T-442-90
Mark Donald Benner (requérant)
c.
Le Sécrétaire d'État du Canada et le greffier de la
citoyenneté (intimés)
RÉPERTORIA' BENNER C. CANADA (SECRÉTAIRE D'ETAT)
(Ire INST.)
Section de première instance, juge en chef adjoint
Jerome—Toronto, 2 et 31 août 1990; Ottawa, 9 juillet
1991.
Citoyenneté — Le requérant est né aux E.-U. en 1962 du
mariage d'une mère canadienne et d'un père américain — La
Loi sur la citoyenneté alors en vigueur conférait la citoyenneté
à un enfant né à l'étranger de père canadien ou, si ses parents
n'étaient pas mariés, de mère canadienne — La Loi aujour-
d'hui en vigueur confère automatiquement la citoyenneté à un
enfant né à l'étranger d'un parent canadien après le 14 février
1977 — Les personnes nées à l'étranger du mariage d'une
mère canadienne avant le 15 février 1977 doivent faire une
demande, répondre à des conditions, prêter serment — Cela
est-il contraire à la Charte des droits? — L'art. 22 interdit
l'octroi de la citoyenneté aux personnes accusées d'un acte
criminel ou purgeant une peine — La citoyenneté a été refusée
au requérant en attendant qu'il soit statué sur l'accusation de
meurtre portée contre lui — La Charte des droits n'a pas un
effet rétroactif — Elle s'applique à une pratique discrimina-
toire continue et non à un incident précis et isolé ayant eu lieu
avant son entrée en vigueur — Le droit à la citoyenneté dépend
d'un événement précis et isolé propre à la naissance.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l'éga-
lité — La Loi sur la citoyenneté confère la citoyenneté aux per-
sonnes nées à l'étranger d'un parent canadien après le
14 février 1977 — Les personnes nées à l'étranger avant le
15 février 1977 d'un père canadien ou d'une mère canadienne
célibataire ont droit à la citoyenneté — Les personnes nées à
l'étranger du mariage d'une mère canadienne avant le
15 février 1977 doivent faire une demande, respecter des con
ditions, prêter serment — Y a-t-il discrimination en vertu de
l'art. 15? — L'invalidité en vertu de l'art. 15 exige aussi bien
un traitement inégal qu'un objet ou un effet discriminatoire —
Le refus de la citoyenneté aux personnes accusées d'un acte
criminel se fonde sur leurs mérites et non sur des caractéris-
tiques personnelles analogues aux motifs de distinction illi-
cites.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures cri-
minelles et pénales — Le refus de la citoyenneté au requérant
accusé d'un acte criminel n'est pas incompatible avec son
droit d'être présumé innocent.
Le requérant est né aux États-Unis le 29 août 1962, du
mariage d'une mère canadienne et d'un père américain. À cette
époque, l'alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté conférait la
citoyenneté à un enfant, né à l'étranger, d'un père canadien ou,
si ses parents n'étaient pas mariés, d'une mère canadienne. En
1977, la Loi a été modifiée pour accorder aussi la qualité de
citoyens aux personnes nées à l'étranger après le 14 février
1977 d'un parent qui était citoyen canadien. L'alinéa 5(2)b)
prévoit le cas des personnes qui, comme le requérant, sont nées
à l'étranger avant cette date d'une mère canadienne et qui
n'ont pas droit à la citoyenneté en vertu de l'ancienne loi, en
exigeant que le ministre accueille leur demande de citoyenneté.
Toutefois l'article 22 interdit l'octroi de la citoyenneté en vertu
de l'article 5 notamment à quiconque purge une peine après
condamnation pour une infraction ou est accusé d'un acte cri-
minel. L'article 20 du Règlement exige qu'un demandeur de
plus de 14 ans prête le serment de citoyenneté.
En 1987, le requérant a demandé la citoyenneté canadienne
conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté.
Dans le cadre de cette procédure, la GRC a fait savoir qu'il
semblait que le requérant était accusé de meurtre; l'avocat du
requérant a demandé que la demande de citoyenneté soit mise
en suspens jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'accusation. Le gref-
fier de la citoyenneté a avisé le requérant qu'il avait 30 jours
pour démontrer qu'il n'était pas inadmissible à recevoir la
citoyenneté en vertu de l'article 22 de la Loi. Le 17 octobre
1989, la demande de citoyenneté a été rejetée.
Le requérant sollicite un bref de certiorari visant à annuler
cette décision, et un bref de mandamus pour ordonner au gref-
fier d'accorder la citoyenneté, sans exiger la prestation du ser-
ment de citoyenneté, au motif que l'article 22 de la Loi et l'ar-
ticle 20 du Règlement sont incompatibles avec la Charte.
Jugement: la demande devrait être rejetée.
L'article 15 de la Charte ne s'applique pas aux causes d'ac-
tion ayant pris naissance avant le 17 avril 1985. La raison du
laps de trois ans avant l'entrée en vigueur de l'article 15 était
de permettre aux gouvernements de respecter ses exigences.
Un effet rétroactif irait donc à l'encontre de cet objectif. Pour
juger de l'applicabilité de la Charte, le tribunal doit se deman-
der si elle était en vigueur au moment ob l'événement censé la
violer s'est produit ou a eu son effet. Différents droits et
libertés se cristalliseront à différents moments. La Charte s'ap-
plique à une violation des droits continue et actuelle, même si
la violation a pris naissance avant la Charte. En l'espèce, il n'y
a pas pratique discriminatoire continue postérieure à la Charte;
l'admissibilité du requérant a plutôt été déterminée par l'évé-
nement précis et isolé de sa naissance et à ce moment. Le droit
à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti à
l'article 7 ne comprend pas le droit à la citoyenneté. Et le délai
imposé à l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté ne porte pas
atteinte au droit d'un accusé dans des procédures criminelles
d'être présumé innocent.
Même si la cause d'action du requérant était considérée
comme ayant pris naissance après l'entrée en vigueur de la
Charte, il y a violation de l'article 15 seulement si la discrimi
nation à l'égard d'une personne viole l'un des droits à l'égalité,
et si elle a un objet ou un effet discriminatoire. En l'espèce, la
distinction faite entre les personnes issues du mariage de leurs
parents et celles qui sont nées hors des liens du mariage prive
le requérant du même bénéfice de la loi. Cependant, toute dis
tinction n'est pas discriminatoire. Les gouvernements peuvent
faire la classification des individus et des groupes; l'applica-
tion de règles différentes à des personnes différentes est néces-
saire pour gouverner la société moderne. Une distinction inac-
ceptable doit se rattacher à une des caractéristiques
personnelles énumérées à l'article 15 ou à une caractéristique
analogue aux motifs énumérés. Les distinctions fondées sur les
mérites et les capacités d'un individu sont rarement discrimi-
natoires. En adoptant la Loi sur la citoyenneté de 1977, le Par-
lement a décidé d'offrir un accès préférentiel à un groupe de
personnes jusqu'alors privées de cet avantage. La ligne de
démarcation entre les personnes nées avant une certaine date et
celles qui sont nées après cette date relève clairement de la
compétence du Parlement, et on retrouve des distinctions sem-
blables en matière d'impôt sur le revenu et d'assurance-chô-
mage. En imposant une procédure de demande et la prestation
du serment aux personnes dans la situation du requérant, le
législateur a établi une distinction fondée non sur leurs caracté-
ristiques personnelles mais sur leurs mérites et leurs capacités.
Il n'y a donc ni objectif ni effet discriminatoire.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la
Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,
Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)
[L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 1, 7, 11d),
15(1), 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 214 (mod.
par. S.R.C. 1970, chap. C-35, art. 4(1); S.C. 1973-74,
chap. 38, art. 2, 10, 11; 1974-75-76, chap. 105, art 4).
Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art.
3(1), 4(3), 5(2)b), 20(2) (mod. par. S.C. 1977-78, chap.
22, art. 8; 1987, chap. 37, art. 13).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29, art.
3(1), 4(3), 5(2)b), 22(2)a).
Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap.
C-19, art. 5(1)b).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art.
18.
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. 1-2,
art. 27(2)f).
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52,
art. 27(2)f).
Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., chap. 400, art. 20.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Affaire intéressant la Loi sur la citoyenneté et Noailles,
[1985] 1 C.F. 852 (Ire inst.); Andrews c. Law Society of
British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R.
(4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R., (2d) 273; 36
C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S.
1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8: 69 C.R. (3d) 97.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Benner c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration
(1988), 93 N.R. 250 (C.A.F.); R. v. Longtin (1983), 41
O.R. (2d) 545; 147 D.L.R. (3d) 604; 5 C.C.C. (3d) 12; 8
C.R.R. 136 (C.A.); R. v. James, Kirsten and Rosenthal
(1986), 55 O.R. (2d) 609; (1986), 27 C.C.C. (3d) 1;
[1986] 2 C.T.C. 288; 86 D.T.C. 6432; 15 O.A.C. 319
(C.A.) confirmée sous l'intitulé R. c. James, [1988] 1
R.C.S. 669; (1988), 63 O.R. (2d) 635; 40 C.C.C. (3d) 576;
[1988] 2 C.T.C. 1; 88 DTC 6273; 85 N.R. 1; R. c. Stevens,
[1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64
C.R. (3d) 297; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; Reference Re
Sections 32 and 34 of the Workers' Compensation Act,
(Nfld.) (1987), 67 Nfld. & P.E.I.R. 16; 44 D.L.R. (4th)
501; 206 A.P.R. 16; 36 C.R.R. 112 (C.A.) conf. [1989] 1
R.C.S. 922; (1989), 76 Nfld. & P.E.I.R. 181; 56 D.L.R.
(4th) 765; 235 A.P.R. 181; 40 C.R.R. 135; 96 N.R. 227;
Davidson et al. v. Davidson (1986), 33 D.L.R. (4th) 161;
[1987] 2 W.W.R. 642; 10 B.C.L.R. (2d) 88; 26 C.C.L.I.
134 (C.A.C.-B.); R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595;
(1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d)
193; 89 N.R. 161; R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254;
(1990), 57 C.C.C. (3d) 115; 77 C.R. (3d) 273; 49 C.R.R.
79; 110 N.R. 321; 41 O.A.C. 81.
DÉCISIONS CITÉES:
Reyes c. Procureur général du Canada, [1983] 2 C.F.
125; (1983), 149 D.L.R. (3d) 748; 3 Admin. L.R. 141; 13
C.R.R. 235 (1'e inst.); Orantes c. Ministre de l'Emploi et
de l'Immigration (1990), 34 F.T.R. 184 (C.F. lre inst.).
DOCTRINE
Driedger, Elmer A., «Statutes: Retroactive Retrospective
Reflections» (1978), 56 R. du B. can. 264.
AVOCATS:
Richard Vanderkooy pour le requérant.
Jaqueline Ott pour les intimés.
PROCUREURS:
Posthumus & Abols, Toronto, pour le requérant.
Le sous-procureur général du Canada pour les
intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de
l'ordonnance rendus par
LE JUGE EN CHEF ADJOINT JEROME: Cette affaire a été
entendue à Toronto (Ontario) les 2 et 31 août 1990.
Par avis de requête en date du 14 février 1990, le
requérant sollicite, conformément à l'article 18 de la
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7:
1. Une ordonnance de certiorari annulant la décision en date
du 17 octobre 1989 par laquelle l'intimé, le greffier de la
citoyenneté canadienne, rejetait la demande de citoyenneté
canadienne faite par le requérant.
2. Une ordonnance de mandamus enjoignant à l'intimé, le
Secrétaire d'État du Canada, d'attribuer la citoyenneté cana-
dienne au requérant sans exiger le serment de citoyenneté, et
de lui délivrer un certificat de citoyenneté en application de
l'article 12 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, chap. C
29, et ses modifications.
3. Tous les dépens sur la base procureur-client, conformément
à la règle 344.
4. Toute autre réparation que cette Cour peut juger équitable.
LES FAITS:
Les faits saillants exposés dans l'affidavit du
requérant déposé le 14 février 1990 et dans l'affidavit
de Colette Arnal, chef, Enregistrement et Promotion
de la citoyenneté, ministère du Secrétariat d'État,
déposé le 26 avril 1990, sont les suivants. Le requé-
rant est né du mariage de ses parents, aux États-Unis
d'Amérique le 29 août 1962. À sa naissance, sa mère
était citoyenne canadienne et son père, citoyen améri-
cain. Au cours de son enfance, le requérant a été
séparé de ses parents et il a résidé en Californie. Il est
entré au Canada le 10 octobre 1986 après avoir
découvert que sa mère habitait dans la région de
Toronto. Le 9 juillet 1987, une enquête sur son statut
au Canada a débuté en application de l'alinéa 27(2)f)
de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77,
chap. 52, [aujourd'hui L.R.C. (1985), chap. I-2]. Le
requérant a affirmé être citoyen canadien, et le 24
septembre 1987, il a demandé la citoyenneté cana-
dienne conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur
la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, [aujour-
d'hui L.R.C. (1985), chap. C-29, et ses modifica
tions] (la «Loi») à la Cour de citoyenneté canadienne
à Mississauga (Ontario) (la «Cour de la citoyen-
neté»). Les intimés disent cependant que le requérant
n'a pas fourni toute la documentation nécessaire exi-
gée par le Règlement sur la citoyenneté [C.R.C.,
chap. 400].
Un «Avis d'ajournement de l'enquête de l'immi-
gration pour vérification de la revendication de la
citoyenneté canadienne» en date du 19 novembre
1987 a été adressé à la Cour de la citoyenneté par
Emploi et Immigration Canada («EIC»). Le
26 novembre 1987, la Cour de la citoyenneté a avisé
EIC qu'une recherche commencée le 18 novembre
1987 indiquait que l'Index de l'enregistrement de la
citoyenneté ne contenait aucune mention du requé-
rant. Le 27 janvier 1988, une mesure d'expulsion a
été prise contre le requérant conformément à l'en-
quête de l'immigration. Le 25 août 1988, le requérant
s'est adressé à la Cour d'appel fédérale pour obtenir
l'annulation de la mesure d'expulsion. Le 3 novem-
bre 1988, la Cour a annulé la mesure d'expulsion
parce que la demande de citoyenneté du requérant
n'avait pas été décidée et pour permettre qu'il y soit
procédés.
Le requérant s'est présenté à la Cour de la citoyen-
neté le 27 octobre 1988 et il a fourni les renseigne-
ments et la documentation qui manquaient. Comme
on le fait lorsqu'il s'agit de vérifier l'absence de
casier judiciaire, la demande du requérant a été adres-
sée à la Gendarmerie Royale du Canada (la «GRC»).
Le 5 décembre 1988, la GRC a laissé savoir que le
requérant pouvait avoir un casier judiciaire, et de mai
à août 1989, on a obtenu les renseignements suivants
sur le casier judiciaire du requérant:
(i) condamnation pour vol de plus de 1 000 $ A Brampton
le ler juin 1987 (ayant fait par la suite l'objet d'un appel
et retirée par la Couronne le 9 mars 1988);
(ii) accusation pendante de meurtre (York);
(iii) accusation pendante d'entrave à la justice et d'usur-
pation d'état civil (Peel); et
(iv) quatre mandats de dépôt pendants.
Les 16 décembre 1988 et 8 mars 1989, on a
demandé au requérant de transmettre ses empreintes
digitales. Dans une lettre adressée à la Cour de la
citoyenneté le ler mai 1989, l'avocat du requérant a
laissé savoir que ce dernier avait été accusée d'un
acte criminel et il a demandé que la demande de
citoyenneté soit mise en suspens jusqu'à ce qu'il soit
statué sur l'accusation. Le 31 août 1989, le greffier de
la citoyenneté canadienne intimé a avisé le requérant
que les éléments de preuve au dossier semblaient
écarter sa demande et que celle-ci serait mise en sus-
pens pendant 30 jours pour lui permettre de démon-
trer qu'il n'était pas inadmissible:
[TRADUCTION] En raison des renseignements ci-dessus [casier
judiciaire], il semblerait qu'il ne vous est pas possible de rece-
voir la citoyenneté canadienne en vertu de l'article 22 de la Loi
sur la citoyenneté. Pour permettre la vérification de ces rensei-
1 Benner c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1988),
93 N.R. 250 (C.A.F.).
gnements, à deux reprises on vous a demandé, par courrier
recommandé, de transmettre vos empreintes digitales, ce que
vous n'avez pas fait.
Votre demande sera tenue en suspens au cours des trente pro-
chains jours afin de vous permettre de démontrer qu'il ne vous
est pas interdit de recevoir la citoyenneté canadienne.
Le requérant n'a pas répondu et dans une lettre en
date du 17 octobre 1989, le greffier l'a avisé que sa
demande de citoyenneté présentée en vertu de l'ali-
néa 5(2)b) de la Loi avait été rejetée.
Le requérant demande que cette Cour, conformé-
ment aux pouvoirs de réparation que lui confère l'ar-
ticle 24 de la Charte, annule la décision par laquelle
le greffier de la citoyenneté canadienne intimé rejetait
la demande de citoyenneté canadienne du requérant,
et qu'elle ordonne au Secrétaire d'État du Canada
intimé d'accorder la citoyenneté au requérant sans
exiger qu'elle prononce le serment de citoyenneté. Le
fondement de cette demande repose sur la prétention
que l'article 22 de la Loi [L.R.C. (1985), chap. C-29]
et l'article 20 du Règlement sont inopérants dans la
mesure où ils visent une demande de citoyenneté fon-
dée sur les antécédents maternels.
LE POINT EN LITIGE:
La demande de citoyenneté du requérant a été mise
en suspens conformément à l'article 22 de la Loi en
raison des accusations de nature criminelle portées
contre lui. Les intimés précisent que si les accusa
tions sont finalement rejetées ou que le requérant est
reconnu innocent, la demande de citoyenneté sera
traitée. Cependant, si le requérant est finalement
déclaré coupable des accusations portées contre lui,
l'octroi de la citoyenneté sera mis en suspens confor-
mément à l'alinéa 22(2)a) pendant trois ans suivant la
date où cette déclaration de culpabilité n'est plus pen-
dante. Le requérant fait valoir qu'il est visé par l'ar-
ticle 22 parce qu'il est né à l'étranger de l'union légi-
time d'une mère canadienne avant le 14 février 1977,
et qu'il doit en conséquence faire une demande de
citoyenneté conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi.
Le point litigieux consiste donc à savoir si le traite-
ment préférentiel prévu à l'alinéa 5(2)b) à l'égard des
demandes des non-citoyens nés de mères citoyennes
canadiennes (et issus d'une union légitime) avant le
14 février 1977, viole la Charte.
DISPOSITIONS DE LA LOI:
Les dispositions légales pertinentes en l'espèce
sont les paragraphes 3(1) et 4(3), l'alinéa 5(2)b), et
l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-
75-76, chap. 108 (la «Loi sur la citoyenneté de
1977»), l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne Loi sur la
citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19 (la
«Loi sur la citoyenneté de 1947»), l'article 20 du
Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., chap. 400, et le
paragraphe 15(1), l'article 7 et l'alinéa 11d) de la
Charte canadienne des droits et libertés [qui consti-
tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,
annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11
(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]] (la
«Charte»).
La loi canadienne sur la citoyenneté, la «Loi con-
cernant la citoyenneté, la nationalité et la naturalisa
tion, ainsi que le statut des étrangers», S.R.C. 1952,
chap. 33 et ses modifications [S.C. 1952-53, chap.
23, art. 14] (la «Loi sur la citoyenneté de 1947») est
entrée en vigueur le ler janvier 1947. Le paragraphe
5(1) de la Loi sur la citoyenneté de 1947 prévoyait
qu'une personne, née après le 31 décembre 1946, est
un citoyen canadien de naissance:
5. (1)...
a) si elle est née au Canada ou sur un navire canadien; ou
b) si elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire
canadien, et si
(i) son père ou, dans le cas d'un enfant né hors du
mariage, sa mère, au moment de la naissance de cette per-
sonne, était un citoyen canadien, et si
(ii) le fait de sa naissance est enregistré, d'après les règle-
ments, au cours des deux années qui suivent l'événement
ou au cours de la période prolongée que le Ministre peut,
en vertu des règlements, autoriser en des cas spéciaux.
[C'est moi qui souligne.]
La Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108
[aujourd'hui L.R.C. (1985), chap. C-29 et ses modifi
cations] a été proclamée en vigueur le 15 février 1977
et la Loi sur la citoyenneté de 1947 a été abrogée. En
voici les dispositions pertinentes:
3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi,
a qualité de citoyen toute personne:
a) née au Canada après le 14 février 1977;
b) née à l'étranger après le 14 février 1977 d'un père ou
d'une mère ayant qualité de citoyen au moment de la nais-
sance;
c) ayant obtenu la citoyenneté—par attribution ou acquisi-
tion—sous le régime des articles 5 ou 11 et ayant, si elle
était âgée d'au moins quatorze ans, prêté le serment de
citoyenneté;
d) ayant cette qualité au 14 février 1977;
e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes
de l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne loi.
4....
(3) Pour l'application de l'alinéa 3(1)e), la personne qui est
par ailleurs, en application de l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne loi,
habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen, le demeure même
si sa naissance est enregistrée après cette date, conformément
aux règlements pris en vertu de l'ancienne loi:
a) dans les deux ans suivant sa naissance;
b) dans le délai plus long accordé par le ministre même
après le 15 février 1977 2 .
5....
(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté:
b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est
autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans
le délai ultérieur qu'il autorise, à la personne qui, née à
l'étranger avant le 15 février 1977 d'une mère ayant à ce
moment-là qualité de citoyen, n'était pas admissible à la
citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(1) de l'an-
cienne loi 3 .
22. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul
ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l'article 5 ou du
paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté:
a) pendant la période on, en application d'une disposition
législative en vigueur au Canada:
(i) il est sous le coup d'une ordonnance de probation,
(ii) il bénéficie d'une libération conditionnelle,
(iii) il est détenu dans un pénitencier, une prison ou une
maison de correction;
b) tant qu'il est inculpé pour une infraction prévue au para-
graphe 29(2) ou (3) ou pour un acte criminel prévu par une
loi fédérale, et ce jusqu'à la date d'épuisement des voies de
recours;
e) s'il n'a pas obtenu l'autorisation du ministre de l'Emploi
et de l'Immigration éventuellement exigée aux termes du
2 La date fixée pour l'enregistrement conformément au para-
graphe 4(3) et à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de
1977 a été prorogée au 15 février 1992.
3 Ibid.
paragraphe 55(1) de la Loi sur l'immigration pour être admis
au Canada et y demeurer à titre de résident permanent.
(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, mais
sous réserve de la Loi sur le casier judiciaire, nul ne peut rece-
voir la citoyenneté au titre de l'article 5 ou du paragraphe 11(1)
ni prêter le serment de citoyenneté s'il a été déclaré coupable
d'une infraction prévue au paragraphe 29(2) ou (3) ou d'un
acte criminel prévu par une loi fédérale:
a) au cours des trois ans précédant la date de sa demande;
b) entre la date de sa demande et celle prévue pour l'attribu-
tion de la citoyenneté ou la prestation du serment.
L'article 20 du Règlement sur la citoyenneté pré-
voit ce qui suit:
20. (1) Sous réserve du paragraphe 5(3) de la Loi et de l'ar-
ticle 22 du présent règlement, une personne qui a 14 ans révo-
lus à la date à laquelle elle se voit accorder la citoyenneté en
vertu du paragraphe 5(2), 5(4) ou 10(1) de la Loi doit prêter le
serment de citoyenneté en jurant ou en faisant une déclaration
solennelle ...
Voici le libellé des dispositions pertinentes de la
Charte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les
droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res-
treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient
raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le
cadre d'une société libre et démocratique.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa
personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor-
mité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit:.. .
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré cou-
pable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et
impartial à l'issue d'un procès public et équitable; ...
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique
également à tous, et tous ont droit à la même protection et au
même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina
tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori-
gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe,
l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
MOYENS DU REQUÉRANT:
Le requérant soutient qu'il est privé de la même
protection et du même bénéfice de la loi parce qu'on
lui refuse la citoyenneté canadienne en raison du sexe
de celui de ses parents qui possédait la citoyenneté
canadienne au moment de sa naissance à l'étranger
avant le 15 février 1977. Le traitement discrimina-
toire prévu par la Loi sur la citoyenneté en raison du
sexe ou de l'état matrimonial du parent possédant la
citoyenneté canadienne est présumé être péjoratif en
vertu d'un motif interdit par la constitution parce que:
a) la discrimination se fonde sur des motifs ressemblant de près
à ceux qui sont énumérés au paragraphe 15(1);
b) elle est fortement et évidemment liée à l'un des motifs inter-
dits mentionnés, à savoir le sexe, qui est l'un des motifs de
discrimination les plus pernicieux au plan social et dont la pra-
tique remonte très loin;
c) elle se fonde sur des caractéristiques personnelles
immuables et naturelles;
d) elle a un effet important et non trivial sur ceux qui appar-
tiennent à la même catégorie que la partie requérante en ce
sens qu'elle les prive de la citoyenneté canadienne et de la pos-
sibilité d'acquérir la double citoyenneté canadienne et améri-
caine.
Le requérant soutient aussi que la citoyenneté ne peut
être considérée comme un «privilège» et que son
droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa per-
sonne garanti par l'article 7 de la Charte est violé.
Plus particulièrement, il affirme qu'il y a violation
de son droit ab initio à la qualité de citoyen canadien
de naissance, de son droit d'entrer au Canada et d'y
demeurer, et de son droit au plein bénéfice de la doc
trine selon laquelle quiconque est présumé innocent
tant qu'il n'est pas déclaré coupable, consacrée à
l'alinéa 11d) de la Charte.
Le requérant souligne que la violation des droits
que lui confèrent le paragraphe 15(1) et l'article 7 ne
saurait se justifier en vertu de l'article premier de la
Charte. Il fait valoir que les objectifs des disposi
tions applicables de la Loi sur la citoyenneté sont
abusifs et que leur justification ne peut se démontrer
dans le cadre d'une société libre et démocratique dont
l'un des fondements est la justice sociale et l'égalité.
Le requérant avance que les objectifs et l'incidence
de la Loi sur la citoyenneté ne répondent pas aux exi-
gences du paragraphe 15(1) de la Charte en matière
d'égalité en ce sens que les droits, les bénéfices et la
protection propres à la citoyenneté canadienne sont
accordés à ceux qui les réclament en vertu de leur
père ou de leur naissance illégitime, et non à ceux qui
les demandent en vertu de leur mère. L'intention de
restreindre la citoyenneté à ceux qui la méritent et le
désir de protéger la sécurité du Canada ne sont pas
traités correctement parce que la caractéristique non
pertinente des antécédents maternels a été isolée. De
plus, l'interdiction prévue à l'article 22 invoquée en
raison de l'acte criminel dont est accusé le requérant
viole la doctrine de la présomption d'innocence pro-
tégée par la constitution, et elle n'est pas liée de
façon rationnelle à la sécurité du Canada. Le requé-
rant fait donc valoir que les mesures visant à atteindre
les objectifs susmentionnés sont disproportionnées et
qu'elles compromettent sérieusement les droits à
l'égalité, à la sécurité de la personne et à la présomp-
tion d'innocence garantis par la constitution.
MOYENS DES INTIMÉS:
Les intimés font valoir que la Charte ne s'applique
pas rétrospectivement aux mesures législatives en
vigueur et ayant effet au Canada avant l'adoption de
la Charte et, en ce qui concerne l'article 15, avant le
17 avril 1985. Invoquant l'arrêt Reyes c. Procureur
général du Canada, [1983] 2 C.F. 125 (lre inst.), à la
page 142, les intimés avancent que la citoyenneté est
déterminée selon la date de naissance de l'individu
concerné ou conformément et en fonction des lois
fédérales sur la naturalisation en vigueur à cette date.
Le requérant, né le 29 août 1962, était assujetti à la
législation relative à la citoyenneté en vigueur en
1947, et on avance qu'il essaie maintenant de s'assi-
miler aux autres personnes dont la citoyenneté a été
déterminée conformément à la Loi sur la citoyenneté
de 1947. Les intimés soutiennent que le requérant
tente d'obtenir que cette Cour [TRADUCTION] «régle-
mente la composition de l'État canadien le 30 avril
1990 et modifie la composition de l'ensemble des
citoyens canadiens à partir du premier janvier 1947 et
par la suite».
Subsidiairement, on avance que le paragraphe
15(1), l'alinéa 11d) et l'article 7 de la Charte ne sont
pas violés en l'espèce. Les décisions de la Cour fédé-
rale dans les affaires Reyes et Orantes c. Ministre de
l'Emploi et de l'Immigration (1990), 34 F.T.R. 184
(C.F. ire inst.) sont citées à l'appui de la proposition
selon laquelle l'article 7 de la Charte ne comprend
pas la garantie de la citoyenneté, et le refus d'accor-
der la citoyenneté, par conséquent, ne viole pas le
droit du requérant à la vie, à la liberté et à la sécurité
de sa personne. De la même façon, le droit conféré
par l'alinéa 11d) d'être présumé innocent au cours de
procédures criminelles ne s'applique pas à cette pro-
cédure non criminelle.
Les intimés avancent que la citoyenneté est une
«qualité» définie par la loi et composée de droits, de
devoirs, de privilèges et d'obligations et que, sauf
dans la mesure où la Loi sur la citoyenneté le prévoit
expressément, nul n'a «droit» à la citoyenneté cana-
dienne. Les conditions et les critères de la citoyenneté
sont liés à des décisions de politique fondamentales
relevant exclusivement du Parlement qui sont déter-
minées en fonction de l'action et de l'incidence de la
citoyenneté canadienne sur: i) les États étrangers et
les nationaux étrangers ayant divers liens avec le
Canada; ii) l'identité nationale du Canada et les ques
tions qui y sont intégralement liées, comme la sécu-
rité nationale; et iii) toutes les lois internes ayant trait
aux obligations, aux droits et aux privilèges de la
citoyenneté.
Le processus de demande prévu à l'alinéa 5(2)b)
de la Loi sur la citoyenneté de 1977 a été conçu de
façon à faciliter l'octroi de la citoyenneté canadienne
aux non-citoyens nés du mariage de leur mère cana-
dienne avant le 14 février 1977. En même temps, le
législateur s'est efforcé d'éviter de nuire à leur condi
tion de national étranger à la suite d'un octroi rétroac-
tif de la citoyenneté et de faire en sorte que les droits
des citoyens existants ne soient pas compromis. Par
conséquent, l'alinéa 5(2)b) et l'article 22 ne violent
pas, en raison de leur objet, le paragraphe 15(1) de la
Charte.
Selon les intimés, la véritable distinction ne réside
pas dans le sexe ni dans l'état matrimonial du parent
canadien du requérant, mais dans l'activité criminelle
alléguée de ce dernier. Il ne s'agit pas d'une distinc
tion fondée sur des caractéristiques personnelles mais
sur le mérite d'un individu ou sa capacité de respecter
les lois du Canada et par conséquent, elle n'est pas
illicite. Les critères et les conditions qui régissent
l'octroi de la citoyenneté canadienne ne sont pas
reliés à des caractéristiques individuelles mais à des
facteurs historiques, sociaux, nationaux, politiques et
internationaux. Les intimés font valoir que le législa-
teur a expressément prévu la mesure dans laquelle la
citoyenneté serait accordée de façon préférentielle
aux personnes nées à l'étranger du mariage de leurs
mères canadiennes avant la date d'entrée en vigueur
de la nouvelle loi, et que la justification des choix de
politiques finalement concrétisés à l'alinéa 5(2)b) et à
l'article 22 peut se démontrer en vertu de l'article
premier de la Charte.
ANALYSE:
1. La Charte s'applique-t-elle aux faits de l'espèce?
Dans l'arrêt R. v. Longtin (1983), 41 O.R. (2d) 545
(C.A.), le juge d'appel Blair a statué que la Charte
n'est pas rétrospective. Le juge d'appel Tarnopolsky
a noté, dans l'arrêt R. v. James, Kirsten and Rosen-
thal (1986), 55 O.R. (2d) 609 (C.A.), confirmé par
[1988] 1 R.C.S. 669, que la Cour suprême du Canada
n'avait pas mis cette proposition en doute mais
qu'elle s'était simplement demandée jusqu'à aujour-
d'hui si, dans un cas particulier, donner effet à une
disposition de la Charte cela équivaut ou non à son
application rétrospective. Il a renvoyé (à la page 624)
à l'ouvrage de E. A. Driedger, «Statutes: Retroactive
Retrospective Reflections» (1978), 56 R. du B. can.
264, aux pages 268 et 269, pour souligner la diffé-
rence entre une loi rétroactive et une loi rétrospec-
tive:
[TRADUCTION] Une loi rétroactive est une loi dont l'applica-
tion s'étend à une époque antérieure à son adoption. Une loi
rétrospective ne dispose qu'à l'égard de l'avenir. Elle vise
l'avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l'égard
d'événements passés. Une loi rétroactive agit à l'égard du
passé. Une loi rétrospective agit pour l'avenir, mais elle jette
aussi un regard vers le passé en ce sens qu'elle attache de nou-
velles conséquences à l'avenir à l'égard d'un événement qui a
eu lieu avant l'adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la
loi par rapport à ce qu'elle était; une loi rétrospective rend la
loi différente de ce qu'elle serait autrement à l'égard d'un évé-
nement antérieur.
Dans l'arrêt R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153 à
la page 1159, le juge Le Dain, qui s'exprimait pour la
majorité, a statué que la Charte ne devrait pas être
appliquée rétrospectivement de façon à modifier le
droit positif applicable aux infractions prévues au
Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C.-34]:
La responsabilité criminelle entraînant l'emprisonnement pour
l'infraction créée par le par. 146(1) était prévue par le par.
146(1), pour l'infraction commise par l'appelant, au moment
où l'infraction a été commise. La responsabilité imposée par la
loi s'établit d'ordinaire au procès dans un cas donné, confor-
mément aux règles de fond pertinentes, y compris toute dispo
sition constitutionnelle applicable existant au moment où l'in-
fraction est commise. Ce serait donner une application
rétroactive à l'art. 7 de la Charte que de l'appliquer au par.
146(1) du Code simplement parce que la responsabilité impo
sée par le par. 146(1) demeurait après l'entrée en vigueur de la
Charte. Cela modifierait les règles de fond applicables en leur
donnant un effet rétroactif.
Nous traitons expressément en l'espèce de l'article
15 de la Charte. Bien que la Charte soit entrée en
vigueur le 17 avril 1982, l'article 15 n'a pris effet que
trois ans plus tard, le 17 avril 1985. Récemment, dans
l'arrêt Reference Re Sections 32 and 34 of the Wor
kers' Compensation Act, (Nfld.) (1987), 67 Nfld. &
P.E.I.R. 16 (C.A.), confirmé par [1989] 1 R.C.S. 922,
la Cour suprême du Canada a confirmé que le para-
graphe 15(1) de la Charte ne s'applique pas aux cau
ses d'action ayant pris naissance avant le 17 avril
1985. De fait, comme l'a noté le juge d'appel Mac-
farlane dans l'arrêt Davidson et al. v. Davidson
(1986), 33 D.L.R. (4th) 161 (C.A.C.-B.), à la page
171, la raison du laps de trois ans était d'offrir une
période de grâce afin de permettre aux gouverne-
ments de réorganiser leurs affaires et de modifier leur
législation de façon à satisfaire aux garanties consti-
tutionnelles offertes par l'article 15. Par conséquent,
donner un effet rétrospectif à l'article 15, ce serait ne
faire aucun cas de l'objet du laps de trois ans.
L'arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, traite
longuement de la question de l'effet rétrospectif et
établit des lignes directrices visant à déterminer si la
Charte s'applique dans des circonstances données.
Tant le juge en chef Dickson (tel était alors son titre)
dans son jugement dissident que le juge Wilson pour
la majorité se sont entendus pour dire que pour juger
de l'applicabilité de la Charte, le tribunal doit se
demander si elle était en vigueur au moment où l'acte
ou l'événement censé la violer s'est produit ou a eu
son effet. Le juge en chef Dickson a cependant sou-
ligné que «cette détermination n'est pas nécessaire-
ment une tâche simple» et le juge Wilson a prévenu
que «l'approche tout ou rien qui divise artificielle-
ment la chronologie des événements dans les catégo-
ries mutuellement exclusives d'avant et d'après la
Charte» devrait être évitée et qu'il y a lieu de consi-
dérer le contexte antérieur à la Charte aussi bien que
la nature du droit constitutionnel qui aurait été violé.
Le juge Wilson a dit aux pages 627 à 631:
Ce point de vue me semble conforme à la façon générale d'in-
terpréter les droits constitutionnels, qui consiste à examiner
l'objet visé. Des droits et des libertés différents, selon leur
objet et les intérêts qu'ils visent à protéger, se cristalliseront et
protégeront l'individu à différents moments ... Par exemple,
les droits en matière de procédure se cristallisent au moment
où la procédure se déroule: Irvine c. Canada (Commission sur
les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181.
Les droits à la protection contre les fouilles, les perquisitions
ou les saisies abusives se cristallisent au moment de la fouille,
de la perquisition ou de la saisie en question: R. c. James,
[1988] 1 R.C.S. 669. Les garanties, sur le plan du fond, que
l'inculpé profite de son erreur de fait subjective se cristallisent
au moment où l'infraction est commise: R. c. Stevens, précité.
Le droit à la protection contre l'utilisation d'un témoignage
auto-incriminant se cristallise au moment où l'on cherche à uti-
liser ce témoignage dans une instance même si, à l'origine, il a
été donné bien avant l'entrée en vigueur de la Charte: Dubois
c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.
Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte
me semblent particulièrement susceptibles d'être appliqués
actuellement même si cette application oblige nécessairement à
prendre connaissance d'événements antérieurs à la Charte. Les
droits garantis par la Charte qui ont pour objet d'interdire cer-
taines conditions ou situations sembleraient relever de cette
catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des
événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions
ou une situation en cours. La question du délai avant le procès,
aux termes de l'al. 11 b), en est un bon exemple: R. v. Antoine.
L'article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Mor-
den a reconnu, dans l'arrêt Re McDonald and The Queen
(1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu'une pratique discri-
minatoire continue, cela existe et relève de l'art. 15 de la
Charte.
Non seulement la portée et le contenu du droit et de la
liberté particuliers sont-ils pertinents quand il s'agit de savoir
si le requérant demande une application prospective ou rétroac-
tive de la Charte, mais encore les faits particuliers entourant la
demande le sont également. Par exemple, dans l'arrêt R. c.
Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, l'art. 15 n'a
pas été appliqué parce qu'il était invoqué pour contester une
déclaration de culpabilité antérieure à la Charte. Le juge en
chef Dickson note, à la p. 786:
En l'espèce, les détaillants ont ouvert leurs magasins, ont
été inculpés et déclarés coupables à une époque où la Charte
ne conférait pas de droit à l'égalité devant la loi. Même si on
pouvait dire que la Loi sur les jours fériés dans le commerce
de détail porte atteinte aux droits que les détaillants possè-
dent, en vertu de l'art. 15, depuis le 17 avril 1985, je ne vois
pas comment cela pourrait avoir quelque incidence sur la
légalité de leurs déclarations de culpabilité ou de la Loi
avant cette date.
On ne pouvait recourir à l'art. 15 pour invalider un acte précis
et isolé antérieur à la Charte, savoir une déclaration de culpabi-
lité particulière.
Lorsque, comme en l'espèce, l'appelante prétend qu'il y a
actuellement violation continue de son droit à la liberté, les tri-
bunaux se doivent d'examiner sa demande fondée sur la
Charte et, dans le cadre de cette demande, d'examiner les évé-
nements antérieurs à la Charte dans la mesure où ils expliquent
ce qui constituerait une violation actuelle de la Charte ou y
contribuent. Cela est particulièrement vrai lorsqu'on allègue
que les événements antérieurs à la Charte incluent un compor-
tement illicite de la part du ministère public ... Dans la pré-
sente affaire, le fait le plus significatif est que la requérante n'a
pas été «régulièrement déclarée coupable et condamnée». Elle
a été déclarée coupable et condamnée en vertu de la mauvaise
loi. En bref, il ne s'agit pas ici d'un cas où le requérant tente
d'éviter que la loi qui existait au moment de l'infraction lui
soit appliquée. C'est exactement le contraire. La bonne loi n'a
pas été appliquée au cas de l'appelante et elle ne peut, non
plus, l'être maintenant.
Ce caractère illicite fait partie des événements antérieurs à la
Charte et représente en fait une partie fort importante de ceux-
ci, et il a, soutient l'appelante, largement contribué à la conti
nuation inconstitutionnelle de sa détention.
Dans l'arrêt Gamble, l'appelante avait été recon-
nue coupable de meurtre au premier degré conformé-
ment à l'article 214 du Code criminel [S.R.C. 1970,
chap. C-34, mod. par S.R.C. 1970, chap. C-35, art
4(1); S.C. 1973-74, chap. 38, art. 2, 10, 11; 1974-75-
76, chap. 105, art. 4]. En appel, il a été déterminé
qu'elle aurait dû être jugée selon les anciennes dispo
sitions du Code qui étaient en vigueur au moment où
l'acte criminel avait été commis. Cependant, puisque
selon les dispositions transitoires adoptées lorsque le
Code avait été modifié, la peine imposée à l'appe-
lante serait la même en tout état de cause, la Cour
d'appel a conclu qu'il n'y avait pas erreur judiciaire
fondamentale. L'appelante a alors soutenu devant la
Cour suprême qu'elle était victime d'une perte conti
nue de liberté en raison de son inadmissibilité prolon-
gée à la libération conditionnelle contrairement à la
règle de justice fondamentale selon laquelle l'inculpé
doit être jugé et puni en application du droit en
vigueur au moment de la perpétration de l'infraction.
Ce «caractère illicite», comme le souligne le passage
précité, était essentiel à l'admissibilité de sa préten-
tion.
Je ne suis pas convaincu que la Charte s'applique
en l'espèce. L'historique de la législation canadienne
sur la citoyenneté nous montre que le ler janvier
1947, les personnes nées à l'étranger de pères cana-
diens et de mères célibataires canadiennes étaient
considérées citoyens canadiens de naissance. À
compter du 15 février 1977, le législateur a prévu que
toutes les personnes nées à l'étranger après cette date
d'un parent canadien seraient considérées citoyens
canadiens. Ceux qui bénéficiaient alors de l'ancienne
loi continuaient de le faire, mais le législateur a en
outre prévu que les personnes nées à l'étranger du
mariage de leur mère canadienne avant le 15 février
1977 pouvaient, en invoquant l'alinéa 5(2)b), deman-
der que la citoyenneté canadienne leur soit accordée
de façon préférentielle.
Essentiellement, le requérant demande à cette Cour
de déterminer si le traitement préférentiel accordé
aux personnes nées à l'étranger entre le ler janvier
1946 et le 15 février 1977 du mariage de leur mère
canadienne va suffisamment loin pour respecter les
droits actuellement reconnus par la Charte. Il ne fait
aucun doute que l'extension du droit d'un individu
depuis la date d'entrée en vigueur de la Loi sur la
citoyenneté de 1977, de réclamer la citoyenneté cana-
dienne en raison de ses antécédents parentaux n'est
pas contraire à la Charte. Ce qui est contesté, toute-
fois, c'est l'étendue des droits accordés rétroactive-
ment aux personnes non visées par la Loi sur la
citoyenneté de 1947, abrogée, qui s'appliquait jus-
qu'au 15 février 1977.
Il est clair que la Charte n'est pas censée s'appli-
quer rétrospectivement et que le paragraphe 15(1) en
particulier ne devait pas avoir effet avant le 17 avril
1985. La difficulté tient ici au fait que la demande de
citoyenneté du requérant a été mise en suspens après
la Charte en 1990. Cependant, la loi sur la citoyen-
neté prévoit que la date de naissance du requérant est
celle en vertu de laquelle est déterminée son admissi-
bilité à la citoyenneté canadienne de façon préféren-
tielle, et l' «événement précis et isolé» contesté tient
donc à savoir si la date de sa naissance se situe avant
ou après le 14 février 1977. Bien que je puisse conve-
nir qu'une pratique discriminatoire continue visée à
l'article 15 n'impliquerait généralement pas l'appli-
cation rétrospective de la Charte, selon les faits de
l'espèce, il n'y a pas pratique discriminatoire conti
nue. De fait, la pratique discriminatoire alléguée a
clairement été rectifiée à partir du 14 février 1977. En
outre, je ferais une distinction avec la décision de la
majorité dans l'arrêt Gamble au motif que la Loi sur
la citoyenneté de 1947 était une loi fédérale valide et
qu'aucun «caractère illicite» ne ressort des antécé-
dents législatifs antérieurs à la Charte dans ces cir-
constances.
La demande devrait par conséquent être rejetée.
Cependant, au cas où je n'aurais pas raison sur ce
point, je vais examiner si les droits garantis par la
Charte ont été violés en l'espèce.
2. Le processus applicable à la demande prévu à l'ali-
néa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté viole-t-il l'ar-
ticle 7 ou l'alinéa 11d) de la Charte?
Je fais droit à l'observation des intimés selon
laquelle, d'après la jurisprudence établie jusqu'à
maintenant, l'article 7 ne garantit pas le droit à la
citoyenneté, et je conviens qu'il n'y a pas violation
de l'article 7 en l'espèce. Je suis aussi d'avis que le
délai imposé par l'article 22 dans ce processus non
criminel n'enfreint pas l'alinéa 11d) de la Charte.
Dans l'arrêt Affaire intéressant la Loi sur la citoyen-
neté et Noailles, [1985] 1 C.F. 852 (Ire inst.), le juge
Dubé a conclu que le rejet de la demande de citoyen-
neté de l'appelant fondé sur le paragraphe 20(2) au
motif qu'il avait été reconnu coupable d'un acte cri-
minel au cours des trois années précédant immédiate-
ment la date de sa demande ne violait pas le droit que
lui reconnaît l'alinéa 11h) de la Charte de n'être pas
puni de nouveau à l'égard de la même infraction. Il a
dit (aux pages 854 et 855):
L'économie de la Loi sur la citoyenneté indique clairement
que la procédure aux termes de laquelle une personne demande
à l'état de lui reconnaître le privilège de devenir un de ses
citoyens est une procédure de nature civile. Cette loi ne consi-
dère pas une telle personne comme un inculpé, ne la juge pas
de nouveau et ne la punit pas de nouveau.
[L]e rejet de sa demande de citoyenneté n'est pas une
deuxième peine qu'on lui inflige mais une conséquence civile
de son acte criminel.
Après tout, l'état canadien a le droit de se protéger en refu-
sant le privilège de la citoyenneté à celui qui ne répond pas aux
critères légitimement établis par une loi du Parlement. Il est
tout à fait juste et raisonnable que nul ne puisse recevoir la
citoyenneté si au cours des trois années précédant sa demande
il a été déclaré coupable d'une infraction, ou d'un acte criminel
prévu par une loi du Parlement.
3. Le processus applicable à la demande prévu à l'ali-
néa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté viole-t-il le
paragraphe 15(1) de la Charte?
Le critère applicable lorsqu'il s'agit de déterminer
s'il y a eu violation du paragraphe 15(1) de la Charte
a été exposé par le juge McIntyre dans l'arrêt
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989]
1 R.C.S. 143 et confirmé par madame le juge Wilson
dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296. Il y a
violation lorsque:
a) la distinction créée par la disposition contestée a pour con-
séquence la violation de l'un des droits à l'égalité; et
b) la violation du droit a un objectif ou un effet discrimina-
toire.
a) La distinction a-t-elle pour conséquence la viola
tion d'un droit à l'égalité?
Dans l'arrêt Turpin, le juge Wilson a discuté de la
nature des droits à l'égalité (à la page 1329):
La garantie d'égalité devant la loi vise à promouvoir la
valeur selon laquelle toutes les personnes sont sujettes aux
mêmes exigences et aux mêmes obligations de la loi et nul ne
doit subir un désavantage plus grand que les autres en raison
du fond ou de l'application de la loi.
Au nom de la Cour, le juge Wilson a conclu (aux
pages 1329 et 1330) que l'article 430 du Code crimi-
nel, qui permet à l'inculpé accusé d'un acte criminel
en Alberta d'être jugé devant un juge seul, prive les
inculpés accusés ailleurs que dans cette province du
même bénéfice de la loi:
... je suis d'avis de conclure que les dispositions contestées
portent atteinte à l'égalité des appelants devant la loi. Les
appelants veulent subir un procès devant un juge seul, mais ils
en sont empêchés à cause de l'effet conjugué des art. 427 et
429 du Code criminel. D'autre part, l'art. 430 du Code criminel
permet aux personnes accusées de la même infraction en
Alberta d'être jugées devant un juge seul. En conséquence, les
appelants sont privés de la possibilité de se prévaloir de ce qui
est accessible aux autres, privation qui peut défavoriser les
appelants ...
En résumé, les dispositions contestées du Code criminel trai-
tent les appelants et ceux qui sont accusés des infractions énu-
mérées à l'art. 427 plus durement que les personnes accusées
des mêmes infractions dans la province d'Alberta qui, à cause
de l'art. 430, ont la possibilité de choisir de subir leur procès
devant un juge seul si elles croient que cela est à leur avantage.
Je suis donc d'avis de conclure que le droit des appelants à
l'égalité devant la loi a été violé.
Cependant, elle n'a pas conclu que l'article 430 avait
un effet «discriminatoire» (aux pages 1332 et 1333):
Les appelants soutiennent qu'ils sont victimes de discrimi
nation parce qu'ils sont accusés d'un des actes criminels énu-
mérés à l'art. 427 du Code criminel et qu'ils n'ont pas la possi-
bilité, comme l'ont les personnes accusées de la même
infraction en Alberta, de subir un procès devant un juge seul.
Je ne suis pas de cet avis. Je crois, en toute déférence, que ce
serait tomber dans la fantaisie que de qualifier de «minorité
discrète et isolée» les personnes qui, dans toutes les provinces
sauf l'Alberta, sont accusées de l'un des crimes énumérés à
l'art. 427 du Code criminel.
Dans l'arrêt R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, une
distinction fondée sur le situs de l'infraction était
contestée. La Cour a conclu que la distinction était
géographique et qu'elle se fondait sur la province où
résidait le jeune contrevenant. Elle était considérée
comme «défavorisant sur le plan juridique» les jeunes
contrevenants et comme ne satisfaisant pas à la pre-
mière exigence du critère que pose le paragraphe
15(1). Encore une fois, cependant, cette distinction
n'a pas été jugée «discriminatoire» selon la seconde
exigence du critère prévu par le paragraphe 15(1).
En l'espèce, contrairement aux personnes nées à
l'étranger d'un parent canadien après le 14 février
1977 et à celles qui sont nées avant le 14 février 1977
de père canadien ou d'une mère canadienne céliba-
taire, qui sont considérées être «citoyens canadiens
de naissance» si leur naissance a été enregistrée dans
les délais impartis, le requérant doit faire une
demande conformément à l'alinéa 5(2)b) pour obte-
nir la citoyenneté canadienne. En remplissant cette
formalité, il est assujetti à la prestation du serment
de citoyenneté et à l'application de l'article 22 de la
Loi sur la citoyenneté. En l'espèce, en raison des
accusations de nature criminelle portées contre lui et
de l'application de l'article 22, la demande de
citoyenneté du requérant est mise en suspens. Le trai-
tement préférentiel accordé aux étrangers dans la
situation du requérant ne va donc pas aussi loin que
le traitement préférentiel accordé aux autres per-
sonnes nées à l'étranger avant le 14 février 1977 de
père canadien ou de mère canadienne célibataire et
aux personnes nées après le 14 février 1977 d'un
parent canadien. En me fondant sur ce qui semble
être le critère peu exigeant de l'arrêt Turpin, je veux
bien convenir, pour les fins de cette demande, que
l'on a refusé à la partie requérante le même bénéfice
de la loi.
b) Le déni du même bénéfice de la loi a-t-il un objec-
tif ou un effet discriminatoire?
Il y a violation du paragraphe 15(1) lorsqu'une dis
tinction créée par la mesure législative contestée est
cause de la violation de l'un des droits à l'égalité et
qu'elle a un objet ou un effet discriminatoire. Le juge
McIntyre a souligné dans l'arrêt Andrews que l'article
15 n'offre pas «une garantie générale d'égalité» et il
a dit (aux pages 168 et 169):
Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de trai-
tement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d'égalité
de l'art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les législa-
tures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter
des individus ou des groupes différents de façon différentes.
En effet, de telles distinctions représentent l'une des princi-
pales préoccupations des législatures. La classification des
individus et des groupes, la rédaction de différentes disposi
tions concernant de tels groupes, l'application de règles, de
règlements, d'exigences et de qualifications différents à des
personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la
société moderne. [C'est moi qui souligne.]
Il a aussi reconnu que la Charte n'était pas censée éli-
miner toutes les distinctions, mais seulement celles
qui ne sont pas acceptables en vertu du paragraphe
15(1), et il a défini comme suit le mot «discrimina-
tion» (aux pages 174 et 175):
J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme
une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des
motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu
ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet
individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des
désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de res-
treindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avan-
tages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions
fondés sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul
individu en raison de son association avec un groupe sont pres-
que toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fon-
dées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement.
[C'est moi qui souligne.]
Par conséquent, pour violer le paragraphe 15(1), une
distinction inacceptable doit se rattacher à une des
caractéristiques personnelles énumérées au para-
graphe 15(1) ou à une caractéristique analogue aux
motifs énumérés.
Je souligne que l'alinéa 3(1)b) de la Loi sur la
citoyenneté de 1977 prévoit que toute personne née à
l'étranger après le 15 février 1977 d'un parent ayant
la qualité de citoyen au moment de sa naissance a elle
aussi qualité de citoyen canadien, et que toute incom-
patibilité possible avec le paragraphe 15(1) de la
Charte a été effacée depuis l'entrée en vigueur de la
Loi. L'alinéa 5(2) b) a aussi été adopté à cette époque
pour accorder aux personnes comme la partie requé-
rante la possibilité d'obtenir la citoyenneté cana-
dienne de façon préférentielle. Dans l'arrêt Benner, le
juge Mahoney a observé pour le compte de la Section
d'appel [à la page 251]:
Le Parlement, en adoptant l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la
citoyenneté, semble avoir anticipé le problème précis que le
requérant souhaite voir régler par la Cour et avoir prévu à son
égard des dispositions qui permettent de le solutionner de
façon rapide et économique.
Il est évident que le Parlement a décidé, en adop-
tant la Loi de sur la citoyenneté de 1977, de faciliter
l'obtention de la citoyenneté canadienne à toutes les
personnes nées d'un parent canadien à compter de
son entrée en vigueur, le 14 février 1977. Cette dispo
sition a évidemment créé différents groupes en fonc-
tion d'une limite dans le temps. Cette «ligne de
démarcation» relève toutefois clairement de la com-
pétence du Parlement et on la retrouve à maintes
reprises, notamment en matière d'impôt sur le
revenu, d'assurance-chômage et d'autres lois accor-
dant des prestations. Dans la Loi sur la citoyenneté de
1977, le législateur a décidé aussi d'offrir un accès
préférentiel limité à un groupe de personnes privées
jusqu'alors de cet avantage. C'est là aussi une déci-
sion que peut prendre le législateur. Dans l'arrêt
Orantes, le juge Muldoon a fait des commentaires sur
la compétence qu'a le législateur de faire des distinc
tions comme celle que l'on trouve à l'alinéa 19(1)b)
de la Loi sur l'immigration et qui seraient cause de
discrimination à l'endroit du requérant en raison de
l'âge, contrairement au paragraphe 15(1) de la
Charte. Il a déclaré ce qui suit [à la page 180]:
Notre pays est doté d'un régime de démocratie parlementaire,
ce qui signifie que le pouvoir d'édicter des lois est dévolu aux
représentants élus du peuple. Cela signifie que par les lois qu'il
adopte en vertu de la primauté du droit, le Parlement peut, le
cas échéant, choisir quels étrangers peuvent être légalement
admis à la résidence permanente au Canada. Cela signifie que,
pour que la démocratie parlementaire puisse survivre au
Canada, le Parlement doit faire ce genre de choix et ne pas
devenir impuissant devant les revendications d'autorisation de
séjour formulées par des étrangers, peu importe la compassion
que peut inspirer leur cas, comme celui du requérant. Il faut
une certaine dose de ténacité intellectuelle pour appuyer les
principes de la démocratie parlementaire devant les diverses
personnes qui cherchent à immigrer au Canada contre la
volonté des représentants démocratiquement élus du peuple
(sans vouloir déprécier le Sénat canadien). Si l'on interprète la
Charte de manière à se dérober à la volonté du Parlement sur
une question comme celle-ci, on finit par détruire le gouverne-
ment national en l'amputant des moyens légitimes de gouver-
ner dont il dispose.
La Cour suprême du Canada a reconnu sans équi-
voque que dans l'étude des questions d'égalité soule-
vées en vertu de la Charte, «[i]l faut tenir compte du
contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux
qu'elle vise, de même que sur ceux qu'elle exclut de
son champ d'application»: le juge McIntyre, dans
l'arrêt Andrews [à la page 168]. De la même façon, le
juge Wilson a déclaré dans l'arrêt Turpin [à la page
1331] que «[p]our déterminer s'il y a discrimination
pour des motifs liés à des caractéristiques person-
nelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il
importe d'examiner non seulement la disposition
législative contestée qui établit une distinction con-
traire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'en-
semble des contextes social, politique et juridique».
Lorsqu'il a modifié la loi sur la citoyenneté, le Par-
lement a clairement considéré «les contextes social et
politique» et il a conclu qu'un processus de demande,
sujet à l'exigence du serment, protégerait adéquate-
ment les droits des citoyens existants tout en donnant
un statut préférentiel aux personnes telles que le
requérant. Par conséquent, bien qu'il existe une «dis-
tinction» entre le groupe de personnes qui avaient
auparavant droit d'obtenir la citoyenneté de façon
préférentielle avant le 14 février 1977 et ceux à qui
on a conféré un droit préférentiel plus restreint à la
citoyenneté s'ils sont nés avant la date d'entrée en
vigueur de la nouvelle loi, cette distinction n'est pas
fondée sur les caractéristiques personnelles des indi-
vidus concernés. Elle tient plutôt à leurs mérites et à
leurs capacités et, en tout état de cause, on ne saurait
dire qu'elle s'appuie sur des distinctions personnelles
non pertinentes.
La distinction dont fait l'objet le requérant en l'es-
pèce tient à ce que sa demande de citoyenneté est
mise en suspens. Comme ce fut le cas dans les
affaires Turpin et S. (S.) cela peut être considéré
comme un désavantage mais, comme ce fut aussi le
cas dans ces affaires, ce n'est pas discriminatoire. Le
requérant aussi bien que toutes les autres personnes
visées par l'alinéa 5(2)b) sont traitées de façon égale,
qu'elles soient du sexe masculin ou féminin, mariées
ou célibataires. La seule caractéristique qu'elles ont
en commun, c'est qu'elles sont nées avant le
14 février 1977 et qu'on ne leur avait pas accordé un
statut préférentiel sous le régime de la loi sur la
citoyenneté antérieure.
Conséquemment, je conclus que le désavantage
dont souffre le requérant n'a pas un objet ni un effet
discriminatoires et qu'il ne viole pas le paragraphe
15(1) de la Charte.
4. La distinction est-elle justifiée en vertu de l'article
premier de la Charte?
Étant donné ma décision à l'égard du paragraphe
15(1), de l'article 7 et de l'alinéa 11d), je n'ai pas à
me livrer à une analyse fondée sur l'article premier.
Je cite toutefois les remarques suivantes du juge
McIntyre dans l'arrêt Andrews (aux pages 185 et 186]
à l'appui de ma position.
La garantie offerte par le par. 15(1) est la plus générale de
toutes. Elle s'applique et sert d'appui à tous les autres droits
garantis par la Charte. Il faut cependant reconnaître que le Par-
lement et les législatures ont le pouvoir et le devoir d'adopter
des lois pour l'ensemble de la collectivité: ce faisant, ils doi-
vent établir d'innombrables distinctions et catégorisations
législatives en remplissant leur rôle de gouvernement. En éta-
blissant des distinctions entre des groupes et des individus en
vue d'atteindre des objectifs sociaux souhaitables, il sera rare-
ment possible de dire d'une distinction législative qu'elle cons-
titue clairement le bon choix législatif ou le mauvais. Comme
l'affirme le Juge en chef dans l'arrêt R. c. Edwards Books and
Art Ltd., aux pp. 781 et 782:
Une «limite raisonnable» est une limite qui, compte tenu des
principes énoncés dans l'arrêt Oakes, pouvait être raisonnable-
ment imposée par le législateur. Les tribunaux ne sont pas
appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législa-
teur quant à l'endroit où tracer une ligne de démarcation.
Pour traiter les nombreux problèmes qui se présentent, la per
fection ne peut être exigée du législateur puisqu'en ces
matières elle n'existe pas. Je reprends les propos tenus par mon
collègue le juge La Forest dans l'arrêt R. c. Edwards Books
and Art Ltd., à la p. 795:
Par là, je ne veux pas laisser entendre que la Cour devrait, en
règle générale, s'en remettre au bon jugement du législateur
lorsque celui-ci porte atteinte à des droits considérés comme
fondamentaux dans le cadre d'une société libre et démocra-
tique. Bien au contraire, j'aurais pensé que la Charte établit le
régime opposé. D'autre part, ayant reconnu l'importance de
l'objectif du législateur en l'espèce, on se doit dans le présent
contexte de reconnaître que, si l'objectif du législateur doit être
atteint, il ne pourra l'être qu'au détriment de certains. En outre,
toute tentative de protéger les droits d'un groupe grèvera inévi-
tablement les droits d'autres groupes. Il n'y a pas de scénario
parfait qui puisse permettre de protéger également les droits de
tous.
Donc, en cherchant à atteindre un objectif dont il est
démontré qu'il est justifié dans le cadre d'une société libre et
démocratique, le législateur doit disposer d'une marge de
manoeuvre raisonnable pour répondre à ces pressions opposées.
CONCLUSION:
La demande du requérant est rejetée.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.