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T-442-90
Mark Donald Benner (requérant)
c.
Le Sécrétaire d'État du Canada et le greffier de la citoyenneté (intimés)
RÉPERTORIA' BENNER C. CANADA (SECRÉTAIRE D'ETAT) (Ire INST.)
Section de première instance, juge en chef adjoint Jerome—Toronto, 2 et 31 août 1990; Ottawa, 9 juillet 1991.
Citoyenneté Le requérant est aux E.-U. en 1962 du mariage d'une mère canadienne et d'un père américain La Loi sur la citoyenneté alors en vigueur conférait la citoyenneté à un enfant à l'étranger de père canadien ou, si ses parents n'étaient pas mariés, de mère canadienne La Loi aujour- d'hui en vigueur confère automatiquement la citoyenneté à un enfant à l'étranger d'un parent canadien après le 14 février 1977 Les personnes nées à l'étranger du mariage d'une mère canadienne avant le 15 février 1977 doivent faire une demande, répondre à des conditions, prêter serment Cela est-il contraire à la Charte des droits? L'art. 22 interdit l'octroi de la citoyenneté aux personnes accusées d'un acte criminel ou purgeant une peine La citoyenneté a été refusée au requérant en attendant qu'il soit statué sur l'accusation de meurtre portée contre lui La Charte des droits n'a pas un effet rétroactif Elle s'applique à une pratique discrimina- toire continue et non à un incident précis et isolé ayant eu lieu avant son entrée en vigueur Le droit à la citoyenneté dépend d'un événement précis et isolé propre à la naissance.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'éga- lité La Loi sur la citoyenneté confère la citoyenneté aux per- sonnes nées à l'étranger d'un parent canadien après le
14 février 1977 Les personnes nées à l'étranger avant le
15 février 1977 d'un père canadien ou d'une mère canadienne célibataire ont droit à la citoyenneté Les personnes nées à l'étranger du mariage d'une mère canadienne avant le 15 février 1977 doivent faire une demande, respecter des con ditions, prêter serment Y a-t-il discrimination en vertu de l'art. 15? L'invalidité en vertu de l'art. 15 exige aussi bien un traitement inégal qu'un objet ou un effet discriminatoire Le refus de la citoyenneté aux personnes accusées d'un acte criminel se fonde sur leurs mérites et non sur des caractéris- tiques personnelles analogues aux motifs de distinction illi- cites.
Droit constitutionnel Charte des droits Procédures cri- minelles et pénales Le refus de la citoyenneté au requérant accusé d'un acte criminel n'est pas incompatible avec son droit d'être présumé innocent.
Le requérant est aux États-Unis le 29 août 1962, du mariage d'une mère canadienne et d'un père américain. À cette époque, l'alinéa 5(1)b) de la Loi sur la citoyenneté conférait la
citoyenneté à un enfant, à l'étranger, d'un père canadien ou, si ses parents n'étaient pas mariés, d'une mère canadienne. En 1977, la Loi a été modifiée pour accorder aussi la qualité de citoyens aux personnes nées à l'étranger après le 14 février 1977 d'un parent qui était citoyen canadien. L'alinéa 5(2)b) prévoit le cas des personnes qui, comme le requérant, sont nées à l'étranger avant cette date d'une mère canadienne et qui n'ont pas droit à la citoyenneté en vertu de l'ancienne loi, en exigeant que le ministre accueille leur demande de citoyenneté. Toutefois l'article 22 interdit l'octroi de la citoyenneté en vertu de l'article 5 notamment à quiconque purge une peine après condamnation pour une infraction ou est accusé d'un acte cri- minel. L'article 20 du Règlement exige qu'un demandeur de plus de 14 ans prête le serment de citoyenneté.
En 1987, le requérant a demandé la citoyenneté canadienne conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté. Dans le cadre de cette procédure, la GRC a fait savoir qu'il semblait que le requérant était accusé de meurtre; l'avocat du requérant a demandé que la demande de citoyenneté soit mise en suspens jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'accusation. Le gref- fier de la citoyenneté a avisé le requérant qu'il avait 30 jours pour démontrer qu'il n'était pas inadmissible à recevoir la citoyenneté en vertu de l'article 22 de la Loi. Le 17 octobre 1989, la demande de citoyenneté a été rejetée.
Le requérant sollicite un bref de certiorari visant à annuler cette décision, et un bref de mandamus pour ordonner au gref- fier d'accorder la citoyenneté, sans exiger la prestation du ser- ment de citoyenneté, au motif que l'article 22 de la Loi et l'ar- ticle 20 du Règlement sont incompatibles avec la Charte.
Jugement: la demande devrait être rejetée.
L'article 15 de la Charte ne s'applique pas aux causes d'ac- tion ayant pris naissance avant le 17 avril 1985. La raison du laps de trois ans avant l'entrée en vigueur de l'article 15 était de permettre aux gouvernements de respecter ses exigences. Un effet rétroactif irait donc à l'encontre de cet objectif. Pour juger de l'applicabilité de la Charte, le tribunal doit se deman- der si elle était en vigueur au moment ob l'événement censé la violer s'est produit ou a eu son effet. Différents droits et libertés se cristalliseront à différents moments. La Charte s'ap- plique à une violation des droits continue et actuelle, même si la violation a pris naissance avant la Charte. En l'espèce, il n'y a pas pratique discriminatoire continue postérieure à la Charte; l'admissibilité du requérant a plutôt été déterminée par l'évé- nement précis et isolé de sa naissance et à ce moment. Le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti à l'article 7 ne comprend pas le droit à la citoyenneté. Et le délai imposé à l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté ne porte pas atteinte au droit d'un accusé dans des procédures criminelles d'être présumé innocent.
Même si la cause d'action du requérant était considérée comme ayant pris naissance après l'entrée en vigueur de la Charte, il y a violation de l'article 15 seulement si la discrimi nation à l'égard d'une personne viole l'un des droits à l'égalité, et si elle a un objet ou un effet discriminatoire. En l'espèce, la distinction faite entre les personnes issues du mariage de leurs parents et celles qui sont nées hors des liens du mariage prive
le requérant du même bénéfice de la loi. Cependant, toute dis tinction n'est pas discriminatoire. Les gouvernements peuvent faire la classification des individus et des groupes; l'applica- tion de règles différentes à des personnes différentes est néces- saire pour gouverner la société moderne. Une distinction inac- ceptable doit se rattacher à une des caractéristiques personnelles énumérées à l'article 15 ou à une caractéristique analogue aux motifs énumérés. Les distinctions fondées sur les mérites et les capacités d'un individu sont rarement discrimi- natoires. En adoptant la Loi sur la citoyenneté de 1977, le Par- lement a décidé d'offrir un accès préférentiel à un groupe de personnes jusqu'alors privées de cet avantage. La ligne de démarcation entre les personnes nées avant une certaine date et celles qui sont nées après cette date relève clairement de la compétence du Parlement, et on retrouve des distinctions sem- blables en matière d'impôt sur le revenu et d'assurance-chô- mage. En imposant une procédure de demande et la prestation du serment aux personnes dans la situation du requérant, le législateur a établi une distinction fondée non sur leurs caracté- ristiques personnelles mais sur leurs mérites et leurs capacités. Il n'y a donc ni objectif ni effet discriminatoire.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44], art. 1, 7, 11d), 15(1), 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 214 (mod. par. S.R.C. 1970, chap. C-35, art. 4(1); S.C. 1973-74, chap. 38, art. 2, 10, 11; 1974-75-76, chap. 105, art 4).
Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art. 3(1), 4(3), 5(2)b), 20(2) (mod. par. S.C. 1977-78, chap. 22, art. 8; 1987, chap. 37, art. 13).
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29, art. 3(1), 4(3), 5(2)b), 22(2)a).
Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19, art. 5(1)b).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 18.
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. 1-2, art. 27(2)f).
Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, art. 27(2)f).
Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., chap. 400, art. 20.
JURISPRUDENCE DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Affaire intéressant la Loi sur la citoyenneté et Noailles, [1985] 1 C.F. 852 (Ire inst.); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R., (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; (1989), 48 C.C.C. (3d) 8: 69 C.R. (3d) 97.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Benner c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1988), 93 N.R. 250 (C.A.F.); R. v. Longtin (1983), 41 O.R. (2d) 545; 147 D.L.R. (3d) 604; 5 C.C.C. (3d) 12; 8 C.R.R. 136 (C.A.); R. v. James, Kirsten and Rosenthal (1986), 55 O.R. (2d) 609; (1986), 27 C.C.C. (3d) 1; [1986] 2 C.T.C. 288; 86 D.T.C. 6432; 15 O.A.C. 319 (C.A.) confirmée sous l'intitulé R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669; (1988), 63 O.R. (2d) 635; 40 C.C.C. (3d) 576; [1988] 2 C.T.C. 1; 88 DTC 6273; 85 N.R. 1; R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153; (1988), 41 C.C.C. (3d) 193; 64 C.R. (3d) 297; 86 N.R. 85; 28 O.A.C. 243; Reference Re Sections 32 and 34 of the Workers' Compensation Act, (Nfld.) (1987), 67 Nfld. & P.E.I.R. 16; 44 D.L.R. (4th) 501; 206 A.P.R. 16; 36 C.R.R. 112 (C.A.) conf. [1989] 1 R.C.S. 922; (1989), 76 Nfld. & P.E.I.R. 181; 56 D.L.R. (4th) 765; 235 A.P.R. 181; 40 C.R.R. 135; 96 N.R. 227; Davidson et al. v. Davidson (1986), 33 D.L.R. (4th) 161; [1987] 2 W.W.R. 642; 10 B.C.L.R. (2d) 88; 26 C.C.L.I. 134 (C.A.C.-B.); R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254; (1990), 57 C.C.C. (3d) 115; 77 C.R. (3d) 273; 49 C.R.R. 79; 110 N.R. 321; 41 O.A.C. 81.
DÉCISIONS CITÉES:
Reyes c. Procureur général du Canada, [1983] 2 C.F. 125; (1983), 149 D.L.R. (3d) 748; 3 Admin. L.R. 141; 13 C.R.R. 235 (1'e inst.); Orantes c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1990), 34 F.T.R. 184 (C.F. lre inst.).
DOCTRINE
Driedger, Elmer A., «Statutes: Retroactive Retrospective Reflections» (1978), 56 R. du B. can. 264.
AVOCATS:
Richard Vanderkooy pour le requérant. Jaqueline Ott pour les intimés.
PROCUREURS:
Posthumus & Abols, Toronto, pour le requérant. Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE EN CHEF ADJOINT JEROME: Cette affaire a été entendue à Toronto (Ontario) les 2 et 31 août 1990. Par avis de requête en date du 14 février 1990, le requérant sollicite, conformément à l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7:
1. Une ordonnance de certiorari annulant la décision en date du 17 octobre 1989 par laquelle l'intimé, le greffier de la
citoyenneté canadienne, rejetait la demande de citoyenneté canadienne faite par le requérant.
2. Une ordonnance de mandamus enjoignant à l'intimé, le Secrétaire d'État du Canada, d'attribuer la citoyenneté cana- dienne au requérant sans exiger le serment de citoyenneté, et de lui délivrer un certificat de citoyenneté en application de l'article 12 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, chap. C 29, et ses modifications.
3. Tous les dépens sur la base procureur-client, conformément à la règle 344.
4. Toute autre réparation que cette Cour peut juger équitable. LES FAITS:
Les faits saillants exposés dans l'affidavit du requérant déposé le 14 février 1990 et dans l'affidavit de Colette Arnal, chef, Enregistrement et Promotion de la citoyenneté, ministère du Secrétariat d'État, déposé le 26 avril 1990, sont les suivants. Le requé- rant est du mariage de ses parents, aux États-Unis d'Amérique le 29 août 1962. À sa naissance, sa mère était citoyenne canadienne et son père, citoyen améri- cain. Au cours de son enfance, le requérant a été séparé de ses parents et il a résidé en Californie. Il est entré au Canada le 10 octobre 1986 après avoir découvert que sa mère habitait dans la région de Toronto. Le 9 juillet 1987, une enquête sur son statut au Canada a débuté en application de l'alinéa 27(2)f) de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, [aujourd'hui L.R.C. (1985), chap. I-2]. Le requérant a affirmé être citoyen canadien, et le 24 septembre 1987, il a demandé la citoyenneté cana- dienne conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, [aujour- d'hui L.R.C. (1985), chap. C-29, et ses modifica tions] (la «Loi») à la Cour de citoyenneté canadienne à Mississauga (Ontario) (la «Cour de la citoyen- neté»). Les intimés disent cependant que le requérant n'a pas fourni toute la documentation nécessaire exi- gée par le Règlement sur la citoyenneté [C.R.C.,
chap. 400].
Un «Avis d'ajournement de l'enquête de l'immi- gration pour vérification de la revendication de la citoyenneté canadienne» en date du 19 novembre 1987 a été adressé à la Cour de la citoyenneté par Emploi et Immigration Canada («EIC»). Le 26 novembre 1987, la Cour de la citoyenneté a avisé EIC qu'une recherche commencée le 18 novembre
1987 indiquait que l'Index de l'enregistrement de la citoyenneté ne contenait aucune mention du requé- rant. Le 27 janvier 1988, une mesure d'expulsion a été prise contre le requérant conformément à l'en- quête de l'immigration. Le 25 août 1988, le requérant s'est adressé à la Cour d'appel fédérale pour obtenir l'annulation de la mesure d'expulsion. Le 3 novem- bre 1988, la Cour a annulé la mesure d'expulsion parce que la demande de citoyenneté du requérant n'avait pas été décidée et pour permettre qu'il y soit procédés.
Le requérant s'est présenté à la Cour de la citoyen- neté le 27 octobre 1988 et il a fourni les renseigne- ments et la documentation qui manquaient. Comme on le fait lorsqu'il s'agit de vérifier l'absence de casier judiciaire, la demande du requérant a été adres- sée à la Gendarmerie Royale du Canada (la «GRC»). Le 5 décembre 1988, la GRC a laissé savoir que le requérant pouvait avoir un casier judiciaire, et de mai à août 1989, on a obtenu les renseignements suivants sur le casier judiciaire du requérant:
(i) condamnation pour vol de plus de 1 000 $ A Brampton le ler juin 1987 (ayant fait par la suite l'objet d'un appel et retirée par la Couronne le 9 mars 1988);
(ii) accusation pendante de meurtre (York);
(iii) accusation pendante d'entrave à la justice et d'usur- pation d'état civil (Peel); et
(iv) quatre mandats de dépôt pendants.
Les 16 décembre 1988 et 8 mars 1989, on a demandé au requérant de transmettre ses empreintes digitales. Dans une lettre adressée à la Cour de la citoyenneté le ler mai 1989, l'avocat du requérant a laissé savoir que ce dernier avait été accusée d'un acte criminel et il a demandé que la demande de citoyenneté soit mise en suspens jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'accusation. Le 31 août 1989, le greffier de la citoyenneté canadienne intimé a avisé le requérant que les éléments de preuve au dossier semblaient écarter sa demande et que celle-ci serait mise en sus- pens pendant 30 jours pour lui permettre de démon- trer qu'il n'était pas inadmissible:
[TRADUCTION] En raison des renseignements ci-dessus [casier judiciaire], il semblerait qu'il ne vous est pas possible de rece- voir la citoyenneté canadienne en vertu de l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté. Pour permettre la vérification de ces rensei-
1 Benner c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1988), 93 N.R. 250 (C.A.F.).
gnements, à deux reprises on vous a demandé, par courrier recommandé, de transmettre vos empreintes digitales, ce que vous n'avez pas fait.
Votre demande sera tenue en suspens au cours des trente pro- chains jours afin de vous permettre de démontrer qu'il ne vous est pas interdit de recevoir la citoyenneté canadienne.
Le requérant n'a pas répondu et dans une lettre en date du 17 octobre 1989, le greffier l'a avisé que sa demande de citoyenneté présentée en vertu de l'ali- néa 5(2)b) de la Loi avait été rejetée.
Le requérant demande que cette Cour, conformé- ment aux pouvoirs de réparation que lui confère l'ar- ticle 24 de la Charte, annule la décision par laquelle le greffier de la citoyenneté canadienne intimé rejetait la demande de citoyenneté canadienne du requérant, et qu'elle ordonne au Secrétaire d'État du Canada intimé d'accorder la citoyenneté au requérant sans exiger qu'elle prononce le serment de citoyenneté. Le fondement de cette demande repose sur la prétention que l'article 22 de la Loi [L.R.C. (1985), chap. C-29] et l'article 20 du Règlement sont inopérants dans la mesure ils visent une demande de citoyenneté fon- dée sur les antécédents maternels.
LE POINT EN LITIGE:
La demande de citoyenneté du requérant a été mise en suspens conformément à l'article 22 de la Loi en raison des accusations de nature criminelle portées contre lui. Les intimés précisent que si les accusa tions sont finalement rejetées ou que le requérant est reconnu innocent, la demande de citoyenneté sera traitée. Cependant, si le requérant est finalement déclaré coupable des accusations portées contre lui, l'octroi de la citoyenneté sera mis en suspens confor- mément à l'alinéa 22(2)a) pendant trois ans suivant la date cette déclaration de culpabilité n'est plus pen- dante. Le requérant fait valoir qu'il est visé par l'ar- ticle 22 parce qu'il est à l'étranger de l'union légi- time d'une mère canadienne avant le 14 février 1977, et qu'il doit en conséquence faire une demande de citoyenneté conformément à l'alinéa 5(2)b) de la Loi. Le point litigieux consiste donc à savoir si le traite- ment préférentiel prévu à l'alinéa 5(2)b) à l'égard des demandes des non-citoyens nés de mères citoyennes canadiennes (et issus d'une union légitime) avant le 14 février 1977, viole la Charte.
DISPOSITIONS DE LA LOI:
Les dispositions légales pertinentes en l'espèce sont les paragraphes 3(1) et 4(3), l'alinéa 5(2)b), et l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974- 75-76, chap. 108 (la «Loi sur la citoyenneté de 1977»), l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19 (la «Loi sur la citoyenneté de 1947»), l'article 20 du Règlement sur la citoyenneté, C.R.C., chap. 400, et le paragraphe 15(1), l'article 7 et l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui consti- tue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44]] (la «Charte»).
La loi canadienne sur la citoyenneté, la «Loi con- cernant la citoyenneté, la nationalité et la naturalisa tion, ainsi que le statut des étrangers», S.R.C. 1952, chap. 33 et ses modifications [S.C. 1952-53, chap. 23, art. 14] (la «Loi sur la citoyenneté de 1947») est entrée en vigueur le ler janvier 1947. Le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté de 1947 prévoyait qu'une personne, née après le 31 décembre 1946, est un citoyen canadien de naissance:
5. (1)...
a) si elle est née au Canada ou sur un navire canadien; ou
b) si elle est née hors du Canada ailleurs que sur un navire canadien, et si
(i) son père ou, dans le cas d'un enfant hors du mariage, sa mère, au moment de la naissance de cette per- sonne, était un citoyen canadien, et si
(ii) le fait de sa naissance est enregistré, d'après les règle- ments, au cours des deux années qui suivent l'événement ou au cours de la période prolongée que le Ministre peut, en vertu des règlements, autoriser en des cas spéciaux. [C'est moi qui souligne.]
La Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108 [aujourd'hui L.R.C. (1985), chap. C-29 et ses modifi cations] a été proclamée en vigueur le 15 février 1977 et la Loi sur la citoyenneté de 1947 a été abrogée. En voici les dispositions pertinentes:
3. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne:
a) née au Canada après le 14 février 1977;
b) née à l'étranger après le 14 février 1977 d'un père ou d'une mère ayant qualité de citoyen au moment de la nais- sance;
c) ayant obtenu la citoyenneté—par attribution ou acquisi- tion—sous le régime des articles 5 ou 11 et ayant, si elle était âgée d'au moins quatorze ans, prêté le serment de citoyenneté;
d) ayant cette qualité au 14 février 1977;
e) habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen aux termes de l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne loi.
4....
(3) Pour l'application de l'alinéa 3(1)e), la personne qui est par ailleurs, en application de l'alinéa 5(1)b) de l'ancienne loi, habile, au 14 février 1977, à devenir citoyen, le demeure même si sa naissance est enregistrée après cette date, conformément aux règlements pris en vertu de l'ancienne loi:
a) dans les deux ans suivant sa naissance;
b) dans le délai plus long accordé par le ministre même après le 15 février 1977 2 .
5....
(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté:
b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu'il autorise, à la personne qui, née à l'étranger avant le 15 février 1977 d'une mère ayant à ce moment-là qualité de citoyen, n'était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(1) de l'an- cienne loi 3 .
22. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l'article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté:
a) pendant la période on, en application d'une disposition législative en vigueur au Canada:
(i) il est sous le coup d'une ordonnance de probation,
(ii) il bénéficie d'une libération conditionnelle,
(iii) il est détenu dans un pénitencier, une prison ou une maison de correction;
b) tant qu'il est inculpé pour une infraction prévue au para- graphe 29(2) ou (3) ou pour un acte criminel prévu par une loi fédérale, et ce jusqu'à la date d'épuisement des voies de recours;
e) s'il n'a pas obtenu l'autorisation du ministre de l'Emploi et de l'Immigration éventuellement exigée aux termes du
2 La date fixée pour l'enregistrement conformément au para- graphe 4(3) et à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 a été prorogée au 15 février 1992.
3 Ibid.
paragraphe 55(1) de la Loi sur l'immigration pour être admis au Canada et y demeurer à titre de résident permanent.
(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, mais sous réserve de la Loi sur le casier judiciaire, nul ne peut rece- voir la citoyenneté au titre de l'article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté s'il a été déclaré coupable d'une infraction prévue au paragraphe 29(2) ou (3) ou d'un acte criminel prévu par une loi fédérale:
a) au cours des trois ans précédant la date de sa demande;
b) entre la date de sa demande et celle prévue pour l'attribu- tion de la citoyenneté ou la prestation du serment.
L'article 20 du Règlement sur la citoyenneté pré- voit ce qui suit:
20. (1) Sous réserve du paragraphe 5(3) de la Loi et de l'ar- ticle 22 du présent règlement, une personne qui a 14 ans révo- lus à la date à laquelle elle se voit accorder la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(2), 5(4) ou 10(1) de la Loi doit prêter le serment de citoyenneté en jurant ou en faisant une déclaration solennelle ...
Voici le libellé des dispositions pertinentes de la Charte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res- treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit:.. .
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré cou- pable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable; ...
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
MOYENS DU REQUÉRANT:
Le requérant soutient qu'il est privé de la même protection et du même bénéfice de la loi parce qu'on
lui refuse la citoyenneté canadienne en raison du sexe de celui de ses parents qui possédait la citoyenneté canadienne au moment de sa naissance à l'étranger avant le 15 février 1977. Le traitement discrimina- toire prévu par la Loi sur la citoyenneté en raison du sexe ou de l'état matrimonial du parent possédant la citoyenneté canadienne est présumé être péjoratif en vertu d'un motif interdit par la constitution parce que:
a) la discrimination se fonde sur des motifs ressemblant de près à ceux qui sont énumérés au paragraphe 15(1);
b) elle est fortement et évidemment liée à l'un des motifs inter- dits mentionnés, à savoir le sexe, qui est l'un des motifs de discrimination les plus pernicieux au plan social et dont la pra- tique remonte très loin;
c) elle se fonde sur des caractéristiques personnelles immuables et naturelles;
d) elle a un effet important et non trivial sur ceux qui appar- tiennent à la même catégorie que la partie requérante en ce sens qu'elle les prive de la citoyenneté canadienne et de la pos- sibilité d'acquérir la double citoyenneté canadienne et améri- caine.
Le requérant soutient aussi que la citoyenneté ne peut être considérée comme un «privilège» et que son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa per- sonne garanti par l'article 7 de la Charte est violé. Plus particulièrement, il affirme qu'il y a violation de son droit ab initio à la qualité de citoyen canadien de naissance, de son droit d'entrer au Canada et d'y demeurer, et de son droit au plein bénéfice de la doc trine selon laquelle quiconque est présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, consacrée à l'alinéa 11d) de la Charte.
Le requérant souligne que la violation des droits que lui confèrent le paragraphe 15(1) et l'article 7 ne saurait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte. Il fait valoir que les objectifs des disposi tions applicables de la Loi sur la citoyenneté sont abusifs et que leur justification ne peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique dont l'un des fondements est la justice sociale et l'égalité. Le requérant avance que les objectifs et l'incidence de la Loi sur la citoyenneté ne répondent pas aux exi- gences du paragraphe 15(1) de la Charte en matière d'égalité en ce sens que les droits, les bénéfices et la protection propres à la citoyenneté canadienne sont accordés à ceux qui les réclament en vertu de leur père ou de leur naissance illégitime, et non à ceux qui les demandent en vertu de leur mère. L'intention de
restreindre la citoyenneté à ceux qui la méritent et le désir de protéger la sécurité du Canada ne sont pas traités correctement parce que la caractéristique non pertinente des antécédents maternels a été isolée. De plus, l'interdiction prévue à l'article 22 invoquée en raison de l'acte criminel dont est accusé le requérant viole la doctrine de la présomption d'innocence pro- tégée par la constitution, et elle n'est pas liée de façon rationnelle à la sécurité du Canada. Le requé- rant fait donc valoir que les mesures visant à atteindre les objectifs susmentionnés sont disproportionnées et qu'elles compromettent sérieusement les droits à l'égalité, à la sécurité de la personne et à la présomp- tion d'innocence garantis par la constitution.
MOYENS DES INTIMÉS:
Les intimés font valoir que la Charte ne s'applique pas rétrospectivement aux mesures législatives en vigueur et ayant effet au Canada avant l'adoption de la Charte et, en ce qui concerne l'article 15, avant le 17 avril 1985. Invoquant l'arrêt Reyes c. Procureur général du Canada, [1983] 2 C.F. 125 (lre inst.), à la page 142, les intimés avancent que la citoyenneté est déterminée selon la date de naissance de l'individu concerné ou conformément et en fonction des lois fédérales sur la naturalisation en vigueur à cette date. Le requérant, le 29 août 1962, était assujetti à la législation relative à la citoyenneté en vigueur en 1947, et on avance qu'il essaie maintenant de s'assi- miler aux autres personnes dont la citoyenneté a été déterminée conformément à la Loi sur la citoyenneté de 1947. Les intimés soutiennent que le requérant tente d'obtenir que cette Cour [TRADUCTION] «régle- mente la composition de l'État canadien le 30 avril 1990 et modifie la composition de l'ensemble des citoyens canadiens à partir du premier janvier 1947 et par la suite».
Subsidiairement, on avance que le paragraphe 15(1), l'alinéa 11d) et l'article 7 de la Charte ne sont pas violés en l'espèce. Les décisions de la Cour fédé- rale dans les affaires Reyes et Orantes c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1990), 34 F.T.R. 184 (C.F. ire inst.) sont citées à l'appui de la proposition selon laquelle l'article 7 de la Charte ne comprend pas la garantie de la citoyenneté, et le refus d'accor- der la citoyenneté, par conséquent, ne viole pas le droit du requérant à la vie, à la liberté et à la sécurité
de sa personne. De la même façon, le droit conféré par l'alinéa 11d) d'être présumé innocent au cours de procédures criminelles ne s'applique pas à cette pro- cédure non criminelle.
Les intimés avancent que la citoyenneté est une «qualité» définie par la loi et composée de droits, de devoirs, de privilèges et d'obligations et que, sauf dans la mesure la Loi sur la citoyenneté le prévoit expressément, nul n'a «droit» à la citoyenneté cana- dienne. Les conditions et les critères de la citoyenneté sont liés à des décisions de politique fondamentales relevant exclusivement du Parlement qui sont déter- minées en fonction de l'action et de l'incidence de la citoyenneté canadienne sur: i) les États étrangers et les nationaux étrangers ayant divers liens avec le Canada; ii) l'identité nationale du Canada et les ques tions qui y sont intégralement liées, comme la sécu- rité nationale; et iii) toutes les lois internes ayant trait aux obligations, aux droits et aux privilèges de la citoyenneté.
Le processus de demande prévu à l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 a été conçu de façon à faciliter l'octroi de la citoyenneté canadienne aux non-citoyens nés du mariage de leur mère cana- dienne avant le 14 février 1977. En même temps, le législateur s'est efforcé d'éviter de nuire à leur condi tion de national étranger à la suite d'un octroi rétroac- tif de la citoyenneté et de faire en sorte que les droits des citoyens existants ne soient pas compromis. Par conséquent, l'alinéa 5(2)b) et l'article 22 ne violent pas, en raison de leur objet, le paragraphe 15(1) de la Charte.
Selon les intimés, la véritable distinction ne réside pas dans le sexe ni dans l'état matrimonial du parent canadien du requérant, mais dans l'activité criminelle alléguée de ce dernier. Il ne s'agit pas d'une distinc tion fondée sur des caractéristiques personnelles mais sur le mérite d'un individu ou sa capacité de respecter les lois du Canada et par conséquent, elle n'est pas illicite. Les critères et les conditions qui régissent l'octroi de la citoyenneté canadienne ne sont pas reliés à des caractéristiques individuelles mais à des facteurs historiques, sociaux, nationaux, politiques et internationaux. Les intimés font valoir que le législa- teur a expressément prévu la mesure dans laquelle la citoyenneté serait accordée de façon préférentielle
aux personnes nées à l'étranger du mariage de leurs mères canadiennes avant la date d'entrée en vigueur de la nouvelle loi, et que la justification des choix de politiques finalement concrétisés à l'alinéa 5(2)b) et à l'article 22 peut se démontrer en vertu de l'article premier de la Charte.
ANALYSE:
1. La Charte s'applique-t-elle aux faits de l'espèce?
Dans l'arrêt R. v. Longtin (1983), 41 O.R. (2d) 545 (C.A.), le juge d'appel Blair a statué que la Charte n'est pas rétrospective. Le juge d'appel Tarnopolsky a noté, dans l'arrêt R. v. James, Kirsten and Rosen- thal (1986), 55 O.R. (2d) 609 (C.A.), confirmé par [1988] 1 R.C.S. 669, que la Cour suprême du Canada n'avait pas mis cette proposition en doute mais qu'elle s'était simplement demandée jusqu'à aujour- d'hui si, dans un cas particulier, donner effet à une disposition de la Charte cela équivaut ou non à son application rétrospective. Il a renvoyé la page 624) à l'ouvrage de E. A. Driedger, «Statutes: Retroactive Retrospective Reflections» (1978), 56 R. du B. can. 264, aux pages 268 et 269, pour souligner la diffé- rence entre une loi rétroactive et une loi rétrospec- tive:
[TRADUCTION] Une loi rétroactive est une loi dont l'applica- tion s'étend à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu'à l'égard de l'avenir. Elle vise l'avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l'égard d'événements passés. Une loi rétroactive agit à l'égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l'avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu'elle attache de nou- velles conséquences à l'avenir à l'égard d'un événement qui a eu lieu avant l'adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu'elle était; une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu'elle serait autrement à l'égard d'un évé- nement antérieur.
Dans l'arrêt R. c. Stevens, [1988] 1 R.C.S. 1153 à la page 1159, le juge Le Dain, qui s'exprimait pour la majorité, a statué que la Charte ne devrait pas être appliquée rétrospectivement de façon à modifier le droit positif applicable aux infractions prévues au Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C.-34]:
La responsabilité criminelle entraînant l'emprisonnement pour l'infraction créée par le par. 146(1) était prévue par le par. 146(1), pour l'infraction commise par l'appelant, au moment l'infraction a été commise. La responsabilité imposée par la loi s'établit d'ordinaire au procès dans un cas donné, confor-
mément aux règles de fond pertinentes, y compris toute dispo sition constitutionnelle applicable existant au moment l'in- fraction est commise. Ce serait donner une application rétroactive à l'art. 7 de la Charte que de l'appliquer au par. 146(1) du Code simplement parce que la responsabilité impo sée par le par. 146(1) demeurait après l'entrée en vigueur de la Charte. Cela modifierait les règles de fond applicables en leur donnant un effet rétroactif.
Nous traitons expressément en l'espèce de l'article 15 de la Charte. Bien que la Charte soit entrée en vigueur le 17 avril 1982, l'article 15 n'a pris effet que trois ans plus tard, le 17 avril 1985. Récemment, dans l'arrêt Reference Re Sections 32 and 34 of the Wor kers' Compensation Act, (Nfld.) (1987), 67 Nfld. & P.E.I.R. 16 (C.A.), confirmé par [1989] 1 R.C.S. 922, la Cour suprême du Canada a confirmé que le para- graphe 15(1) de la Charte ne s'applique pas aux cau ses d'action ayant pris naissance avant le 17 avril 1985. De fait, comme l'a noté le juge d'appel Mac- farlane dans l'arrêt Davidson et al. v. Davidson (1986), 33 D.L.R. (4th) 161 (C.A.C.-B.), à la page 171, la raison du laps de trois ans était d'offrir une période de grâce afin de permettre aux gouverne- ments de réorganiser leurs affaires et de modifier leur législation de façon à satisfaire aux garanties consti- tutionnelles offertes par l'article 15. Par conséquent, donner un effet rétrospectif à l'article 15, ce serait ne faire aucun cas de l'objet du laps de trois ans.
L'arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, traite longuement de la question de l'effet rétrospectif et établit des lignes directrices visant à déterminer si la Charte s'applique dans des circonstances données. Tant le juge en chef Dickson (tel était alors son titre) dans son jugement dissident que le juge Wilson pour la majorité se sont entendus pour dire que pour juger de l'applicabilité de la Charte, le tribunal doit se demander si elle était en vigueur au moment l'acte ou l'événement censé la violer s'est produit ou a eu son effet. Le juge en chef Dickson a cependant sou- ligné que «cette détermination n'est pas nécessaire- ment une tâche simple» et le juge Wilson a prévenu que «l'approche tout ou rien qui divise artificielle- ment la chronologie des événements dans les catégo- ries mutuellement exclusives d'avant et d'après la Charte» devrait être évitée et qu'il y a lieu de consi- dérer le contexte antérieur à la Charte aussi bien que la nature du droit constitutionnel qui aurait été violé. Le juge Wilson a dit aux pages 627 à 631:
Ce point de vue me semble conforme à la façon générale d'in- terpréter les droits constitutionnels, qui consiste à examiner l'objet visé. Des droits et des libertés différents, selon leur objet et les intérêts qu'ils visent à protéger, se cristalliseront et protégeront l'individu à différents moments ... Par exemple, les droits en matière de procédure se cristallisent au moment la procédure se déroule: Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181. Les droits à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives se cristallisent au moment de la fouille, de la perquisition ou de la saisie en question: R. c. James, [1988] 1 R.C.S. 669. Les garanties, sur le plan du fond, que l'inculpé profite de son erreur de fait subjective se cristallisent au moment l'infraction est commise: R. c. Stevens, précité. Le droit à la protection contre l'utilisation d'un témoignage auto-incriminant se cristallise au moment l'on cherche à uti- liser ce témoignage dans une instance même si, à l'origine, il a été donné bien avant l'entrée en vigueur de la Charte: Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.
Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d'être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d'événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d'interdire cer- taines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours. La question du délai avant le procès, aux termes de l'al. 11 b), en est un bon exemple: R. v. Antoine. L'article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Mor- den a reconnu, dans l'arrêt Re McDonald and The Queen (1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu'une pratique discri- minatoire continue, cela existe et relève de l'art. 15 de la Charte.
Non seulement la portée et le contenu du droit et de la liberté particuliers sont-ils pertinents quand il s'agit de savoir si le requérant demande une application prospective ou rétroac- tive de la Charte, mais encore les faits particuliers entourant la demande le sont également. Par exemple, dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, l'art. 15 n'a pas été appliqué parce qu'il était invoqué pour contester une déclaration de culpabilité antérieure à la Charte. Le juge en chef Dickson note, à la p. 786:
En l'espèce, les détaillants ont ouvert leurs magasins, ont été inculpés et déclarés coupables à une époque la Charte ne conférait pas de droit à l'égalité devant la loi. Même si on pouvait dire que la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail porte atteinte aux droits que les détaillants possè- dent, en vertu de l'art. 15, depuis le 17 avril 1985, je ne vois pas comment cela pourrait avoir quelque incidence sur la légalité de leurs déclarations de culpabilité ou de la Loi avant cette date.
On ne pouvait recourir à l'art. 15 pour invalider un acte précis et isolé antérieur à la Charte, savoir une déclaration de culpabi- lité particulière.
Lorsque, comme en l'espèce, l'appelante prétend qu'il y a actuellement violation continue de son droit à la liberté, les tri- bunaux se doivent d'examiner sa demande fondée sur la Charte et, dans le cadre de cette demande, d'examiner les évé- nements antérieurs à la Charte dans la mesure ils expliquent ce qui constituerait une violation actuelle de la Charte ou y contribuent. Cela est particulièrement vrai lorsqu'on allègue que les événements antérieurs à la Charte incluent un compor- tement illicite de la part du ministère public ... Dans la pré- sente affaire, le fait le plus significatif est que la requérante n'a pas été «régulièrement déclarée coupable et condamnée». Elle a été déclarée coupable et condamnée en vertu de la mauvaise loi. En bref, il ne s'agit pas ici d'un cas le requérant tente d'éviter que la loi qui existait au moment de l'infraction lui soit appliquée. C'est exactement le contraire. La bonne loi n'a pas été appliquée au cas de l'appelante et elle ne peut, non plus, l'être maintenant.
Ce caractère illicite fait partie des événements antérieurs à la Charte et représente en fait une partie fort importante de ceux- ci, et il a, soutient l'appelante, largement contribué à la conti nuation inconstitutionnelle de sa détention.
Dans l'arrêt Gamble, l'appelante avait été recon- nue coupable de meurtre au premier degré conformé- ment à l'article 214 du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34, mod. par S.R.C. 1970, chap. C-35, art 4(1); S.C. 1973-74, chap. 38, art. 2, 10, 11; 1974-75- 76, chap. 105, art. 4]. En appel, il a été déterminé qu'elle aurait être jugée selon les anciennes dispo sitions du Code qui étaient en vigueur au moment l'acte criminel avait été commis. Cependant, puisque selon les dispositions transitoires adoptées lorsque le Code avait été modifié, la peine imposée à l'appe- lante serait la même en tout état de cause, la Cour d'appel a conclu qu'il n'y avait pas erreur judiciaire fondamentale. L'appelante a alors soutenu devant la Cour suprême qu'elle était victime d'une perte conti nue de liberté en raison de son inadmissibilité prolon- gée à la libération conditionnelle contrairement à la règle de justice fondamentale selon laquelle l'inculpé doit être jugé et puni en application du droit en vigueur au moment de la perpétration de l'infraction. Ce «caractère illicite», comme le souligne le passage précité, était essentiel à l'admissibilité de sa préten- tion.
Je ne suis pas convaincu que la Charte s'applique en l'espèce. L'historique de la législation canadienne sur la citoyenneté nous montre que le ler janvier 1947, les personnes nées à l'étranger de pères cana-
diens et de mères célibataires canadiennes étaient considérées citoyens canadiens de naissance. À compter du 15 février 1977, le législateur a prévu que toutes les personnes nées à l'étranger après cette date d'un parent canadien seraient considérées citoyens canadiens. Ceux qui bénéficiaient alors de l'ancienne loi continuaient de le faire, mais le législateur a en outre prévu que les personnes nées à l'étranger du mariage de leur mère canadienne avant le 15 février 1977 pouvaient, en invoquant l'alinéa 5(2)b), deman- der que la citoyenneté canadienne leur soit accordée de façon préférentielle.
Essentiellement, le requérant demande à cette Cour de déterminer si le traitement préférentiel accordé aux personnes nées à l'étranger entre le ler janvier 1946 et le 15 février 1977 du mariage de leur mère canadienne va suffisamment loin pour respecter les droits actuellement reconnus par la Charte. Il ne fait aucun doute que l'extension du droit d'un individu depuis la date d'entrée en vigueur de la Loi sur la citoyenneté de 1977, de réclamer la citoyenneté cana- dienne en raison de ses antécédents parentaux n'est pas contraire à la Charte. Ce qui est contesté, toute- fois, c'est l'étendue des droits accordés rétroactive- ment aux personnes non visées par la Loi sur la citoyenneté de 1947, abrogée, qui s'appliquait jus- qu'au 15 février 1977.
Il est clair que la Charte n'est pas censée s'appli- quer rétrospectivement et que le paragraphe 15(1) en particulier ne devait pas avoir effet avant le 17 avril 1985. La difficulté tient ici au fait que la demande de citoyenneté du requérant a été mise en suspens après la Charte en 1990. Cependant, la loi sur la citoyen- neté prévoit que la date de naissance du requérant est celle en vertu de laquelle est déterminée son admissi- bilité à la citoyenneté canadienne de façon préféren- tielle, et l' «événement précis et isolé» contesté tient donc à savoir si la date de sa naissance se situe avant ou après le 14 février 1977. Bien que je puisse conve- nir qu'une pratique discriminatoire continue visée à l'article 15 n'impliquerait généralement pas l'appli- cation rétrospective de la Charte, selon les faits de l'espèce, il n'y a pas pratique discriminatoire conti nue. De fait, la pratique discriminatoire alléguée a clairement été rectifiée à partir du 14 février 1977. En outre, je ferais une distinction avec la décision de la majorité dans l'arrêt Gamble au motif que la Loi sur
la citoyenneté de 1947 était une loi fédérale valide et qu'aucun «caractère illicite» ne ressort des antécé- dents législatifs antérieurs à la Charte dans ces cir- constances.
La demande devrait par conséquent être rejetée. Cependant, au cas je n'aurais pas raison sur ce point, je vais examiner si les droits garantis par la Charte ont été violés en l'espèce.
2. Le processus applicable à la demande prévu à l'ali- néa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté viole-t-il l'ar- ticle 7 ou l'alinéa 11d) de la Charte?
Je fais droit à l'observation des intimés selon laquelle, d'après la jurisprudence établie jusqu'à maintenant, l'article 7 ne garantit pas le droit à la citoyenneté, et je conviens qu'il n'y a pas violation de l'article 7 en l'espèce. Je suis aussi d'avis que le délai imposé par l'article 22 dans ce processus non criminel n'enfreint pas l'alinéa 11d) de la Charte. Dans l'arrêt Affaire intéressant la Loi sur la citoyen- neté et Noailles, [1985] 1 C.F. 852 (Ire inst.), le juge Dubé a conclu que le rejet de la demande de citoyen- neté de l'appelant fondé sur le paragraphe 20(2) au motif qu'il avait été reconnu coupable d'un acte cri- minel au cours des trois années précédant immédiate- ment la date de sa demande ne violait pas le droit que lui reconnaît l'alinéa 11h) de la Charte de n'être pas puni de nouveau à l'égard de la même infraction. Il a dit (aux pages 854 et 855):
L'économie de la Loi sur la citoyenneté indique clairement que la procédure aux termes de laquelle une personne demande à l'état de lui reconnaître le privilège de devenir un de ses citoyens est une procédure de nature civile. Cette loi ne consi- dère pas une telle personne comme un inculpé, ne la juge pas de nouveau et ne la punit pas de nouveau.
[L]e rejet de sa demande de citoyenneté n'est pas une deuxième peine qu'on lui inflige mais une conséquence civile de son acte criminel.
Après tout, l'état canadien a le droit de se protéger en refu- sant le privilège de la citoyenneté à celui qui ne répond pas aux critères légitimement établis par une loi du Parlement. Il est tout à fait juste et raisonnable que nul ne puisse recevoir la citoyenneté si au cours des trois années précédant sa demande il a été déclaré coupable d'une infraction, ou d'un acte criminel prévu par une loi du Parlement.
3. Le processus applicable à la demande prévu à l'ali- néa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté viole-t-il le paragraphe 15(1) de la Charte?
Le critère applicable lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a eu violation du paragraphe 15(1) de la Charte a été exposé par le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 et confirmé par madame le juge Wilson dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296. Il y a violation lorsque:
a) la distinction créée par la disposition contestée a pour con- séquence la violation de l'un des droits à l'égalité; et
b) la violation du droit a un objectif ou un effet discrimina- toire.
a) La distinction a-t-elle pour conséquence la viola tion d'un droit à l'égalité?
Dans l'arrêt Turpin, le juge Wilson a discuté de la nature des droits à l'égalité la page 1329):
La garantie d'égalité devant la loi vise à promouvoir la valeur selon laquelle toutes les personnes sont sujettes aux mêmes exigences et aux mêmes obligations de la loi et nul ne doit subir un désavantage plus grand que les autres en raison du fond ou de l'application de la loi.
Au nom de la Cour, le juge Wilson a conclu (aux pages 1329 et 1330) que l'article 430 du Code crimi- nel, qui permet à l'inculpé accusé d'un acte criminel en Alberta d'être jugé devant un juge seul, prive les inculpés accusés ailleurs que dans cette province du même bénéfice de la loi:
... je suis d'avis de conclure que les dispositions contestées portent atteinte à l'égalité des appelants devant la loi. Les appelants veulent subir un procès devant un juge seul, mais ils en sont empêchés à cause de l'effet conjugué des art. 427 et 429 du Code criminel. D'autre part, l'art. 430 du Code criminel permet aux personnes accusées de la même infraction en Alberta d'être jugées devant un juge seul. En conséquence, les appelants sont privés de la possibilité de se prévaloir de ce qui est accessible aux autres, privation qui peut défavoriser les appelants ...
En résumé, les dispositions contestées du Code criminel trai- tent les appelants et ceux qui sont accusés des infractions énu- mérées à l'art. 427 plus durement que les personnes accusées des mêmes infractions dans la province d'Alberta qui, à cause de l'art. 430, ont la possibilité de choisir de subir leur procès devant un juge seul si elles croient que cela est à leur avantage. Je suis donc d'avis de conclure que le droit des appelants à l'égalité devant la loi a été violé.
Cependant, elle n'a pas conclu que l'article 430 avait un effet «discriminatoire» (aux pages 1332 et 1333):
Les appelants soutiennent qu'ils sont victimes de discrimi nation parce qu'ils sont accusés d'un des actes criminels énu- mérés à l'art. 427 du Code criminel et qu'ils n'ont pas la possi- bilité, comme l'ont les personnes accusées de la même infraction en Alberta, de subir un procès devant un juge seul. Je ne suis pas de cet avis. Je crois, en toute déférence, que ce serait tomber dans la fantaisie que de qualifier de «minorité discrète et isolée» les personnes qui, dans toutes les provinces sauf l'Alberta, sont accusées de l'un des crimes énumérés à l'art. 427 du Code criminel.
Dans l'arrêt R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, une distinction fondée sur le situs de l'infraction était contestée. La Cour a conclu que la distinction était
géographique et qu'elle se fondait sur la province résidait le jeune contrevenant. Elle était considérée comme «défavorisant sur le plan juridique» les jeunes contrevenants et comme ne satisfaisant pas à la pre- mière exigence du critère que pose le paragraphe 15(1). Encore une fois, cependant, cette distinction n'a pas été jugée «discriminatoire» selon la seconde exigence du critère prévu par le paragraphe 15(1).
En l'espèce, contrairement aux personnes nées à l'étranger d'un parent canadien après le 14 février 1977 et à celles qui sont nées avant le 14 février 1977 de père canadien ou d'une mère canadienne céliba- taire, qui sont considérées être «citoyens canadiens de naissance» si leur naissance a été enregistrée dans les délais impartis, le requérant doit faire une
demande conformément à l'alinéa 5(2)b) pour obte-
nir la citoyenneté canadienne. En remplissant cette formalité, il est assujetti à la prestation du serment de citoyenneté et à l'application de l'article 22 de la Loi sur la citoyenneté. En l'espèce, en raison des accusations de nature criminelle portées contre lui et de l'application de l'article 22, la demande de citoyenneté du requérant est mise en suspens. Le trai- tement préférentiel accordé aux étrangers dans la situation du requérant ne va donc pas aussi loin que le traitement préférentiel accordé aux autres per- sonnes nées à l'étranger avant le 14 février 1977 de père canadien ou de mère canadienne célibataire et aux personnes nées après le 14 février 1977 d'un parent canadien. En me fondant sur ce qui semble être le critère peu exigeant de l'arrêt Turpin, je veux bien convenir, pour les fins de cette demande, que
l'on a refusé à la partie requérante le même bénéfice de la loi.
b) Le déni du même bénéfice de la loi a-t-il un objec- tif ou un effet discriminatoire?
Il y a violation du paragraphe 15(1) lorsqu'une dis tinction créée par la mesure législative contestée est cause de la violation de l'un des droits à l'égalité et qu'elle a un objet ou un effet discriminatoire. Le juge McIntyre a souligné dans l'arrêt Andrews que l'article 15 n'offre pas «une garantie générale d'égalité» et il a dit (aux pages 168 et 169):
Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de trai- tement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d'égalité de l'art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les législa- tures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façon différentes. En effet, de telles distinctions représentent l'une des princi- pales préoccupations des législatures. La classification des individus et des groupes, la rédaction de différentes disposi tions concernant de tels groupes, l'application de règles, de règlements, d'exigences et de qualifications différents à des personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la société moderne. [C'est moi qui souligne.]
Il a aussi reconnu que la Charte n'était pas censée éli- miner toutes les distinctions, mais seulement celles qui ne sont pas acceptables en vertu du paragraphe 15(1), et il a défini comme suit le mot «discrimina- tion» (aux pages 174 et 175):
J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de res- treindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avan- tages offerts à d'autres membres de la société. Les distinctions fondés sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont pres- que toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fon- dées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement. [C'est moi qui souligne.]
Par conséquent, pour violer le paragraphe 15(1), une distinction inacceptable doit se rattacher à une des caractéristiques personnelles énumérées au para- graphe 15(1) ou à une caractéristique analogue aux motifs énumérés.
Je souligne que l'alinéa 3(1)b) de la Loi sur la citoyenneté de 1977 prévoit que toute personne née à l'étranger après le 15 février 1977 d'un parent ayant
la qualité de citoyen au moment de sa naissance a elle aussi qualité de citoyen canadien, et que toute incom- patibilité possible avec le paragraphe 15(1) de la Charte a été effacée depuis l'entrée en vigueur de la Loi. L'alinéa 5(2) b) a aussi été adopté à cette époque pour accorder aux personnes comme la partie requé- rante la possibilité d'obtenir la citoyenneté cana- dienne de façon préférentielle. Dans l'arrêt Benner, le juge Mahoney a observé pour le compte de la Section d'appel la page 251]:
Le Parlement, en adoptant l'alinéa 5(2)b) de la Loi sur la citoyenneté, semble avoir anticipé le problème précis que le requérant souhaite voir régler par la Cour et avoir prévu à son égard des dispositions qui permettent de le solutionner de façon rapide et économique.
Il est évident que le Parlement a décidé, en adop- tant la Loi de sur la citoyenneté de 1977, de faciliter l'obtention de la citoyenneté canadienne à toutes les personnes nées d'un parent canadien à compter de son entrée en vigueur, le 14 février 1977. Cette dispo sition a évidemment créé différents groupes en fonc- tion d'une limite dans le temps. Cette «ligne de démarcation» relève toutefois clairement de la com- pétence du Parlement et on la retrouve à maintes reprises, notamment en matière d'impôt sur le revenu, d'assurance-chômage et d'autres lois accor- dant des prestations. Dans la Loi sur la citoyenneté de 1977, le législateur a décidé aussi d'offrir un accès préférentiel limité à un groupe de personnes privées jusqu'alors de cet avantage. C'est aussi une déci- sion que peut prendre le législateur. Dans l'arrêt Orantes, le juge Muldoon a fait des commentaires sur la compétence qu'a le législateur de faire des distinc tions comme celle que l'on trouve à l'alinéa 19(1)b) de la Loi sur l'immigration et qui seraient cause de discrimination à l'endroit du requérant en raison de l'âge, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte. Il a déclaré ce qui suit la page 180]:
Notre pays est doté d'un régime de démocratie parlementaire, ce qui signifie que le pouvoir d'édicter des lois est dévolu aux représentants élus du peuple. Cela signifie que par les lois qu'il adopte en vertu de la primauté du droit, le Parlement peut, le cas échéant, choisir quels étrangers peuvent être légalement admis à la résidence permanente au Canada. Cela signifie que, pour que la démocratie parlementaire puisse survivre au Canada, le Parlement doit faire ce genre de choix et ne pas devenir impuissant devant les revendications d'autorisation de séjour formulées par des étrangers, peu importe la compassion que peut inspirer leur cas, comme celui du requérant. Il faut une certaine dose de ténacité intellectuelle pour appuyer les
principes de la démocratie parlementaire devant les diverses personnes qui cherchent à immigrer au Canada contre la volonté des représentants démocratiquement élus du peuple (sans vouloir déprécier le Sénat canadien). Si l'on interprète la Charte de manière à se dérober à la volonté du Parlement sur une question comme celle-ci, on finit par détruire le gouverne- ment national en l'amputant des moyens légitimes de gouver- ner dont il dispose.
La Cour suprême du Canada a reconnu sans équi- voque que dans l'étude des questions d'égalité soule- vées en vertu de la Charte, «[i]l faut tenir compte du contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux qu'elle vise, de même que sur ceux qu'elle exclut de son champ d'application»: le juge McIntyre, dans l'arrêt Andrews la page 168]. De la même façon, le juge Wilson a déclaré dans l'arrêt Turpin la page 1331] que «[p]our déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques person- nelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction con- traire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'en- semble des contextes social, politique et juridique».
Lorsqu'il a modifié la loi sur la citoyenneté, le Par- lement a clairement considéré «les contextes social et politique» et il a conclu qu'un processus de demande, sujet à l'exigence du serment, protégerait adéquate- ment les droits des citoyens existants tout en donnant un statut préférentiel aux personnes telles que le requérant. Par conséquent, bien qu'il existe une «dis- tinction» entre le groupe de personnes qui avaient auparavant droit d'obtenir la citoyenneté de façon préférentielle avant le 14 février 1977 et ceux à qui on a conféré un droit préférentiel plus restreint à la citoyenneté s'ils sont nés avant la date d'entrée en vigueur de la nouvelle loi, cette distinction n'est pas fondée sur les caractéristiques personnelles des indi- vidus concernés. Elle tient plutôt à leurs mérites et à leurs capacités et, en tout état de cause, on ne saurait dire qu'elle s'appuie sur des distinctions personnelles non pertinentes.
La distinction dont fait l'objet le requérant en l'es- pèce tient à ce que sa demande de citoyenneté est mise en suspens. Comme ce fut le cas dans les affaires Turpin et S. (S.) cela peut être considéré comme un désavantage mais, comme ce fut aussi le cas dans ces affaires, ce n'est pas discriminatoire. Le requérant aussi bien que toutes les autres personnes
visées par l'alinéa 5(2)b) sont traitées de façon égale, qu'elles soient du sexe masculin ou féminin, mariées ou célibataires. La seule caractéristique qu'elles ont en commun, c'est qu'elles sont nées avant le 14 février 1977 et qu'on ne leur avait pas accordé un statut préférentiel sous le régime de la loi sur la citoyenneté antérieure.
Conséquemment, je conclus que le désavantage dont souffre le requérant n'a pas un objet ni un effet discriminatoires et qu'il ne viole pas le paragraphe 15(1) de la Charte.
4. La distinction est-elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?
Étant donné ma décision à l'égard du paragraphe 15(1), de l'article 7 et de l'alinéa 11d), je n'ai pas à me livrer à une analyse fondée sur l'article premier. Je cite toutefois les remarques suivantes du juge McIntyre dans l'arrêt Andrews (aux pages 185 et 186] à l'appui de ma position.
La garantie offerte par le par. 15(1) est la plus générale de toutes. Elle s'applique et sert d'appui à tous les autres droits garantis par la Charte. Il faut cependant reconnaître que le Par- lement et les législatures ont le pouvoir et le devoir d'adopter des lois pour l'ensemble de la collectivité: ce faisant, ils doi- vent établir d'innombrables distinctions et catégorisations législatives en remplissant leur rôle de gouvernement. En éta- blissant des distinctions entre des groupes et des individus en vue d'atteindre des objectifs sociaux souhaitables, il sera rare- ment possible de dire d'une distinction législative qu'elle cons- titue clairement le bon choix législatif ou le mauvais. Comme l'affirme le Juge en chef dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., aux pp. 781 et 782:
Une «limite raisonnable» est une limite qui, compte tenu des principes énoncés dans l'arrêt Oakes, pouvait être raisonnable- ment imposée par le législateur. Les tribunaux ne sont pas appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législa- teur quant à l'endroit tracer une ligne de démarcation.
Pour traiter les nombreux problèmes qui se présentent, la per fection ne peut être exigée du législateur puisqu'en ces matières elle n'existe pas. Je reprends les propos tenus par mon collègue le juge La Forest dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., à la p. 795:
Par là, je ne veux pas laisser entendre que la Cour devrait, en règle générale, s'en remettre au bon jugement du législateur lorsque celui-ci porte atteinte à des droits considérés comme fondamentaux dans le cadre d'une société libre et démocra- tique. Bien au contraire, j'aurais pensé que la Charte établit le régime opposé. D'autre part, ayant reconnu l'importance de l'objectif du législateur en l'espèce, on se doit dans le présent contexte de reconnaître que, si l'objectif du législateur doit être atteint, il ne pourra l'être qu'au détriment de certains. En outre,
toute tentative de protéger les droits d'un groupe grèvera inévi- tablement les droits d'autres groupes. Il n'y a pas de scénario parfait qui puisse permettre de protéger également les droits de tous.
Donc, en cherchant à atteindre un objectif dont il est démontré qu'il est justifié dans le cadre d'une société libre et démocratique, le législateur doit disposer d'une marge de manoeuvre raisonnable pour répondre à ces pressions opposées.
CONCLUSION:
La demande du requérant est rejetée.
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