T-209-92
Commission canadienne des droits de la personne
(requérante)
c.
Canadian Liberty Net et Derek J. Peterson
(intimés)
RÉPERTORIÉ' CANADA (COMMISSION DES DROITS DE LA
PERSONNE) C. CANADIAN LIBERTY NET (Ire INST.)
Section de première instance, juge Muldoon—Van-
couver, les 5 et 6 février; Toronto, le 3 mars 1992.
Droits de la personne — Le système de messagerie électro-
nique parlé des intimés diffuse des messages portant sur la
supériorité de la race blanche, mettant en doute le nombre des
victimes de l'Holocauste et recommandant de faire venir de
«jeunes allemands turbulents capables de mettre les choses au
clair» au lieu d'un plus grand nombre d'immigrants du Tiers-
monde — La Commission canadienne des droits de la per-
sonne a demandé la constitution d'un Tribunal des droits de la
personne chargé d'examiner les plaintes — La CCDP sollicite
la délivrance d'une injonction interdisant aux intimés de com-
muniquer par voie téléphonique des messages haineux jusqu'à
ce que le Tribunal rende une ordonnance définitive — Affaire
inédite au Canada — La Cour est-elle compétente pour accor-
der l'injonction et dans l'affirmative, celle-ci devrait-elle être
délivrée?
Compétence de la Cour fédérale — Section de première ins
tance — La CCDP sollicite la délivrance d'une injonction
interdisant la communication de messages haineux par système
de messagerie électronique jusqu'à ce que soit rendue l'ordon-
nance définitive du Tribunal des droits de la personne — Ren-
voi aux critères de compétence établis dans l'arrêt ITO de la
C.S.C. — Les art. 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale sont
attributifs de compétence — La Loi canadienne sur les droits
de la personne est l'ensemble de règles de droit fédérales sur
lequel est fondé le recours — Le Parlement a désigné la Cour
fédérale aux fins de l'exécution des ordonnances du Tribunal
— Aucune disposition n'interdit à la CCDP de présenter une
requête introductive d'instance en vertu de sa loi constitutive
— Le Tribunal n'a le pouvoir d'ordonner la cessation d'actes
discriminatoires qu'à l'issue de son enquête — La Cour est
habilitée à rendre une injonction interlocutoire.
Injonctions — La CCDP sollicite la délivrance d'une injonc-
tion pour interdire la communication de messages haineux jus-
qu'à ce que le Tribunal des droits de la personne rende une
ordonnance définitive — Le Tribunal n'est habilité à ordonner
la cessation d'actes discriminatoires qu'à l'issue de son
enquête — En application de la Loi, le tribunal visé par l'art.
44 peut accorder une injonction dans tous les cas où il lui
parait juste et opportun de le faire — Revue de la jurispru
dence sur les recours autonomes en injonction — La Règle 469
ne constitue pas un obstacle lorsqu'il existe une compétence
légitime sur laquelle s'appuyer — La common law ou la loi
(ou les deux) accorde à la cour supérieure le pouvoir d'empê-
cher que la loi soit bafouée à l'étape interlocutoire — Renvoi à
la doctrine sur les injonctions quant au recours à ce redresse-
ment en cas de violation continue de la loi dont l'exécution est
assurée par des amendes impuissantes à dissuader les contre-
venants — La CCDP est habilitée à solliciter la délivrance
d'une injonction en qualité de gardien de la législation fédé-
rale en matière de droits de la personne et non à titre de quasi-
demandeur sous la surveillance générale du procureur général
— La situation du procureur général n'est pas la même dans
un État fédéral et dans un État unitaire — La requérante a non
seulement démontré l'existence d'une question sérieuse à tran-
cher par les tribunaux mais elle a établi une présomption —
La liberté de parole des intimés, garantie par la Charte, est
limitée lorsqu'elle se heurte aux droits garantis par la Charte
d'autrui.
La requérante demande la délivrance d'une injonction interlo-
cutoire enjoignant aux intimés de s'abstenir, jusqu'à ce qu'une
ordonnance définitive soit rendue dans le cadre des procédures
pendantes devant un Tribunal des droits de la personne, de
communiquer, par voie téléphonique, des messages suscep-
tibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes apparte-
nant à un groupe identifiable du fait de l'origine ethnique ou
de la religion, en violation du paragraphe 13(1) de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne (la Loi).
Les intimés exploitent un système de messagerie électro-
nique parlé dont l'objectif, selon la publicité, est de «promou-
voir la conscience culturelle et raciale chez la population blan-
che». L'interlocuteur entend d'abord un message enregistré
conseillant aux personnes qui seraient choquées par le contenu
des messages de racrocher, puis, un menu de messages est
offert. L'un d'eux, «taxe kascher», affirme que les exigences
des juifs orthodoxes font augmenter le prix de certains produits
alimentaires, un autre soutient que Hollywood est dominé par
les juifs, un troisième, enfin, prétend que le nombre des vic-
times de l'Holocauste a été beaucoup exagéré. Un autre enre-
gistrement, qui commente la violence survenue dans une école
secondaire d'Edmonton et attribuée à la bande «Brown
Nation», conclut: «Peut-être avons-nous besoin en ce moment
au Canada, non pas d'un plus grand nombre d'immigrants du
Tiers-monde, mais d'une couple de milliers de jeunes Alle-
mands turbulents capables de mettre les choses au clair.»
Des plaintes ont été portées auprès de la Commission et, après
enquête, celle-ci a demandé au président du Comité du Tribu
nal des droits de la personne de constituer, en application de
l'alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne, un Tribunal des droits de la personne pour examiner les
plaintes.
Jugement: la demande devrait être accueillie.
Tous les critères permettant de conclure à la compétence de la
Cour fédérale et énoncés dans l'arrêt ITO—International Ter
minal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre sont
respectés. En application des articles 25 et 44 de la Loi sur la
Cour fédérale, il y a attribution de compétence par une loi. La
Loi canadienne sur les droits de la personne constitue un
ensemble de règles de droit essentiel à la solution du litige. La
condition précisée à l'article 25 de la Loi sur la Cour fédérale
et voulant qu'aucun autre tribunal n'ait été habilité à accorder
la réparation demandée est remplie car l'article 57 de la Loi
canadienne sur les droits de la personne confère à la seule
Cour fédérale le pouvoir d'assurer l'exécution des ordonnances
du Tribunal des droits de la personne ou du Tribunal d'appel.
Ceux-ci ne peuvent pas non plus accorder le redressement
demandé puisque la Loi ne les habilite à ordonner la cessation
d'actes discriminatoires qu'à l'issue d'une enquête.
En application de l'article 44 de la Loi sur la Cour fédérale,
la Cour peut accorder une injonction dans tous les cas où il lui
paraît juste ou opportun de le faire et non pas seulement lors-
qu'une action a été intentée devant elle. En l'espèce, il ne peut
y avoir aucune action à laquelle la demande serait accessoire
puisque ce n'est pas à la Cour, mais au Tribunal, qu'est confé-
rée la compétence de trancher les plaintes au fond. La Cour
peut, notamment, accorder une injonction à la demande de
l'officier public compétent contre une menace de violation de
la loi dans des circonstances où il n'existerait aucun autre
recours pour régler l'affaire avant qu'il ne soit causé au public
un sérieux préjudice. Bien que cet officier soit habituellement
le procureur général, la Commission n'a pas besoin d'être
appuyée par le principal conseiller juridique, car elle est, en
toute indépendance, le gardien de la législation fédérale rela
tive aux droits de la personne: la Commission est tenue aux
termes de la loi qui l'a créée de tenter d'empêcher la perpétra-
tion des actes disciminatoires.
Les droits garantis par la Charte, comme la liberté d'expression
des intimés, font l'objet d'une restriction inhérente lorsque les
champs respectifs de chaque liberté se heurtent. Ces droits sont
garantis par l'État, sous réserve seulement des limites raison-
nables prescrites par la loi conformément à l'article premier.
La Loi satisfait à l'exigence que la limitation soit prescrite par
la loi et dans l'affaire Canada (Commission des droits de la
personne) c. Taylor, il a été décidé que son paragraphe 13(1)
constituait une limite raisonnable de la liberté d'expression. La
balance des inconvénients favorise la protection des personnes
contre le dénigrement en raison de leur ascendance plutôt que
la perte temporaire de la liberté d'expression.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 1, 26), 7, 12,
15, 24, 26, 27, 28, 29, 32.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.
(1985), ch. H-6, art. 3(1), 13, 27, 40(4) (mod. par
L.R.C. (1985) (ler suppl.), ch. 31, art. 62), 44(3)a)
(mod. idem, art. 64), 53(2), 54(1), 56(2), 57, 58, 67.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.)
(mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11
(R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, n°
I) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 5], art. 92(14), 101.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2,
25, 44.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 6
(édictée par DORS/90-846, art. 2), 337(2)b), 469.
Supreme Court of Judicature (Consolidation) Act, 1925
(R.-U.) 1925, 15 & 16 Geo. 5, ch. 49, art. 45(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida
Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28
D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Siskina (Owners of cargo lately laden on board) v. Distos
Campania Naviera S.A., [1979] A.C. 210 (H.L.); Chief
Constable of Kent v. V, [1983] Q.B. 34 (C.A.); Amchem
Products Inc. v. British Columbia (Workers' Compensa
tion Board) (1989), 65 D.L.R. (4th) 567; [1990] 2
W.W.R. 601; 42 B.C.L.R. (2d) 77; 38 C.P.C. (2d) 232
(C.S.); conf. (1990), 75 D.L.R. (4th) 1; [1991] 1 W.W.R.
243; 50 B.C.L.R. (2d) 218; 44 C.P.C. (2d) 1 (C.A.); R. c.
L'Association nationale des employés et techniciens en
radiodiffusion, [1980] 1 C.F. 716 (lce inst.); inf. [1980] 1
C.F. 820; (1979), 107 D.L.R. (3d) 186; 79 CLLC 14,231;
31 N.R. 19 (C.A.); Attorney-General v Chaudry, [1971] 3
All ER 938 (C.A.); B.C. (A.G.) v. Wale, [1987] 2 W.W.R.
331; (1986), 9 B.C.L.R. (2d) 333; [1987] 2 C.N.L.R. 36
(C.A.); Thorson c. Procureur général du Canada et
autres, [1975] 1 R.C.S. 138; (1974), 43 D.L.R. (3d) 1; 1
N.R. 225; NWL Ltd v Woods, [1979] 3 All ER 614 (H.L.);
Canada (Commission de.c droits de la personne) c. Taylor,
[1990] 3 R.C.S. 892; (1990), 75 D.L.R. (4th) 577; 13
C.H.R.R. D/435; 3 C.R.R. (2d) 116.
DÉCISIONS CITÉES:
McNamara Construction (Western) Ltée et autre c. La
Reine, [1977] 2 R.C.S. 654; (1977), 75 D.L.R. (3d) 273;
13 N.R. 181; Quebec North Shore Paper Co. et autre c.
Canadien Pacifique Ltée et autre, [1977] 2 R.C.S. 1054;
(1976), 9 N.R. 471; R. c. Thomas Fuller Construction Co.
(1958) Ltd. et autre, [1980] I R.C.S. 695; (1979), 106
D.L.R. (3d) 193; 12 C.P.C. 248; 30 N.R. 249; Stafford
Borough Council v Elkenford Ltd, [1977] 2 All ER 519
(C.A.); Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2
R.C.S. 265; (1975), 12 N.S.R. (2d) 85; 55 D.L.R. (3d)
632; 32 C.R.N.S. 376; 5 N.R. 43; Ministre de la Justice
du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575;
(1981), 130 D.L.R. (3d) 588; [1982] 1 W.W.R. 97; 12
Sask. R. 420; 64 C.C.C. (2d) 97; 24 C.P.C. 62; 24 C.R.
(3d) 352; 39 N.R. 331; American Cyanamid Co. v. Ethi-
con Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.); Irwin Toy Ltd. c. Qué-
bec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58
D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167.
DOCTRINE
Halsbury's Laws of England, vol. 24, 4th ed., London:
Butterworths, 1979.
Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance,
Toronto: Canada Law Book Ltd., 1983.
Spry, I.C.F. The Principles of Equitable Remedies: Speci
fic Performance, Injunctions, Rectification and Equi
table Damages, 4th ed., Toronto: Carswell Co., 1990.
DEMANDE d'injonction interlocutoire relative à
des procédures devant un tribunal des droits de la
personne. Demande accueillie.
AVOCATS:
Joseph J. Arvay, c.r., Victoria, pour la requé-
rante.
Douglas H. Christie, Victoria, pour les intimés.
PROCUREURS:
Arvay, Finlay, Victoria, pour la requérante.
Douglas H. Christie, Victoria, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de
l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: Selon les avocats des deux par
ties, l'affaire dont il s'agit est inédite au Canada.
C'est pratiquement le cas.
La requérante (ci-après dénommée parfois la Com
mission ou la CCDP) demande que soit prononcée
une ordonnance enjoignant aux intimés (ci-après par-
fois dénommés le Net et Peterson), ou à leurs prépo-
sés, mandataires ainsi qu'à toute personne ayant con-
naissance de l'ordonnance, de s'abstenir
[TRADUCTION] ... jusqu'à ce qu'une ordonnance définitive soit
rendue dans le cadre des procédures pendantes devant le Tribu
nal canadien des droits de la personne [le Tribunal], de com-
muniquer ou de faire communiquer, par voie téléphonique, des
messages susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des
personnes appartenant à un groupe identifiable du fait de la
race, de l'origine nationale ou ethnique, de la couleur ou de la
religion, et en particulier le message joint comme pièce «B»
(annexe I) à l'affidavit de Lucie Veillette, en date du 23 janvier
1992.
Les articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale
W.R.C. (1985), ch. F-7], ainsi que les articles 13, 27
et 57 de la Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne, L.R.C. (1985), ch. H-6, sont invoqués dans la
requête introductive d'instance. L'affidavit de L.
Veillette, précité, ainsi que celui de Réal Fortin en
date du 23 janvier 1992 et de Gordon Thompson en
date du 24 janvier 1992 ont été déposés à l'appui de
cette requête.
Il s'agit d'une requête indépendante en injonction
interlocutoire, la requérante n'ayant produit aucune
déclaration en cette Cour. Toutefois, les messages
téléphoniques en cause ont fait l'objet de cinq
plaintes déposées par trois plaignants auprès de la
CCDP. Dans quatre de ces plaintes, on allègue que
les messages téléphoniques dénigrent les juifs et les
non-blancs; la cinquième porte également sur la déni-
gration des non-blancs. L'avocat de la requérante
assimile ces messages à de la «propagande hai-
neuse», télescopant ainsi la prose législative des para-
graphes 3(1) et 13(1) de la Loi canadienne sur les
droits de la personne (ci-après, à l'occasion, la Loi).
LES FAITS:
Selon les plaignants, il est possible, en signalant un
numéro de téléphone annoncé en Colombie-Britan-
nique, d'entendre «à la carte» des messages qui, font-
ils valoir, sont susceptibles d'exposer des personnes à
la haine ou au mépris pour des motifs de distinction
illicite. Le numéro de téléphone est annoncé dans un
petit journal, lequel se réclame d'une audience de
«12 000 lecteurs et plus», ainsi qu'il appert de la
pièce «A» de l'affidavit de Réal Fortin.
Voici les passages pertinents de l'article intitulé
«Canadian Liberty Net» paru dans le journal en ques
tion:
[TRADUCTION] Le premier système de messagerie électronique
parlé a fait son apparition au Canada. Il vise à promouvoir la
conscience culturelle et raciale chez la population blanche. Le
service est entièrement gratuit, mais dépend pour son fonction-
nement des dons, lesquels sont toujours bienvenus.
L'objectif de Liberty Net est d'offrir une tribune permettant le
libre échange des idées et des opinions des citoyens et des
organisations en Amérique du Nord et dans le monde. Le ser
vice permet d'écouter des messages de leaders de divers mou-
vements pro-liberté provenant d'aussi loin que l'Australie,
ainsi que des messages portant sur des sujets plus près de chez
nous.
Bien que Liberty Net ne croit pas avoir enfreint quelque loi
que ce soit, il fait face à une menace de fermeture. En effet, à
la suite de la découverte de la ligne téléphonique, le bureau du
procureur général de la C.-B. a déclenché une enquête et deux
plaintes ont été portées devant la Commission canadienne des
droits de la «personne».
[Deux des trois plaignants] allèguent avoir été victimes de dis
crimination de la part de Liberty Net. Ils disent que dans cer-
tains messages, on prétend qu'il n'y a jamais eu d'«Holo-
causte», que les étrangers non-blancs importent la criminalité
au pays et, Dieu nous préserve!, que tous les consommateurs
doivent payer une taxe sur les produits «kascher». Au terme de
l'enquête, il a été recommandé que la question soit déférée à
un tribunal des droits de la personne (et le bal est reparti).
La décision n'a pas encore été rendue. Il sera intéressant de
voir combien de centaines de milliers de dollars de nos impôts
seront ainsi gaspillés pour une autre chasse aux sorcières!
Tous peuvent bénéficier gratuitement de ce service, mais
Liberty Net a besoin d'aide pour payer ses dépenses de fonc-
tionnement. Vos contributions financières seraient grandement
appréciées. Vous n'avez qu'à signaler le (604) ... [le
numéro] ... pour entendre un message ou en laisser un.
Il serait trop long de reprendre ici le texte intégral
des différents messages transcrits par les enquêteurs
de la CCDP. Après écoute d'un programme, un
enquêteur a toutefois fait un résumé qui est, à
quelques exceptions près, conforme aux transcrip
tions.
Ce résumé est reproduit à la pièce «C» de l'affida-
vit de M 1 T 1 e Veillette, à la page 00031. Le voici avec
les corrections mineures que la Cour a apportées
entre crochets:
[TRADUCTION] 13. L'enquêteur a appelé au numéro de télé-
phone, du 12 au 15 décembre 1991, inclusivement. Chaque
fois, le choix de messages offerts a semblé identique. Le pro
gramme se déroule comme suit:
a) Un enregistrement présente le Canadian Liberty Net, pro
gramme de messages 'commandé par ordinateur. La voix con-
seille à ceux qui seraient choqués par le contenu des messages
de quitter la ligne et de ne pas rappeler.
b) Un «menu» est ensuite offert, la sélection des messages se
faisant à partir d'un appareil à clavier. Au «menu principal»
figurent les titres «leadership», «histoire», «divers», et «laisser
un message».
c) La sélection «leadership» présente des messages canadiens
et américains.
d) L'un des deux messages canadiens fait part des dernières
informations sur le procès de Ernst [Zündel] à Munich.
L'autre, de l'organisation «Heritage Front», aborde la question
des problèmes que les «étrangers» apportent au Canada et
indique un numéro de botte postale à Toronto où les auditeurs
peuvent écrire pour demander de plus amples informations.
e) Trois messages américains sont présentés sur la question du
leadership. Le premier est de la National Alliance, organisation
dont le siège est en Virginie-Occidentale. Ce groupe attribue le
développement de la civilisation occidentale à la population
blanche qui a su préserver la supériorité de sa race de la
menace que faisait peser le mélange racial avec les nombreuses
tribus et races de «sous-hommes». Le second message est de
Tom Metzger du mouvement White Aryan Resistance
[W.A.R.]. Metzger, autocensurant ses propos, fournit une
adresse postale en Californie d'où il affirme pouvoir faire pas
ser clandestinement la «liberté de parole». Le troisième mes
sage est de Fred Leuchter [«expert en techniques d'exécu-
tion»], lequel prétend avoir été victime d'une conspiration
[pour détruire sa crédibilité à cause d'un témoignage antérieur
à propos d'Auschwitz, Berkenau, etc.].
f) Le titre «Histoire» offre deux messages niant tous deux
l'Holocauste [ou, du moins, le nombre de victimes des nazis].
g) La catégorie «divers» comporte un choix de quatre mes
sages. Dans le message intitulé «Musique», le narrateur
affirme que les [courants] modernes qui incarnent la négation
de la créativité sont en train de supplanter la musique euro-
péenne [ainsi que l'architecture]. Dans le message intitulé
«Taxe kascher», on affirme que les exigences des juifs ortho-
doxes font augmenter le prix de certains produits alimentaires.
Les consommateurs, recommande-t-on, devraient éviter les
produits kascher, identifiables à l'étiquette. Le message portant
le titre «Changements de nom à Hollywood» énumère une
série de noms à consonance juive (portant par exemple les suf
fixes «stein», «ski», «man») accompagnés de leur version.
Dans «Les maîtres d'Hollywood», le narrateur affirme que
Hollywood est dominé par les juifs et cite des exemples passés
et actuels de producteurs cinématographiques portant des noms
à consonance juive.
h) La sélection «Laisser un message» met le demandeur en
liaison avec le Canadian Liberty Net par l'intermédiaire d'une
boîte à lettres vocale.
Outre qu'ils dénigrent l'ensemble de l'humanité,
sur les plans racial et religieux, à l'exception des purs
Européens, ces messages semblent à la Cour stupides
et futiles. La Cour aura l'occasion d'y revenir.
D'après l'affidavit de l'agent des droits de la per-
sonne Yamauchi, des messages additionnels étaient
disponibles lorsqu'il a signalé, le 28 janvier 1992, le
numéro de Canadian Liberty Net. On en retrouve la
transcription à la pièce «A» de son affidavit daté du
lendemain. Ces nouveaux messages dénigrent sous
plusieurs rapports la valeur de la vie humaine non
«aryienne». Au sujet des «six millions de morts de
l'Holocauste», le message tire l'horrible et stupide
conclusion suivante:
[TRADUCTION] Si le Dr Samuel Kerkovsky avait pris la peine
de vérifier ses calculs, il aurait compté seulement 70 000 noms
dans les registres des morts d'Auschwitz et non 500 000. Ces
registres ne font non plus aucune mention de l'utilisation de
gaz létaux.
Serait-il possible que les alliés occidentaux, les
médias et les organisations vouées à la mémoire des
victimes se soient injustement acharnés contre ces
fervents nazis des années trente et quarante qui
auraient massacré quelques milliers d'êtres humains
de moins qu'on le prétend? Allons donc!
Les passages suivants d'un autre message du Cana-
dian Liberty Net sont tellement sinistres et compor-
tent une incitation à la violence telle qu'il vaut la
peine de les reprendre ici:
[TRADUCTION] Récemment à Edmonton, une bande appelée
«Brown Nation» a terrorisé des étudiants blancs dans les
écoles secondaires ... Les extraits suivants sont tirés du Cal-
gary Herald du 30 novembre 1991:
La police a recommandé aux étudiants de l'école secondaire
Bonnie Doon d'Edmonton de se déplacer toujours par cou
ple, après le passage d'une nouvelle bande d'adolescents
armés de fusils, de pinces à levier et de bâtons de baseball.
Cet incident est le dernier en date d'une série d'attaques de
la bande Brown Nation dont au moins cinq écoles du sud de
la ville ont été la cible cet automne.
«Ils s'attaquent aux blancs», dit Barb, une étudiante de 12e
année. «Ils ne vous toucheront pas si vous êtes de couleur».
La bande Brown Nation compte plus d'une centaine de
jeunes Indiens des Indes orientales, d'Hispaniques, de Chi-
nois, de noirs et de Pakistanais, tous âgés de 15 21 ans et
venant pour la plupart des écoles secondaires Harry Ainley
et J. Percy Page. Certains ne vont pas à l'école.
«Les membres de la bande identifient certaines personnes et
les attendent à l'école, à l'arrêt d'autobus ou simplement sur
la rue», dit Dan Bateman, conseiller en orientation à Bonnie
Doon. «Leur technique de base est de frapper», a dit M.
Bateman.
Étudiants et enseignants de Bonnie Doon ont été terrifiés
lundi, 25 novembre, en voyant arriver, à l'heure du lunch,
plus d'une cinquantaine de membres de la bande Brown
Nation à bord d'au moins sept véhicules et d'une camion-
nette.
«Ils avaient des pinces à levier et des bâtons de baseball et
les enseignants ont dû intervenir pour les disperser», a
raconté Samantha, étudiante de 11e année.
Naturellement, rien n'a transpiré de cet incident à l'extérieur
de Calgary car les journaux sont trop occupés à parler par
exemple des jeunes Allemands qui terrorisent les étrangers en
Allemagne. Si de cinquante à cent blancs allaient dans des
écoles battre et menacer des étudiants non-blancs, la Loi sur les
mesures de guerre serait adoptée et l'armée appelée à la res-
cousse. Peut-être avons-nous besoin en ce moment au Canada,
non pas d'un plus grand nombre d'immigrants du Tiers-monde,
mais d'une couple de milliers de jeunes Allemands turbulents
capables de mettre les choses au clair.
Pour faire quoi? Passer à la contre-attaque? Difficile
d'y voir un défi lancé en faveur d'un débat ou d'un
match de soccer, ou encore d'une manifestation
d'amour et de respect pour «mettre les choses au
clair». Le message n'incite pas les Canadiens respec-
tueux des lois et non violents d'origine allemande à
faire quoi que ce soit, mais réclame plutôt l'immigra-
tion de milliers de «jeunes Allemands turbulents».
Qu'entend-on par là? Des néo-nazis? Pour terroriser
les «étrangers» au Canada? Malgré ses incohérences
(tous les blancs étant des victimes, en particulier les
personnes «identifiées»), ce message est la manifesta
tion évidente d'un fléau social séculaire. Le racisme
engendre le racisme; et la violence. Et la violence
engendre à son tour la violence.
Les intimés pourraient vraisemblablement conti-
nuer tout bonnement à accroître leur répertoire de
messages, de façon à couper le sifflet à la CCDP et à
l'empêcher de saisir un tribunal d'une ou de plusieurs
plaintes portant sur une situation récente, ayant
atteint son point de cristallisation. L'expression «cou-
per le sifflet» est peut-être trop forte et comporte-t-
elle un jugement de valeur excessif. Peut-être les
intimés ne font-ils que continuer innocemment à
transmettre par téléphone leur conception des
«lumières» et du «bon citoyen» au fil des idées qui
traversent leur esprit, sans arrière-pensée. Point n'est
besoin d'insister, la liberté de parole et d'expression
n'a pas nécessairement à être l'incarnation des
lumières ou du civisme pour bénéficier de la protec
tion constitutionnelle.
Rien dans la preuve n'indique que Canadien
Liberty Net soit une personne morale. Il ressort plutôt
qu'il s'agit d'«un groupe de personnes» au sens de
l'article 13 de la Loi. Leur nombre n'est pas non plus
en preuve. Des pièces «D», «E» et «F» de l'affidavit
de Veillette, du paragraphe 4 de l'affidavit de Yamau-
chi ainsi que du paragraphe 4 de l'affidavit de Vicki
Lynn Hobman, il ressort les faits suivants: Derek J.
Peterson a souscrit l'abonnement à la ligne télépho-
nique en cause; Cori Keating a loué la boîte postale
par laquelle Net communique et Tony McAleer fait
fonctionner l'appareil de communication par fax.
À la suite des plaintes et des enquêtes menées rela-
tivement à celles-ci, la Commission a décidé le 17
janvier 1992, en vertu de l'alinéa 44(3)a) de la Loi,
de demander au président du Comité du tribunal des
droits de la personne de constituer un tribunal des
droits de la personne chargé d'examiner les plaintes
et, conformément au paragraphe 40(4), de les enten-
dre conjointement. Mme Veillette a écrit au président,
Sidney Lederman, c.r., le 20 janvier 1992, pour lui
transmettre la demande de la CCDP.
Deux questions d'ordre général sont soumises en
l'espèce à la Cour: cette dernière peut-elle interdire
les activités contestées des intimés? Et dans l'affir-
mative, convient-il qu'elle le fasse? L'avocat des
intimés a soulevé la première question à titre d'objec-
tion préliminaire à la compétence de la Cour d'accor-
der une injonction dans les circonstances.
COMPÉTENCE:
L'avocat des intimés fait valoir que les deux dispo
sitions de la loi constitutive de cette Cour, les articles
25 et 44, n'ont pas pour effet d'investir la Cour du
pouvoir d'accéder à la demande de la requérante. On
se rappellera que la CCDP n'a pas introduit devant
cette Cour une poursuite par voie de déclaration. En
outre, la Cour fédérale, comme tout autre tribunal au
Canada, ne peut statuer, prononcer des ordonnances
de cesser et de s'abstenir ou prendre les autres dispo
sitions que la Loi réserve à la compétence du tribunal
des droits de la personne (ci-après dénommé parfois
le tribunal).
Les deux dispositions de la Loi sur la Cour fédé-
rale qu'invoque au long la requérante ont été, tout
comme la Loi elle-même, adoptées par le Parlement
en vertu de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de
1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de
1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de
la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985),
appendice II, n° 511:
101. Nonobstant toute disposition de la présente loi, le Par-
lement du Canada pourra, de temps à autre, prévoir la constitu
tion, le maintien et l'organisation d'une cour générale d'appel
pour le Canada, ainsi que l'établissement d'autres tribunaux
pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada.
Cette disposition constitutionnelle a été interprétée à
maintes reprises, tant par le Comité judiciaire du
Conseil privé que par la Cour suprême du Canada.
Or, si tous les tribunaux canadiens doivent souscrire
fidèlement à l'interprétation de la Cour suprême, il
est aisé de remarquer que dans trois arrêts d'impor-
tance capitale' ayant eu pour effet de réduire dramati-
quement la compétence de cette Cour quant aux
demandes reconventionnelles et aux mises en cause
de la Couronne, les juges d'alors (seul le juge
Martland étant dissident dans le dernier arrêt) n'ont
tout simplement pas examiné ou interprété les
expressions soulignées précédemment.
Si l'on compare le pouvoir accordé au Parlement,
en vertu de l'article 101, de créer cette Cour, et le
pouvoir des législatures provinciales, en vertu de l'ar-
ticle 92, paragraphe 14, de constituer leurs tribunaux
supérieurs, on constate d'emblée que le texte consti-
tutionnel ne mène pas forcément à la conclusion que
la Cour fédérale détient ou pourrait détenir une com-
pétence inhérente inférieure dans sa propre sphère à
celle des tribunaux provinciaux dans la leur, ni que la
Cour fédérale est «uniquement» un tribunal de créa-
tion législative alors que ce n'est en quelque sorte pas
le cas des tribunaux provinciaux. Certes, il faut se
plier aux interprétations de ces textes constitutionnels
faisant autorité, en particulier lorsqu'elles provien-
nent de la Cour suprême. Ainsi, il ne devrait pas y
avoir présomption d'absence de compétence, à moins
d'un énoncé judiciaire faisant autorité. Il faut donc
examiner les deux dispositions de la Loi sur la Cour
fédérale sur lesquelles s'appuie la requérante:
25. La Section de première instance a compétence, en pre-
mière instance, dans tous les cas—opposant notamment des
administrés—de demande de réparation ou de recours exercé
en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal
constitué ou maintenu sous le régime d'une des Lois constitu-
tionnelles de /867 à /982.*
44. Indépendamment de toute autre forme de réparation
qu'elle peut accorder, la Cour peut, dans tous les cas où il lui
paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus,
une injonction ou une ordonnance d'exécution intégrale, ou
nommer un séquestre, soit sans condition soit selon les moda-
lités qu'elle juge équitables.
McNamara Construction (Western) Ltée et autre c. La
Reine, [1977] 2 R.C.S. 654; Quebec North Shore Paper Co. et
autre c. Canadien Pacifique Ltée et autre, [1977] 2 R.C.S.
1054; et R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd. et
autre, [I980] I R.C.S. 695 (juge Martland dissident).
* I l faut noter que la version française de l'art. 25, contraire-
ment au texte anglais, emploie l'expression «droit canadien»
au lieu de «lois du Canada» dont traite l'art. 101 de la Loi
constitutionnelle de 1867.
Pour un exposé sérieux de la question de la compé-
tence de cette Cour, il faut se reporter à l'arrêt de la
Cour suprême ITO—International Terminal Opera
tors Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1
R.C.S. 752, décision très partagée dans laquelle le
juge McIntyre a rédigé l'opinion majoritaire. Il en
ressort trois critères d'analyse essentiels.
Il doit y avoir attribution de compétence par une
loi du Parlement fédéral. Il semble clair que les
articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale, pré-
cités, satisfont à cette première exigence en attribuant
compétence à la présente Cour. Ces deux dispositions
n'ont aucun sens, sinon celui d'être attributives de
compétence. Plus précisément, ensemble elles lui
attribuent la compétence d'accorder une injonction,
s'il lui paraît juste ou opportun de le faire, dans le cas
où ce recours est exercé, entre administrés, en vertu
du droit canadien, et ne ressortit pas à un tribunal
constitué ou maintenu sous le régime d'une des Lois
constitutionnelles de 1867 1982.
Une distinction a été établie entre les deuxième et
troisième critères en raison des circonstances particu-
lières de l'arrêt ITO mais, de façon générale, on peut
les ramener à un seul: il doit exister un ensemble de
règles de droit fédérales—une «loi du Canada» au
sens où l'expression est employée à l'article 101 de la
Loi constitutionnelle de 1867—essentiel à la solution
du litige et qui constitue le fondement de l'attribution
légale de compétence. La présente espèce est fondée
sur la Loi canadienne sur les droits de la personne,
une authentique «loi du Canada» au sens de l'article
101 de la Loi constitutionnelle de /867. N'eût-été des
dispositions de cette loi visant la situation en cause
—le dénigrement et le mépris dont les non-blancs et
les juifs sont l'objet de la part des intimés (ce qui,
aux dires de la requérante, les rend susceptibles d'être
exposés de façon répétée par téléphone à la haine ou
au mépris)—selon les termes de l'article 13 de la Loi,
le présent recours n'aurait pu être intenté. Il est donc
manifeste que la Loi est cet ensemble de règles de
droit fédérales qui, dans les circonstances particu-
lières de l'espèce, est essentiel à la solution du litige
et qui constitue le fondement de l'attribution légale
de compétence de cette Cour qu'invoque la requé-
rante. La Loi canadienne des droits de la personne
décrit et dénonce un acte discriminatoire qu'un Tri-
bunal des droits de la personne peut, le cas échéant,
interdire, uniquement toutefois «à l'issue de son
enquête».
Par le biais des articles 57 et 58 de la Loi, le Parle-
ment a créé une symbiose juridictionnelle entre la
CCDP, ses enquêteurs et les tribunaux d'une part, et
la Cour fédérale d'autre part. Cette dernière y est en
effet désignée aux fins de l'exécution des ordon-
nances rendues par un tribunal ou un tribunal d'appel
ainsi que des ordonnances de divulgation de rensei-
gnements de la part d'un ministre fédéral. Aucun
autre tribunal visé à l'article 25 de la Loi sur la Cour
fédérale n'est ainsi désigné agent exécuteur de la
CCDP, des enquêteurs, des tribunaux ou du tribunal
d'appel. La Loi canadienne sur les droits de la per-
sonne est assurément une loi exécutoire en vertu de
laquelle cette Cour peut légitimement entendre des
requêtes introductives d'instance portant demande de
réparation à l'encontre de la CCDP. Il en est ainsi
parce que la CCDP, tout comme les tribunaux, sont à
n'en pas douter des offices fédéraux, suivant la défi-
nition de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale,
sous réserve du pouvoir de surveillance de la présente
cour supérieure. Aucune disposition législative ni
aucune règle de pratique n'interdit à la Commission
de présenter une requête introductive d'instance en
vertu de sa loi constitutive.
L'avocat des intimés soutient qu'il existe, en con-
formité avec l'article 25, un autre tribunal compétent
à l'égard du présent recours, savoir un tribunal des
droits de la personne ou un tribunal d'appel, investi
du pouvoir de rendre une ordonnance de cesser et de
s'abstenir en vertu des paragraphes 53(2), 54(1) et
56(2). Ainsi dans les circonstances, affirme-t-il, l'ar-
ticle 25 écarte en réalité la compétence de cette Cour,
au lieu de la lui attribuer. On notera, toutefois, que le
tribunal (ou tribunal d'appel) ne peut exercer son
pouvoir d'ordonner la cessation d'actes discrimina-
toires, aux termes du paragraphe 53(2) de la Loi,
qu'«à l'issue de son enquête». Aucun tribunal ou tri
bunal d'appel n'est donc habilité à rendre une ordon-
nance interlocutoire. Ce pouvoir, le Parlement l'a
conféré à cette Cour, et non au tribunal non formé de
juges professionnels, dût-il s'agir d'une «cour visée à
l'article 101», comme l'avocat des intimés semble le
laisser entendre.
Encore là, fait valoir l'avocat des intimés, on ne
saurait trouver en droit un cas où une injonction peut
être accordée pour restreindre l'exercice d'une liberté
protégée par la Charte [Charte canadienne des droits
et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appen-
dice II, n° 44]]. Cet argument empiète d'une certaine
manière sur la question de l'opportunité d'accorder
l'injonction recherchée. Il soulève en effet la question
de la nature discrétionnaire de ce recours ainsi que la
question que la Cour se doit de considérer eu égard à
l'article premier de la Charte, lequel, rappelons-le,
dispose:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique. [Passage non sou-
ligné dans l'original.]
Le passage souligné énonce le critère devant être
appliqué aux fins de décider de la légitimité d'une
restriction supposée à l'exercice d'un droit ou d'une
liberté garantis par la Charte. Que l'avocat ait pu ou
non trouver de cas de restriction interlocutoire d'une
liberté apparemment garantie par la Charte dans des
circonstances où il n'y a pas encore eu pondération
judiciaire au regard des limites raisonnables dont il
est question à l'article premier, cela n'est pas absolu-
ment impensable. De fait, de telles restrictions inter-
viennent le plus souvent eu égard à la liberté de
parole et d'expression en matière de marques de
commerce, de droits d'auteur et de publicité.
En ce qui regarde l'application de la loi, le fonc-
tionnement du gouvernement et la politique, les
cyniques sont nombreux à dire que «l'argent parle»:
une injonction interlocutoire peut ainsi être obtenue
dans les affaires commerciales de marques de com
merce, de droits d'auteurs, de brevets et de dessins
industriels, et plus particulièrement à la demande des
géants commerciaux dont les intérêts peuvent être
menacés. Les cyniques ont peut-être raison, mais la
présente espèce se prête mal au cynisme. Il ne semble
pas en effet que les géants commerciaux subissent un
plus grand préjudice de la contrefaçon alléguée de
leurs marques de commerce, droits d'auteurs et publi-
cité que ceux qu'on tourne en ridicule et qu'on déni-
gre parce qu'ils sont juifs et non-blancs.
L'avocat des intimés soutient en outre qu'une
demande autonome, comme celle présentée en l'es-
pèce sans qu'une action en injonction permanente
n'ait été intentée, excède la compétence de cette
Cour. Des pouvoirs sont dévolus au tribunal des
droits de la personne aux paragraphes 53(2), 54(1) et
56(2) de la Loi. Ces pouvoirs et cette compétence ne
sont pas dévolus à cette Cour ni à aucune autre. Ils
comprennent le pouvoir de prononcer une ordon-
nance permanente de cesser et de s'abstenir si la
plainte est justifiée. Mais le tribunal n'a pas le pou-
voir de prononcer une ordonnance interlocutoire,
alors que la Cour n'a pas celui de prononcer une
ordonnance permanente. Or la possibilité de «répa-
rer» (si l'on peut dire) cette asymétrie juridictionnelle
est prévue aux articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour
fédérale. Ainsi, une demande indépendante peut être
accueillie—si elle est justifiée—sans faire violence à
l'objectif et à l'intention du Parlement mais au con-
traire en harmonie avec eux.
De telles requêtes indépendantes en injonction,
sans qu'une action soit intentée devant la Cour, sont
devenues assez courantes au cours des dernières
décennies et plusieurs ont été accueillies. C'est-à-dire
qu'aux termes de l'article 44, l'injonction est accor-
dée indépendamment de toute autre forme de répara-
tion que la Cour peut accorder, dans tous les cas où il
lui paraît juste ou opportun de le faire. Les mots sou-
lignés sous-entendent la possibilité d'une réparation
autonome, et non seulement une réparation accordée
concurremment dans une procédure unique. Dans les
circonstances, rappelons-le, cet article doit être rap-
proché de l'article 25, mais malgré l'opposition des
intimés, on ne saurait supposer que le Parlement a
édicté une disposition qui resterait lettre morte «pour
assurer la meilleure exécution des lois du Canada».
En ce qui a trait aux recours autonomes en injonc-
tion qui sont devenus de plus en plus reconnus au
cours des récentes décennies, l'avocat de la requé-
rante cite un arrêt de la Chambre des lords qu'il con-
sidère comme un point tournant, Siskina (Owners of
cargo lately laden on board) v. Distos Compania
Naviera S.A., [1979] A.C. 210. Dans cette affaire,
lord Denning, maître des rôles de la Cour d'appel,
avait infirmé la décision du juge Kerr et accordé une
injonction en Angleterre interdisant que soit retirée
une indemnité d'assurance en attendant l'issue du
litige opposant les parties devant les tribunaux de
l'Italie ou de Chypre, ou encore les résultats de l'ar-
bitrage, et imposant aux propriétaires de la cargaison
des conditions visant à accélérer le règlement du
litige ou de l'arbitrage. Aux pages 235 et 236, le
maître des rôles invite les juges anglais à ne pas se
comporter en [TRADUCTION] «êtres timorés» et à
«aborder positivement la réforme du droit». L'un des
collègues de lord Denning, lord Lawton, a répondu à
cet appel à l'audace, tandis que son autre collègue,
lord Bridge (aux pages 242 et 243) a décliné l'invita-
tion, de sorte que l'arrêt de la Cour d'appel n'a pas
été unanime. La Chambre des lords a rejeté l'appel à
l'audace. Dans des termes pertinents quant à la pré-
sente espèce, lord Diplock a souligné que le para-
graphe 45(1) de la Supreme Court of Judicature
(Consolidation) Act, 1925 [(R.-U.) 1925, 15 & 16
Geo. 5, ch. 49] (différent de l'article 44 de la Loi sur
la Cour fédérale, moins restrictif à cet égard) n'attri-
buait compétence qu'en matière d'ordonnance inter-
locutoire. Il a conclu que cette formulation [à la page
254] [TRADUCTION] «présuppose l'existence d'une
action, réelle ou potentielle, visant à obtenir une répa-
ration au fond ... dont l'ordonnance interlocu-
toire ... n'est que l'accessoire». Lord Hailsham a
souscrit au résultat, tout en prévoyant pour l'avenir
(aux pages 260 et 261) une évolution plus conforme à
l'appel à l'audace de lord Denning. Toutefois, à l'ins-
tar du lord-juge Bridge de la Cour d'appel, lord
Hailsham a entrevu la nécessité de procéder à des
réformes législatives aussi bien que judiciaires.
La réforme est intervenue, de fait, par voie législa-
tive, bien que l'avocat de la requérante soutienne que
les modifications apportées ne soient pas encore aussi
larges que les articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour
fédérale. L'avocat a cité l'arrêt de la Cour d'appel
anglaise Chief Constable of Kent v. V, [1983] Q.B.
34, où, aux pages 42 et 43, le maître des rôles Den-
ning, triomphant, poursuit ainsi, après avoir repris le
passage précité de lord Diplock:
[TRADUCTION] Ce raisonnement est maintenant dépassé
depuis l'adoption du paragraphe 37 (1) de la Supreme Court
Act 1981, entré en vigueur le l" janvier 1982. Ce paragraphe
dispose:
[TRADUCTION] «La Haute Cour peut, par ordonnance (interlo-
cutoire ou définitive) accorder une injonction ou nommer un
séquestre dans tous les cas où il lui paraît juste et opportun
de le faire.»
Les mots entre parenthèses montrent que le Parlement n'ap-
préciait pas que la compétence de la Cour soit restreinte à
l'«interlocutoire». Il n'est donc plus nécessaire que l'injonc-
tion soit accessoire à une action en revendication d'un droit
reconnu en common law ou en equity. Il peut s'agir d'un
recours indépendant. Dans son libellé actuel, ce paragraphe
confère clairement à la Haute Cour une compétence nouvelle et
élargie en matière d'injonction. Cette compétence est beaucoup
plus large que celle dont nos tribunaux ont jamais joui aupara-
vant. Il n'y a aucune raison que les tribunaux réduisent cette
compétence sous prétexte d'anciennes distinctions techniques.
Le Parlement a ainsi rétabli le droit dans l'état où mon distin-
gué prédécesseur, sir George Jessel, M.R., a dit qu'il se trou-
vait dans l'arrêt Beddow v. Beddow (1878) 9 Ch.D. 89, 93, et
que j'ai appliqué dans l'arrêt Mareva Compania Naviera S.A.
v. International Bulkcarriers S.A. [1975] 2 Lloyd's Rep. 509,
510: «J'ai le pouvoir illimité d'accorder une injonction dans
tous les cas où il serait approprié ou juste de le faire: ...» Sous
réserve, toutefois, de cette nuance: je ne qualifierais pas ce
pouvoir d'«illimité». J'estime que celui qui demande une
injonction doit avoir un intérêt suffisant pour justifier son
recours. Alors qu'il devait auparavant avoir un «droit reconnu
en common law ou en equity, on exige maintenant qu'il ait un
intérêt pour agir, un intérêt suffisant. C'est un critère sage et
raisonnable, le même que celui dont le législateur autorise
l'utilisation au paragraphe 31 (3) de la Supreme Court Act
1981. Ensuite, il doit être juste et opportun qu'une injonction
soit accordée à son instance comme, par exemple, pour la pré-
servation d'actifs ou de biens à l'égard desquels il y aurait
autrement risque de perte ou de dissipation. Sur ce point, j'es-
time que l'arrêt Siskina, [1979] A.C. 210, serait tranché diffé-
remment aujourd'hui. Les propriétaires de la cargaison avaient
manifestement un intérêt suffisant: il aurait été des plus juste et
opportun d'accorder une injonction, comme je l'ai souligné à
la Cour d'appel dans l'arrêt Siskina, [1979] A.C. 210, 228E. I1
était par trop injuste que la Chambre des lords la leur refuse.
À l'appui de son argumentation en faveur de la
compétence de la Cour aux finx d'accorder l'injonc-
tion demandée, pour des motifs en quelque sorte ana
logues à ceux sous-tendant l'injonction Mareva,
l'avocat de la requérante cite des passages de l'ou-
vrage de I.C.F. Spry, The Principles of Equitable
Remedies: Specific Performance, Injunctions, Rectifi
cation and Equitable Damages, 4e éd. (Toronto:
Carswell Co., 1990). À la page 443, l'auteur exprime
l'avis que même à l'époque où elle a rendu l'arrêt
Siskina, la Chambre des lords avait adopté une atti
tude [TRADUCTION] «indûment restrictive» quant à
l'évolution de la common law, de l'equity et de la
législation en 1979. I1 affirme, à la page 444, que
dans d'autres juridictions que l'Angleterre, même,
[TRADUCTION] «les pouvoirs en matière d'injonction
interlocutoire des tribunaux investis d'une compé-
tence en equity doivent, sous réserve des restrictions
territoriales applicables, être maintenant considérés
comme n'étant soumis à aucune limite». Cette notion
n'est pas facilement assimilable au Canada où la
Cour fédérale est un «simple» tribunal de création
législative sans, dit-on, aucune compétence inhérente
mais jouissant néanmoins d'une compétence territo-
riale trans -provinciale, alors que les tribunaux pro-
vinciaux supérieurs, créés également par la loi—pro-
vinciale —sont considérés comme investis d'une
compétence inhérente, mais qui ne peut être exercée
territorialement que «dans et pour la province».
Étant donné, comme je l'ai souligné précédem-
ment, que le Parlement agissait en vertu d'une dispo
sition constitutionnelle lui conférant le pouvoir,
«nonobstant toute disposition» de la Loi constitution-
nelle de 1867, de prévoir l'établissement d'une Cour
fédérale du Canada «pour assurer la meilleure exécu-
tion des lois du Canada», on peut conclure que la
compétence inhérente de la Cour fédérale dans sa
propre sphère s'exerce dans la mesure où elle n'a pas
été supprimée par la loi ou l'autorité judiciaire. Dans
cette perspective, il est manifeste qu'il peut y avoir
de nombreux cas—dont le présent—où il serait juste
et opportun d'enjoindre à une personne, une firme ou
une société de cesser de faire apparemment fi des lois
du Canada jusqu'à ce que la question soit tranchée
par arbitrage conformément au droit fédéral ou
devant le tribunal administratif fédéral compétent.
Dans cette perspective donc, la compétence de cette
Cour, qu'elle soit inhérente ou qu'elle résulte de la
loi, est bien fondée.
La jurisprudence qu'a citée l'avocat de la requé-
rante, et dont une partie seulement est mentionnée
dans les présents motifs, provient d'Angleterre, ce
qui lui a fait dire qu'il s'agissait d'une affaire inédite
au Canada. Pourtant, la délivrance d'une injonction
interlocutoire qui ne serait pas accessoire à une
demande de réparation au fond par voie d'action a au
moins un précédent au Canada. Il en existe peut-être
d'autres, mais l'arrêt de principe à cet égard paraît
être l'arrêt Amchem Products Inc. v. British Columbia
(Workers' Compensation Board) (1989), 65 D.L.R.
(4th) 567 (C.S.C.-B.), pour le jugement du juge en
chef Esson de la Cour suprême de Colombie-Britan-
nique, et (1990), 75 D.L.R. (4th) 1, pour le jugement
unanime de la Cour d'appel de Colombie-Britannique
rendu principalement par le juge Hollinrake, J.C.A.
L'appel et l'appel incident ont été rejetés.
Dans cette affaire, 194 défendeurs privés s'étaient
portés demandeurs dans une action intentée au Texas
contre 28 sociétés demanderesses pour les dommages
qu'ils auraient subis en raison de l'exposition aux
fibres d'amiante de produits que ces sociétés auraient
manufacturés et commercialisés à l'extérieur du
Canada. Il s'agissait pour la plupart de sociétés amé-
ricaines dont aucune, toutefois, n'avait été constituée
en personne morale au Texas. Aucune des sociétés
demanderesses n'avait de lien avec la Colombie-Bri-
tannique, mais les défendeurs privés (demandeurs au
Texas) habitaient ou avaient habité la Colombie-Bri-
tannique où ils alléguaient avoir subi les préjudices.
Les sociétés demanderesses (défenderesses au Texas)
n'ont pas réussi à convaincre les tribunaux du Texas
de décliner compétence, apparemment au motif qu'il
n'était pas loisible à un tribunal de cet État d'accor-
der une suspension pour cause de forum non conve-
niens. Les demanderesses ont demandé une injonc-
tion «anti -poursuite» en Colombie-Britannique pour
empêcher les défendeurs de donner suite à l'action
intentée au Texas, et la Cour suprême de Colombie-
Britannique a accordé une injonction interlocutoire.
Dans l'une des parties des motifs de son jugement
de première instance intitulée «La Cour a-t-elle le
pouvoir d'accorder une injonction interlocutoire?»,
le juge en chef Esson écrit, aux pages 596 et 597:
[TRADUCTION] Je conviens que la seule réparation importante à
laquelle conclut l'action est l'injonction.
La question de savoir si une injonction interlocutoire ne peut
être accordée qu'à titre accessoire à une autre réparation cher-
chée par action a, au cours des dernières années, beaucoup
retenu l'attention des tribunaux anglais, en particulier en ce qui
a trait aux injonctions générales de ce type. En effet, dans pres-
que toutes les affaires citées devant le tribunal dans lesquelles
des injonctions anti -poursuites avaient été accordées, la
requête avait été présentée dans le cadre d'un litige préexistant.
Dans de nombreux cas cependant, comme par exemple dans
les affaires Castanho [[1981] A.C. 557 (H.L.)] et SNI [[1987] 3
All E.R. 510 (C.P.)], la requête avait été présentée par les
défendeurs dans une action où l'injonction ne pouvait être con-
sidérée comme accessoire à une autre réparation. J'estime que
la meilleure définition, c'est de dire que cette forme d'injonc-
tion constitue une exception au principe fondamental selon
lequel l'injonction est réservée à certaines catégories de sujets
exclusives. Cette conception a été adoptée par la Chambre des
lords dans l'arrêt paraissant faire autorité sur ce point: South
Carolina Co. v. Assurantie Maatschappij «De Zeven Provin-
cien» N. V., [1987] A.C. 24, le lord Brandon, à la page 40. Il est
intéressant de souligner que lord Brandon, parlant au nom de la
majorité sur cette question, a exprimé une conception plus
étroite que celle des lords Mackay et Goff qui ont dit douter
que le pouvoir de la cour d'accorder des injonctions ne soit
plus restreint à des catégories exclusives.
Notre droit en matière d'injonction étant essentiellement le
même que celui de l'Angleterre, je ne vois aucune raison de ne
pas souscrire à la conception exprimée par lord Brandon. Cela
suffit à disposer de l'objection.
En Cour d'appel, le juge Hollinrake, J.C.A. a fait sien
cet énoncé en se bornant à le citer (à la page 24) et à
dire qu'il était d'accord avec ce que le juge en chef
Esson avait dit à ce sujet.
Ainsi, à tout le moins dans l'arrêt Amchem, la
requête autonome en injonction interlocutoire est un
recours connu au Canada et il a reçu l'approbation du
tribunal de première instance comme de la Cour
d'appel de Colombie-Britannique. Elle a été accordée
afin d'empêcher l'oppression de personnes ne rési-
dant pas en Colombie-Britannique, mais néanmoins
venues en cour provinciale uniquement pour présen-
ter leur demande d'injonction.
Cette Cour est-elle empêchée, en raison de sa pro-
pre Règle 469 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C.,
ch. 663], d'assumer compétence comme l'ont fait les
instances de Colombie-Britannique? Dans cette
affaire, évidemment, les requérants avaient rempli
une déclaration bidon, comme l'a écrit le juge en chef
dans ses motifs. En présentant une telle procédure
bidon, la CCDP ne se serait, à n'en pas douter, con-
formée que de façon purement formelle à la Règle
469 puisque la seule réparation demandée en l'espèce
est l'injonction. De fait, cette Cour ayant pour rôle de
veiller à l'exécution des ordonnances des tribunaux
des droits de la personne, mais non de statuer au fond
comme seuls ces derniers le peuvent, il n'y aurait rien
à plaider dans une déclaration. Il n'y a aucune action
dont la Cour puisse avoir la saisine étant donné que
ce n'est pas à elle, mais aux tribunaux qu'est confé-
rée la compétence de statuer en vertu de la Loi.
Toutefois, s'il existe une compétence légitime sur
laquelle s'appuyer, comme l'ont démontré la juris
prudence et la doctrine, la Règle 469 relative aux
actions ordinaires ne constituera pas un obstacle. Tel
est en effet l'objet et le sens de la Règle 6 [édictée par
DORS/90-846, art. 2] qui permet à la Cour de dispen
ser de l'observation des règles ordinaires lorsque cela
s'avère nécessaire «dans l'intérêt de la justice».
Y a-t-il des circonstances où une partie pourrait
obtenir protection semblable contre l'oppression
même si elle n'était la requérante en injonction, mais
seulement représentée pour ainsi dire par un «protec-
teur»? Dans d'autres circonstances, la collectivité au
sens large ou le public en général pourraient-ils obte-
nir pareille protection par l'entremise d'un interces-
seur? Une situation de ce genre, bien que sur
demande ex parte, s'est présentée en cette Cour en
1979, dans l'affaire R. c. L'Association nationale des
employés et techniciens en radiodiffusion, [1980] 1
C.F. 716 (1 re inst.), décision rendue par le juge A. L.
Thurlow, alors juge en chef adjoint. À la différence
de l'affaire Amchem, le juge Thurlow était saisi d'une
clause privative du Code canadien du travail [S.R.C.
1970, ch. L-1 (mod. par S.C. 1972, ch. 18, art. 1;
1977-78, ch. 27, art. 63)], mais également de ce qui
semble avoir été une poursuite bidon semblable à
celle intentée dans cette autre affaire postérieure
d'une dizaine d'années. Dans sa requête, le procureur
général demandait que soit accordée une injonction
provisoire pour empêcher la violation par les défen-
deurs du paragraphe 180(2) du Code du travail. Deux
des défendeurs avaient comparu à l'audience, sans
faire toutefois d'observations. Le juge en chef adjoint
Thurlow a accordé l'injonction afin d'empêcher les
défendeurs de mettre à exécution leur intention
avouée de bafouer la loi.
Aucun des avocats n'a remarqué que la décision
précitée, R. c. ANETR, a été infirmée par la Section
d'appel dont l'arrêt est rapporté aux pages 820 et s.
du même volume. Le juge Pratte, J.C.A. énonce ainsi,
à la page 825, le fondement de la décision de la Cour:
Il ressort de la déclaration que la Couronne et le procureur
général ont simplement agi au nom de la Société Radio-
Canada; il est clair que le procureur général n'a pas agi de son
propre chef comme représentant de l'intérêt public. Pour cette
raison, il s'agit ici d'un cas où le Code confère une compétence
spéciale au Conseil canadien des relations du travail et où, par
conséquent, la Division de première instance n'est pas compé-
tente.
En l'espèce, la CCDP agit assurément à titre de
représentante de l'intérêt public vu qu'il ne s'agit pas
d'un conflit de travail mettant avant tout en jeu les
intérêts des employeurs et des employés.
Le seul réconfort que la CCDP peut retirer de cette
infirmation réside dans les motifs concordants du
juge suppléant Kerr, lequel s'exprime comme suit à
la page 826:
Comme, à notre avis, le procureur général n'agissait pas en
l'espèce de son propre chef, c'est-à-dire en tant que gardien
des droits publics garantis par la loi, il ne faut en aucune façon
interpréter le présent jugement comme signifiant que la Divi
sion de première instance ne serait pas compétente pour accor-
der, à la demande du procureur général agissant alors comme
gardien des droits publics garantis par la loi, une injonction
contre une menace de violation de l'article 180 du Code cana-
dien du travail dans des circonstances où il n'existerait aucun
autre recours pour régler l'affaire avant qu'il ne soit causé au
public un sérieux préjudice.
Des messages téléphoniques visant à dénigrer et à
tourner une partie de la société en dérision en raison
de son ascendance, et à soulever contre elle une autre
partie de la société, sont, à première vue, de nature à
causer au public un préjudice sérieux. Dans cette
affaire exceptionnelle, le juge en chef adjoint avait
accordé une injonction interlocutoire valable seule-
ment pour neuf jours, à l'expiration desquels elle ces-
sait automatiquement d'être en vigueur.
Cette façon d'agir par ordonnance pour empêcher
que la loi ne soit bafouée n'a apparemment rien de si
exceptionnel en droit anglais qu'on ne puisse y avoir
recours, du moins comme principe général, comme
l'ont fait les tribunaux de Colombie-Britannique. La
Cour d'appel anglaise donne à nouveau l'exemple,
cette fois dans l'arrêt Stafford Borough Council v
Elkenford Ltd, [1977] 2 All ER 519. La quatrième
édition du traité d'Halsbury, publiée .en 1979 à
l'époque de l'évolution du droit en cause en l'espèce,
contient le passage suivant, au volume 24, à la
page 520, alinéa 921:
[TRADUCTION] Loi prévoyant un recours particulier. Lors-
qu'une loi prévoit un recours particulier en cas de contraven
tion à un droit découlant de ses dispositions ou de la common
law, la compétence des tribunaux de protéger ce droit par
injonction n'est pas exclue à moins que la loi ne l'écarte
expressément ou implicitement. De plus, nonobstant le recours
prévu à un tribunal inférieur, la Haute Cour a le pouvoir d'as-
surer l'observance de la loi par voie d'injonction lorsque cela
est juste et opportun. Si la loi ne fait que créer une infraction,
sans créer de droit de propriété, et qu'elle prévoit un recours
par procédure sommaire, la personne lésée par la perpétration
de l'infraction est restreinte à l'exercice de ce recours som-
maire et ne peut demander une injonction, bien que des procé-
dures puissent être intentées par le procureur général en cas
d'atteinte à l'intérêt public.
La Haute Cour, toutefois, est compétente pour accorder un
jugement déclaratoire et une injonction accessoire, même si
cela a pour effet d'établir l'existence ou la non-existence d'une
responsabilité sur laquelle seule une cour des poursuites som-
maires peut statuer. Dans les cas où il n'y aurait pas d'autre
recours pour redresser une injustice, le tribunal a en effet le
pouvoir discrétionnaire d'intervenir par voie de jugement
déclaratoire et d'injonction dans un litige à l'égard duquel un
tribunal de création législative a statué. Cependant, si le légis-
lateur a désigné un tribunal spécial, un autre tribunal n'inter-
viendra pas par injonction, en règle générale, pour l'empêcher
de statuer.
L'instance inférieure en l'espèce, le Tribunal, peut,
comme nous l'avons souligné, accorder l'injonction
définitive. Mais en vertu de la common law ou de la
loi, ou des deux à la fois, c'est à la cour supérieure
qu'il revient d'intervenir au stade interlocutoire afin
d'empêcher que la loi ne soit bafouée. On trouvera un
exemple de cas où le procureur général s'est adressé
à une cour supérieure pour obtenir une injonction
afin de faire cesser des actes posés en contravention
d'une loi—cesser de bafouer la loi selon l'expression
du lord-juge Phillimore—dans l'arrêt Attorney -Gene
ral y Chaudry, [1971] 3 All ER 938 (C.A.). Dans
cette affaire, la cour supérieure a, à l'instance du pro-
cureur général, ordonné la suppression d'un risque
d'incendie résidentiel jusqu'à ce que la cour de
magistrats puisse se prononcer. Dans l'arrêt B.C.
(A.G.) v. Wale, [1987] 2 W.W.R. 331 (C.A.C.-B.), le
juge McLachlin, alors juge à la Cour d'appel, a
reconnu, pour la majorité, le pouvoir du procureur
général d'agir au nom d'un groupe de mécontents
(page 342) ainsi que le recours de la Couronne à l'in-
jonction pour assurer l'exécution de ce qui paraît être,
à première vue, le droit applicable.
C'est une question délicate que celle de savoir si ce
rôle incontesté du principal conseiller juridique de la
Couronne—le procureur général—relève de la com-
pétence de la Cour ou de son pouvoir discrétionnaire.
Il y a lieu, toutefois, d'examiner cette question au
chapitre de la compétence.
Dans son livre injunctions and Specific Perfor
mance (Toronto: Canada Law Book Ltd., 1983),
Robert J. Sharpe confirme, à la page 121, la [TRADUC-
TION] «compétence bien établie d'accorder une
injonction à la demande du procureur général pour
empêcher une atteinte aux droits de la collectivité». Il
fait observer, à la page 122, que le rôle du [TRADUC-
TION] «procureur général de se prévaloir de l'intérêt
public pour intenter des poursuites afin d'interdire
des nuisances publiques est très ancien et encore
important». Ce n'est pas seulement sur la base de la
nuisance publique que le procureur général peut
demander une injonction. Voici ce que dit le profes-
seur Sharpe [aux pages 128 et 1291 au sujet des lois
qui ne relèvent pas véritablement du droit criminel
mais dont l'exécution est assurée par des amendes,
par ailleurs impuissantes à dissuader les contreve-
nants:
[TRADUCTION] Il existe aujourd'hui une jurisprudence consi-
dérable en faveur de la délivrance d'injonctions en pareils cas
au Canada. En Alberta, un tribunal a accordé une injonction
interdisant la pratique illégale de la dentisterie, bien qu'il n'y
ait eu aucune preuve de préjudice réel, pour le motif qu'il y
avait eu violation ouverte, continue, flagrante et lucrative de la
loi et inefficacité totale des pénalités prévues. Plus récemment
en Ontario, une compagnie de camionnage qui continuait à
fonctionner sans le permis requis, malgré de nombreuses con-
damnations, a vu ses activités interdites à l'instance du procu-
reur général, le tribunal ayant conclu que ce recours était
approprié [TRADUCTION] «lorsque la règle de droit qu'édicte une
loi publique est bafouée». La Cour d'appel de l'Alberta a jugé
qu'une injonction pouvait être accordée à la demande du pro-
cureur général pour empêcher de nouvelles violations de la Loi
sur le dimanche lorsque les faits révèlent [TRADUCTION] «une
insouciance manifeste et continue à l'égard d'une loi publique
impérative et de ses sanctions habituelles, insouciance à
laquelle il ne serait vraisemblablement pas possible de remé-
dier sans l'intervention de la Cour.»
Le raisonnement dans ce genre de cas semble clair: malgré
l'absence de préjudice réel ou appréhendé à l'égard des per-
sonnes ou des biens, l'intérêt du public à l'observance de la loi
justifie l'intervention en équité lorsque le défendeur est un
récidiviste que les pénalités prévues n'arrêteront pas.
Notons que si la Loi sur le dimanche [S.R.C. 1970,
ch. L-131, précitée, a été invalidée, la Loi canadienne
sur les droits de la personne, quant à elle, est toujours
en vigueur.
L'avocat de la CCDP fait valoir que la Cour se doit
d'exercer sa compétence à l'égard de la demande
d'injonction interlocutoire de la Commission parce
que le rôle de cette dernière quant à la bonne exécu-
tion et au respect des dispositions de la Loi cana-
dienne sur les droits de la personne est, en réalité,
assimilable à celui du procureur général. Voilà un
argument de poids étant donné le statut que le Parle-
ment a conféré à la CCDP en adoptant cette Loi.
La CCDP se présente devant la Cour de son propre
chef, en toute indépendance, et non à titre de quasi-
demandeur sous la surveillance générale du procureur
général. Elle est véritablement le gardien de la légis-
lation fédérale en matière de droits de la personne.
Ainsi, au seul article 27, partie II de la Loi, la CCDP
est investie d'une gamme considérable d'attributions
et de pouvoirs discrétionnaires:
27.(l) Outre les fonctions prévues par la partie Ill au titre
des plaintes fondées sur des actes discriminatoires et l'applica-
tion générale de la présente partie et des parties I et Ill, la
Commission :
[a) à g) autorisant des recherches, des études, exécute des
programmes de sensibilisation publique, examine les
règles, règlements, décrets, arrêtés et autres textes pour
déceler les cas d'incompatibilité avec les principes
énoncés à l'article 2];
h) dans la mesure du possible et sans transgresser la partie
III, tente, par tous les moyens qu'elle estime indiqués,
d'empêcher la perpétration des actes discriminatoires
visés aux articles 5 à 14. [Non soulignés dans le texte ori
ginal.]
Point n'est besoin d'élaborer davantage (bien qu'on
puisse en dire beaucoup plus) pour affirmer que,
parmi les moyens d'empêcher la perpétration des
actes discriminatoires visés à l'article 13, la CCDP
peut présenter devant cette Cour une demande d'in-
jonction interlocutoire, remplissant ainsi le même
rôle que le procureur général, puisqu'elle est de façon
générale, quoique non exclusive, responsable de l'ap-
plication des parties I, II et III, les plus importantes,
de la Loi. (Étant donné que les non-blancs que les
intimés dénigrent et tournent en dérision du point de
vue racial comprennent à coup sûr les peuples
autochtones, il peut sembler inquiétant que l'article
67, à la partie IV, prévoit que la Loi est sans effet sur
la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en
vertu de cette loi). La présente Cour est également
établie pour assurer la meilleure exécution des lois du
Canada—y compris les lois touchant les droits de la
personne—rôle que n'exclut pas la responsabilité
générale dont est investie la CCDP au paragraphe
27(1) de la Loi.
C'est à la fin des années soixante-dix que le
Canada a connu un tournant en matière de qualité
pour agir dans un litige. On en voit l'illustration dans
les arrêts suivants de la Cour suprême du Canada:
Thorson c. Procureur général du Canada et autres,
[1975] 1 R.C.S. 138;
Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2
R.C.S. 265; et
Ministre de la Justice du Canada et autre c.
Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575.
La notion d'administration autoritaire de la justice
devenant de plus en plus diluée, celle des actions par
quasi-demandeurs intentées par des personnes inté-
ressées sous la supervision du conseiller juridique
principal de la Couronne a vu sa faveur diminuer.
Dans un passage dont on peut dire aujourd'hui qu'il
vient appuyer le droit de la CCDP de présenter sa
requête en l'espèce tout comme la compétence de la
Cour de s'en saisir, le juge Laskin dit ceci dans l'arrêt
Thorson, aux pages 146 et 147:
Si le droit d'un particulier d'entamer des procédures comme
celles-ci de son propre chef est subordonné à une requête préa-
lable au procureur général lui demandant d'intenter des procé-
dures ou de consentir à une action par quasi-demandeur (rela-
tor action) (voir Attorney General v. Independent Broadcasting
Authority, ex parte McWhirter [[1973] 1 All. E.R. 689], la
page 698), cette condition a été remplie en l'espèce. Cepen-
dant, je doute que cette condition soit applicable dans un sys-
tème fédéral quand le procureur général est le représentant juri-
dique d'un gouvernement tenu d'appliquer les lois adoptées
par le Parlement et la validité d'une loi est contestée. La situa
tion est sensiblement différente de celle de la Grande-Bretagne
à régime unitaire, où aucune législation n'est inconstitution-
nelle et où le procureur général, lorsqu'il agit comme gardien
de l'intérêt public, le fait contre des autorités subalternes délé-
guées. Voire, dans pareille situation, la décision du procureur
général d'agir de son propre chef ou d'autoriser une action par
quasi-demandeur relève de son pouvoir discrétionnaire et n'est
pas sujette à un examen judiciaire; voir London County Coun
cil v. Attorney General [[ 1902] A.C. I65]. Néanmoins, ce qu'a
dit Lord Denning dans l'arrêt McWhirter, précité, relativement
à la situation d'un particulier lorsque le procureur général
refuse sans motif valable d'intenter des procédures ex officio
ou d'autoriser des procédures par quasi-demandeur, est perti
nent à une distinction que je fais et sur laquelle, à mon avis,
repose le résultat dans la présente affaire. Je commenterai cette
question plus loin dans ces présents motifs.
En l'espèce, naturellement, la requérante ne conteste
pas la validité de la Loi mais cherche, à la place du
procureur général, à obtenir son exécution interlocu-
toire. Les pouvoirs et les responsabilités dont la
CCDP est investie lui confèrent un statut tel qu'elle
est la requérante naturelle et toute désignée pour
demander à la Cour d'accorder une injonction inter-
locutoire autonome, qui ressortit à cette dernière et
qu'elle peut accorder ou refuser. Vu toutes ces consi-
dérations, la Cour estime qu'elle a compétence en
l'espèce pour agir en vertu des articles 25 et 44 de la
Loi sur la Cour fédérale qu'invoque la requérante. La
Cour possède donc, dans les circonstances, la compé-
tence voulue pour accorder l'injonction interlocutoire
recherchée par la requérante.
LA COUR DEVRAIT-ELLE ACCORDER L'IN-
JONCTION?
La requérante n'a qu'à démontrer l'existence d'une
question sérieuse à trancher, comme l'a dit lord
Diplock dans l'arrêt American Cyanamid Co. y. Ethi-
con Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.). En réalité, elle est
allée plus loin en établissant une présomption, satis-
faisant ainsi à un critère plus exigeant, comme l'a
également dit et expliqué plus tard, lord Diplock dans
l'affaire NWL Ltd y Woods, [ 1979] 3 All ER 614
(H.L.). C'est ce qu'on appelle «l'exception Woods».
Elle s'applique lorsque le fait d'accorder ou de refu-
ser une injonction interlocutoire à cette étape aurait
pour effet de statuer définitivement sur le litige en
faveur de la partie qui a l'avantage dans les procé-
dures. Ce n'est apparemment pas le cas en l'espèce,
car si les intimés réussissent, la requérante ne retirera
sûrement pas l'affaire au Tribunal des droits de la
personne. De même, si la requérante a gain de cause
en l'espèce, il sera encore loisible aux intimés de se
présenter devant le Tribunal et de laisser la requé-
rante prouver que leurs messages sont «susceptibles
d'exposer à la haine ou au mépris» les personnes con-
tre lesquelles ils sont dirigés du fait qu'elles appar-
tiennent «à un groupe identifiable sur la base» de
motifs de distinction illicite. En définitive, il appar-
tient au Tribunal de trancher après avoir entendu la
preuve et les plaidoiries des parties. La thèse des
intimés, opposés à l'injonction, s'appuie sur des
arguments qui sont loin d'être négligeables.
L'argument le plus convaincant soulevé par les
intimés est le suivant: il ne saurait y avoir de liberté
de parole et d'expression si l'on n'est pas libre d'être
blessant puisque la liberté d'expression mais sans
offenser existe même dans les états et les sociétés
totalitaires. Une société véritablement libre et démo-
cratique exige que soit garanti l'exercice de droits et
libertés vraiment «mordants», de manière qu'on
puisse invoquer cette garantie lorsque l'on en a vrai-
ment besoin, comme les intimés le prétendent main-
tenant. Ils n'ont probablement pas besoin, ayant sans
doute largement dépassé ce cadre, des timides
«libertés» de parole et d'expression accordées par les
états totalitaires.
L'argument est si puissant lorsque les circons-
tances s'y prêtent que bon nombre jugeront qu'il
favorise la thèse des intimés dans ces cas-là. En effet,
il s'appuie sur le libellé, sinon sur le fond, de la
Constitution canadienne, dont l'objectif, les valeurs
et les impératifs doivent figurer parmi les plus huma-
nitaires et les plus tolérants du monde. Cela ne veut
pas dire que ces valeurs soient empreintes de senti-
mentalité à l'eau de rose et que leur application
n'exige aucune rigueur intellectuelle car elles ne con-
duisent certainement pas nécessairement à leur pro-
pre affaiblissement, suppression ou extinction. Elles
doivent être maintenues par tous les pouvoirs législa-
tif, exécutif et judiciaire du gouvernement, sans être
trahies par leur affaiblissement ni faire l'objet d'un
compromis dans leur mise en oeuvre permanente au
sein de cette société libre et démocratique. Seule la
société décadente n'a pas la ferme volonté de mainte-
nir ses propres valeurs fondamentales.
Cela dit, il est préférable que le procureur général
n'ait pas sollicité une injonction contre les intimés
car, contrairement à tant d'autres sociétés libres et
démocratiques de la même tradition, au Canada, le
procureur général est membre du Cabinet. Il fait par-
tie du gouvernement de l'heure et ce n'est pas un
officier judiciaire indépendant. Par conséquent, il
vaut mieux ne pas donner prise aux soupçons de par-
tisanerie qui ne manqueraient pas de peser sur le gou-
vernement si celui-ci intentait des procédures dans le
cadre desquelles les intimés affirmeraient à coup sûr
qu'on cherche à supprimer, et non à soutenir, les
droits que leur garantit la Charte. La CCDP (tout
comme d'autres commissions, telles la Commission
de réforme du droit du Canada, la Commission de
l'immigration et du statut de réfugié, par exemple) ne
fait pas partie du gouvernement; elle est indépen-
dante. Toutefois, elle a été constituée par le Parlement
pour vivifier la mise en oeuvre, l'objet et la portée de
la Loi canadienne sur les droits de la personne. La
CCDP s'acquitte de sa mission, de manière impar-
faite (comme toutes les institutions humaines) mais
conformément à l'idée consciencieuse qu'elle se fait
de son mandat, tout en étant assujettie au contrôle
judiciaire grâce à une procédure d'appel interne.
Comme la CCDP le sait très bien, elle n'a aucun lien
de dépendance avec la Cour.
La délivrance d'une injonction interlocutoire dans
ces circonstances constituerait-elle une atteinte injus-
tifiée portée aux droits et libertés des intimés? Au-
delà de la barrière des mots, en quoi consistent essen-
tiellement leurs droits et libertés? L'une des déclara-
tions des droits et libertés de la personne les plus
libérales au monde doit-elle faire admettre comme
justes le dénigrement d'êtres humains et la dérision
dont on les couvre sans raison légitime? Car la Cour
a conclu que tel était bien l'objet de ces messages, ou
de la plupart d'entre eux.
Reste le problème et le fléau des messages télépho-
niques des intimés. Le procédé est-il irréprochable,
est-ce ou non aller au-delà des limites permises que
d'avertir les auditeurs que le message qu'ils sont sur
le point d'entendre peut en offusquer certains et de
les inviter, si c'est le cas, à sortir du programme, pour
dénigrer et tourner ensuite les juifs et les non-blancs
en dérision en prétendant qu'il ne s'agit pas d'êtres
humains ou de vouloir réduire la gravité de la furie
meurtrière du lâche Holocauste perpétré par les nazis
parce qu'un peu moins de six millions de «sous-
hommes» ont été supprimés sans pitié?
Le beau régime humanitaire canadien des droits et
libertés de la personne se désintéresse-t-il froidement
de l'utilisation du téléphone—moyen de communica
tion de masse—pour porter atteinte à la dignité
d'êtres humains en les tournant en dérision pour
l'unique raison qu'ils sont ce qu'ils sont? Personne
ne choisit ses parents biologiques ni ses ancêtres. Par
conséquent, nul n'est justifié à essayer de faire valoir
sa soi-disant noblesse de caractère ou de naissance en
s'appuyant sur son ascendance.
En effet, ils sont nombreux, très nombreux, ceux
qui comptent parmi leurs ancêtres des fanatiques, des
haineux, voire des nazis. Quiconque prétend donner
une leçon d'histoire sur la transmission de la civilisa
tion n'a pas à commencer par séparer les «vrais
hommes» des êtres qui ne sont pas humains. Les
gorilles et les chimpanzés ne sont pas humains. Ce
qui caractérise la race humaine ou, en vue du respect
qu'on doit aux intimés, les races humaines, est son
interfécondité. Voilà à n'en pas douter un moyen
d'identifier et de définir tous les êtres humains de la
planète. À nouveau, il est tout à fait remarquable que
dans son hymne dithyrambique à la civilisation euro-
péenne pure, «l'historien» de l'enregistrement soit
néglige à dessein, soit ignore l'existence du grand
empire sémite des Abbasides islamiques (750-1250
environ) avec ses officiers et ses érudits juifs, perses
et même chrétiens. Des centres culturels urbains
prospères, habités et inspirés par des races non euro-
péennes, voire par des populations mixtes, fleuris-
saient dans des endroits aussi éloignés que Cordoba à
l'ouest, Palerme, Le Caire et Bagdad, jusqu'à Nisha-
pur à l'est. Presque toutes les encyclopédies euro-
péennes ou américaines pourraient enseigner à l'au-
teur de la «leçon d'histoire» que la culture, le savoir
et l'érudition des Abbasides ont préservé l'enseigne-
ment des anciens Grecs et ont largement éclipsé une
Europe qui se débattait dans l'ignorance générale et
la brutalité des premiers siècles du Moyen Âge. Cette
grave omission de la «leçon d'histoire» révèle à quel
point elle peut être futile et stupide.
Immuablement fondé, en bonne part, sur la vénéra-
tion et le culte des ancêtres, le racisme nourrit en son
sein deux propensions pernicieuses. La première est
la tendance à outrager autrui en raison d'une préten-
due supériorité due à d'imaginaires vertus intellec-
tuelles, physiques et culturelles héritées d'aïeux dont
le fanatisme, le sectarisme et l'abjection semblent
avoir été aussi constants que ceux de leurs descen
dants actuels. Par qui, après tout, le racisme a-t-il été
transmis au monde moderne dit avancé? L'autre pro-
pension est d'alimenter les plaintes et les ressenti-
ments des ascendants pour constamment les assener,
toutes griffes de la culpabilité dehors, à la tête de cer-
tains contemporains dont les ancêtres depuis
longtemps disparus sont peut-être les seuls à porter la
paternité sanglante. Et ainsi de suite. Or, de même
qu'on ne peut se réclamer des mérites de ses ancêtres,
on ne saurait se voir imputer leurs méfaits. Les racis-
tes n'oublient rien et n'apprennent rien. (C'est peut-
être pourtant dans le mélange des races, idée qu'ab-
horrent les propagateurs de haine, de supériorité et de
violence, que réside le salut de l'humanité; les êtres
humains pourraient alors s'attaquer à l'élimination du
virus domination/damnation de l'intolérance reli-
gieuse.) Stupidement élevé au rang de religion ou de
philosophie politique et faussement glorifié, le
racisme est, dans ses propensions, clairement hostile
aux impératifs et aux valeurs sublimes de la Constitu
tion du Canada.
Ceci démontre la sottise de ceux qui vouent un
culte à l'ascendance ou s'en font les apôtres. Cette
sottise, toutefois, devient carrément nuisible et peut
devenir meurtrière lorsqu'elle est dirigée contre
d'autres êtres humains en raison de l'identité d'an-
cêtres qu'ils n'ont pas choisis. C'est ce qui arrive
lorsqu'on reproche à des personnes ce qu'elles ne
peuvent changer même si elles le désiraient. La pour-
riture du racisme s'attaque à autrui pour le dénigrer et
le tourner en dérision simplement parce qu'il respire,
parce qu'il est en vie.
Souvent les racistes sont d'une ignorance si
aveugle qu'ils dénigrent les gens sans savoir qui sont
leurs victimes. Par exemple, le programme portant
soi-disant sur la «taxe kascher» pourrait être exprimé
librement et légitimement pour informer les consom-
mateurs qu'ils paient tous un peu plus (si c'est le cas)
pour satisfaire aux exigences religieuses d'une petite
minorité et que ce coût devrait à juste titre être sup
porté par ceux qui sont à la source de ces exigences.
La liberté de pensée, d'opinion et d'expression per-
met et protège sûrement cette communication qui ne
tourne personne en dérision. Les intimés peuvent être
étonnés d'apprendre que les juifs ne sont pas les seuls
à rechercher la nourriture kascher, voire des savons.
Ils sont renvoyés au A1 -Qur'an (le Coran), Surah V,
versets 3 et 5. Il en va de même des plaintes abstru-
ses, mais futiles, portant sur la diffusion de l'architec-
ture et de la musique de l'Europe occidentale qui
pourraient être exprimées de façon légitime et proté-
gées par les dispositions de la Charte précitées. Il
n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur le fond
—cette tâche revient à un tribunal des droits de la
personne—mais il se peut que les passages concer-
nant l'architecture et la musique ne constituent pas
une violation dans la forme dans laquelle ils sont dif-
fusés. Cependant, ils font partie d'un «menu» dans
lequel ils renforcent les messages racistes qu'ils
accompagnent.
Le Canada, dont la Constitution affirme la liberté
de conscience et de religion en même temps que la
liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expres-
sion doit être—est—par implication nécessaire un
État séculier. (La seule exception historique qui
remonte à une époque où il était impossible de pré-
voir autre chose qu'une nation euro -chrétienne ou
aborigino-chrétienne, est la reconnaissance de sys-
tèmes scolaires confessionnels.) Cependant, compte
tenu des dispositions constitutionnelles mentionnées
ci-dessus, le Canada ne pourrait jamais devenir une
théocratie, peu importe les croyances d'une majorité
de la population au sujet de Dieu, de Yahweh, d'Al-
lah ou de dieux multiples, car l'État serait toujours
tenu de garantir toutes ces libertés simultanément.
L'article 29 de la Charte constitue l'exception notoire
mentionnée ci-dessus, et apparemment indéracinable,
à la sécularité de l'État canadien. Peut-être que l'ex-
ception confirme la règle.
Ces libertés font-elles alors l'objet d'une restric
tion naturelle ou inhérente, mises à part les considéra-
tions inspirées par l'article premier de la Charte et
même en dépit de l'exclusivité que cet article s'ar-
roge? Cette restriction s'impose de manière inhérente
et naturelle lorsque les champs respectifs de chaque
liberté se heurtent. Par exemple, lorsque les
croyances religieuses exigent l'excision des filles ou
incitent les croyants à assassiner les présumés blas-
phémateurs, la liberté de conscience, de religion et de
croyance doit tout simplement céder le pas devant le
droit à la vie et à la sécurité de la personne qui est
également garanti. Ces pratiques, même si elles sont
soutenues par une sémantique musclée sur la liberté
de religion, doivent attirer l'attention des autorités
policières et des sociétés d'aide à l'enfance.
Les personnes contre lesquelles sont dirigés des
messages de dénigrement déshumanisants sont en
butte à l'humiliation et à la moquerie. La Charte ne
garantit sûrement pas la diffusion de tels messages. Il
y a donc une restriction inhérente à la liberté de
parole et d'expression lorsque celle-ci se heurte aux
droits énoncés aux articles 7, 12, 15, 27 et peut-être
28. Bien qu'en vertu de l'article 32, la Charte s'ap-
plique aux gouvernements et aux législatures, il ne
faut pas oublier que les droits et libertés dont jouis-
sent les citoyens sont garantis, et si ce n'est pas par
l'État, par qui? Le rôle de la Cour n'est pas proactif,
comme le démontre l'article 24, mais réactif. Qui
donc doit garantir les juifs et les moins qu'humains
qui n'appartiennent pas à la race européenne contre le
traitement cruel qui leur est infligé par ce dénigre-
ment pernicieux, ces motifs de distinction manifeste-
ment discriminatoires fondés sur la race, l'origine
ethnique, la couleur, la religion ou l'héritage culturel
ou parfois même le sexe, si ce n'est l'État? Cela a
déjà été dit, la Cour peut garantir des droits et des
libertés mais seulement s'ils ont été violés ou si
l'exercice en a été refusé. Il ressort de ces considéra-
tions, qu'il n'y a pas incitation à la violation de l'ar-
ticle 26 de la Charte car la restriction par le jeu des
heurts de certains droits et libertés ne revient pas à
conclure qu'ils sont garantis, comme si les autres
droits et libertés n'existaient pas, mais plutôt à définir
la limite naturelle ou inhérente de leur portée.
Dans la mesure où cette notion de restriction inhé-
rente ou naturelle a été analysée par la jurisprudence,
notamment dans l'affaire Canada (Commission des
droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892,
il est impératif de la réexaminer ou de la modifier, car
dans le jugement précité, il semble qu'aucun des
juges de la Cour suprême du Canada, en interprétant
l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général),
[1989] 1 R.C.S. 927, n'a reconnu de limite au con-
tenu de l'expression ou du message compte tenu de
l'alinéa 26) de la Charte. Peut-être qu'aucune expres
sion de la liberté de parole ne peut être si horrible
(mis à part l'incitation au meurtre, la publication de
l'infâme fatwah ou autre expression similaire) qu'elle
déborde le cadre de la protection garantie par l'alinéa
26) même s'il y a apparemment heurt avec d'autres
droits garantis par la Charte. Bien entendu, on peut
soutenir que les autres droits eux-mêmes englobent
des restrictions inhérentes et raisonnables prescrites
par la loi, dont la justification peut se démontrer.
Quoi qu'il en soit, le Parlement a voulu que l'État
garantisse les droits des citoyens lorsqu'il a adopté
des limites prescrites par la loi, sous la forme de la
Loi canadienne sur les droits de la personne. Ce texte
législatif remplit l'exigence de l'existence de la «loi»
ou «d'une loi» de l'article premier de la Charte. Dans
l'arrêt Taylor, une mince majorité des juges de la
Cour suprême du Canada, soit quatre des sept juges, a
décidé qu'en dépit de l'incompatibilité du para-
graphe 13(1) de la Loi avec la liberté énoncée à l'ali-
néa 2b) de la Charte, cette disposition n'en constituait
pas moins une restriction raisonnable au sens de l'ar-
ticle premier de la Charte.
Il appartiendra au Tribunal des droits de la per-
sonne, et non à la Cour, de décider si les messages
transmis par les intimés sont véritablement suscep-
tibles d'exposer des personnes à la haine ou au
mépris aux termes du paragraphe 13(1) de la Loi.
Ayant conclu que ces messages dénigraient et tour-
naient bel et bien en dérision les êtres humains qu'ils
visaient, la Cour juge qu'ils sont susceptibles d'avoir
pour effet la commission du délit que la Loi vise à
réprimer. Devraient-ils faire l'objet d'une injonction,
même de façon provisoire? Il y a en l'espèce une
question sérieuse à trancher par un tribunal, confor-
mément à la législation adoptée par le Parlement.
Voilà, tel qu'il est, le dilemme lorsque des valeurs et
des impératifs garantis par la Constitution se heurtent
ou semblent le faire. Ernst Ziindel a été condamné à
la détention mais faut-il enjoindre aux intimés, qui
diffusent des informations sur son compte, de cesser
de le faire? L'ensemble du menu qu'ils proposent
devrait-il être visé par l'injonction ou seulement cer-
taines parties? Certains de leurs messages concréti-
sent-ils les idéaux et impératifs de la Constitution qui
protège, du moins ils affirment, la transmission télé-
phonique de ces messages?
Il n'est pas facile de choisir entre d'une part la
liberté d'expression et de parole et d'autre part, sa
suspension en vue de faire obstacle au dénigrement
verbal de certaines personnes à qui l'on reproche
d'être ce qu'elles sont. Exerçant son pouvoir discré-
tionnaire, la Cour conclut que l'expression du mes
sage de dénigrement peut attendre ou être suspendu
en attendant l'issue des délibérations du Tribunal. Si
celui-ci décide que les messages diffusés par les
intimés n'exposent personne à la haine ou au mépris
sur la base de la race, de l'origine nationale ou eth-
nique, de la couleur ou de la religion, il convient de
remarquer que, sauf cataclysme génocide, il subsis-
tera toujours dans la population de nombreux
citoyens dont l'origine n'est pas purement euro-
péenne que les intimés pourront dénigrer. Ils n'auront
donc subi aucun préjudice irréparable. Ce point de
vue peut être apprécié au regard de la dégradation et
de l'humiliation pernicieuses auxquelles sont soumi-
ses les personnes qui servent de cibles aux intimés.
Il convient également de se prononcer dans ce sens
en ce qui concerne la balance des inconvénients. A
n'en pas douter, le fait d'être dénigré et tourné en
dérision simplement parce qu'on respire représente
davantage qu'un simple inconvénient alors qu'il n'est
pas terrible du tout pour les intimés d'être contraints
pour un temps au silence. Certes, il est terrible d'être
privé de sa liberté de parole, même pour une période
relativement courte. Les intimés affirment dans les
faits leur liberté de dénigrer des personnes en raison
de leur ascendance, mais l'objectif des procédures
intentées devant le Tribunal est précisément de déci-
der, avec autorité, si l'on peut démontrer qu'il est jus
tifiable d'y faire obstacle définitivement. Ces procé-
dures ne visent pas à trancher avec autorité la
question de savoir si les cibles des intimés sont réel-
lement des êtres humains qui méritent de ne pas être
dénigrés parce qu'ils sont ce qu'ils sont. Il en va de
même, bien entendu, de ceux qui dénigrent les per-
sonnes dont les ancêtres sont européens simplement
parce qu'elles sont ce qu'elles sont. Après tout, la Loi
vise les droits de la personne.
Comme la Cour a conclu que les messages des
intimés dénigrent les personnes qu'ils visent et qu'ils
portent atteinte à la dignité de ces personnes; la
requérante a soit établi une présomption, soit a au
moins démontré qu'il existait une question sérieuse à
trancher par un tribunal des droits de la personne. Il
s'agit dans les deux cas d'un motif permettant de
décerner une injonction interlocutoire.
La Cour conclut que si certains des messages des
intimés pourraient être exprimés légitimement sans
dénigrement et dérision, le contexte dans lequel il
faut replacer le menu proposé par les intimés suggère
si fortement le dénigrement, l'humiliation et la déri-
sion dirigés contre les juifs et les non-blancs qu'il
convient de les assujettir provisoirement à une
injonction.
Environ une semaine et demie après l'audience de
Vancouver, qui a eu lieu les 5 et 6 février 1992, deux
enregistrements sonores de messages diffusés sur le
«Liberty Net» des intimés ont été communiqués par
l'avocat de la requérante, bien qu'ils n'aient pas été
admis en preuve. Ces enregistrements ont été rejetés
pour ce motif. Par une lettre datée du 26 février,
l'avocat des intimés a fait savoir ce qui suit:
[TRADUCTION] La présente confirme qu'au nom de Canadian
Liberty Net, je ne m'oppose pas à ce que vous fassiez parvenir
les enregistrements sonores à Monsieur le juge Muldoon. Je ne
désire pas en recevoir de copie.
N.B. Il est entendu que les enregistrements communiqués au
juge reprennent les messages qui constituent l'objet de la
plainte elle-même et ne concernent pas M. Joseph Thompson.
Le juge—l'auteur du présent jugement—a écouté
quelques passages tirés du côté A de la bande, dont
l'original a été enregistré le 14 décembre 1991 par
M. Yamauchi; il n'a pas entendu le côté portant l'éti-
quette «copie de messages supplémentaires». Bien
que le niveau du son et la qualité de l'enregistrement
aient été mauvais, il semble confirmer la transcription
des messages jointe en annexe à l'affidavit.
À l'audience, l'avocat de la requérante avait l'im-
pression qu'aucun tribunal des droits de la personne
n'avait été constitué et qu'il était impossible d'en
prévoir la formation immédiatement. Si tel avait été
le cas, la Cour aurait assorti son ordonnance de con
ditions. Cependant, depuis l'audience, la constitution
d'un tribunal a été annoncée et celui-ci est sur le
point de commencer ses travaux. Il convient de
réduire au minimum tout délai nécessaire et les
intimés auraient, et ont par les présentes, le droit de
demander que l'ordonnance soit assortie de condi
tions si le Tribunal ne procède pas avec célérité en
collaboration, bien entendu, avec les intimés qui,
autrement, ne seraient pas fondés à se plaindre des
retards.
Sera rendue une ordonnance enjoignant aux
intimés ou à leurs préposés, mandataires ainsi qu'à
toute personne ayant connaissance de l'ordonnance,
de s'abstenir d'accomplir les actes décrits dans l'avis
introductif d'instance de la requérante. Les dépens
suivront la cause et il faudra attendre l'issue des déli-
bérations du Tribunal et de tout appel formé contre
cette décision pour demander une ordonnance con-
cernant les dépens. Si les parties estiment que ces
procédures, pratiquement inédites, qui ont été enta-
mées par la CCDP, qui a assumé le rôle du procureur
général, ne devraient pas entraîner de frais, il y a suf-
fisamment de temps pour présenter des observations
à cet effet.
Les avocats de la requérante peuvent rédiger un
projet d'ordonnance conformément à la Règle
337(2)b) des Règles de la Cour. Ils devraient donner
aux avocats des intimés la possibilité de leur présen-
ter ou de présenter à la Cour des observations sur la
forme du projet avant de le faire signer.
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