. D'autre part,
la disposition législative omet d'exclure toutes les personnes
qui, manifestement, sont malhonnêtes et irresponsables, qui ne
désirent pas participer au processus ou en sont incapables, ou
dont le comportement justifie la perte du droit de vote. Ce n'est
pas l'imperfection de l'application de l'alinéa 51e) qu'on
invoque ici, mais l'imperfection du texte lui-même. Échouant
en ce qui concerne tous ses objectifs allégués, l'alinéa 51e) est
arbitraire, injuste et fondé sur des considérations irrationnelles.
Le deuxième volet de cette partie du critère, qui requiert que la
mesure législative porte le moins possible atteinte au droit
garanti, n'a pas lui non plus été respecté. Non seulement le
droit a été retiré dans son ensemble, mais, en raison de la
nature même du droit de vote lui-même, il a été retiré de façon
injuste et irrationnelle. Enfin, l'alinéa 51e) n'a pas satisfait au
troisième volet du critère qui consiste à étudier la proportion-
nalité entre les effets de la disposition législative et ses objec-
tifs. Pour des motifs déjà formulés et même en supposant que
les objectifs allégués soient valides, on ne peut pas considérer
l'alinéa 51e) comme un moyen modéré et proportionnel de les
atteindre compte tenu de l'importance des droits supprimés.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Acte constitutionnel de 1791, 31 Geo. III, ch. 31 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), Appendice 11, NO. 3], art. XXIII.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice I1, n° 44], art. 1, 3, 15.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Loi électorale du Canada, L.R.C. (1985), ch. E-2, art. 51.
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1 er suppl.), ch.
14, art. 14(4)e).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Gould c. Procureur général du Canada et autre, [ 1984] 2
R.C.S. 124; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88;
53 N.R. 394; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26
D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19
C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Andrews c. Law
Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989),
56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R.
(2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; McKinney c. Uni-
versité de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R.
(4th) 545; 91 CLLC 17,004; Stoffinan c. Vancouver Gene
ral Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; [1991] 1 W.W.R. 577;
(1990), 52 B.C.L.R. (2d) 1; 91 CLLC 17,003.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F.
1133; (1984), 13 D.L.R. (4th) 485; 42 C.R. (3d) 88; 54
N.R. 232 (C.A.); Re Hoogbruin et al. and Attorney -Gene
ral of British Columbia et al. (1985), 24 D.L.R. (4th) 718;
[1986] 2 W.W.R. 700; 70 B.C.L.R. 1 (C.A.); Grondin v.
Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 427
(H.C.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Sauvé v. Canada (Attorney General) (1988), 66 O.R. (2d)
234; 53 D.L.R. (4th) 595 (H.C.).
DÉCISIONS CITÉES:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S.
295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3
W.W.R. 481; 37 Alta. L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385;
85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Jolivet and
Barker and The Queen and Solicitor -General of Canada
(1983), 1 D.L.R. (4th) 604; 48 B.C.L.R. 121; 7 C.C.C.
(3d) 431; 8 C.R.R. 5 (C.S.C.-B.); Lévesque c. Canada
(procureur général), [1986] 2 C.F. 287; (1985), 25 D.L.R.
(4th) 184 We inst.); Gould c. Procureur général du
Canada, [1984] I C.F. 1119; (1984), 42 C.R. (3d) 78 (lie
inst.).
APPEL contre un jugement déclaratoire rendu par
la Section de première instance, [1991] 3 C.F. 151;
(1991), 5 C.R. (4th) 218; 42 F.T.R. 98, dans lequel on
a conclu que l'alinéa 51e) de la Loi électorale du
Canada était contraire à l'article 3 de la Charte.
Appel rejeté.
AVOCATS:
Terrence Joyce, c. r., et Meg Kinnear pour l'ap-
pelante (défenderesse).
Richard A. Stroppel pour l'intimé (demandeur).
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'ap-
pelante (défenderesse).
Brimacombe, Sanderman, Stroppel & Finlayson,
Edmonton, pour l'intimé (demandeur).
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN, J.C.A.: Il s'agit d'un appel
interjeté à l'encontre d'un jugement déclaratoire du
juge Strayer de la Section de première instance
[[1991] 3 C.F. 151] par lequel il a conclu que les dis
positions de la Loi électorale du Canada' qui rendent
les détenus inhabiles à voter sont contraires à la
Charte canadienne des droits et libertés [qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11
(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]].
Plusieurs questions ont été soumises au juge
Strayer. L'intimé a appuyé sa demande sur les
articles 3 et 15 de la Charte. L'appelante a nié que la
disposition législative viole l'un ou l'autre de ces
articles, et elle a également prétendu que toute
atteinte aux droits garantis par la Charte était justifiée
en vertu de l'article premier. L'appelante a également
soulevé la question, devant la Section de première
instance, de la nature de la réparation demandée.
En appel, on a considérablement limité les ques
tions. Le juge Strayer n'a pas accueilli les prétentions
de l'intimé fondées sur l'article 15, et, devant nous,
cette partie de la demande n'a pas été reprise. Pour sa
part, la Couronne a abandonné en appel ses préten-
tions portant sur le caractère approprié de la répara-
tion. En outre, bien que la Couronne ait fait valoir
que la disposition législative n'est pas incompatible
avec l'article 3 de la Charte, nous n'avons pas
demandé à l'intimé de répondre à cette prétention. Il
ne reste donc à trancher que la question de la justifi
cation en vertu de l'article premier.
Au moment où les procédures ont été introduites
devant la Section de première instance, la suppres
sion du droit de vote en question se trouvait à l'alinéa
14(4)e) de la Loi électorale du Canada 2 . Au moment
de tenir le procès, les Lois révisées de 1985 étaient
1 L.R.C. (1985), ch. E-2.
2 S.R.C. 1970 (ler suppl.), ch. 14.
déjà entrées en vigueur, et l'alinéa 51e) de la Loi
électorale du Canada 3 énonce maintenant la même
restriction dans des termes identiques. Tout au long
de ses motifs, et dans le jugement formel, le juge
Strayer a renvoyé à la disposition législative dans sa
forme actuelle, et il convient d'en faire de même en
l'espèce.
L'article 51 de la Loi électorale du Canada est
ainsi libellé :
51. Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élec-
tion et ne peuvent voter à une élection:
a) le directeur général des élections;
b) le directeur général adjoint des élections;
c) le directeur du scrutin de chaque circonscription tant qu'il
reste en fonctions, sauf en cas de partage des voix lors d'un
recomptage, ainsi que le prévoit la présente loi;
d) tout juge nommé par le gouverneur en conseil, à l'excep-
tion des juges de la citoyenneté nommés en vertu de la Loi
sur la citoyenneté;
e) toute personne détenue dans un établissement péniten-
tiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque
infraction;
. f) toute personne restreinte dans sa liberté de mouvement ou
privée de la gestion de ses biens pour cause de maladie men-
tale;
g) toute personne inhabile à voter en vertu d'une loi relative
à la privation du droit de vote pour manoeuvres frauduleuses
ou actes illégaux. [C'est moi qui souligne.]
Les articles 1 et 3 de la Charte sont ainsi libellés:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux
élections législatives fédérales ou provinciales.
Comme je l'ai mentionné précédemment, nous
n'avons pas jugé nécessaire d'entendre l'intimé sur la
question de savoir si l'alinéa 51e) de la Loi électorale
du Canada porte atteinte à l'article 3 de la Charte.
Non seulement les motifs du juge Strayer à ce chapi-
tre sont au-dessus de tout reproche, mais, de toute
façon, nous ne pouvons plus traiter de cette question
en raison de notre décision rendue dans l'affaire Pro-
cureur général du Canada c. Gould 4 . À la page 1139
3 Précité, note 1.
4 [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.).
de cet arrêt, le juge Mahoney, J.C.A., se prononçant
au nom de la majorité de cette Cour, a dit:
L'alinéa 14(4)e) [51e)] ne peut manifestement rester valide à
moins que l'on puisse conclure, en vertu de l'article 1 de la
Charte, qu'il constitue une limite raisonnable dont la justifica
tion peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique. C'est la question sérieuse à trancher sur laquelle
toute l'instruction portera. [C'est moi qui souligne.]
La Cour suprême du Canadas a rejeté un appel
dans les termes suivants:
Nous accordons l'autorisation de pourvoi à l'encontre de
l'arrêt de la Cour d'appel fédérale en date du 31 août 1984.
A notre avis, toutefois, ce pourvoi échoue. Nous partageons
globalement le point de vue exprimé par le juge Mahoney au
nom de la majorité en Cour d'appel fédérale. Le pourvoi est
par conséquent rejeté.
Cela nous amène à la question de savoir si la sup
pression du droit de vote des détenus est justifiée en
vertu de l'article premier. Les principes, énoncés à
maintes reprises, sont bien connus. Le critère se
divise en deux étapes et il étudie à la fois les moyens
et les fins de la disposition législative qui porte
atteinte à un droit ou à une liberté. L'arrêt R. c.
Oakes 6 formule l'énoncé classique:
Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justi
fication peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et
démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux.
En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures qui
apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par
la Charte, doit être «suffisamment important pour justifier la
suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitu
tion»: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. La
norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou
contraires aux principes qui constituent l'essence même d'une
société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protec
tion de l'article premier. Il faut à tout le moins qu'un objectif
se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une
5 Gould c. Procureur général du Canada et autre, [1984] 2
R.C.S. 124, motifs du juge en chef Dickson. L'affaire Gould
est trop souvent négligée par ceux qui cherchent à critiquer
l'incapacité de notre système judiciaire à réagir rapidement
lorsque nécessaire. L'affaire a été entendue par la Section de
première instance les mardi et mercredi 28 et 29 août 1984, et
un jugement a été rendu ce dernier jour. L'appel devant cette
Cour a été entendu le jeudi 30 août 1984, et un jugement a été
rendu le jour suivant. La demande d'autorisation d'appel, et
l'appel lui-même, ont été entendus et tranchés par la Cour
suprême du Canada le jour judiciaire suivant, soit le 4 septem-
bre 1984, (le lundi 3 septembre 1984 étant le jour de la Fête du
travail).
6 [1986] 1 R.C.S. 103, aux p. 138, 139 et 140, motifs du juge
en chef Dickson.
société libre et démocratique, pour qu'on puisse le qualifier de
suffisamment important.
En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est
suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier
doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables
et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'ap-
plication d'«une sorte de critère de proportionnalité»: R. e. Big
M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du
critère de proportionnalité pourra varier selon les circons-
tances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les
intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À
mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois élé-
ments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent
être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en ques
tion. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fon-
dées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent
avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxième-
ment, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le
moyen choisi doit être de nature à porter «le moins possible»
atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug
Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir
proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un
droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu
comme «suffisamment important».
Quant au troisième élément, il est évident que toute mesure
attaquée en vertu de l'article premier aura pour effet général de
porter atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte;
d'où la nécessité du recours à l'article premier. L'analyse des
effets ne doit toutefois pas s'arrêter là. La Charte garantit toute
une gamme de droits et de libertés à l'égard desquels un nom-
bre presque infini de situations peuvent se présenter. La gravité
des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la
Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté
faisant l'objet d'une atteinte, de l'ampleur de l'atteinte et du
degré d'incompatibilité des mesures restrictives avec les prin-
cipes inhérents à une société libre et démocratique. Même si un
objectif est suffisamment important et même si on a satisfait
aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se
peut encore qu'en raison de la gravité de ses effets préjudi-
ciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne
soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir.
Plus les effets préjudiciables d'une mesure sont graves, plus
l'objectif doit être important pour que la mesure soit raisonna-
ble et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre
d'une société libre et démocratique.
Avec le temps, le critère Oakes a été raffiné et
légèrement modifié sur deux aspects importants. En
premier lieu, il semble maintenant que l'exigence de
l'objectif «urgent et réel» de la disposition législative
soit quelque peu atténuée dans certains cas. Les com-
mentaires du juge McIntyre dans l'arrêt Andrews c.
Law Society of British Columbia 7 , même s'il était
dissident sur la question de la justification en vertu de
l'article premier, semblent avoir remporté la faveur:
Dans l'arrêt Oakes, on a décidé que pour justifier la suppres
sion d'un droit garanti par la Charte, l'objectif doit se rappor-
ter à des préoccupations «urgentes et réelles» dans une société
libre et démocratique. Cependant, étant donné la vaste portée
des mesures législatives qui doivent être adoptées pour répon-
dre à divers aspects du droit civil qui se rapportent dans une
large mesure à des questions administratives et réglementaires,
et compte tenu de la nécessité que la législature établisse de
nombreuses distinctions entre les individus et les groupes à ces
fins, il est possible que la norme des préoccupations «urgentes
et réelles» soit trop stricte pour s'appliquer dans tous les cas.
Prétendre le contraire aurait souvent pour effet de priver l'en-
semble de la collectivité des bénéfices liés à une loi socio-éco-
nomique juste. À mon avis, en abordant une affaire comme
celle qui nous est soumise, la première question que devrait se
poser le tribunal doit porter sur la nature et l'objet de la mesure
législative en vue de décider si la restriction constitue un exer-
cice légitime du pouvoir législatif visant à réaliser un objectif
social souhaitable qui justifierait la suppression de droits
garantis par la Constitution. [C'est moi qui souligne.]
En deuxième lieu, on a reconnu que le critère de
proportionnalité varierait quelque peu en fonction de
la nature de la disposition législative et de la façon
dont le Parlement lui-même a dû soupeser les intérêts
en cause en adoptant cette disposition:
La méthode qu'il faut suivre pour déterminer si une loi
impose une limite raisonnable à un droit reconnu par la Charte
a été énoncée à maintes reprises, à commencer par l'arrêt R. c.
Oakes, précité, et il suffit simplement que je la résume ici.
L'obligation de justifier la limite imposée à un droit reconnu
par la Charte incombe aux parties qui veulent la maintenir. Le
point de départ de l'analyse consiste à évaluer les objectifs de
la loi pour déterminer s'ils sont suffisamment importants pour
justifier la limitation du droit garanti par la Constitution. La loi
contestée est ensuite assujettie à un critère de proportionnalité
où l'objectif de cette loi est soupesé en fonction de la nature du
droit, de l'étendue de sa violation et de la mesure dans laquelle
la limite apportée favorise d'autres droits ou politiques impor-
tants dans une société libre et démocratique.
Comme la Cour l'a récemment affirmé dans l'arrêt États-
Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, aux pp.
1489 et 1490, il faut, en effectuant cette évaluation, éviter de
recourir à une méthode mécaniste. En effet, comme on l'a dit
dans cet arrêt, «Bien qu'il faille accorder la priorité dans
l'équation aux droits garantis par la Charte, les valeurs sous-
jacentes doivent être, dans un contexte particulier, évaluées
délicatement en fonction d'autres valeurs propres à une société
libre et démocratique que le législateur cherche à promouvoir».
D'ailleurs, au début de la formulation de ce critère d'évalua-
tion, le juge en chef Dickson a souligné que «Tant dans son
7 [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 184.
élaboration de la norme de preuve que dans sa description des
critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la
Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et
rigides»; voir l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986]
2 R.C.S. 713, aux pp. 768 et 769. Traitant précisément de l'art.
15 dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, à
la p. 198, j'ai alors entrepris d'énoncer les considérations qu'il
faut avoir à l'esprit:
Il n'est pas facile de vérifier jusqu'à quel point une
société libre et démocratique comme le Canada devrait tolé-
rer la différenciation fondée sur des caractéristiques person-
nelles. Il y aura rarement, si jamais il peut y en avoir, de
correspondance parfaite entre les moyens et les fins sauf si
la loi a des objectifs discriminatoires. Comme il ressort de
décisions antérieures, un critère de proportionnalité doit
jouer. Dans des cas comme celui-ci, le critère doit être
abordé d'une manière souple. L'analyse devrait être pratique
et porter sur la nature de la classification en question, l'im-
portance des intérêts lésés sur les plans de la Constitution et
de la société, l'importance relative que revêt pour les indivi-
dus touchés l'avantage dont ils sont privés et l'importance
de l'intérêt de l'État.
Je devrais ajouter que par intérêt de l'État, j'inclus ici non seu-
lement les cas où l'État lui-même est, pour reprendre les pro-
pos de la Cour à la majorité dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Qué-
bec (Procureur général), [1989] I R.C.S. 927, à la p. 994,
«l'adversaire singulier» qui poursuit habituellement les crimi-
nels, mais également ceux où l'intérêt de l'État comprend la
«conciliation de revendications contraires de groupes ou d'in-
dividus ou la répartition de ressources ... limitées». Je m'éten-
drai davantage sur ce point plus loin.
(McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S.
229, aux pages 280 et 281, motifs du juge La Forest.)
Comme je l'ai souligné dans l'arrêt McKinney, il est important
dans l'examen des questions soulevées par une affaire comme
celle-ci de souligner que l'appréciation judiciaire de l'intérêt
de l'État différera selon que l'État est «l'adversaire singulier»
de la personne dont les droits ont été violés, comme ce sera
habituellement le cas lorsque la violation se produit dans le
contexte du droit criminel, ou selon qu'il cherche plutôt à
défendre une loi ou une autre conduite portant sur «la concilia
tion de revendications contraires de groupes ou d'individus ou
la répartition de ressources gouvernementales limitées»: voir
l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1
R.C.S. 927, à la p. 994. Dans le premier cas, les tribunaux
pourront déterminer avec un certain degré de certitude si la loi
contestée ou toute autre conduite gouvernementale fait appel
aux «moyens les moins radicaux» pour atteindre l'objectif de
l'État, compte tenu de leur connaissance des valeurs et du
fonctionnement du système de justice criminelle et du système
judiciaire en général. Cependant, comme notre Cour l'a sou-
ligné dans l'arrêt Irwin Toy , il ne sera peut-être pas possible
d'atteindre le même degré de certitude dans le second cas.
(Stoffman c. Vancouver General Hospital, [ 1990] 3
R.C.S. 483, aux pages 521 et 522, motifs du juge La
Forest.)
L'appelante prétend que le juge Strayer a commis
une erreur et qu'il a mal appliqué le critère énoncé
dans les arrêts Stoffman et McKinney, précités, en
concluant qu'en l'espèce le gouvernement était effec-
tivement l'«adversaire singulier» de l'intimé. L'appe-
lante formule ainsi sa prétention:
[TRADUCTION] En l'espèce, l'État n'est pas l'adversaire sin-
gulier, et nous ne sommes pas dans un contexte de droit crimi-
nel. Au contraire, il s'agit d'un cas où la législature doit conci-
lier des revendications contraires, soit celle des détenus à voter
et celle de la société en général à sauvegarder le caractère sacré
du droit de vote et à imposer des sanctions à ceux qui ont violé
le contrat social.
(Exposé des faits et du droit du sous-procureur géné-
ral du Canada, page 23)
Je ne suis pas d'accord.
Bien qu'il soit exact que la suppression du droit de
vote des détenus ne relève pas, strictement parlant, du
droit criminel, elle est, à mon avis, beaucoup plus
près de la législation qui vise le traitement des crimi-
nels et leur punition que de la législation sociale men-
tionnée par le juge La Forest dans les citations précé-
dentes. Lorsqu'un litige met en cause la retraite
obligatoire (les arrêts Stoffman et McKinney, pré-
cités), ou le droit des personnes qui n'ont pas la
citoyenneté de pratiquer le droit (l'arrêt Andrews,
précité), ou même le contrôle de la publicité destinée
aux enfants (l'arrêt Irwin Toy), il est assez simple de
reconnaître les groupes opposés, dont chacun ne
constitue qu'une partie du corps politique. Toutefois,
affirmer, comme le fait l'appelante dans l'extrait cité
précédemment, que la disposition législative à l'étude
en l'espèce soupèse les revendications de l'intimé, et
ceux de la «société en général», cela revient certaine-
ment à dire que l'État, qui représente ce dernier
groupe, a des intérêts diamétralement opposés à ceux
visés par la disposition attaquée. Cette situation se
compare certainement de très près au cas où, au nom
de la société en général, l'État décrète l'interdiction
de certains types de comportements et intente des
poursuites en vue de punir ceux qui ne respectent pas
cette interdiction.
De plus, le droit de vote garanti à l'article 3 de la
Charte (et les droits analogues énoncés aux articles 4
et 5) sont rédigés dans des termes clairs et précis qui
se prêtent singulièrement à l'interprétation judiciaire.
En fait, il serait peut-être plus exact de dire qu'ils ne
requièrent aucune interprétation. Les tribunaux
devraient aisément et avec certitude pouvoir appré-
cier une disposition législative en fonction de ces
droits, et il est très difficile de voir comment une telle
législation pourrait soulever des questions de conci
liation de revendications contraires ou de répartition
de ressources limitées.
Pour ces motifs, je suis d'avis que l'affaire dont
nous sommes saisis se rapproche beaucoup plus de
l'affaire Oakes que de l'affaire Andrews. Par consé-
quent, je suis également d'avis que c'est en fonction
de l'exigence d'un objectif se rapportant à des préoc-
cupations «urgentes et réelles» qu'il faut étudier l'ob-
jectif de l'alinéa 51e).
J'en arrive maintenant à l'application du critère
Oakes lui-même. La première étape consiste à s'as-
surer que les objectifs de la législation attaquée sont
«suffisamment importants pour justifier la suppres
sion d'un droit ou d'une liberté garantis par la Consti
tution» 8 . À cet égard, il y a lieu de souligner le statut
plutôt particulier du droit garanti par la Constitution,
en litige en l'espèce. Les auteurs de la Charte ont
reconnu que le droit de vote, qui touche au fonde-
ment et à la légitimité mêmes d'une société libre et
démocratique, nécessite peut-être une plus grande
protection constitutionnelle que la plupart des autres
droits et libertés garantis, quelle que soit l'importance
de ces derniers. La Cour d'appel de la Colombie-Bri-
tannique 9 s'est très bien exprimée à cet égard:
[TRADUCTION] À titre de préambule, il importe de souligner
que le droit de vote est un droit démocratique si fermement
garanti par la Charte que, contrairement aux libertés fondamen-
tales énoncées à l'article 2 et aux garanties juridiques énoncées
aux articles 7 à 15, il n'est pas soumis à la clause dérogatoire
accordée aux législatures au paragraphe 33(1). Par conséquent,
sous la seule réserve des restrictions évidentes visant notam-
ment les mineurs ou les incapables, le droit de vote est solide-
ment reconnu par notre Constitution.
R R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295,
à la p. 352, motifs du juge Dickson.
9 Re Hoogbruin et al. and Attorney -General of British
Columbia et al. (1985), 24 D.L.R. (4th) 718, à la p. 720.
La Haute Cour de l'Ontario a fait écho à ces com-
mentaires dans l'arrêt Grondin v. Ontario (Attorney
General) l °:
[TRADUCTION] Le droit de vote est garanti à tous les citoyens
canadiens à l'article 3 de la Charte. Si les auteurs de notre
Constitution avaient envisagé l'imposition d'une restriction sur
un aspect aussi fondamental de la démocratie, je suis d'avis
que cette restriction aurait pu être expressément prévue et pré-
cisée avec soin. A titre de comparaison, le Quatorzième amen-
dement de la Constitution des Etats-Unis prévoit expressément
la suppression du droit de vote des détenus. Par contraste, tou-
tefois, le droit de vote est si fermement garanti dans la Charte
canadienne que, contrairement aux autres droits et libertés
garantis, il n'est pas assujetti au pouvoir de dérogation accordé
au Parlement et aux législatures au paragraphe 33(1) de la
Charte.
Quel est donc l'objectif ou l'intention législative
de l'alinéa 51e)? Il n'est certainement pas immédiate-
ment évident et il ne saute pas aux yeux à la lecture
de l'article. En fait, l'article 51, lu dans son ensem
ble, semble comporter un ensemble d'objectifs dispa-
rates.
Pour plus de commodité, je reproduis les alinéas a)
à g):
51....
a) le directeur général des élections;
b) le directeur général adjoint des élections;
e) le directeur du scrutin de chaque circonscription tant qu'il
reste en fonctions, sauf en cas de partage des voix lors d'un
recomptage, ainsi que le prévoit la présente loi;
d) tout juge nommé par le gouverneur en conseil, à l'excep-
tion des juges de la citoyenneté nommés en vertu de la Loi
sur la citoyenneté;
e) toute personne détenue dans un établissement péniten-
tiaire et y purgeant une peine pour avoir commis quelque
infraction;
f) toute personne restreinte dans sa liberté de mouvement ou
privée de la gestion de ses biens pour cause de maladie men-
tale;
g) toute personne inhabile à voter en vertu d'une loi relative
à la privation du droit de vote pour manoeuvres frauduleuses
ou actes illégaux.
Les suppressions mentionnées aux alinéas a), b) et
c) semblent évidemment viser à garantir l'équité du
processus électoral. S'il était question de sport, je
dirais que l'arbitre, le juge et les juges de ligne ne
peuvent prendre part à la compétition.
10 (1988), 65 O.R. (2d) 427, à la p. 430, motifs du juge
Bowlby.
L'objectif de la suppression énoncée à l'alinéa d)
est tout à fait différent. Il vise non pas à maintenir
l'équité des élections, mais plutôt à préserver l'appa-
rence d'impartialité et à faire en sorte que ceux qui
sont appelés à trancher des litiges opposant l'État et
ses citoyens sont libres de tout sectarisme politique.
L'alinéa f), par contraste, semble viser à garantir la
capacité intellectuelle minimale absolue de ceux qui
exercent un droit de vote.
Enfin, l'alinéa g) est manifestement une disposi
tion punitive sanctionnant un comportement antérieur
relié au processus électoral lui-même.
Qu'en est-il de l'alinéa e) qui se trouve au milieu
de cette liste? Il ne semble posséder aucun lien
logique avec les objectifs soutenant les alinéas a), b)
et c) ou même d). De même, il ne peut aujourd'hui
partager un objectif commun avec l'alinéa f), bien
que, historiquement, et avant l'avènement du vote par
procuration et du vote par correspondance, il se peut
très bien qu'on ait cru simplement impossible qu'une
personne privée de sa liberté de mouvement pour une
quelconque raison soit physiquement capable de
voter. Enfin, il existe peut-être une ressemblance
superficielle entre les objectifs des alinéas e) et g),
bien qu'on doive souligner que la suppression énon-
cée dans ce dernier alinéa est expressément rédigée
en vue d'adapter la punition au crime d'une façon qui
fait totalement défaut au premier alinéa.
À mon avis, et compte tenu de la seule étude tex-
tuelle de l'article, on ne peut, avec certitude, attribuer
un objectif législatif à l'alinéa 51e). L'appelante, tou-
tefois, soutient, en s'appuyant sur le témoignage
d'opinion donné au procès par un professeur de
sciences politiques, que l'alinéa vise les trois objec-
tifs suivants:
a) proclamer et sauvegarder le caractère sacré du droit de
vote dans notre démocratie;
b) préserver l'intégrité du processus électoral;
c) imposer des sanctions aux contrevenants
L'appelante reprend ces objectifs en les dévelop-
pant de la façon suivante.
L'objectif visant à sauvegarder le caractère sacré
du droit de vote est fondé sur le besoin, dans une
société libérale, d'avoir des «citoyens honnêtes et
responsables» qui respectent volontairement les lois,
ou à tout le moins, la plupart d'entre elles. On a cité
en l'approuvant l'opinion suivante du juge Van Camp
formulée dans l'arrêt Sauvé v. Canada (Attorney
General) l l :
[TRADUCTION] Toutefois, il me semble que le Parlement était
justifié de restreindre le droit de vote puisque le régime démo-
cratique libéral exige des citoyens honnêtes et responsables.
Un tel régime requiert que les citoyens obéissent volontaire-
ment; l'efficacité pratique des lois repose sur l'observation
volontaire de ceux qui y sont assujettis. L'État contribue à son
maintien en retirant symboliquement aux criminels le droit de
voter pour ceux qui ont le pouvoir de légiférer. Par la même
occasion, la suppression du droit de vote des criminels affermit
le concept des citoyens honnêtes et responsables essentiel à
une démocratie libérale.
L'objectif visant à préserver l'intégrité du proces-
sus électoral n'a rien à voir avec l'aspect pratique du
droit de vote des détenus: l'appelante admet l'impos-
sibilité d'invoquer les difficultés en matière d'admi-
nistration et de sécurité pour justifier l'alinéa 51e).
(À titre de parenthèse, mentionnons ici que l'appe-
lante a effectué une remarquable volte-face à ce cha-
pitre. Un des principaux moyens appuyant la défense
vigoureuse opposée dans l'affaire Gould c. Canada,
précitée, portait précisément sur les difficultés en
matière d'administration et de sécurité qui, préten-
dait-on, seraient créées si l'on permettait aux détenus
de voter 12 . On semble avoir invoqué ce moyen égale-
ment dans d'autres cas où le droit de vote des détenus
était en cause 13 . Que ce moyen ait été abandonné
ajoute foi à l'opinion selon laquelle la Couronne elle-
même ne connaît pas vraiment l'objectif véritable de
l'alinéa 51e)).
De toute façon, la Couronne soutient que l'un des
objectifs de la suppression du droit de vote des déte-
nus est de faire en sorte que seuls ceux pouvant vrai-
ment participer au processus démocratique puissent
déposer leur bulletin de vote. Les détenus, tenus à
l'écart de la société en général et temporairement
retirés des communautés locales et des circonscrip-
tions dont font partie les autres électeurs, ne peuvent
11 (1988), 66 O.R. (2d) 234 (H.C.), à la p. 238.
12 Voir les motifs du jugement de la Section de première ins
tance, [ 1984] 1 C.F. 1119, la p. 1125.
13 Voir Jolivet and Barker and The Queen and Solicitor -
General of Canada (1983), I D.L.R. (4th) 604 (C.S.C.-B.),
motifs du juge Taylor; Lévesque c. Canada (procureur géné-
ral), [1986] 2 C.F. 287 (l i e inst.), motifs du juge Rouleau.
participer pleinement au débat, à la discussion et aux
échanges qui sont essentiels au processus démocra-
tique.
Enfin, on prétend que l'objectif consistant à impo-
ser des sanctions aux contrevenants est fondé sur l'in-
térêt légitime de l'État à punir ceux qui ne respectent
pas la loi et à exprimer la désapprobation collective
envers des gestes délibérés visant à violer le contrat
social.
Dans les motifs de son jugement, le juge Strayer a
soumis chacun de ces objectifs allégués à une analyse
rigoureuse et minutieuse. Il a statué qu'on ne pouvait,
avec réalisme, conclure que l'alinéa 51e) poursuivait
les objectifs a) et b), et que, de toute façon, ceux-ci
n'étaient pas suffisamment importants pour justifier
la perte d'un droit garanti par la Charte. Il a toutefois
conclu que l'objectif c), qui porte sur la sanction ou
la punition, était plus plausible et qu'il n'était pas
invalide en lui-même.
L'appelante conteste la façon dont le juge Strayer a
étudié le premier volet du critère Oakes, affirmant
qu'il ne convient pas d'isoler chaque objectif allégué
et de les étudier séparément. Au contraire, affirme-t
on, la Cour doit les étudier dans leur ensemble et
déterminer si, collectivement et conjointement, ils
sont suffisamment importants. Sans conclure à l'er-
reur du juge Strayer, je ne demande pas mieux que
d'adopter la manière proposée; toutefois, j'estime
qu'en l'espèce, cela n'est qu'une piètre consolation
pour la Couronne.
L'élément le plus frappant des prétendus objectifs
de l'alinéa 51e), étudiés ensemble et collectivement,
est qu'ils sont tous symboliques et abstraits. L'appe-
lante l'admet, mais elle soutient qu'ils n'en demeu-
rent pas moins des objectifs légitimes d'une mesure
législative. Avec égards, il me semble que cette pré-
tention frappe à faux. Il est vrai qu'une disposition
législative peut légitimement avoir un objectif pure-
ment symbolique. Le premier volet du critère Oakes
ne porte toutefois pas sur le caractère légitime de
l'objectif législatif, mais sur son importance, c'est-à-
dire que l'on doit se demander s'il se rapporte à des
préoccupations «urgentes et réelles». Pour ma part, je
dois dire que je doute sérieusement qu'un objectif
complètement symbolique puisse être suffisamment
important pour justifier la suppression de droits qui
sont eux-mêmes à tel point importants et fondamen-
taux qu'ils ont été reconnus dans notre Constitution.
Il me semble bien dangereux d'admettre le symbo-
lisme à titre de motif légitime de la suppression de
droits garantis par la Charte. Même au chapitre du
critère moins exigeant de «l'objectif social souhaita-
ble» proposé dans l'arrêt Andrews, j'aurais cru qu'un
tel objectif devrait se traduire en un véritable avan-
tage espéré et non seulement en une notion abstraite
ou symbolique. Adopter l'autre voie nous exposerait,
il me semble, au fameux sarcasme de Voltaire selon
lequel les Anglais avaient exécuté l'amiral Byng sur
sa propre plage arrière «pour encourager les
autres» 1 4 .
Tout en présumant, toutefois, pour le plaisir de la
discussion, qu'un objectif purement symbolique peut
être suffisamment important dans certaines circons-
tances, je suis d'avis qu'en l'espèce, ce ne peut être le
cas. Priver les détenus de leur droit de vote n'est pas
une déclaration de principe publique, retentissante et
non équivoque. Au contraire, il s'agit d'une atteinte à
peine perceptible aux droits d'un groupe de per-
sonnes qui, aussi longtemps qu'elles demeurent déte-
nues, sont une honte nationale, presque universelle-
ment laissées pour compte et oubliées. Si, par
conséquent, comme je le pense, le symbolisme du
prétendu objectif échappe à la grande majorité des
citoyens, on ne peut caractériser cet objectif d'urgent
et réel.
Je soulignerais également, en étudiant collective-
ment les objectifs de l'alinéa 5le), qu'il faut un acte
de foi pour conclure que le Parlement avait effective-
ment ces objectifs à l'esprit quand il a adopté la dis
position législative. J'ai déjà mentionné que rien dans
le libellé de la Loi lui-même ne fournit d'indice sur
cet objectif. J'ajouterais maintenant que l'effet de la
Loi ne soutient en rien l'opinion que ses objectifs
sont ceux allégués par la Couronne. Si l'objectif de la
disposition est de garantir un électorat honnête et res-
ponsable, elle est à la fois trop large et trop étroite.
Elle est trop large en ce que la suppression vise non
seulement l'auteur d'un meurtre crapuleux, mais
aussi celui qui se retrouve en prison simplement
parce qu'il est incapable de payer une amende. Il en
est de même de l'objectif visant l'intégrité du proces-
sus: l'alinéa 51e) englobe ceux qui purgent des
14 Candide (1759).
peines d'emprisonnement dans un établissement
ouvert, là où ils vivent au sein de leurs collectivités,
sans atteindre cependant ceux qui, pour cause de
maladie ou d'incapacité, sont placés dans des institu
tions et sont incapables de participer pleinement au
processus démocratique. De plus, comme le juge
Strayer l'a souligné à juste titre, il néglige complète-
ment ceux qui, en raison de leur indifférence ou de
leur inattention, ne participent pas à ce processus.
Enfin, au chapitre de la sanction envisagée, la Loi n'a
aucun lien perceptible avec le caractère ou la nature
du comportement puni. En fait, à la lecture du libellé
de l'alinéa 51e), on ne peut que conclure que, s'il
vise à imposer une punition, celle-ci porte sur l'em-
prisonnement plutôt que sur la perpétration d'une
infraction.
À cet égard, il est intéressant de remarquer
l'énorme différence entre l'alinéa 51e) et son ancêtre
canadien, soit l'article XXIII de l'Acte constitutionnel
de 1791 [31 Geo. III, ch. 31 (R.-U.) [L.R.C. (1985),
Appendice II, No. 3]]:
XXIII. Et il est aussi statué par la dite autorité, que personne
ne pourra voter à aucune élection d'un membre qui doit servir
dans telle Assemblée dans l'une ou l'autre des dites Provinces
ou être élue à aucune telle élection, qui aura été atteint de trahi-
son ou de félonie dans aucune cour de Loi d'aucun des Terri-
toires de sa Majesté, ou qui sera dans aucune description de
personnes rendues incapables par aucun acte du conseil législa-
tif et de l'Assemblée de la Province, approuvé par sa Majesté,
ses héritiers ou successeurs.
Le retrait du droit de vote aux personnes déclarées
coupables de trahison ou de félonie peut facilement
être vu comme la sanction de ces crimes. Cette
déchéance imposée seulement à ceux qui sont effecti-
vement détenus semble être plus une conséquence de
cet état que la sanction du comportement qui en est
responsable.
Compte tenu de ces observations, je ne peux
accepter les objectifs invoqués par la Couronne à
l'appui de l'alinéa 51e). En fait, il me semble beau-
coup plus vraisemblable, comme j'ai dit précédem-
ment, que la Loi représente rien de plus qu'une
relique du temps où on croyait que, pour des raisons
pratiques, sécuritaires et administratives, il était tout
simplement impossible de permettre aux détenus de
voter. Comme j'ai déjà mentionné, la Couronne a
renoncé à ce moyen qui, de toute façon, ne saurait
être accueilli dans des circonstances contemporaines.
L'étude de l'Annexe II de la Loi électorale du
Canada et de ses dispositions précises permettant aux
personnel des forces canadiennes, aux fonctionnaires
et aux anciens combattants de voter dans des circons-
tances où l'on a déjà cru qu'il serait impossible de
tenir un scrutin, démontre que cette justification de la
déchéance contestée ne saurait tenir.
Subsidiairement, et beaucoup moins louablement,
il m'apparaît que le véritable objectif de l'alinéa 51e)
vise peut-être à satisfaire un stéréotype largement
répandu selon lequel le détenu représente une forme
de vie inférieure et nuisible à laquelle tous les droits
devraient être enlevés sans distinction. Cela, il va de
soi, n'est pas un objectif qui justifierait l'application
de l'article premier de la Charte.
Cela m'amène au deuxième volet du critère Oakes
qui requiert l'étude en trois étapes des mesures adop-
tées par le Parlement pour atteindre les fins alléguées.
Je suis d'avis, pour les motifs déjà formulés dans
mon étude des objectifs, que la disposition législative
litigieuse échoue à toutes les étapes.
En premier lieu, l'alinéa 51e) doit avoir un lien
rationnel avec les objectifs en question. Ce n'est pas
le cas. Le fait d'être emprisonné n'est pas, en aucune
façon, une indication sûre et rationnelle que le détenu
est un citoyen malhonnête et irresponsable. J'ai déjà
mentionné les personnes qui font défaut de payer une
amende et qui, il est révoltant, constituent une pro
portion énorme de notre population carcérale. En
aucune façon ces gens ne doivent être qualifiés, par le
fait même, de citoyens malhonnêtes et irresponsables.
Il n'est également pas impossible, dans notre société,
que des personnes soient détenues pour des motifs de
conscience, et je doute que, comme société, nous
jugions ces personnes malhonnêtes et irresponsables,
indépendamment de ce que nous pouvons penser
d'elles à d'autres égards.
D'ailleurs, et pour les motifs mentionnés, la déten-
tion n'a aucun lien nécessaire avec l'incapacité de
participer pleinement au processus démocratique et,
en soi, elle n'indique pas clairement et rationnelle-
ment que le détenu devrait être davantage puni par le
retrait de son droit de vote comme conséquence des
actions qui l'ont conduit en prison.
De l'autre côté de la médaille du lien rationnel, il y
a le fait que la disposition législative litigieuse omet
d'exclure toutes les personnes qui, manifestement,
sont malhonnêtes et irresponsables, qui ne désirent
pas participer au processus ou en sont incapables, ou
dont le comportement justifie la perte du droit de
vote. À cette assertion, l'appelante réplique que l'im-
perfection dans l'application n'invalide pas la loi: en
effet, si une grande partie des criminels, sinon la plu-
part, s'en tirent sans être arrêtés ou punis, cela ne
diminue pas la validité du Code criminel [L.R.C.
(1985), ch. C-46]. Avec égards, cet argument me
semble spécieux. Ce n'est pas l'imperfection de
plication de l'alinéa 51e) qu'on invoque ici, mais
l'imperfection du texte lui-même. Le Code criminel
interdit tous les crimes et punit tous les criminels
même si la police et les tribunaux n'en font pas
autant; l'alinéa 51e), même appliqué parfaitement,
échouerait encore pitoyablement en ce qui concerne
tous ses objectifs allégués. Bref, pour reprendre les
termes de l'arrêt Oakes, l'alinéa 51e) est arbitraire,
injuste et fondé sur des considérations irrationnelles.
Il n'y a que peu de chose à dire sur le deuxième
volet de cette partie du critère qui requiert que la
mesure législative porte le moins possible atteinte au
droit garanti. Je me contenterai de remarquer que non
seulement le droit est retiré dans son ensemble, mais,
en raison de la nature même du droit de vote lui-
même, il est retiré de façon injuste et irrationnelle: les
personnes qui sont détenues le jour du recensement
ou du scrutin, peu importe la brièveté de leur peine,
perdent leur droit de vote; d'autres peuvent purger
jusqu'à quatre ans et trois cent soixante-quatre jours
et n'être jamais privés de leur droit de vote.
Enfin, le troisième volet du critère consiste à étu-
dier la proportionnalité entre les effets de la disposi
tion législative et ses objectifs. Pour des motifs déjà
formulés, l'alinéa 51e) ne peut satisfaire à ce critère.
J'ai déjà traité du caractère à la fois trop général et
insuffisant de la disposition législative lorsqu'elle est
étudiée dans le contexte des ses prétendus objectifs.
J'ai également mentionné qu'elle ne tente pas de sou-
peser, d'évaluer ou de concilier la gravité du compor-
tement qui a entraîné l'emprisonnement et la suppres
sion conséquente du droit garanti par la Charte.
Enfin, j'ai mentionné qu'à titre de conséquence inévi-
table de la disposition, et non seulement de son appli-
cation imparfaite, son effet véritable dans un cas par-
ticulier dépendra de circonstances tout à fait fortuites
qui n'ont aucun lien avec soit les objectifs en ques
tion ou le comportement des détenus dont les droits
sont ainsi supprimés. Même en supposant que ces
objectifs soient valides, on ne peut tout simplement
pas considérer l'alinéa 51e) comme un moyen
modéré et proportionnel de les atteindre, compte tenu
de l'importance des droits supprimés.
En résumé, je suis d'avis que l'alinéa 51 e) n'a pas
les objectifs qu'on lui prête. Bien que je ne nie pas
que certains de ces objectifs, notamment celui d'im-
poser des sanctions aux contrevenants, peuvent être
légitimes, ni le texte ni l'effet de la disposition en
cause ne donnent à entendre que le Parlement pour-
suivait effectivement cet objectif. Même en admettant
la validité et la légitimité des fins visées, les moyens
sont irrationnels, arbitraires et disproportionnés. Je
conclus, comme le juge Strayer, que l'alinéa 51e)
porte atteinte aux droits garantis à l'article 3 de la
Charte et qu'il ne constitue pas une limite raisonnable
pouvant se justifier dans le cadre d'une société libre
et démocratique.
Je rejetterais l'appel avec dépens.
LE JUGE PRATTE, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
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