A-163-90
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Sally Margaret Swanson, administratrice de la
succession de Terrance Albert Swanson,
également connu sous le nom de Terry Swanson,
décédé, Sally Margaret Swanson, en sa qualité de
tutrice à l'instance de Caitlin Jessica Swanson,
d'Allison Ann Swanson et de William Terrance
Swanson, tous mineurs (intimés)
A-162-90
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Virginia Peever, administratrice de la succession
de Gordon Donald Peever, décédé, Virginia
Peever, en sa qualité personnelle, et Virginia
Peever, en sa qualité de tutrice à l'instance de
Gordon Nathan Chad Peever et de Shirlene
Frances Peever, tous deux mineurs (intimés)
RÉPERTORIE: SWANSON C. CANADA (MINISTRE DES
TRANSPORTS) (CA.)
Cour d'appel, juges Heald, MacGuigan et Linden,
J.C.A.—Edmonton, 13 et 14 février; Ottawa, 22 mai
1991.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Responsabilité de
la Couronne à l'égard d'un préjudice découlant de la négli-
gence d'un transporteur aérien réglementé — L'immunité de
la Couronne se limite aux fonctions de politique — Les inspec-
teurs de la sécurité aérienne n'élaborent pas de politique — La
surveillance relative à la sécurité aérienne est une activité opé-
rationnelle — Il y a une obligation de diligence envers les pas-
sagers — Le degré de diligence dépend du risque et de la gra-
vité du préjudice — Absence de réaction raisonnablement
proportionnée à l'inobservation continue des normes de sécu-
rité de la part de la compagnie aérienne — Le critère de l'ins-
pecteur raisonnablement compétent n'a pas été respecté — De
multiples facteurs ont contribué à l'accident — Le critère du
lien de causalité consiste à se demander si la négligence de la
défenderesse a contribué de façon importante au préjudice
subi par les demandeurs.
Droit aérien — Responsabilité de la Couronne à l'égard des
dommages découlant d'un accident d'avion mortel — Les ins-
pecteurs du gouvernement savaient que le transporteur violait
régulièrement les normes de sécurité mais se sont contentés de
lui servir des avertissements — Immunité de la Couronne rela-
tivement aux décisions de politique — Les inspecteurs de
l'aviation ne sont pas des hauts fonctionnaires qui élaborent
des politiques — Ils ne sont pas concernés par la viabilité de
l'industrie ni par les répercussions politiques des mesures de
contrainte qu'ils prennent — Les inspecteurs ont une obliga
tion de diligence envers les passagers des compagnies
aériennes — Norme de diligence — Éléments dont il faut tenir
compte — Les mesures d'observation doivent être appliquées
progressivement — En cas de première infraction, on ne doit
pas préférer les mesures administratives lorsque celles-ci sont
manifestement impuissantes à promouvoir la Sécurité aérienne
— L'inertie des fonctionnaires du gouvernement a contribué à
la création d'un climat de relâchement de la sécurité de la
compagnie aérienne, climat qui constitue un facteur détermi-
nant de l'accident.
Il s'agit d'un appel d'un jugement par lequel la Section de
première instance a conclu à la négligence de la part de la Cou-
ronne qui avait contribué à l'accident d'avion fatal, et par
lequel la Section de première instance a imputé le tiers de la
responsabilité à l'appelante.
Wapiti Aviation était un petit transporteur commercial qui
desservait Edmonton et des villes du nord de l'Alberta. Le 4
avril 1984, un inspecteur du gouvernement a remis un rapport
dans lequel il faisait état de nombreuses infractions à la Loi sur
l'aéronautique et aux Ordonnances sur la navigation aérienne
(ONA). On a discuté de ce rapport avec le pilote en chef de la
compagnie aérienne qui a promis que les choses s'améliore-
raient. Ce ne fut pas le cas. Le 17 août 1984, un autre inspec-
teur a signalé que l'on ne tenait [TRADUCTION] «aucunement
compte des règlements, des droits des autres personnes et de la
sécurité des passagers. Si cette manière d'opérer se poursuit
encore longtemps, il est pratiquement certain que nous aurons
à faire face à un accident mortel». Wapiti n'entretenait pas bien
ses avions. Elle faisait des pressions sur les pilotes pour qu'ils
minimisent les dépenses même si cela voulait dire qu'on négli-
geait la sécurité et l'observation de la Loi et des ONA. Même
lorsque les conditions météorologiques exigeaient d'effectuer
des vols selon les règles de vol aux instruments (IFR), on
encourageait les pilotes à effectuer des vols selon les règles de
vol à vue (VFR) pour épargner du carburant. On leur ensei-
gnait à utiliser des techniques d'atterrissage qui étaient con-
traires aux règlements et aux bons usages. Les vols aux instru
ments, qui exigent davantage des pilotes, étaient généralement
effectués sans copilote, pour permettre à un passager qui payait
sa place d'occuper le siège. Les pilotes qui se plaignaient
étaient congédiés (14 pilotes ont été congédiés dans la période
de six mois qui a précédé l'accident). D'anciens et d'actuels
employés de Wapiti avaient signalé des irrégularités à Trans
ports Canada.
Le Manuel de certification des transporteurs aériens de
l'appelante suggère, comme des signes avertisseurs d'opéra-
tions qui ne sont pas exercées en toute sécurité, des défauts
dans l'entretien des avions et le nombre élevé de changements
de pilotes. A la connaissance de l'appelante, ces deux signes
existaient chez Wapiti.
La Direction générale de la réglementation aérienne peut
appliquer diverses peines en cas de non-observance de la part
des transporteurs. Elle peut notamment émettre des avertisse-
ments, restreindre les conditions d'une licence d'exploitation,
suspendre la licence, entamer des poursuites, ou annuler la
licence. On avait servi des avertissements pour la moitié des
violations constatées chez Wapiti; aucune mesure n'avait été
prise à l'égard des autres infractions. L'appelante a décidé de
surveiller Wapiti de plus près. On n'a pas limité l'autorisation
accordée à la compagnie aérienne d'effectuer des vols à vue de
nuit et des vols aux instruments sans copilote.
Le 19 octobre 1984, à 19h 10, le vol 402 de Wapiti est parti
d'Edmonton par mauvais temps à destination de High Prairie
(Alberta) avec un seul pilote à bord. Le pilote a suivi les règles
de vol aux instruments (IFR). Un seul des deux radiogonio-
mètres automatiques qui se trouvaient à bord fonctionnait. Le
pilote a reçu l'autorisation de descendre à 7 000 pieds mais est
descendu plus bas dans l'espoir d'établir un contact visuel avec
le sol. L'avion avait dévié de sa route. Le pilote n'a pas utilisé
le pilote automatique parce qu'il avait présumé qu'il ne fonc-
tionnait pas, comme c'était le cas pour trois pilotes automa-
tiques sur quatre chez Wapiti. Il n'a pas réussi à entrer en com
munication avec la tour de contrôle de High Prairie. A 20 h 04,
l'avion s'est écrasé dans les Swan Hills, à 20 milles de sa desti
nation. Des neuf passagers qui se trouvaient à bord, six ont été
tués.
Le juge de première instance a statué que l'accident mortel
était imputable à la négligence du pilote, de la compagnie
aérienne et de Transports Canada et a partagé la responsabilité
en parts égales. La Couronne en appelle de cette conclusion.
Arrêt: l'appel devrait être rejeté.
Certaines fonctions gouvernementales, dont les fonctions
législatives et les fonctions judiciaires, sont à l'abri de la res-
ponsabilité civile délictuelle à condition qu'elles soient exer-
cées de bonne foi. La Couronne doit pouvoir être libre de gou-
verner sans encourir une responsabilité civile délictuelle à
l'égard de ses décisions de politique. L'immunité délictuelle ne
devrait toutefois être accordée qu'avec parcimonie aux orga-
nismes de la Couronne. Seules sont exemptes les véritables
décisions de politique qui sont généralement prises à un haut
niveau et qui comportent des facteurs sociaux, politiques ou
économiques. Il n'y a pas d'immunité dans le cas des actes qui
sont administratifs, opérationnels ou qui ont trait aux affaires.
Les activités opérationnelles des préposés de la Couronne
peuvent donner lieu à une obligation de diligence. En l'espèce,
les fonctionnaires qui ont pris les décisions d'application
n'étaient ni des représentants élus ni des hauts fonctionnaires
et ils n'élaboraient pas de politiques mais les mettaient en
oeuvre. Ils ne devraient pas être concernés par la santé écono-
mique de l'industrie aéronautique, par la disponibilité du trans
port aérien pour le public ou par les répercussions politiques de
leurs actes. Leur profession était la sécurité. Leur obligation
d'appliquer les règlements dans la mesure où ils concernaient
la sécurité était une obligation civile de diligence à laquelle ils
étaient tenus envers les passagers de Wapiti.
La norme de diligence à laquelle sont tenues les personnes
qui sont soumises à cette obligation est la même que celle qui
est exigée de toute autre personne qui s'acquitte d'une mission
déterminée, c'est-à-dire celle de la personne raisonnable se
livrant à cette activité. Pour déterminer s'ils se sont comportés
comme le feraient des inspecteurs raisonnablement compétents
dans des circonstances analogues, le tribunal a dû tenir compte
de la coutume et de l'usage, des dispositions législatives et des
lignes directrices applicables. Il a dû comparer le risque de pré-
judice et sa gravité avec l'objet et le coût des mesures correc
tives. Il lui a également fallu tenir compte des ressources dis-
ponibles.
Les mesures d'observance ont été conçues pour être appli-
quées progressivement selon la gravité de l'inobservation et en
tenant compte des récidives. Une des lignes directrices des
ONA prescrivait qu'on ne pouvait autoriser aucune dérogation
aux normes fondamentales de sécurité aérienne. Bien qu'il pré-
cise qu'on doit prendre de préférence des mesures administra-
tives pour la plupart des premières infractions, le Manuel de
l'application des règlements déclare qu'on ne doit pas y recou-
rir lorsque [TRADUCTION] «elles seraient manifestement ineffi-
caces lorsqu'il s'agit de promouvoir la sécurité aérienne et
d'encourager le respect des règlements». Le défaut de respecter
cette norme n'est pas imputable à un manque de ressources en
personnel; le personnel avait le temps d'inspecter la compa-
gnie aérienne et de rencontrer la direction de Wapiti. Ce défaut
était fondé sur l'opinion des fonctionnaires, qui n'ont pas
appliqué les réponses proportionnées d'une bonne politique
d'observance. En acceptant des promesses de mesures correc-
trices après qu'on eut découvert que ces promesses étaient
vides, on n'a pas respecté la norme applicable aux inspections
raisonnablement compétentes.
Lorsque de nombreux facteurs ont contribué au préjudice
subi par la partie demanderesse, le critère du lien de causalité
est celui de savoir si la négligence de la partie défenderesse a
contribué de façon importante à l'accident. Si Transports
Canada avait pris des mesures contre l'inobservation dont elle
savait Wapiti coupable, un ou plusieurs des facteurs qui ont
provoqué l'accident n'auraient pas existé: il y aurait peut-être
eu un copilote à bord, les radiogoniomètres auraient peut-être
fonctionné tous les deux, le pilote aurait peut-être eu confiance
en son pilote automatique, la direction de Wapiti ne lui aurait
peut-être pas enseigné à enfreindre les règles atmosphériques
minimales. Mais surtout, l'inertie de l'appelante a contribué de
façon significative au climat peu sûr qui régnait chez Wapiti.
Ce climat constitue un facteur déterminant de l'accident fatal.
Même si l'appelante n'était pas obligée de prendre des mesures
précises, comme de suspendre le droit d'effectuer des vols IFR
à pilote unique, son omission de prendre des mesures raisonna-
blement liées à la gravité des contraventions de Wapiti consti-
tue une cause sans laquelle le préjudice que les demandeurs ont
subi ne se serait pas produit.
Sauf en cas d'erreur de droit manifeste, le tribunal d'appel
ne doit pas modifier le partage de la responsabilité.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Crown Proceedings Act 1947 (R.-U.), 1947, chap. 44.
Federal Tort Claims Act, 28 U.S.C. §1346 (1982).
Loi sur l'aéronautique, L.R.C. (1985), chap. A-2, art. 4a),
21(1), (8).
Loi sur l'aéronautique, S.R.C. 1970, chap. A-3.
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970,
chap. C-38.
Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1953, chap.
30.
Loi sur la responsabilité de l'État, L.R.C. (1985), chap.
C-50, art. 3a), 8.
Worker's Compensation Act, S.A. 1981, chap. W-16, art.
18(2).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S.
2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29
C.C.L.T. 97; Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2
R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1
W.W.R. 385; 103 N.R. 1; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S.
311; (1990), 110 N.R. 200.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Welbridge Holdings Ltd c. Metropolitan Corporation of
Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; (1970), 22 D.L.R.
(3d) 470; [1972] 3 W.W.R. 433; Wilsher v. Essex Area
Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
The King v. Cliche, [1935] R.C.S. 561; [1936] 1 D.L.R.
195; Anns v London Borough of Merton, [1977] 2 All ER
492 (H.L.); Dalehite v. United States, 346 U.S. 15 (Ct.
App. 1952); Murphy v. Brentwood D C, [1990] 2 All ER
908 (H.L.); Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S.
1259; (1989), 63 D.L.R. (4th) 449; [1990] 1 W.W.R. 408;
102 N.R. 249; Tock c. St. John's Metropolitan Area
Board, [1989] 2 R.C.S. 1181; (1989), 64 D.L.R. (4th)
620; 104 N.R. 241; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport
(Ville), [1989] 1 R.C.S. 705; 23 Q.A.C. 1; (1989), 45
M.P.L.R. 1; 94 N.R. 1; Barratt c. Corporation of North
Vancouver, [1980] 2 R.C.S. 418; (1980), 114 D.L.R. (3d)
577; 27 B.C.L.R. 182; 14 C.C.L.T. 169; 13 M.P.L.R. 116;
8 M.V.R. 294; 33 N.R. 293; Letnik c. Toronto (Municipa-
lité de la Communauté urbaine), [1988] 2 C.F. 399;
(1988) 49 D.L.R. (4th) 707; 44 C.C.L.T. 69; 82 N.R. 261
(C.A.).
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Realms of Public Law—A Positive Obligation to Res
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Bowman, M. J. and Bailey, S. H. «The Policy/Operational
Dichotomy—A Cuckoo in the Nest», [1986] C.L.J.
430.
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rité aérienne, Ottawa: Approvisionnements et Services,
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statut juridique de l'administration fédérale (Document
de travail no 40), Ottawa: Commission de réforme du
droit du Canada, 1985.
Commission de réforme du droit de l'Ontario, Report on
the Liability of the Crown, Toronto: ministère du Pro-
cureur général, 1989.
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AVOCATS:
D. B. Logan et B. Ritzen pour l'appelante.
L. Leighton Decore pour les intimés.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'âp-
pelante
Biamonte, Cairo & Shortreed, Edmonton, pour
les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du
jugement rendus par
LE JUGE LINDEN, J.C.A.: Le soir du 19 octobre
1984, un avion Piper Chieftain appartenant à Wapiti
Aviation Ltd., le vol 402, s'est écrasé dans les Swan
Hills près de High Prairie, en Alberta. Des neuf per-
sonnes qui se trouvaient à bord, six ont été tuées. Ter-
rance Albert Swanson et Gordon Donald Peever se
trouvaient au nombre des passagers qui sont morts
dans ce tragique accident. Leur veuve et les membres
de leur famille ont poursuivi la Couronne fédérale en
dommages-intérêts en alléguant que la négligence de
ses employés avait contribué au préjudice qu'ils
avaient subi.
Au procès [[1990] 2 C.F. 619], le juge Walsh leur a
donné gain de cause en concluant que la Couronne
était tenue d'une obligation envers eux, qu'il y avait
eu manquement à cette obligation et que ce manque-
ment avait causé un préjudice aux demandeurs. Il a
partagé la responsabilité également entre Wapiti, le
pilote, Eric Vogel, et la Couronne. Le présent appel a
été interjeté par les avocats de la Couronne, qui pré-
tendent que l'Administration n'était tenue d'aucune
obligation, qu'il n'y a pas eu de négligence et que,
s'il y en a eu, il n'a pas été prouvé que cette conduite
avait causé l'accident. Ils prétendent qu'en tout état
de cause, le partage de la responsabilité est erroné.
La Loi sur l'aéronautique, L.R.C. (1985), chap.
A-2, telle que modifiée, déclare que le ministre est
chargé notamment «de diriger toutes les affaires se
rattachant à l'aéronautique» [l'alinéa 4a)]. De larges
pouvoirs de réglementation sont accordés au minis-
tre. La Commission canadienne des transports est
constituée. Elle est notamment chargée de délivrer
des licences d'exploitation de services aériens com-
merciaux (paragraphe 21(1)). Toutefois, nonobstant
la délivrance d'une licence, «nul transporteur aérien
ne peut exploiter un service aérien commercial à
moins qu'il ne détienne un certificat valide, que lui a
délivré le ministre, attestant que le titulaire possède
l'équipement suffisant et est en mesure de diriger
avec sécurité un service de transporteur aérien»
(paragraphe 21(8)). Les compagnies aériennes sont
donc soumises à une procédure à deux étapes: elles
doivent d'abord obtenir une licence pour établir un
service commercial aérien, laquelle licence est déli-
vrée par la CCT, puis recevoir un certificat d'exploi-
tation, qu'elles se procurent auprès de la Direction
générale de la réglementation aérienne de Transports
Canada.
En vertu de ce pouvoir de réglementation, des
Ordonnances sur la navigation aérienne (ONA) et des
directives d'orientation ont été adoptées. On y énonce
les normes de sécurité que la Direction générale et
ses inspecteurs doivent faire respecter. En cas d'inob-
servation, ceux-ci disposent de nombreux pouvoirs,
dont celui de suspendre la permission d'effectuer des
vols IFR (règles de vol aux instruments) à pilote
unique ou d'effectuer des vols de nuit VFR (règles de
vol à vue), de révoquer des cadres, d'annuler l'appro-
bation de certains itinéraires, destinations et heures
de départ, de mener des entrevues avec des pilotes
pour assurer la sécurité et, au besoin, d'aller jusqu'à
suspendre une licence d'exploitation. En outre, ils
peuvent renvoyer des questions au ministère de la
Justice ou à la GRC pour qu'ils mènent une enquête
plus approfondie et qu'ils intentent éventuellement
des poursuites. Les mesures d'observation sont con-
çues pour être appliquées progressivement et les
mesures de contrainte sont censées devenir de plus en
plus sévères si les violations persistent.
La sécurité du transport aérien commercial a connu
par le passé des difficultés qui ont conduit en 1979 à
l'enquête Dubin [Rapport de la Commission d'en-
quête sur la sécurité aérienne], à la suite d'une autre
étude menée par Slaughter et Carswell en 1977. Les
compagnies aériennes ont pris des risques qu'elles
n'auraient pas dû prendre pour terminer des vols qui
n'auraient pas dû être terminés, voire même entre-
pris. Il semble que la sécurité ait été à l'occasion mise
en péril par la recherche de profit à laquelle on assiste
dans cette industrie, comme dans d'autres.
La région de l'Ouest de la Direction générale de la
réglementation aérienne du ministère des Transports
est chargée d'appliquer la Loi, les règlements et les
ONA en Alberta, dans le nord-est de la Colombie-
Britannique, au Yukon et dans la moitié ouest des
Territoires du Nord-Ouest. Le directeur régional de
l'Ouest a un personnel de 75 personnes, dont neuf
sont des inspecteurs de transporteurs aériens et deux
sont des agents de l'autorité (un à temps plein et un à
temps partiel). Dans la région de l'Ouest, il y avait à
l'époque plus de 11 000 pilotes titulaires de licence,
5 000 aéronefs, 175 transporteurs aériens, 40 écoles
de pilotage et 40 services d'aviation d'affaires à
administrer.
L'un de ces petits transporteurs de la région de
l'Ouest était Wapiti Aviation Ltd., qui desservait
Edmonton, High Prairie, Grande Prairie et Peace
River. Delbert Wells et son fils, Dale Wells, diri-
geaient la compagnie aérienne. Delbert Wells, le père,
exerçait les fonctions de directeur des opérations,
même s'il ne possédait pas les qualités requises pour
le poste et que sa nomination n'avait pas été approu-
vée par Transports Canada. Dale Wells, le fils, agis-
sait comme pilote en chef, instructeur de vol en chef,
examinateur désigné des tests en vol et technicien
d'entretien en chef, ce qui lui imposait plus de res-
ponsabilités que ce qu'il pouvait convenablement
assumer.
Wapiti n'était pas une compagnie aérienne modèle.
La concurrence était acharnée. Les vérifications régu-
lières des avions, qui devaient être effectuées à inter-
valles réguliers, étaient rarement faites. L'on exigeait
des pilotes qu'ils terminent leurs vols à temps et à
aussi bon marché que possible, indépendamment des
conditions atmosphériques et de l'état de l'avion. On
encourageait les pilotes à effectuer des vols selon les
règles de vol à vue (VFR) même lorsque les condi
tions météorologiques ne s'y prêtaient pas. On ne leur
permettait d'effectuer des vols selon les règles de
vols aux instruments (IFR)—qui consomment davan-
tage de carburant—qu'en cas d'absolue nécessité, et
ils les effectuaient généralement sans copilote. Les
pilotes étaient ainsi soumis à de très fortes pressions.
Les pilotes qui se plaignaient de cette situation
étaient congédiés, habituellement avant d'avoir accu-
mulé 90 jours de service, de sorte qu'ils n'avaient pas
droit à un préavis de deux semaines. Cette politique a
été qualifiée de politique de la [TRADUCTION] «porte
tournante», ce qui est compréhensible puisque dans la
période de six mois qui a précédé l'accident, il y a eu
quatorze remplacements de pilotes chez Wapiti.
Wapiti a commis de nombreuses infractions aux
ONA et ses pilotes ont adressé plusieurs plaintes à
Transports Canada. Cela a conduit à un rapport en
date du 4 avril 1984 dans lequel l'inspecteur Lidstone
a fait état de nombreuses infractions en matière de
contrôle opérationnel. Il a donné des exemples d'irré-
gularités fondés sur des renseignements fournis par
d'anciens ou d'actuels employés de Wapiti. On a dis-
cuté de ce rapport avec Dale Wells, qui a promis que
les choses s'amélioreraient. On lui a fait confiance,
mais il n'a pas fait grand-chose pour mériter cette
confiance.
L'inspecteur Griffiths a rédigé un autre rapport
bouleversant, daté du 17 août 1984, après avoir reçu à
nouveau la visite de plusieurs pilotes de Wapiti, dont
M. Vinderskov. L'auteur du rapport a formulé l'aver-
tissement suivant:
[TRADUCTION] L'on ne tient aucunement compte des règle-
ments, des droits des autres personnes et de la sécurité des pas-
sagers. Si cette manière d'opérer se poursuit encore longtemps,
il est pratiquement certain que nous aurons à faire face à un
accident mortel.
Une rencontre a eu lieu à la suite de cette note de
service et le directeur régional, M. Davidson, a
décidé de surveiller Wapiti de plus près et de recueil-
lir davantage d'éléments de preuve, mais aucune
autre mesure de contrainte n'a été prise.
Eric Vogel, qui était entré au service de Wapiti le
30 août 1984, était âgé de 24 ans à l'époque. Il a
décollé par mauvais temps d'Edmonton le soir fati-
dique du 19 octobre 1984 19 h 10. Il était le seul
pilote à bord et il a suivi les règles de vol aux instru
ments (IFR). Il a demandé au contrôle de la circula
tion aérienne d'Edmonton le plus court chemin pour
High Prairie. L'un de ses deux radiogoniomètres
automatiques ne fonctionnait pas. Il a obtenu l'autori-
sation de descendre à 7 000 pieds. Voulant vérifier
s'il pouvait atterrir selon les règles de vol à vue,
Vogel est descendu plus bas, en effectuant une «des-
cente en régime de croisière» à moins de 5 600 pieds,
l'altitude la plus basse permise, espérant atteindre
une altitude de 2 800 pieds à laquelle il pourrait voir
le sol. C'est la façon de procéder que lui avait ensei-
gnée Dale Wells au cours de sa formation pour facili-
ter les atterrissages dans des situations où ceux-ci ne
seraient pas autrement possibles. Il a essayé d'entrer
en communication avec la tour de contrôle de High
Prairie, mais l'opératrice radio n'était pas à son poste.
Vogel n'a pas utilisé le pilote automatique, parce
qu'il avait présumé (à tort) qu'il ne fonctionnait pas,
comme c'était le cas pour trois pilotes automatiques
sur quatre chez Wapiti. Il a soudainement surgi d'un
nuage et, à 20 h 04, s'est écrasé dans les Swan Hills,
qu'il croyait à tort encore à une certaine distance. Il
se trouvait alors à 20 milles de l'aéroport de High
Prairie. Vogel a survécu à l'accident, mais six des
neuf passagers ont été tués.
Pour obtenir gain de cause dans une action fondée
sur la négligence, il doit y avoir une obligation, un
manquement à cette obligation et un préjudice causé
par suite de ce manquement.
1. La question de l'obligation
La première question juridique à examiner est par
conséquent celle de savoir si la Couronne était tenue
envers les membres de la famille des hommes
décédés d'une obligation de nature civile de faire
preuve de diligence raisonnable. Historiquement, la
Couronne était à l'abri de toute responsabilité délic-
tuelle. Comme il était impossible de poursuivre le roi
devant les tribunaux et à cause du principe selon
lequel «le roi ne peut agir contrairement au droit»,
ceux qui subissaient un préjudice du fait de la Cou-
ronne n'avaient aucun recours en justice. Plus tard,
sur présentation d'une pétition, la Couronne pouvait
volontairement se soumettre à la compétence de la
Cour. Une coutume s'est établie suivant laquelle si
les employés de la Couronne commettaient des délits
dont ils pouvaient être tenus responsables, la Cou-
ronne défendait ses préposés et payait volontairement
tout montant adjugé en dommages-intérêts (voir Dus-
sault et Borgeat, Traité de droit administratif, 2e éd.,
1989, volume 3).
Comme on peut le comprendre, cet état de fait a
fait l'objet de critiques. Dicey et d'autres théoriciens,
ainsi que plusieurs commissions royales du R.-U., ont
recommandé avec insistance la suppression de l'im-
munité dont bénéficiait la Couronne en matière de
responsabilité délictuelle de façon à la soumettre à la
primauté du droit au même titre que les autres
citoyens (ibidem, à la page 11). Des lois ont par la
suite été édictées au Royaume-Uni et au Canada pour
permettre d'engager des poursuites en responsabilité
civile contre la Couronne dans certaines circons-
tances (voir Crown Proceedings Act 1947 (R.-U.),
1947, chap. 44 et la Loi sur la responsabilité de la
Couronne, S.C. 1953, chap. 30, maintenant la Loi sur
la responsabilité de l'État, L.R.C. (1985), chap.
C-50). Le Québec, l'Australie et la Nouvelle-Zélande
avaient déjà supprimé l'immunité de la Couronne en
vertu de décisions judiciaires d'espèce (voir, par
exemple, l'arrêt The King v. Cliche, [1935] R.C.S.
561). Les Américains ont également adopté des lois
dans ce domaine (voir la Federal Tort Claims Act,
1946, maintenant 28 U.S.C. §1346 (1982)).
Aux termes de la Loi sur la responsabilité de la
Couronne, S.R.C. 1970, chap. C-38, maintenant la
Loi sur la responsabilité de l'État, L.R.C. (1985),
chap. C-50, il est maintenant possible d'introduire
une action en responsabilité civile délictuelle devant
la Cour fédérale du Canada. L'alinéa 3a) de la Loi
dispose: «En matière de responsabilité civile délic-
tuelle, l'État est assimilé à une personne physique,
majeure et capable, pour ... les délits civils commis
par ses préposés». Bien que cette Loi comporte
encore des problèmes qui ont suscité des appels à
d'autres réformes, tant sur le plan provincial que sur
le plan fédéral (voir Commission de réforme du droit
de l'Ontario, Report on the Liability of the Crown
(1989); Commission de réforme du droit du Canada,
Le statut juridique de l'administration fédérale
(1985)), ces problèmes ne nous intéressent pas en
l'espèce. Ainsi donc, aux termes de cette Loi, en
matière de responsabilité civile, l'État doit répondre
des dommages causés par ses préposés.
Outre les obstacles qui existent en ce qui concerne
la responsabilité de l'État, certains principes du droit
de la responsabilité civile délictuelle compliquent la
situation. Les tribunaux sont peu disposés à substituer
leur décision à celles qui sont prises dans le domaine
politique à cause de leur respect de la théorie de la
séparation des pouvoirs et parce qu'ils reconnaissent
qu'ils occupent [TRADUCTION] «une position qui est
trop délicate pour pouvoir juger les décisions d'ordre
public comportant des implications multiples» (voir
Feldthusen, Economic Negligence (2e éd. 1989), à la
page 284). Ils ont donc créé une immunité pour cer-
tains types d'activités gouvernementales qui ne peu-
vent être contestées au moyen d'une action fondée
sur la négligence en autant qu'elles sont accomplies
de bonne foi. D'autres actes de l'Administration don-
nent toutefois ouverture à une action fondée sur la
négligence. Il n'est pas contesté qu'il doive exister un
domaine de l'activité de l'Administration qui doive
échapper au droit de la responsabilité civile délic-
tuelle; ce qui est contesté, toutefois, c'est la portée de
cette immunité. Notre Cour doit déterminer si la con-
duite que l'on reproche aux fonctionnaires de Trans
ports Canada était assujettie au droit de la négligence
ou si elle y échappait.
L'une des premières décisions de principe en la
matière est l'arrêt Welbridge Holdings Ltd. c. Metro
politan Corporation of Greater Winnipeg, [1971]
R.C.S. 957, dans lequel une municipalité avait par
négligence «édicté» un règlement qui avait par la
suite été déclaré invalide. La demanderesse s'était
fiée à la validité de ce règlement et avait commencé à
construire un immeuble d'habitation. Elle avait par la
suite été forcée d'arrêter les travaux de construction
et avait en conséquence subi des pertes financières.
En analysant la conduite, le juge Laskin (tel était
alors son titre) a expliqué, à la page 970:
...le risque de perte par suite de l'exercice d'un pouvoir
législatif ou déclaratoire est un risque couru par le public en
général et non un risque à l'égard duquel on peut réclamer une
indemnité en se fondant sur l'existence d'une obligation parti-
culière de diligence.
Le juge Laskin nous a toutefois rappelé que les fonc-
tions gouvernementales qui pouvaient être qualifiées
de fonctions «administratives, ministérielles ou de
pouvoirs relatifs aux affaires» pouvaient engager la
responsabilité délictuelle de l'État, étant donné
qu'elles ne conduiraient vraisemblablement pas à des
conflits en matière de partage des pouvoirs et qu'il ne
serait pas difficile de juger du caractère raisonnable
de décisions de ce genre.
À la suite de l'arrêt Welbridge Holdings, plusieurs
tribunaux se sont colletés avec la dichotomie que le
juge Laskin a si bien expliquée. Différents qualifica-
tifs ont été employés par différents tribunaux dans le
but d'établir une distinction entre les actes gouverne-
mentaux qui seraient à l'abri de la responsabilité
civile délictuelle et ceux qui ne le seraient pas. On ne
peut imposer de responsabilité civile délictuelle pour
les actes gouvernementaux qui sont accomplis dans le
cadre de fonctions «législatives», «judiciaires»,
«quasi judiciaires», «de planification», «discrétion-
naires» ou «de politique» (voir, par exemple, l'arrêt
Anns y London Borough of Merton, [ 1977] 2 All ER
492 (H.L.); voir également Hogg, Liability of the
Crown, 2e éd., 1989, à la page 121). Par contre, on
peut imposer une responsabilité pour les actes gou-
vernementaux qui sont qualifiés d'«administratifs»,
d' «opérationnels», de «courants», d' «entretien»,
d'«application» ou de ceux qui découlent de «pou-
voirs relatifs aux affaires». Cela a poussé un juge à se
plaindre du fait que [TRADUCTION] «le principe ancien
et discrédité voulant que "le roi ne puisse agir con-
trairement au droit" n'a pas été déraciné; il a simple-
ment été modifié et est maintenant conçu comme
suit: "le roi ne peut commettre que des délits
mineurs"» (le juge Jackson, dissident, dans l'arrêt
Dalehite v. United States, 346 U.S. 15 (Ct. App.
1952), la page 60).
La Cour suprême du Canada a récemment clarifié
et approfondi les principes applicables en la matière.
Se fondant sur l'arrêt Anns y Merton (qui a depuis été
infirmé au Royaume-Uni; voir l'arrêt Murphy v.
Brentwood D C, [ 1990] 2 All ER 908 (H.L.)), la Cour
suprême du Canada a statué, dans les arrêts Kam-
loops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2
et Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S.
1228—par lesquels nous sommes liés—que les déci-
sions «de politique» prises de bonne foi ne peuvent
entraîner de responsabilité pour négligence, mais que
les décisions «opérationnelles» le peuvent. S'expri-
mant au nom des juges majoritaires de la Cour
suprême, le juge Cory a jeté quelques lumières sur la
façon de s'y prendre pour distinguer ces deux types
différents d'activités gouvernementales, à la page
1239 de l'arrêt Just:
L'immunité gouvernementale initiale en matière de responsa-
bilité délictuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des
lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Cou-
ronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une per-
sonne. Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle
doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables
décisions de politique sans encourir pour autant une responsa-
bilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer
l'immunité complète de la Couronne en qualifiant de «poli-
tique» chacune de ses décisions. [C'est moi qui souligne.]
Dans l'arrêt Just, le juge Cory explique plus loin, aux
pages 1240 et 1241:
Les véritables décisions de politique devraient être à l'abri des
poursuites en responsabilité délictuelle, de sorte que les gou-
vernements soient libres de prendre leurs décisions en fonction
de facteurs sociaux, politiques ou économiques. Cependant
l'application de ces décisions peut fort bien engager la respon-
sabilité. [C'est moi qui souligne.]
À la page 1242, le juge Cory poursuit en disant:
Une autorité publique est assujettie à l'obligation de dili
gence à moins d'un motif valable de l'en exempter. Un motif
valable d'exemption est le cas d'une véritable décision de poli-
tique prise par un organisme gouvernemental. Or ce qui consti-
tue une décision de politique peut varier à l'infini et être prise
à divers échelons, bien que ce soit normalement à un haut
niveau. [C'est moi qui souligne.]
Le juge Cory a déclaré plus loin, à la page 1244,
que même si la Couronne est assujettie à une obliga
tion de nature civile, il est quand même nécessaire,
pour apprécier la norme de diligence exigée de l'or-
ganisme gouvernemental en question, de mettre en
équilibre «la nature et l'ampleur du risque ... compte
tenu de toutes les circonstances, ... y compris les
limites budgétaires, le personnel et l'équipement dont
il disposait . »
Ainsi donc, l'immunité délictuelle devrait être
accordée avec parcimonie aux organismes de la Cou-
ronne; seules sont exemptées leurs «véritables déci-
sions de politique», qui sont généralement prises à un
haut niveau et qui comportent des «facteurs sociaux,
politiques et économiques». Si l'acte ne bénéficie pas
d'une immunité totale, les règles de droit relatives à
la négligence continuent à s'appliquer, car il faut
quand même procéder à «l'analyse traditionnelle de
la responsabilité délictuelle ... de la norme de dili
gence requise de l'organisme gouvernemental ... en
fonction de toutes les circonstances, y compris par
exemple les restrictions budgétaires et la possibilité
de trouver le personnel qualifié et l'équipement
nécessaire» (à la page 1245). Le juge Cory conclut
que cette approche est «équitable tant pour l'orga-
nisme gouvernemental que pour le poursuivant» (à la
page 1247) (voir également les arrêts Rothfield c.
Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259; Tock c. St. John's
Metropolitan Area Board, [1989] 2 R.C.S. 1181; Lau-
rentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1
R.C.S. 705; et Barratt c. Corporation of North Van-
couver, [1980] 2 R.C.S. 418).
Une approche semblable est préconisée au
Royaume-Uni par Bailey et Bowman, qui reprochent
aux tribunaux de recourir à l'excès à la question de
l'obligation de diligence—qui est à leur avis une
[TRADUCTION] «formule plus grossière»—au lieu de
[TRADUCTION] «trancher la question en se demandant
s'il y a eu manquement», ce qui constitue une appro-
che plus subtile. Ils estiment que [TRADUCTION] «les
principes ordinaires de la responsabilité délictuelle
sont suffisamment larges pour qu'on puisse tenir
compte des considérations de principe qui pourraient
militer contre l'imposition d'une obligation de dili
gence à l'organisme public ou contre l'imputation à
une autorité d'un manquement à cette obligation»
(«Negligence in the Realms of Public Law—A Posi
tive Obligation to Rescue?», [1984] Public Law 277,
aux pages 301 et 307). Dans un autre article, les
mêmes auteurs font valoir que [TRADUCTION] «la
dichotomie qu'on fait entre les décisions de politique
et les décisions opérationnelles s'est avérée impuis-
sante à permettre de déceler à l'étape préliminaire les
cas dont les tribunaux ne peuvent connaître, et inutile
lors de leur examen au fond. Elle n'apporte qu'un
peu plus de confusion ... ». Ils concluent en disant
que, si l'on doit l'employer [TRADUCTION] «on devrait
en limiter autant que possible la portée» («The Poli-
cy/Operational Dichotomy—A Cuckoo in the Nest»,
[1986] C.L.J. 430, aux pages 455 et 456).
D'autres auteurs ont essayé d'aider à éclaircir le
mystère. Le professeur Stan Makuch a proposé aux
tribunaux deux critères à étudier pour décider s'il y a
lieu d'intervenir: a) si une décision est «polycen-
trique» ou si elle comporte plusieurs aspects, c'est-à-
dire si elle appelle à faire un choix entre [TRADUC-
TION] «l'efficacité et l'économie», elle devrait être
prise [TRADucrloN] «par le gouvernement élu et non
par les tribunaux» (voir les motifs de lord Wilber-
force dans l'arrêt Anns, précité); b) s'il existe des
[TRADUCTION] «normes généralement reconnues»—
fixées notamment par une loi ou la coutume—pou-
vant guider les tribunaux, ces derniers pourraient être
davantage portés à intervenir (voir Canadian Munici
pal and Planning Law, 1983, la page 140).
Dans son ouvrage Liability of the Crown, 2e éd.,
1989, le professeur Hogg emploie, à la page 124, le
mot «planification» de préférence au mot «politique»
pour désigner les actes qui ont besoin de protection,
car ce terme dénote [TRADUCTION] «la généralité ou la
complexité», notions que les tribunaux peuvent avoir
de la difficulté à évaluer. Le mot «opérationnel», sou-
ligne-t-il, est axé sur ce qui est [TRADucTIoN] «spéci-
fique». En d'autres termes, nous sommes concernés
ici par la différence qu'il y a lieu de faire entre les
macrodécisions qui ont une incidence sur le bien-être
de la nation, et les microdécisions qui ont une portée
plus limitée.
Une autre façon d'envisager la question consiste à
dire que l'État doit avoir le droit de gouverner sans
les contraintes du droit de la responsabilité délic-
tuelle, mais que lorsqu'il se contente de fournir des
services aux citoyens, il devrait être assujetti aux
principes ordinaires de la négligence. Pour reprendre
les termes employés par le juge Cory: «la Couronne
... doit pouvoir être libre de gouverner» (voir l'arrêt
Just, précité, à la page 1239). «Le fait pour l'État de
gouverner ne constitue pas un délit» (voir le juge
Jackson, dissident, dans l'arrêt Dalehite v. United
States, précité, à la page 57). Cette immunité est donc
nécessaire, mais elle doit être limitée aux fonctions
de l'État qui sont considérées comme des fonctions
de «gouvernement» et non aux tâches qu'on pourrait
qualifier de «tâches de service».
En l'espèce, c'est à bon droit que le juge de pre-
mière instance a statué que la suite donnée par la
Couronne aux plaintes et aux rapports était une déci-
sion opérationnelle et non une question de politique.
En affirmant que «[s]e fondant sur des motifs de poli-
tique, ils [les employés] ont consciemment décidé de
ne pas agir» [à la page 631], il voulait parler dans un
sens plus général, non technique, car sinon il s'agis-
sait d'une erreur d'inattention qui contredisait ses
autres affirmations et tout le sens de ses motifs. Il a
conclu plus loin que la question «cesse d'être unique-
ment une question de politique, pour devenir une
question opérationnelle» [à la page 634]. Le fonction-
naire qui prenait les décisions d'application n'était
pas un haut fonctionnaire élu comme un ministre ou
même un sous-ministre; ce n'était qu'un directeur
régional. Son travail ne comportait aucune fonction
de politique, de planification ou de gouvernement,
mais seulement des tâches administratives, opération-
nelles ou de service. La décision ne comportait aucun
aspect «polycentrique», et la preuve ne permet pas
non plus de conclure qu'il n'y avait pas suffisamment
de ressources pour permettre une application plus
stricte des règlements. Il existait de nombreuses
lignes directrices spécifiques sur lesquelles le tribunal
pouvait se fonder pour apprécier la conduite du déci-
deur. Il ne s'agissait pas d'une macrodécision d'ordre
budgétaire.
Il s'agissait essentiellement d'inspecteurs de com-
pagnies aériennes, d'avions et de pilotes, qui n'élabo-
raient pas de politiques mais se contentaient de les
mettre en oeuvre, même s' ils devaient certainement
exercer un certain pouvoir discrétionnaire et un cer
tain jugement dans le cadre de leur travail, comme
bien d'autres professionnels. Je suis d'accord avec le
juge Walsh lorsqu'il dit [à la page 634]:
S'ils n'imposent pas expressément un devoir de diligence à
l'égard du public en général, la Loi sur l'aéronautique et ses
règlements d'application le font à tout le moins implicitement,
et telle est leur raison d'être. Les voyageurs utilisant l'avion ne
peuvent compter que sur le ministère des Transports pour les
protéger contre les compagnies aériennes avares ou irrespon-
sables, contre les pilotes ayant reçu une formation inadéquate
ou contre les aéronefs défectueux; c'est à ce ministère qu'ils
doivent se fier pour l'exécution de la loi et des règlements dans
l'intérêt de la sécurité publique. La politique affichée par ce
ministère est, comme il se doit, l'application de ces règle-
ments; cependant, lorsque l'étendue et les modalités de cette
application ne suffisent pas à assurer la protection nécessaire
ou sont inadéquats à cet égard, celle-ci cesse d'être unique-
ment une question de politique, pour devenir une question opé-
rationnelle, qui ne doit pas donner lieu à des mesures inadé-
quates ou empreintes de négligence. Bien que l'existence de
l'obligation contractuelle de prudence envers le public dont fait
état la demanderesse puisse être mise en doute, l'absence d'une
telle obligation ne suffit pas en soi à mettre la défenderesse à
l'abri de toute responsabilité délictuelle.
Les fonctionnaires en question n'ont pas participé
à des décisions comportant «des facteurs sociaux,
politiques ou économiques». D'ailleurs, c'est un
organisme qui tirait entièrement son existence du
ministère des Transports, la Commission canadienne
des Transports, un organisme quasi judiciaire à qui il
incombait de tenir compte de ces facteurs, qui a
accordé la licence initiale à Wapiti et à d'autres com-
pagnies aériennes, tandis que la direction générale en
question était concernée par les licences d'exploita-
tion axées principalement sur la question de la sécu-
rité. Ces fonctionnaires n'étaient pas concernés par la
santé de l'industrie aéronautique, et ils ne s'intéres-
saient pas à desservir les régions éloignées ou à trou-
ver du travail pour les jeunes pilotes et, s'ils ont tenu
compte de ces questions pour prendre leurs décisions,
ils n'auraient probablement pas dû le faire. Il ne leur
appartenait pas non plus de s'inquiéter du fait que les
compagnies aériennes [TRADUCTION] «aient recours à
des instances politiques». Leur mission consistait à
appliquer de leur mieux et avec les ressources dont ils
disposaient les règlements et les ONA en tenant
compte de la sécurité. Il s'agissait de toute évidence
d'une fonction opérationnelle. Par conséquent, ils
étaient tenus envers les demandeurs d'une obligation
civile de diligence les obligeant à faire preuve de dili
gence raisonnable dans les circonstances.
On prétend que l'article 8 de la Loi sur la respon-
sabilité de l'État, L.R.C. (1985), chap. C-50, met la
défenderesse à l'abri de toute responsabilité en l'es-
pèce. En voici le texte:
8. Les articles 3 à 7 n'ont pas pour effet d'engager la respon-
sabilité de l'État pour tout fait—acte ou omission-commis dans
l'exercice d'un pouvoir qui, sans ces articles, s'exercerait au
titre de la prérogative royale ou d'une disposition législative, et
notamment pour les faits commis dans l'exercice d'un pouvoir
dévolu à l'État, en temps de paix ou de guerre, pour la défense
du Canada, l'instruction des Forces canadiennes ou le maintien
de leur efficacité.
On se rappellera que l'article 3 dispose que «[e]n
matière de responsabilité civile délictuelle, l'État est
assimilé à une personne physique, majeure et capa
ble, pour ... a) les délits civils commis par ses
employés ... ». L'article 7 traite des «services de
sauvetage... rendus aux navires ou aéronefs de
l'État» et il ne s'applique pas en l'espèce. A mon
avis, l'article 8 ne s'applique qu'aux actes qui ne sont
pas entachés de négligence. Si les préposés de la
Couronne font preuve de négligence, l'article 3 et les
principes ordinaires de la responsabilité délictuelle
s'appliquent. S'il en était autrement, l'article 8 ren-
drait l'article 3 pratiquement inutile, ce qui ne pou-
vait être la volonté du législateur fédéral lorsqu'il a
adopté ces dispositions législatives abolissant l'an-
cienne immunité et engageant la responsabilité civile
délictuelle de l'État.
Quant au danger d'engager la responsabilité civile
délictuelle des autorités gouvernementales pour leur
négligence dans des cas comme ceux qui nous occu-
pent, voici la réponse de Madame le juge Wilson:
Je ne crois pas, à la différence de certains commentateurs, que
cela puisse causer des catastrophes financières aux municipa-
lités. J'y vois une protection utile pour les citoyens dont la con-
fiance de plus en plus grande dans les fonctionnaires semble
une caractéristique de notre temps.... [Voir l'arrêt Kamloops,
précité, à la page 26.]
Bien que l'État doive certainement être libre de
gouverner, il n'est pas acceptable que tous les
bureaucrates qui doivent faire appel à leur jugement
professionnel se retranchent derrière leurs fonctions
d'élaboration de politiques et tentent de ce fait de se
soustraire à toute responsabilité pour leur négligence.
Cela est spécialement vrai dans le cas des fonction-
naires chargés de maintenir la sécurité. Ils ne peuvent
pas bénéficier d'une immunité, mais doivent être
encouragés, comme tout autre professionnel, à s'ac-
quitter de leurs fonctions avec soin. Ils doivent
apprendre que la négligence, tout comme le crime, ne
paie pas.
2. La question de la négligence
Ayant décidé que Transports Canada était tenu
d'une obligation de nature civile envers les passagers
de Wapiti et qu'il n'était pas à l'abri de la responsabi-
lité délictuelle, il est maintenant nécessaire de décider
si les préposés de la Couronne ont fait preuve de
négligence dans leur surveillance de Wapiti et de ses
pilotes.
L'État n'est pas un assureur; il n'est pas stricte-
ment responsable de tous les accidents aériens, mais
seulement de ceux qui sont causés par la négligence
de ses préposés. La norme de diligence qui est exigée
des inspecteurs en question est celle qui est imposée à
toute autre personne se livrant à une activité, c'est-à-
dire celle de la personne raisonnable se trouvant dans
la même situation. Ce qu'on exige d'eux, c'est qu'ils
s'acquittent de leurs fonctions de façon raisonnable-
ment compétente, qu'ils se comportent comme le
feraient des inspecteurs raisonnablement compétents
dans des circonstances analogues, ni plus ni moins.
Pour apprécier leur conduite, les tribunaux tiennent
compte de la coutume et de l'usage, des dispositions
législatives et des autres lignes directrices appli-
cables. On compare le risque de préjudice et sa gra-
vité avec l'objet et le coût des mesures correctives.
En fin de compte, le tribunal doit, comme dans toute
autre affaire de négligence, déterminer si les
employés de la défenderesse ont respecté la norme de
diligence qui leur est imposée ou s'ils s'en sont
écartés (voir, de façon générale, Fleming, The Law of
Torts, 7e éd., 1987, à la page 96).
Conformément aux directives formulées par la
Cour suprême du Canada dans l'arrêt Just, il est
nécessaire, pour apprécier la conduite de la défende-
resse, de tenir compte notamment des ressources dis-
ponibles. On ne peut évidemment exiger du chirur-
gien qui s'arrête le long de la route pour secourir des
automobilistes blessés qu'il soit aussi efficace qu'il
pourrait l'être dans la salle d'opération d'un grand
hôpital. De la même manière, on ne peut s'attendre à
ce qu'un personnel d'inspection qui ne compte que
quelques personnes fournisse la même qualité de ser
vice que celle que pourrait fournir une équipe plus
importante. Ce qu'on exige dans les deux cas, c'est
une diligence raisonnable dans les circonstances, en
tenant compte des ressources disponibles. Un person
nel d'inspection gouvernemental qui ne dispose pas
de fonds suffisants est dans la même situation que le
chirurgien qui pratique une intervention chirurgicale
sur la victime d'un accident le long de la route. Ni
l'un ni l'autre n'est responsable des circonstances qui
sont indépendantes de sa volonté, mais chacun doit se
servir des ressources dont il dispose comme le
feraient des collègues professionnels raisonnablement
compétents dans les mêmes circonstances.
Le juge de première instance a de toute évidence
compris que la demanderesse devait [à la page 637]
«établir que Transports Canada a été négligent en ne
prenant pas les mesures voulues avant l'accident». Il
a statué que les employés de la défenderesse avaient
fait preuve de négligence en permettant [à la page
635] «à Wapiti de continuer d'effectuer des vols
[IFR] à un seul pilote malgré les infractions qu'elle
avait déjà commises» et que la défenderesse «avait
tout le temps voulu pour remédier à cette situation en
retirant son autorisation». Il a conclu que [à la page
638] «lors de l'accident, la défenderesse était au cou-
rant depuis un bon moment des pressions exercées
sur les pilotes pour les forcer à entreprendre des vols
avec équipement défectueux en contravention des
règlements». Il a également statué que, contrairement
aux exigences requises, l'avion «n'était muni que
d'un seul radiogoniomètre, ou il en avait deux dont
un seul fonctionnait». Il s'est également dit d'avis
que «l'on a eu tout le temps voulu pour prendre des
mesures plus énergiques en mai, et, à nouveau, au
mois d'août, avant l'accident, qui a eu lieu en octo-
bre». J'estime que la preuve présentée au procès jus-
tifie pleinement ces conclusions de négligence.
Le règlement et les Ordonnances sur la navigation
aérienne prescrivent la procédure à suivre, l'objet de
cette procédure et les fonctions de ceux qui les exécu-
tent. On trouve un exposé général du travail de l'ins-
pecteur dans la série 7 des ONA, dont l'inspecteur
Lidstone de Transports Canada a cité un extrait en
preuve:
L'inspecteur de l'aviation civile a le devoir de se familiariser
avec toutes les exigences réglementaires, et de s'assurer au
cours de ses visites que le transporteur les respecte. On ne peut
autoriser aucune dérogation aux normes fondamentales de
sécurité aérienne. [C'est moi qui souligne.]
Le fait qu'il soit essentiel que les normes de sécu-
rité soient rigoureusement respectées met en relief
l'importance évidente de la sécurité des passagers. La
défenderesse est chargée de la certification et de
l'inspection de chaque transporteur, de l'état de navi-
gabilité de l'équipement et de son entretien. Ce
ministère est non seulement chargé de délivrer des
licences, mais également de surveiller les compagnies
aériennes pour s'assurer qu'elles continuent à respec-
ter les conditions requises. Ainsi que le précise le
Manuel de certification des transporteurs aériens, un
des signes avertisseurs qui peut autoriser l'inspecteur
à penser que le transporteur aérien n'exerce pas ses
activités en toute sécurité est le nombre élevé de
changements de pilotes. Un autre signe est l'entretien
inadéquat. Ces deux signaux de danger étaient parfai-
tement évidents pour Transports Canada lorsqu'il
observait Wapiti.
Il existe également des normes de contrainte.
Transports Canada dispose de quatre mesures de con-
trainte différentes: premièrement, un avertissement;
deuxièmement, une suspension; troisièmement, des
poursuites; quatrièmement, l'annulation d'une
licence. On servait un avertissement dans le cas de la
plupart des premières infractions. Ces mesures de
contrainte peuvent être exécutées au moyen de quatre
types différents de mesures: des mesures de renvoi,
des mesures administratives, des mesures judiciaires
et des mesures à la fois administratives et judiciaires.
On recourait dans la plupart des cas aux mesures
administratives, mais le Manuel de l'application des
règlements de Transports Canada déclarait qu'on ne
devait pas les utiliser lorsque [TRADUCTION] «elles
seraient manifestement inefficaces lorsqu'il s'agit de
promouvoir la sécurité aérienne et d'encourager le
respect des règlements». Le directeur régional avait
le pouvoir de suspendre les certificats, les permis, les
licences et les autres documents d'autorisation de vol.
La série 7 des ONA contient des lignes directrices
concernant les sanctions appropriées aux diverses
infractions. En cas de première infraction, l'omission
de tenir des carnets de vol donne lieu à une gamme
de sanctions allant d'un avertissement à une amende
de 1 000 $ ou une suspension de 14 jours. En cas de
deuxième infraction, une suspension de 30 60 jours
ou une amende de 2 500 $ étaient recommandées.
Cette progression des peines faisait partie de la poli-
tique adoptée par le ministère à l'égard des récidivis-
tes. Le Ministère était manifestement chargé de faire
respecter les règlements et de procéder à des inspec
tions.
En l'espèce, la preuve ne permet pas de penser que
le directeur régional Davidson et son personnel
étaient de quelque façon que ce soit limités dans leurs
fonctions par des considérations de finances ou de
ressources. La décision de ne pas agir avec plus de
fermeté envers Wapiti était une décision qui reposait
sur une opinion professionnelle et non une décision
de budget ministériel. Transports Canada avait le
temps et les ressources nécessaires pour examiner les
plaintes formulées au sujet de Wapiti et pour rencon-
trer Dale Wells afin de discuter des problèmes de
Wapiti. Il disposait de suffisamment de fonctionnaires
pour rédiger des rapports détaillés au sujet de la com-
pagnie aérienne, pour recevoir les plaintes de ses
pilotes et pour consigner ses infractions météorolo-
giques soupçonnées.
Parmi les actes de négligence de Transports
Canada, signalons les incidents les plus significatifs
suivants, qui ressortent de la preuve et des conclu
sions du juge de première instance. Transports
Canada était au courant des pressions que Wapiti
exerçait sur ses pilotes pour les inciter à effectuer des
vols indépendamment des conditions atmosphériques
et de l'état d'entretien de l'équipement. Il savait que
les pilotes qui s'élevaient contre les conditions peu
sûres étaient en règle générale congédiés, ce qui a
amené quatorze remplacements de pilotes en six
mois. Il savait que les avions n'étaient pas toujours
en état de service, que les vérifications requises par le
fabricant n'étaient pas effectuées à temps et que par-
fois elles ne l'étaient pas du tout. Il savait que les
déficiences qui étaient constatées dans l'entretien
n'étaient pas toujours consignées sur les carnets de
vol. Transports Canada soupçonnait Wapiti d'avoir
enfreint les normes météorologiques minimales à 43
reprises avant l'accident, malgré le manque d'équipe-
ment requis pour faire face de façon adéquate même
à des conditions atmosphériques satisfaisantes. Sui-
vant les propres lignes directrices de Transports
Canada, l'approbation des vols VFR de nuit était cen-
sée n'être accordée que si l'on était sûr qu'il y avait
des communications et des bulletins météorologiques
adéquats. Il n'existait pas de tels réseaux de commu
nication à High Prairie. Il savait que lorsque Wapiti
engageait un copilote, cette personne ne possédait
peut-être pas les qualités requises pour le poste.
Wapiti n'aimait pas faire appel à des copilotes parce
que le siège du copilote pouvait être occupé par un
passager qui payait son passage. Au moins quatre des
pilotes de Wapiti s'étaient plaints avant l'accident à
Transports Canada des conditions de sécurité. Trans
ports Canada devait, ou aurait dû, selon ses propres
lignes directrices, savoir que Delbert Wells ne possé-
dait pas les qualités requises pour occuper le poste de
directeur des opérations, étant donné que ses connais-
sances en matière de pilotage étaient minimes et qu'il
ne semblait pas comprendre le danger auquel il s'ex-
posait en rognant sur les coûts de toutes les manières
possibles. Transports Canada savait bien que Wells
était prêt à troquer la sécurité contre le profit. Tous
les manquements précités à la sécurité constituent des
infractions à la série 7 des ONA.
La plupart de ces manquements ont été signalés
dans un rapport remis le 4 avril 1984 par l'inspecteur
Lidstone au surintendant des opérations des transpor-
teurs aériens. Ce rapport a donné lieu à une rencontre
entre Dale Wells et Transports Canada. Au cours de
cette rencontre, Wells a assuré Transports Canada que
Wapiti s'améliorerait. Aucune autre mesure officielle
n'a été prise. L'inspecteur Griffiths a, comme nous
l'avons déjà indiqué, rédigé le 17 août 1984 un autre
rapport dans lequel il a précisé que [TRADUCTION]
«l'on ne tient aucunement compte des règlements,
des droits des autres personnes et de la sécurité des
passagers». Il a également prédit qu'il était «pratique-
ment certain» qu'un accident mortel se produirait à
moins que des mesures soient prises pour mettre un
frein aux violations commises par Wapiti. Chose
étonnante—et tragique—la seule suite qui a été don-
née à cet avertissement a été la décision d'entrepren-
dre une enquête plus approfondie et de surveiller
Wapiti de plus près.
Des quatorze incidents qui ont été signalés à comp-
ter du 2 juillet 1982 et pour lesquels Transports
Canada a envisagé de prendre des mesures contre la
compagnie aérienne, sept se sont soldés par des
lettres d'avertissement ou d'accusations et sept n'ont
donné lieu à aucune mesure. Le Ministère n'a fait
aucune allusion aux mesures disciplinaires progres
sives qu'il était censé appliquer pour s'assurer que les
normes de sécurité soient respectées.
Malgré le fait qu'il a reçu des signaux d'alarme
pendant plus d'un an, Transports Canada a permis à
Wapiti de continuer ses vols IFR à un seul pilote et
ses vols VFR de nuit manifestement dangereux. Ces
activités étaient effectuées malgré le fait que le per
sonnel, l'équipement, l'entretien, la supervision et la
formation étaient insuffisants. Transports Canada
était au courant de l'ampleur des problèmes qui exis-
taient chez Wapiti à la suite de ses propres enquêtes
et des plaintes formulées par des pilotes. Ainsi que le
juge Walsh l'a statué, Transports Canada disposait
d'amplement de temps pour en venir à la conclusion
qu'il fallait retirer à Wapiti la permission de poursui-
vre ces pratiques. Wapiti n'a répondu aux avertisse-
ments répétés qu'en formulant des promesses non
tenues de respecter les dispositions de ses certificats
d'exploitation. En acceptant ces assurances répétées,
Transports Canada allait complètement à l'encontre
de son rôle de protection de la sécurité des passagers.
La rapport Dubin a tiré les conclusions suivantes:
La pratique de restituer un certificat d'exploitation uniquement
sur engagement du contrevenant de se conformer dorénavant
aux normes de sécurité est une méthode inefficace d'assurer
cette conformité.
À mon avis, le fait d'accepter un engagement de se
conformer est tout aussi inacceptable avant l'annula-
tion d'un certificat d'exploitation qu'après celle-ci.
Par ailleurs, le juge de première instance a entendu
et accepté le témoignage d'un expert, le Dr Michael
Enzle, qui a affirmé qu'en cas de conflit entre les
ordres de Wapiti et les règlements de Transports
Canada, les pilotes se conformaient aux ordres de
Wapiti et ne tenaient pas compte des règlements de
Transports Canada, même si en ce faisant ils met-
taient en danger leur vie et celle de leurs passagers.
Si Transports Canada avait mené une enquête plus
approfondie, il aurait découvert que Dale Wells, le
fils de Delbert, donnait pratiquement des leçons parti-
culières aux nouveaux pilotes pour leur montrer com
ment suivre des itinéraires illégaux permettant d'éco-
nomiser du carburant pour se rendre à High Prairie.
Wells montrait aux nouveaux pilotes comment on
pouvait effectuer des vols sans copilote ou pilote
automatique dispendieux en émergeant des nuages et
en atterrissant à vue, même la nuit. Vogel se livrait
simplement à ce jeu de hasard lorsqu'il s'est écrasé
sur le flanc de la montagne, tuant six passagers.
Malheureusement, même si Transports Canada a
menacé Wapiti de mesures de contrainte plus sévères,
ces menaces se sont avérées vaines jusqu'à ce que,
après l'accident, l'autorisation de Wapiti d'effectuer
des vols 1FR soit retirée, que les activités de vols
VFR de nuit soient strictement contrôlées, que la
direction change et que d'autres mesures soient pri
ses.
La situation est résumée dans le rapport que l'ins-
pecteur Walter Gadzos a préparé pour le ministère
des Transports après l'accident. Le juge de première
instance a cité l'extrait suivant [(1990), 32 F.T.R. 129
aux pages 141 et 1421*:
Transports Canada connaissait l'existence de certaines défi-
ciences importantes dans les opérations de vol et dans les pra-
tiques en matière d'entretien du transporteur; depuis au moins
un an et demi avant l'accident, ce ministère savait que Wapiti
Aviation Ltd. contrevenait de façon répétée aux normes sur la
sécurité. Bien que Transports Canada ait eu des motifs raison-
nables de croire que les opérations de Wapiti étaient dangereu-
ses et que des mesures d'exécution vigoureuses s'imposaient, il
n'a posé d'action effective dans ce sens qu'après l'acci-
dent...
L'omission de Transports Canada de prendre des
mesures concrètes pour corriger la situation explosive
qu'il savait exister chez Wapiti équivalait à un man-
quement à l'obligation de diligence à laquelle il était
tenu envers les passagers. Les fonctionnaires de
Transports Canada ont accompli de façon négligente
le travail pour lequel ils avaient été embauchés; ils
n'ont pas respecté la norme raisonnable d'inspection
de sécurité et d'application des règlements que la loi
exige des professionnels qui se trouvent dans une
situation semblable. Il n'était pas raisonnable d'ac-
cepter des promesses vides d'amélioration alors qu'il
n'y avait pas d'amélioration. Il est incompréhensible
qu'un inspecteur professionnel d'une compétence rai-
sonnable choisisse de ne pas intervenir dans une
situation qui, selon les prédictions de l'un de ses
propres cadres supérieurs, produirait de façon prati-
quement certaine un accident mortel. Voici en quels
termes le juge de première instance a résumé l'atti-
tude de Transports Canada envers Wapiti [aux pages
143 et 147 F.T.R.]:
Généralement, lorsque des infractions aux règlements ont
été portées à l'attention de Wapiti, ou que des menaces de sus
pension ont été faites, Dale Wells a réussi à convaincre le
ministère que la compagnie prenait bonne note des plaintes et
ferait mieux à l'avenir. De façon évidente, on l'a cru.
Dans la présente affaire, il est vrai que des mesures contre
Wapiti ont été considérées et que certaines dispositions dans ce
sens ont été prises au cours de l'année ayant précédé l'acci-
dent; cependant, les employés de la défenderesse n'ont pas
posé de geste décisif, mais se sont satisfaits des promesses de
Wapiti qu'elle ferait mieux à l'avenir.
* Note de l'arrêtiste: l'extrait, et celui qui suit, sont omis de
la version abrégée dans le Recueil des arrêts de la Cour fédé-
rale. Ils apparaissent, en version anglaise seulement, dans le
recueil cité.
Voilà comment l'inspecteur régional Davidson a
réagi à la situation qui existait chez Wapiti. Cette
manière d'agir est inconciliable avec celle d'une per-
sonne professionnelle faisant preuve de diligence et
de soin raisonnables et ayant l'obligation de protéger
la sécurité des passagers.
3. La question du lien de causalité
En plus d'établir l'existence d'une obligation et
celle d'un manquement à cette obligation, les deman-
deurs doivent, pour obtenir gain de cause, démontrer
que le préjudice qu'ils ont subi est imputable à la
défenderesse. Normalement, le critère dont on se sert
pour trancher la question du lien de causalité est celui
du «facteur déterminant» (le «but for test»). Si l'acci-
dent ne se serait pas produit sans la négligence du
défendeur, il y a lien de causalité. Si l'accident se
serait produit de toute façon, il n'y a pas de lien de
causalité. Lorsque plusieurs facteurs contribuent à
l'accident, le critère est modifié: si la négligence
d'une personne a contribué de façon importante à
l'accident, elle constitue également une cause de l'ac-
cident. Il est donc possible d'être la cause d'un acci
dent en agissant avec d'autres personnes ou en ne le
prévenant pas.
En l'espèce, il est évident que Vogel a contribué à
l'accident. Il est également évident que Wapiti y a
contribué en préférant le profit à la sécurité et en
n'exploitant pas sa compagnie aérienne d'une
manière prudente. Pour obtenir gain de cause, les
demandeurs doivent toutefois démontrer que la négli-
gence commise par Transports Canada en ne prenant
pas des mesures plus énergiques a contribué à l'acci-
dent en question, que n'eut été du fait qu'il n'a pas
respecté les normes prescrites, cette catastrophe ne se
serait pas produite.
Historiquement, les tribunaux exigeaient une
preuve spécifique de lien de causalité. Souvent, il fal-
lait faire une preuve scientifique pour établir un lien
entre l'acte du défendeur et le préjudice subi par le
demandeur. C'était une tâche difficile. Il arrivait que
des demandes apparemment bien fondées se heurtent
contre l'écueil du lien de causalité. Les tribunaux ont
modifié certaines des règles relatives au lien de cau-
salité, en déplaçant le fardeau de la preuve du lien de
causalité sur le défendeur dans certaines circons-
tances limitées (voir Fleming, «Probabilistic Causa-
tion in Tort Law» (1989), 68 Rev. du Bar. can. 661).
À l'occasion, les tribunaux ont utilisé des critères
moins rigoureux en matière de lien de causalité.
Ainsi, dans l'arrêt Kamloops, précité, Madame le
juge Wilson a conclu, dans une situation factuelle très
semblable à la présente, que le lien de causalité avait
été établi à l'encontre d'une municipalité qui n'avait
pas appliqué ses règlements. Elle a expliqué [à la
page 15]:
La responsabilité de la ville énoncée dans le règlement consis-
tait à examiner soigneusement les travaux du constructeur et à
protéger la demanderesse contre les conséquences de toute
négligence dans leur exécution. Dans ces circonstances, on ne
peut à mon avis prétendre que le manquement de la ville à son
obligation ne constitue pas une cause.
Le juge Sopinka a fait un grand bond en avant pour
clarifier et moderniser la doctrine du lien de causalité
dans l'arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, aux
pages 328 330, qui portait sur une faute profession-
nelle. Voici en quels termes il s'est exprimé:
Je suis d'avis que le mécontentement à l'égard de la façon
traditionnelle d'aborder la causalité dépend dans une large
mesure de son application trop rigide par les tribunaux dans un
grand nombre d'affaires. La causalité n'a pas à être déterminée
avec une précision scientifique. C'est, comme l'a dit lord Sal
mon dans l'arrêt Alphacell Ltd. v. Woodward, [1972] 2 All E.R.
475, à la p. 490:
[TRADUCTION] ... essentiellement une question de fait pra-
tique à laquelle on peut mieux répondre par le bon sens ordi-
naire plutôt que par une théorie métaphysique abstraite.
Dans un grand nombre d'affaires en matière de faute profes-
sionnelle, le défendeur possède une connaissance particulière
des faits. Dans ces circonstances, il suffit de très peu d'élé-
ments de preuve affirmative de la part du demandeur pour jus-
tifier une déduction de causalité en l'absence de preuve con-
traire.
Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais
en l'absence de preuve contraire présentée par le défendeur,
une inférence de causalité peut être faite même si une preuve
positive ou scientifique de la causalité n'a pas été produite.
Cette affirmation faisait écho à l'opinion formulée
par la Chambre des lords dans l'arrêt Wilsher v. Essex
Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557, la
page 569, suivant laquelle il y avait lieu, en matière
de lien de causalité, d'aborder les faits [TRADUCTION]
«d'une façon décisive et pragmatique». Elle s'ac-
corde également avec l'arrêt Letnik c. Toronto (Muni-
cipalité de la Communauté urbaine), [1988] 2 C.F.
399, de notre Cour, dans lequel le juge MacGuigan,
J.C.A., préconise, à la page 417, une «approche plus
pragmatique, guidée par le bon sens» pour établir le
lien de causalité.
Il est donc évident que c'est à bon droit que le juge
de première instance a conclu, de façon quelque peu
indirecte, que la négligence de Transports Canada
avait contribué à l'accident. Les éléments de preuve
relatifs au lien de causalité étaient suffisants pour lui
permettre—et pour permettre à notre Cour—de con-
clure, à l'instar de la Cour suprême du Canada dans
l'arrêt Snell, que suivant l'approche «du bon sens
ordinaire» qui est maintenant favorisée, la négligence
de Transports Canada avait contribué à l'accident. Il
est certain qu'aucune preuve contraire n'a été présen-
tée.
Bien que Transports Canada ne puisse pas empê-
cher un pilote de piloter un avion de façon négligente
ou de mettre la vie des passagers en danger, il peut
réduire le risque que cela se produise. Il peut empê-
cher une compagnie aérienne d'utiliser de l'équipe-
ment de mauvaise qualité. Il peut, au moyen d'ins-
pections et de mesures de contrainte, réduire le
nombre de situations où cette négligence peut se pro-
duire. Transports Canada ne peut pas empêcher les
compagnies aériennes d'essayer d'exploiter leur
entreprise de façon aussi économique et rentable que
possible, mais il peut essayer de les forcer à respecter
les règles de sécurité. Le désir d'encourager la sécu-
rité des passagers a abouti à des textes législatifs et
réglementaires aux termes desquels l'État s'est vu
confié l'obligation de s'assurer que certaines normes
de sécurité soient établies et respectées. La Loi sur
l'aéronautique suppose manifestement l'existence
d'un lien entre l'exécution de ces fonctions et le
maintien de la sécurité dans le transport aérien.
Si Transports Canada avait pris les rigoureuses
mesures de contrainte que justifiait sa connaissance
du danger, il est possible que Vogel aurait été accom-
pagné d'un copilote le soir de l'accident ou qu'il
aurait pu compter sur un pilote automatique. Il aurait
peut-être eu deux radiogoniomètres. Wapiti n'aurait
peut-être pas encouragé Vogel à enfreindre les règles
atmosphériques minimales. On aurait peut-être
indiqué à Vogel une façon de s'approcher de High
Prairie qui était compatible avec la sécurité des pas-
sagers. Lorsqu'il a essayé de communiquer avec
High Prairie, de meilleurs réseaux de communication
avec le sol auraient pu exister. Un meilleur personnel
de direction aurait peut-être été en poste. Ou, si rien
de tout ce qui précède n'était possible, Wapiti n'au-
rait peut-être pas pu assurer du tout la liaison Edmon-
ton -High Prairie à cause de son défaut entêté et répété
de se conformer aux normes de sécurité. Mais, ce qui
est peut-être encore plus important, comme le juge de
première instance l'a constaté, le fait de ne pas procé-
der à des inspections et de ne pas faire respecter les
règlements a contribué à l'instauration d'un climat de
relâchement de la sécurité chez Wapiti. Il existait un
climat peu sûr chez Wapiti parce que Transports
Canada ne donnait pas suite aux plaintes qu'il rece-
vait des pilotes et aux autres signaux d'alarme qui lui
étaient lancés en raison de l'entretien peu soigné de
Wapiti et de l'habitude de permettre des vols IFR à
pilote unique. La défenderesse a laissé Wapiti prendre
l'habitude d'effectuer des vols négligents et elle a
fermé les yeux sur cette pratique. Bien que ce soit les
membres de la famille Wells qui aient adopté les pra-
tiques peu sûres de la compagnie aérienne, c'est
Transports Canada qui leur a initialement donné l'ap-
probation gouvernementale d'exercer leurs activités
et qui a par la suite négligé de prendre les mesures
que la loi et le règlement qui la régissaient expressé-
ment l'obligeaient à prendre lorsque ces problèmes
ont été portés à son attention. Les pilotes de Wapiti
qui étaient préoccupés par la sécurité n'avaient per-
sonne à qui s'adresser: s'ils en parlaient à Wells, ils
étaient congédiés, et s'ils s'adressaient à Transports
Canada, on ne donnait pas suite à leurs plaintes. Il
n'est pas étonnant qu'ils sont devenus négligents et
qu'ils ont pris les raccourcis dangereux qu'on les
exhortait à prendre.
Le juge de première instance a formulé les com-
mentaires suivants au sujet de la situation qui existait
chez Wapiti avant l'accident [aux pages 638 et 639]:
En raison des plaintes formulées par différents pilotes, lors de
l'accident, la défenderesse était au courant depuis un bon
moment des pressions exercées sur les pilotes pour les forcer à
entreprendre des vols avec un équipement défectueux en con
travention des règlements. Cette pression, et la manière dont
elle affectait Vogel, peuvent être considérées comme ayant
contribué à l'accident et comme ayant un lien causal avec
celui-ci.
En conséquence, sur le fondement des faits en l'espèce, et
sur celui des interprétations plus récentes de la loi, je conclus
que la défenderesse doit être tenue partiellement responsable
de l'accident.
La demanderesse a présenté des éléments de preuve
pour démontrer comment les pilotes réagissaient lors-
qu'ils étaient soumis à des pressions chez Wapiti.
Les incidents de négligence de la défenderesse sont
si nombreux qu'ils fournissent une preuve plus que
suffisante pour justifier la conclusion que cette négli-
gence a contribué en grande partie au climat peu sûr
qui régnait chez Wapiti avant l'accident. Cette con
clusion s'accorde avec l'approche «du bon sens ordi-
naire» recommandée par le juge Sopinka et avec l'ap-
proche «pragmatique» suggérée par le juge
MacGuigan, J.C.A. On ne peut contester que ce cli-
mat ait été un facteur déterminant de l'accident fatal.
Sans ce climat, l'accident ne se serait pas produit. Il y
a suffisamment d'éléments de preuve en l'espèce
pour satisfaire au critère qui exige l'existence d'un
lien entre la conduite négligente de la défenderesse et
l'accident fatal. Le juge de première instance a donc
eu raison de conclure que Transports Canada avait
contribué à l'accident qui a coûté la vie à Peever et
Swanson.
4. La question du partage de la responsabilité
Le juge de première instance a partagé la responsa-
bilité de l'accident également en faisant respective-
ment supporter un tiers de la responsabilité par la
Couronne, Vogel et Wapiti. Ce partage est contesté
par les avocats de l'appelante, qui prétendent que
Vogel et Wapiti sont les principaux coupables et que
Transports Canada n'a joué qu'un rôle mineur. Même
si des membres de notre Cour pourraient, à titre de
juges du fond, partager la responsabilité quelque peu
différemment, il ne nous appartient pas de substituer
notre décision à celle qui a déjà été rendue. Sauf en
cas d'erreur de droit manifeste ou d'interprétation
gravement erronée des faits, le tribunal d'appel ne
doit pas modifier le partage de la responsabilité. Le
texte législatif applicable est le paragraphe 18(2) de
la Worker's Compensation Act, S.A. 1981, chap.
W-16, dont voici un extrait:
[TRADUCTION] 18... .
(2) ... lorsqu'il est d'avis que le salarié ou le travailleur a, par
sa propre faute ou négligence, contribué au danger ou au dom-
mage subi par le demandeur, le tribunal ne tient le défendeur
responsable que de la proportion du danger ou du préjudice
occasionné par la faute ou par la négligence personnelle du
défendeur.
Le juge de première instance a retenu la suggestion
de l'avocat des demandeurs voulant que le tiers des
dommages-intérêts soit supporté par Transports
Canada. Le juge de première instance a qualifié à tort
cette suggestion de [à la page 639] «concession» de
l'avocat des demandeurs. L'avocat des demandeurs a
proposé par la suite qu'une proportion plus élevée
des dommages soit supportée par la défenderesse, sur
le fondement de l'arrêt Rothfield, précité, dans lequel
le tribunal avait imputé 70 % de la responsabilité à la
municipalité pour inspection négligente. Il a toutefois
estimé qu'il s'agirait d'une mesure «punitive» et a
conclu que, «à la lumière des faits de la présente
espèce», l'imputation d'un tiers de la responsabilité
était «justifiée», parce que «l'attitude générale d'ater-
moiement qui était évidente au ministère, de même
que l'utilisation de la persuasion plutôt que de
mesures draconiennes d'exécution des règlements,
persistent. Manifestement, ... l'on a tendance à trop
se fier aux promesses des compagnies
aériennes ... ».
Je ne vois aucune raison qui justifierait notre Cour
de modifier ce partage de responsabilité ou de modi
fier l'adjudication des dépens effectuée par le juge de
première instance.
En conséquence, le présent appel est rejeté avec
dépens, mais, parce que les appels Swanson et Peever
ont été entendus ensemble, il n'y aura qu'une série
d'honoraires d'avocats, qui seront divisés également
entre les deux appels.
LE JUGE HEALD, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: Je souscris à ces
motifs.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.