A-1094-90
Celliers du Monde Inc. (appelante) (défenderesse)
c.
Dumont Vins & Spiritueux Inc. (intimée)
(demanderesse)
REPERTORIE' DUMONT VINS & SPIRITUEUX INC. C. CELLIERS
DU MONDE INC. (C.A.)
Cour d'appel, juges Marceau, Desjardins et Décary,
J.C.A.—Montréal, 6 février; Ottawa, 17 février 1992.
Pratique — Res judicata — La demanderesse a lancé sur le
marché L'Oiseau Bleu, vin blanc léger contenu dans une bou-
teille blanche opaque, de forme Hock, portant une étiquette
bleue — La défenderesse a lancé L'Ombrelle, vin blanc léger
contenu dans une bouteille blanche opaque, de forme Hock,
portant une étiquette bleue — La demanderesse a saisi la Cour
supérieure du Québec d'une action en passing off et en contre-
façon de marque de commerce non enregistrée — La Cour
supérieure a statué que la bouteille blanche ne saurait être une
marque de commerce, et elle a jugé qu'il y avait eu passing off
— La défenderesse a remis L'Ombrelle sur le marché dans la
même bouteille portant une étiquette de couleur noire et or —
La demanderesse a intenté devant la Cour fédérale une action
en contrefaçon de marque de commerce non enregistrée et en
passing off — Les remarques sur l'invalidité d'une marque de
commerce non enregistrée faites par le juge de la Cour supé-
rieure constituent-elles des ratio decidendi — Le raisonnement
n'a pas à être répété dans la décision pour qu'il constitue un
ratio decidendi — Lorsque la Cour rend jugement sur deux
questions, les deux décisions sont des rationes decidendi — La
chose jugée ne se limite pas à la décision, mais elle comprend
les motifs — Il y a chose jugée lorsqu'il y a identité de parties,
d'objet et de cause.
Marques de commerce — Contrefaçon — La demanderesse
a lancé sur le marché un vin blanc léger, L'Oiseau Bleu, dans
une bouteille blanche opaque, de forme Hock, portant une éti-
quette et un manchon bleus — Ce vin est devenu le vin blanc
léger le plus vendu au Québec — La défenderesse a lancé sur
le marché un vin blanc léger, L'Ombrelle, dans une bouteille
blanche opaque, de forme Hock, portant une étiquette et un
manchon bleus — La demanderesse a saisi la Cour supérieure
du Québec d'une action en passing off et en contrefaçon de
marque de commerce non enregistrée — Elle a eu gain de
cause en matière de passing off — La Cour supérieure a statué
que la bouteille blanche, de forme Hock, ne saurait être une
marque de commerce non enregistrée — La hausse des ventes
ne confère pas le caractère distinctif nécessaire.
Compétence de la Cour fédérale — Section de première ins
tance — Compétence concurrente en matière de marque de
commerce — Incompétence sur une action en passing off en
l'absence d'une marque de commerce.
Appel est interjeté de l'ordonnance par laquelle la Section
de première instance a rejeté la requête de la défenderesse à
l'occasion d'une objection préliminaire selon laquelle la Cour
fédérale n'avait pas compétence pour connaître de l'action
principale.
Depuis 1984, la demanderesse lance sur le marché, principa-
lement par l'entremise d'épiciers licenciés de la province de
Québec, L'Oiseau Bleu, vin blanc léger contenu dans une bou-
teille blanche opaque, de forme Hock, portant une étiquette et
un manchon bleus. Ce vin est devenu le vin blanc léger le plus
vendu de la province. La demanderesse a enregistré le nom
«L'Oiseau Bleu» en 1985. En février 1989, elle a demandé
l'enregistrement de la bouteille blanche et de la bouteille blan-
che portant une étiquette bleue, comme deux marques de com
merce. Ces demandes sont toujours pendantes. En mars 1989,
la défenderesse lançait sur le marché un vin blanc léger,
L'Ombrelle, contenu dans une bouteille blanche opaque, de
forme Hock, portant une étiquette bleue. La demanderesse a
saisi la Cour supérieure du Québec d'une action en passing off
et en contrefaçon de marque de commerce non enregistrée.
Cette Cour a statué que la bouteille blanche ne pouvait être une
marque de commerce, mais elle a rendu en faveur de la deman-
deresse un jugement portant qu'il y avait eu passing off Peu de
temps après, la défenderesse a repris la vente de L'Ombrelle
dans la même bouteille portant néanmoins une étiquette de
couleur noire et or. La demanderesse a saisi la Cour fédérale de
la présente action, alléguant qu'il y a eu contrefaçon d'une
marque de commerce non enregistrée. Par la suite, la défende-
resse a déposé un acte de comparution conditionnelle pour
s'opposer à la compétence de la Cour. Le juge de première ins
tance a statué que les remarques faites par le juge de la Cour
supérieure du Québec sur la contrefaçon d'une marque de com
merce non enregistrée étaient des opinions incidentes et que,
par conséquence, il n'y avait pas chose jugée entre les parties
sur cette question.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Une déclaration dans les motifs de jugement sur l'une des
véritables questions en litige ne devient pas une opinion inci-
dente du seul fait de n'avoir pas été expressément reproduite
dans l'ordonnance. La Cour supérieure était saisie de deux
questions dont les parties ont discuté et que cette Cour a tran-
chées. Il n'était pas nécessaire que la Cour, en rendant un juge-
ment en faveur de la demanderesse, se réfère à la question de la
validité de la marque de commerce non enregistrée alléguée,
sur laquelle la demanderesse n'a pas eu gain de cause, pour
que ses motifs sur cette question fassent partie du ratio deci-
dendi. Il ne s'agit pas d'un cas où un tribunal a énoncé plu-
sieurs motifs différents pour décider d'une seule question, mais
d'un cas où la Cour supérieure était saisie de deux questions et
où elle a rendu deux décisions. L'une ou l'autre question aurait
pu faire l'objet d'une action distincte, et les motifs des deux
décisions sont des rationes decidendi.
Pour qu'il y ait chose jugée, les parties, l'objet de l'action et
sa cause doivent être identiques. En l'espèce, seule la cause,
qui est la qualification juridique des faits allégués, est contes-
tée. La question de passing off n'est pas chose jugée, puisque
le nouvel emballage de la défenderesse est une cause distincte;
mais au, sujet de la contrefaçon d'une marque de commerce
non enregistrée, c'est la bouteille de la demanderesse qui est la
cause et qui est demeurée la même. Le fait que les ventes de la
demanderesse aient augmenté ne permet pas à la bouteille
d'acquérir un caractère distinctif que, selon la décision de la
Cour supérieure, elle n'avait pas. L'invalidité de la bouteille en
tant que marque de commerce non enregistrée est donc chose
jugée entre les parties.
Pour que la Cour fédérale ait compétence, il doit exister un
ensemble de règles de droit fédérales qui est essentiel à la solu
tion du litige. En vertu de l'article 7 de la Loi sur les marques
de commerce, la Cour a compétence sur une action en passing
off seulement lorsque celle-ci est reliée à une marque de com
merce, enregistrée ou non. Puisque la question de la marque de
commerce non enregistrée est chose jugée entre les parties, la
Cour n'a pas compétence pour connaître de l'action en passing
O.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art.
20(2).
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch.
T-13, art. 7, 55.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 401.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Canadian Shredded Wheat Co. Ltd. v. Kellogg Co. of
Canada, [1939] R.C.S. 329; [1939] 3 D.L.R. 641.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Dumont vins et spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc.,
[ 1990] R.J.Q. 556 (C.S.); Roland Jacques Inc. c. Labora-
toire Dr. Renaud Inc., [1980] C.A. 553 (Qué); Rocois
Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2
R.C.S. 440; (1990), Q.A.C. 241; 112 N.R. 241; MacDo-
nald et al. c. Vapor Canada Ltd., [1977] 2 R.C.S. 134;
(1976), 66 D.L.R. (3d) I; 22 C.P.R. (2d) 1; 7 N.R. 477;
Asbjorn Horgard AIS c. Gibbs/Nortac Industries Ltd.,
[1987] 3 C.F. 544; (1987), 38 D.L.R. (4th) 544; 17
C.I.P.R. 263; 14 C.P.R. (3d) 314; 12 F.T.R. 317; 80 N.R.
9 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Ellard v. Millar, [1930] R.C.S. 319; Vachon c. Frenette-
Vachon, [1978] C.A. 515 (Qué); Roberge c. Bolduc,
[1991] I R.C.S. 374; (1991), 78 D.L.R. (4th) 666; ITO—
International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electro
nics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R.
(4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Kigowa c.
Canada, [1990] I C.F. 804; (1990), 67 D.L.R. (4th) 305;
10 Imm. L.R. (2d) 161; 105 N.R. 278 (C.A.); Southam
Inc. c. Canada (Procureur général), [ 1990] 3 C.F. 465;
(1990), 73 D.L.R. (4th) 289 (C.A.); Promotions Atlan-
tiques Inc. c. Hardcraft Industries Ltd. (1987), 13 C.I.P.R.
194; 17 C.P.R. (3d) 552; 13 F.T.R. 113 (C.F. 1« inst.);
Québec Ready Mix Inc. c. Rocois Construction Inc.,
[1989] I R.C.S. 695; (1989), 60 D.L.R. (4th) 124; 48
C.C.C. (3d) 501; 35 C.P.R. (3d) 304; 93 N.R. 388.
DOCTRINE
Ducharme, L. Précis de la preuve, 3e éd., Montréal: Wil-
son et Lafleur, 1986.
Mayrand, Albert. Dictionnaire de maximes et locutions
latines utilisées en droit, Cowansville, Qué.: Les Edi
tions Yvon Blais Inc., 1985, «Obiter dictum», «Ratio
decidendi».
Mignault, P.-B. Le droit civil canadien, tome VI, Mon-
tréal: Librairie de droit et de jurisprudence, 1902.
Nadeau, André et Léo Ducharme. Traité de droit civil du
Québec, tome IX, Montréal: Wilson et Lafleur, 1965.
Planiol, Marcel et Georges Ripert. Traité pratique de droit
civil français, 2e éd., tome VII, Montréal: Librairie
générale de droit et de jurisprudence, 1954.
Royer, Jean-Claude. La preuve civile, Cowansville (Qué):
Les Editions Yvon Blais Inc., 1987.
APPEL d'une ordonnance de la Section de pre-
mière instance, T-2697-90, juge Denault, 4-12-90,
non publiée, portant rejet d'une requête introduite
pour contester la compétence de la Cour. Appel
accueilli.
AVOCATS:
Ian MacPhee pour l'appelante (défenderesse).
Louis Carbonneau pour l'intimée (demande-
resse).
PROCUREURS:
Lapointe Rosenstein, Montréal, pour l'appelante
(défenderesse).
Clark Woods Rochefort Fortier, Montréal, pour
l'intimée (demanderesse).
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE DÉCARY, J.C.A.: L'Ombrelle porte-t-elle
ombrage à l'Oiseau Bleu? C'est en ces termes que
monsieur le juge André Forget de la Cour supérieure
du Québec entreprenait le 18 janvier 1990, un long
jugement qui est au coeur du présent litiges. Devant
nous, le débat s'est transformé quelque peu et nous
sommes appelés à décider si l'Oiseau Bleu peut
maintenant, en Cour fédérale, reléguer l'Ombrelle
dans l'ombre.
[1990] R.J.Q. 556.
Une brève narration des faits, ainsi qu'une courte
description des principaux acteurs, s'imposent.
L'intimée, Dumont Vins & Spiritueux Inc.,
s'adonne au commerce de vins qui sont, pour la plu-
part, embouteillés au Québec et qu'elle vend princi-
palement dans le réseau des épiciers licenciés. En
octobre 1984, elle lançait sur le marché, sous la
marque «L'Oiseau Bleu», une bouteille de vin blan-
che opaque, de forme Hock (type Alsace), qui allait
aussitôt devenir le vin blanc léger le plus vendu au
Québec. La marque «L'Oiseau Bleu» a été enregis-
trée auprès du Registraire des marques de commerce
le 16 août 1985. Le 16 février 1989, l'intimée dépo-
sait auprès dudit Registraire deux demandes d'enre-
gistrement de signe distinctif, l'un, de sa bouteille
blanche, l'autre, de sa bouteille blanche et de son
habillage, à savoir une étiquette, un collet et un
cache-goulot de couleur bleue. Ces deux demandes
sont toujours pendantes, mais le 24 septembre 1991
et le ler octobre 1991, le Registraire informait l'inti-
mée que, le cas échéant, ces enregistrements seraient
restreints à la province de Québec.
L'appelante, Celliers du Monde Inc., est l'un des
concurrents de l'intimée. En mars 1989, elle lançait
sur le marché, sous la marque «L'Ombrelle», une
bouteille de vin blanc léger qui était blanche et de
forme Hock et qui revêtait un habillage à prédomi-
nance bleue.
Le ler mars 1989, l'intimée s'adressa à la Cour
supérieure du Québec aux fins d'obtenir une injonc-
tion à l'encontre de l'appelante. Dans cette demande
d'injonction, l'intimée recherchait une ordonnance
enjoignant l'appelante,
... ses actionnaires, associés, employés, représentants, agents,
licenciés, clients, cessionnaires ... d'immédiatement cesser de,
directement ou indirectement:
i) UTILISER, dans le cadre de la commercialisation de tout
produit alcoolisé, une bouteille blanche ou autrement appeler
l'attention du public sur ses marchandises de manière à causer
ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre
ses produits et le vin de table vendu par la requérante dans une
bouteille blanche sous la marque L'OISEAU BLEU ou faire
passer ses marchandises alors que la marchandise commandée
ou demandée est le vin L'OISEAU BLEU de la requérante;
ii) UTILISER, en liaison avec ses produits ou la publicité ou la
promotion de ses produits, la marque L'OISEAU BLEU, le
dessin distinctif d'une bouteille blanche ou le dessin distinctif
d'une bouteille blanche avec étiquette bleue de la requérante.
Le 18 janvier 1990, monsieur le juge Forget ren-
dait le jugement auquel je référais plus haut et dont il
est nécessaire de reproduire de larges extraits [aux
pages 558 566]:
I. Les faits
Il. Fondements du recours
La demanderesse fonde son recours, à la fois sur une préten-
due violation de marque de commerce non enregistrée et un
délit de substitution (passing off).
III. Ressemblance et dissemblance
IV. Fardeau de preuve
A. Violation d'une marque de commerce non enregistrée
La preuve présentée dans le présent dossier ne permet pas de
conclure à la violation d'une marque de commerce non enre-
gistrée. Le Tribunal n'est pas convaincu que la demanderesse a
établi un signe distinctif lui permettant de revendiquer l'exclu-
sivité de la bouteille blanche opaque, de type Hock, avec éti-
quette bleue.
Au départ, la bouteille Hock (type Alsace) est d'usage cou-
rant. Il est vrai que Dumont semble être la seule productrice
québécoise à avoir utilisé la bouteille Hock, blanche opaque,
pour vendre un vin blanc léger, mais le Tribunal n'est pas con-
vaincu qu'elle doit pour autant bénéficier d'une exclusivité
totale pour cette forme de bouteille ainsi peinte en blanc.
Le procureur de Celliers invoque la théorie de l'épuisement
des couleurs. Si un fabricant monopolise le blanc, un deuxième
le bleu, un troisième le vert, et ainsi de suite, on éliminera ainsi
les futurs concurrents. Cette théorie a été énoncée dans une
décision américaine Campbell Soup Co. c. Armour & Co. (175
F. 2d 795 (1949), 798):
[TRADUCTION] S'ils pouvaient ainsi monopoliser le rouge et
toutes ses nuances, un autre fabricant pourrait, à son tour,
monopoliser l'orange et toutes ses nuances, et un autre ferait
la même chose avec le jaune. Le répertoire des couleurs
serait, évidemment, vite épuisé.
Le Tribunal estime donc que la demanderesse n'a pas réussi
à établir une violation d'une marque de commerce non enregis-
trée.
8. Délit de substitution (passing off)
Le Tribunal est par ailleurs convaincu que Celliers a commis
un délit de substitution (passing off) .. .
Par ces motifs, le Tribunal:
Déclare que la défenderesse, par la commercialisation d'une
bouteille de vin blanc désignée sous le nom de commerce
«L'Ombrelle», semblable à celle produite au présent dossier
sous la cote P-11, a tenté de faire passer son produit pour celui
commercialisé par la demanderesse sous le nom de commerce
«L'Oiseau Bleu»;
Émet une ordonnance d'injonction permanente enjoignant à
la défenderesse, ainsi qu'à ses officiers, administrateurs,
actionnaires, associés, employés, représentants, agents, ces-
sionnaires, ou à toute autre personne ayant connaissance de
ladite ordonnance, de cesser immédiatement, directement ou
indirectement:
commercialiser, vendre, offrir en vente ou annoncer un vin
dans un emballage identique à celui produit au présent dossier
sous la cote P-11 de façon à attirer l'attention du public sur ses
marchandises ou son entreprise de manière à causer ou à vrai-
semblablement causer de la confusion entre ses marchandises
ou son entreprise et ceux de la demanderesse et de faire passer
le vin «L'Ombrelle» pour le vin «L'Oiseau Bleu», et ce, dans
quelque format que ce soit.
Le tout avec entiers dépens contre la défenderesse.
Le 26 janvier 1990, l'appelante portait cette déci-
sion en appel devant la Cour d'appel du Québec; le 4
juillet 1990, elle se désistait de son appel. L'intimée,
pour sa part, n'en appela pas de la décision.
En mai 1990, l'appelante remettait sur le marché
son vin «L'Ombrelle», dans une nouvelle bouteille
qui est toujours blanche opaque et de forme. Hock et
dont l'habillage (étiquettes et cache-goulot) est simi-
laire, aux dires de l'intimée, à l'habillage d'origine,
sauf en ce qui a trait à la couleur, le noir et l'or ayant
remplacé le bleu.
Le 10 octobre 1990, l'intimée instituait de nou-
velles procédures en injonction à l'encontre de l'ap-
pelante, relativement à cette nouvelle bouteille, mais
elle choisissait, cette fois, de s'adresser à la Cour
fédérale plutôt qu'à la Cour supérieure du Québec.
Les conclusions recherchées en Cour fédérale sont les
suivantes:
A) ACCUEILLIR la présente action;
B) DÉCLARER que la défenderesse Celliers a, par la com
mercialisation au Canada de son vin L'OMBRELLE, appelé
attention du public sur ses marchandises, ses services ou son
entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement cau-
ser de la confusion au Canada entre son vin L'OMBRELLE
et le vin L'OISEAU BLEU commercialisé par la demande-
resse Dumont contrairement aux dispositions de l'alinéa 7b)
de la Loi sur les marques de commerce;
C) DÉCLARER que la défenderesse Celliers a ainsi adopté
ses méthodes d'affaires contraire aux honnêtes usagers
industriels ou commerciaux ayant cours au Canada;
D) DÉCLARER que la défenderesse Celliers a fait passer
ses vins blancs légers pour ceux de la demanderesse Dumont
contrairement aux dispositions de l'alinéa 7c) de la Loi .sur
les marques de commerce;
E) RENDRE une ordonnance d'injonction interlocutoire
ordonnant à la défenderesse Celliers, ses actionnaires, asso-
ciés, employés représentants, agents, licenciés, clients, ces-
sionnaires et à toute autre personne ayant connaissance de
ladite ordonnance d'immédiatement cesser de, directement
ou indirectement:
i) employer ou utiliser une bouteille blanche ou permettre
qu'une bouteille blanche soit employée ou utilisée en
association avec l'importation et/ou la fabrication, la mise
en marché, la promotion, la vente, la distribution de vins;
ii) utiliser une bouteille blanche ou permettre qu'une bou-
teille blanche soit utilisée sur des dépliants publicitaires,
prospectus, factures, cartes d'affaires, enseignes, vitrines,
catalogues, étiquettes, réclames ou autre matériel com
mercial ou promotionnel, en association avec des vins;
iii) appeler l'attention du public sur ses vins ou son entre-
prise de manière à causer ou 3 vraisemblablement causer
de la confusion au Canada entre ses vins ou son entreprise
et les vins ou l'entreprise de la demanderesse Dumont;
iv) faire passer ses vins ou son entreprise pour ceux de la
demanderesse Dumont;
y) tout acte de concurrence déloyale ou contraire aux hon-
nêtes usages industriels ou commerciaux ayant cours au
Canada par l'utilisation d'une bouteille blanche en liaison
avec la vente de vins;
vi) cesser de détourner la marque de commerce BOU-
TEILLE BLANCHE de la demanderesse Dumont de sa
fonction et de son caractère de marque de commerce.
F) ACCORDER une injonction définitive 3 la demanderesse
contre la défenderesse selon les termes et modalités men-
tionnés au paragraphe précédent; ...
Le 30 novembre 1990, l'appelante, après en avoir
reçu l'autorisation, déposa une comparution condi-
tionnelle en vertu de la Règle 401 [Règles de la Cour
fédérale, C.R.C., ch. 663] aux fins de s'objecter à la
compétence de la Cour: Les fondements de cette
objection étaient les suivants: il y aurait chose jugée
entre les parties sur la question de violation d'une
marque de commerce non enregistrée et par consé-
quent„ vu l'absence de marque de commerce, la Cour
fédérale n'aurait pas compétence pour entendre une
simple affaire de délit de substitution (passing off).
Le 4 décembre 1990, monsieur le juge Denault
rejetait la requête de l'appelante. Il n'y a pas, con-
cluait-il, chose jugée; le jugement de la Cour supé-
rieure ne contenant aucun dispositif précis quant à
l'argument relatif à la violation d'une marque de
commerce non enregistrée, les commentaires de mon-
sieur le juge Forget à cet égard n'étaient qu'obiter
dicta; de plus, la bouteille de l'appelante que vise la
procédure en Cour fédérale n'étant plus la même que
celle que visait la procédure en Cour supérieure, il
n'y avait pas identité de cause et, partant, pas de pos-
sibilité de chose jugée. La Cour fédérale, dans ces
circonstances, avait compétence en raison «de l'inter-
prétation qu'a donnée la Cour d'appel fédérale de
l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce
dans Asbjorn Horgard A/S c. Gibbs/Nortac Industries
Ltd. 2 et des articles 20(2) de la Loi sur la Cour fédé-
rale et 55 de la Loi sur les marques de commerce».
C'est cette ordonnance qui fait l'objet du présent
appel.
Obiter dictum ou ratio decidendi?
Dictum Ce qui est dit
obiter incidemment, par occasion
L'opinion qu'émet un juge, sans que cette opinion soit
nécessaire pour appuyer la décision qu'il rend.
L'obiter dictum est opposé à la ratio decidendi .. .
RATIO (ou RATIONES) DECIDENDI
La raison (ou les raisons) de la décision
Le motif essentiel d'un jugement ou d'un arrêt, le fondement
de la décision, est une ratio decidendi; la proposition qui n'est
pas essentielle au dispositif d'un jugement est plutôt un obiter
dictum ... 3
L'autorité de la chose jugée ne s'applique qu'aux points
débattus par les parties, qui sont décidés par le jugement et qui
devaient l'être pour la solution du litige ... Elle ne s'attache
pas aux simples énonciations qui n'ont pas fait l'objet d'une
contestation ... les opinions qu'émet le juge sur des points
simplement énoncés par lui et qui n'étaient pas en litige ne
jouissent pas de l'autorité de la chose jugée. Il s'agit alors de
ce qu'on appelle couramment un obiter dictum, c'est-à-dire,
suivant la définition de Jéraute (Vocabulaire français-anglais
et anglais-français de termes et locutions juridiques, Paris,
Lihr. gen. de dr., 1953, p. 319), un «avis incidemment exprimé
sur un point de droit, et n'ayant pas force de précédent» 4 .
2 [1987] 3 C.F. 544.
3 A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines
utilisées en droit, Cowansville, Yvon Biais, 1985, aux p. 193 et
239.
4 A. Nadeau et L. Ducharme, Traité de droit civil du Qué-
bec, tome IX, Montréal, Wilson et Lafleur, 1965, la p. 467,
para. 568.
J'ai déjà exprimé l'opinion qu'aucun de deux motifs alterna-
tifs, donnés pour justifier une décision, ne doit être traité d'obi-
ter dictum, puisque chacun fait partie du ratio decidendi
(Nadeau c. Nadeau, [1977] C.A. 248, 265). Je n'ai pas changé
d'idée depuis, d'autant plus que je m'appuyais sur un extrait de
l'opinion formulée par lord Simon, pour le House of Lords,
dans Jacob c. London County Council ([1950] A.C. 361, 368),
qui montre l'absurde qui résulterait de l'opinion contraire 5 .
En l'espèce, l'intimée avait recherché deux ordon-
nances d'injonction en Cour supérieure du Québec,
l'une relative au délit de substitution, l'autre relative
à l'utilisation de signes distinctifs non enregistrés. Il
s'agissait, en pratique, d'une procédure à deux volets,
lesquels auraient pu tout aussi bien faire l'objet de
procédures distinctes qui eussent vraisemblablement
été réunies pour fins d'audition. Les deux volets ont
été débattus par les parties, la Cour supérieure était
invitée à se prononcer sur chacun d'eux, et elle s'est,
de fait, prononcée sur chacun d'eux, dans les termes
que j'ai rappelés plus haut.
Il est certes vrai, comme l'a soutenu le procureur
de l'intimée, que le «dispositif» du jugement ne fait
état que du volet (le délit de substitution) que la Cour
accepte et passe sous silence le volet (l'absence de
violation de marque non enregistrée) que la Cour
rejette. Mais le temps n'est plus, s'il le fut, où les
termes d'un dispositif étaient scrutés à la loupe sans
égard aux motifs qui le sous-tendaient et aux conclu
sions qui étaient recherchées dans la procédure et où
tout ce qui ne trouvait point écho dans le dispositif
était nécessairement considéré comme obiter dictum.
Même l'ouvrage du professeur Jean-Claude Royer
auquel nous réfère l'intimée, propose une approche
que je qualifierais de ponctuelle, de «cas par cas» 6 :
776—Généralités—En principe, l'autorité de la chose jugée ne
concerne que le dispositif du jugement. Dans certains cas, elle
s'étend aux motifs.
777—Le dispositif—Le dispositif est la décision formelle qui
tranche un litige. Il est généralement contenu dans les conclu
sions d'un jugement.
778—Les motrifs—Le dispositif contient parfois une décision
implicite qui jouit de l'autorité de la chose jugée. [Mes souli-
gnements.]
5 Roland Jacques Inc. c. Laboratoire Dr. Renaud Inc.,
[1980] C.A. 553 (Qué.), à la p. 555, M. le juge Bélanger,
J.C.A.
6 J.-C. Royer, La preuve civile, Cowansville, Yvon Biais,
1987, à la p. 286.
C'est le professeur Léo Ducharme qui résume le
mieux, à mon avis, la souplesse relative de la notion
de ratio decidendi, lorsqu'il affirme quel:
Ce que le jugement décide de façon implicite bénéficie de
l'autorité de la chose jugée (Vachon c. Frenette-Vachon, [ 1978]
C.A. 515; Droit de la famille-75, J.E. 83-883 (C.S.)) tout
comme ce qui y est expressément affirmé.
Monsieur le juge Forget s'est dit d'avis, après ana
lyse de la preuve et examen du droit applicable, que
l'intimée «n'a pas réussi à établir une violation d'une
marque de commerce non enregistrée». Ce faisant, il
décidait de l'un des deux points débattu par les par
ties et qu'il se devait de décider pour la solution du
litige puisque l'une des ordonnances recherchées por-
tait précisément sur ce point. Il eût sans doute été pré-
férable qu'il précisât, dans le dispositif, que la
demande n'était accueillie qu'en partie ou encore
qu'il rejetait cette partie de la demande qui visait la
marque de commerce non enregistrée, mais l'on com-
prend aisément qu'ayant disposé en des termes aussi
nets d'un volet de la demande qu'il rejetait, il n'ait
pas cru nécessaire, du fait qu'il accordait par ailleurs
l'autre recours recherché, d'en faire état expressé-
ment dans le dispositif. Ce qui a nettement et expres-
sément été jugé dans les motifs, ne devient pas sim
ple obiter dictum du seul fait d'avoir été passé sous
silence dans le dispositif. C'est une question de pers
pective et d'appréciation globales. Pour reprendre les
mots de monsieur le juge Gonthier dans Rocois Cons
truction Inc. c. Québec Ready Mix Inc. 8 ,
Lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a chose jugée, le tribunal
saisi a à sa disposition un jugement dont il peut évaluer les
termes et la portée, ce qui lui permet de cerner de manière pré
cisé l'autorité relative de chose jugée qui devrait lui être recon-
nue.
Est-il nécessaire d'ajouter qu'en l'espèce, il ne
s'agit pas d'un cas où un tribunal énonce plusieurs
motifs pour décider d'une question alors qu'un seul
de ces motifs eût suffi (et même dans ce cas, comme
le constatait monsieur le juge Bélanger dans l'affaire
Roland Jacques Inc. 9 , ces motifs constituent des
rationes decidendi), mais d'un cas où un tribunal
7 L. Ducharme, Précis de la preuve, 3e éd., Montréal, Wilson
& Lafleur, 1986, la p. 1I I. Voir Ellard v. Millar, [1930]
R.C.S. 319, la p. 326, M. le juge Rinfret; Vachon c. Frenette-
Vachon, [1978] C.A. 515 (Qué.), à la p. 516, M. le juge
Jacques, J.C.A.
R [1990] 2 R.C.S. 440, la p. 465.
9 Supra, note 5.
décide de deux questions qui lui sont soumises et où
les motifs donnés à l'appui de chacune des deux
«décisions» constituent très certainement des rationes
decidendi.
L'autorité de la chose jugée
Qui dit chose jugée ou res judicata, dit identité de
parties, d'objet et de cause. Je suis fort heureusement
dispensé de l'analyse de cette notion de chose jugée,
car la Cour suprême du Canada, dans deux arrêts
récents 10 , en a fait une étude exhaustive.
L'intimée admet, dans son mémoire, ,«que son
action en injonction permanente intentée devant la
Cour fédérale, division de première instance, met en
présence les mêmes parties et que son objet, tel que
défini par nos auteurs, c'est-à-dire "le droit que l'on
veut faire reconnaître" est identique». Il ne reste par
conséquent qu'à décider s'il y a, aussi, identité de
cause.
La «cause» a été définie par monsieur le juge Gon-
thier dans Rocois , i 1, comme «l'essence de la qualifi
cation juridique des faits allégués». Dans Roberge,
madame le juge L'Heureux-Dubé a fait sienne cette
définition 12 , tout, en disant privilégier ce qu'elle
appelait la «conception concrète» ou «spéciale» de la
cause par rapport à une «conception dite abstraite ou
générale», la première paraissant «plus rationnelle» et
la seconde risquant «de se confondre avec l'objet».
En l'espèce, soutient l'intimée, la cause, dans la
procédure instituée en Cour fédérale, serait distincte
de celle que l'on retrouvait dans la procédure insti-
tuée en Cour supérieure, et ce, pour trois raisons: la
seconde action a été intentée suite au lancement sur le
marché par l'appelante d'une bouteille de vin nou-
velle et différente; c'est un nouveau fait qui est à
l'origine du litige entre les parties; le champ de pro
tection accordé par les marques de commerce, même
non enregistrées, est un concept dynamique 'et même
si la bouteille de l'intimée est la même dans les deux
procédures, cette bouteille a continué à accroître sa
distinctivité depuis l'institution des procédures ayant
I0 Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc.,
supra, note 8 et Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, aux p.
401 3 418, Mme le juge L'Heureux-Dubé.
I I Supra, note 8, 3 la p. 456.
12 Supra, note 10, aux p. 418 et 425.
donné lieu au jugement de la Cour supérieure et la
Cour fédérale aura à juger de cet aspect selon une
preuve différente.
Ces prétentions sont séduisantes et le procureur de
l'intimée les a défendues avec une ferveur et une
aisance remarquables. Je ne crois pas, cependant,
pouvoir les accepter.
La procédure en Cour fédérale vise à toutes fins
utiles, encore qu'à l'égard d'une bouteille différente,
les mêmes objectifs que celle instituée en Cour supé-
rieure. L'intimée, dans son mémoire, le reconnaît
franchement, lorsqu'elle précise que le recours insti-
tué devant la Cour fédérale l'est tant en «passing -off
qu'en contrefaçon de marques de commerce non
enregistrées, ces deux (2) recours devant être distin-
gués».
La Cour fédérale, comme la Cour supérieure avant
elle, est donc en présence d'un recours à deux volets,
et les conclusions recherchées dans l'une et l'autre
des procédures, quoique couchées en des termes
quelque peu différents, sont à toutes fins pratiques les
mêmes. Il est clair, à n'en pas douter, qu'il n'y a pas
chose jugée relativement au volet passing off, puis-
que la bouteille en litige, pour ce volet, est celle de
l'appelante, que cette bouteille est différente et que
les faits donnant ouverture à l'allégation de délit de
substitution ne sont pas les mêmes. Les deux pre-
mières prétentions de l'intimée sont bien fondées
dans la mesure où elles visent le volet passing off,
mais elles n'ont rien à voir avec le second volet, celui
de la contrefaçon d'une marque de commerce non
enregistrée, lequel est autonome et concerne, non pas
la bouteille nouvelle de l'appelante, mais la bouteille
de l'intimée, qui est demeurée la même.
Cependant, nous dit l'intimée, et c'est sa troisième
prétention, ce deuxième volet ne vise pas véritable-
ment la même bouteille que celle qui était en jeu
devant la Cour supérieure, car la reconnaissance
d'une marque de commerce non enregistrée est
affaire d'usage et l'usage de cette bouteille est davan-
tage source de distinction, aujourd'hui, qu'il ne l'était
il y a deux ans.
Cette prétention est valable sur le plan des prin-
cipes et elle pourrait très certainement, dans un cas
donné, faire échec à l'application de l'autorité de la
chose jugée. Encore faudrait-il, à mon avis, que ce
nouvel usage et cette nouvelle distinctivité soient
allégués dans la seconde procédure et, surtout, que le
premier jugement ait conclu, non pas qu'il ne saurait
y avoir marque de commerce non enregistrée, mais
qu'il n'y avait pas encore marque de commerce non
enregistrée.
En l'espèce, la seconde procédure n'allègue rien de
neuf, si ce n'est une mise à jour des chiffres de vente.
Ces chiffres peuvent, règle générale, avoir une inci
dence sur l'usage d'une marque, mais la Cour supé-
rieure n'en a pas tenu compte et dans le cas présent
ils ne constituent pas un indice de nouvel usage ou de
nouvelle distinctivité. Par ailleurs, la décision de
monsieur le juge Forget est claire [à la page 564]: si
l'intimée n'a pas «établi un signe distinctif lui per-
mettant de revendiquer l'exclusivité de la bouteille
blanche opaque, de type Hock, avec étiquette bleue»,
c'est que «la bouteille Hock (type Alsace) est d'usage
courant» et qu'en plus, en vertu de «la théorie de
l'épuisement des couleurs», l'intimée ne saurait
monopoliser le blanc. Qu'il se passe deux ans ou dix
ans, que les ventes doublent ou décuplent, ne change-
ront rien au constat juridique de monsieur le juge
Forget: il n'y a pas et il ne peut y avoir, en l'espèce,
marque de commerce non enregistrée. Cette affaire-ci
présente une analogie certaine avec l'affaire Cana-
dian Shredded Wheat Co. Ltd. v. Kellogg Co. of
Canadas 3 , où la Cour suprême du Canada a décidé
qu'un arrêt prononcé quatre années auparavant par le
Comité judiciaire du Conseil privé relativement à une
marque de commerce que le Comité avait refusé de
reconnaître, avait force de chose jugée dans les cir-
constances puisqu'aucune preuve n'avait pu être faite
d'un usage différent de la marque en question.
Ce serait, à mon avis, fausser le principe même de
l'autorité de la chose jugée, que de ne le rendre appli
cable qu'à la totalité de ce qu'un jugement a décidé,
quand ce jugement a disposé en même temps de plu-
sieurs demandes qui lui étaient soumises et qui
étaient distinctes les unes des autres. Ainsi que le
constatait madame le juge L'Heureux-Dubé dans
Roberge 14 ,
La raison d'être de cette présomption légale irréfragable de
validité des jugements est ancrée dans une politique sociale
13 [1939] R.C.S. 329.
14 Supra, note 10, à la p. 402.
d'intérêt public visant à assurer la sécurité et la stabilité des
rapports sociaux. L'inverse signifierait l'anarchie, avec la pers
pective de procès sans fin et de jugements contradictoires.
Elle référait notamment à cet extrait de Planiol et
Ripert, dans leur Traité pratique de droit civil fran-
çais 15 :
Il y a une nécessité sociale de premier ordre à ce que les litiges
ne recommencent pas indéfiniment sur le même sujet.
Il y a autorité de la chose jugée une fois que la
chose est jugée, et il importe peu que la chose ait été
jugée seule ou avec d'autres. Comme le notent
Nadeau et Ducharme 16 , «cette règle (de la chose
jugée) ne signifie pas non plus que dans une affaire
donnée il ne puisse y avoir qu'un seul jugement défi-
nitif». À une époque où l'on cherche à éviter la multi-
plicité des procédures et à réunir dans une même pro-
cédure des causes d'action compatibles, ce serait bien
mal servir cette «nécessité sociale» que de permettre
à une partie déboutée sur un point de recommencer ce
point pour la seule raison qu'elle avait combiné plu-
sieurs recours en une seule procédure. Au risque de
simplifier, je dirais qu'il y a chose jugée quand, dans
une nouvelle procédure, une partie cherche, peut-être
en d'autres mots, à obtenir du même adversaire la
chose même (ou l'une des choses) qui lui avait été
refusée dans une instance antérieure.
J'en viens donc à la conclusion qu'en l'espèce, la
«cause», c'est-à-dire «l'essence de la qualification
juridique des faits allégués», est à toutes fins pra-
tiques identique dans l'une et l'autre des procédures:
la bouteille opaque de couleur blanche de l'intimée,
qui constitue le fait matériel sur lequel se fonde direc-
tement et immédiatement le droit réclamé, est la
même dans les deux procédures 17 . Il y a, par consé-
quent, identité de parties, d'objet et de cause. Il y a
chose jugée.
15 2e éd., tome VII, 1954, no 1552, à la p. 1015.
16 Supra, note 4, à la p. -456, no 560.
17 En Cour fédérale, l'intimée n'insiste plus sur le signe dis-
tinctif que serait l'habillage de sa bouteille et ne fait pas état,
dans les conclusions qu'elle recherche, de la couleur de cet
habillage. Cette différence ne me paraît pas significative aux
fins de déterminer s'il y a chose jugée: le jugement de la Cour
supérieure s'étant prononcé sur l'un et l'autre des signes dis-
tinctifs invoqués par l'intimée, celle-ci ne saurait éviter l'appli-
cation de l'autorité de la chose jugée en se limitant, dans une
nouvelle procédure, à un seul de ces signes. Comme le rappe-
(Suite à la page suivante)
La compétence de la Cour fédérale
Aux termes de l'article 55 de la Loi sur les
marques de commerce 18 ,
55. La Cour fédérale peut connaître de toute action ou procé-
dure en vue de l'application de la présente loi ou d'un droit ou
recours conféré ou défini par celle-ci.
Aux termes du paragraphe 20(2) de la Loi sur la
Cour fédérale 19 , la Cour fédérale a compétence con-
currente dans les cas où l'on cherche à obtenir un
redressement en vertu d'une loi fédérale, ou de toute
autre règle de droit relativement à un brevet d'inven-
tion, un droit d'auteur, une marque de commerce ou
un dessin industriel.
L'appelante soutient qu'à compter du moment où,
en raison de l'autorité de la chose jugée, l'intimée ne
peut plus prétendre que ses signes distinctifs consti
tuent une marque de commerce non enregistrée, la
Cour fédérale n'a pas compétence pour se pencher
sur le seul volet de la procédure instituée qui
demeure, soit le délit de substitution. Cette prétention
est bien fondée.
La Cour fédérale, créature statutaire, n'a de com-
pétence que celle qui lui est expressément attribuée
par le Parlement, et cette compétence ne peut lui être
attribuée qu'à l'égard d'un ensemble de règles de
droit fédérales qui est essentiel à la solution du
litige 2 o.
En l'espèce, les dispositions législatives sur les-
quelles se fonde l'intimée sont les alinéas b), c) et e)
de l'article 7 de la Loi sur les marques de commerce,
qui se lit comme suit:
7. Nul ne peut:
(Suite de la page précédente)
lait Mignault, Le droit civil canadien, Montréal, 1902, t. VI, à
la p. 105, «il importe de compléter la règle en disant qu'il n'est
pas nécessaire que les deux demandes concluent identiquement
à la même condamnation, mais qu'il y aura chose jugée dès
que l'objet de la seconde action se trouve implicitement com-
pris dans l'objet de la première».
18 L.R.C. (1985), ch. T-13.
L.R.C. (1985), ch. F-7.
20 Voir /TO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida
Electronics lnc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la p. 766;
Kigowa c. Canada, [1990] I C.F. 804 (C.A.); Southam Inc. c.
Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.).
a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à dis-
créditer l'entreprise, les marchandises ou les services d'un
concurrent;
b) appeler l'attention du public sur ses marchandises, ses
services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisem-
blablement causer de la confusion au Canada, lorsqu'il a
commencé à y appeler ainsi l'attention, entre ses marchandi-
ses, ses services ou son entreprise et ceux d'un autre;
c) faire passer d'autres marchandises ou services pour ceux
qui sont commandés ou demandés;
d) utiliser, en liaison avec des marchandises ou services, une
désignation qui est fausse sous un rapport essentiel et de
nature à tromper le public en ce qui regarde:
(i) soit leurs caractéristiques, leur qualité, quantité ou
composition,
(ii) soit leur origine géographique,
(iii) soit leur mode de fabrication, de production ou d'exé-
cution;
e) faire un autre acte ou adopter une autre méthode d'affaires
contraire aux honnêtes usages industriels ou commerciaux
ayant cours au Canada.
La Cour suprême du Canada, dans MacDonald et
al. c. Vapor Canada Ltd. 21 , en est venue à la conclu
sion que l'alinéa 7e) était inconstitutionnel et elle a
paru soulever un doute quant à la validité des autres
alinéas. Notre Cour, dans Asbjorn Horgard A/S c.
Gibbs/Nortac Industries Ltd. 22 , a été d'avis que les
propos du juge en chef Laskin, dans MacDonald, ne
menaient pas nécessairement à la conclusion que les
autres alinéas de l'article 7 étaient inconstitutionnels
et monsieur le juge MacGuigan, J.C.A., au nom de la
Cour, a exprimé l'opinion que les alinéas a) à d)
étaient «constitutionnellement valides dans la mesure
où on peut les considérer comme un complément de
l'économie de la Loi en matières de marques de com
merce, car il ne s'agit pas là d'étendre la compétence
fédérale mais simplement de fermer une chaîne de
compétence qui, sans cela, resterait incomplète».
Se référant de façon particulière à l'alinéa 7b),
monsieur le juge MacGuigan, J.C.A. ajoutait ce qui
suit, aux pages 560 et 561:
Rien de tout cela, pas même le recours civil (en tout état de
cause, analogue à celui qui a été confirmé dans l'arrêt Procu-
reur général du Canada c. Québec Ready Mix Inc., précité)
n'est sujet à controverse. Le point litigieux est le droit du Par-
lement de créer un recours civil relativement à une marque de
commerce qui n'est pas déposée en vertu de la Loi.
21 [1977] 2 R.C.S. 134, la p. 172.
22 Supra, note 2, à la p. 556.
L'alinéa 7b) reflète dans la Loi l'action en passing off issue
de la common law, le passing off consistant à laisser croire que
les biens ou les services d'une personne sont en réalité ceux
d'une autre, ou que quelqu'un d'autre les offre ou y est associé.
Il s'agit de fait de «parasiter» au moyen d'une déclaration ten-
dant à induire en erreur.
En common law, le droit sur une marque de commerce est
donc issu de l'usage d'une marque par une entreprise pour
désigner ses produits au public. L'entreprise n'avait pas à
déposer sa marque pour protéger son droit de l'utiliser et pré-
venir l'usage abusif que pourrait en faire une autre entreprise.
L'action en passing off était le recours disponible pour faire
respecter les droits sur les marques de commerce. Sans l'action
en passing off, les droits que reconnaît la common law sur les
marques de commerce auraient peu de valeur.
Comme l'a démontré l'historique du juge en chef Laskin
dans l'arrêt MacDonald, précité, la Loi canadienne a tradition-
nellement visé la protection des marques non déposées aussi
bien que celle des marques déposées, ce en quoi elle se com
pare à la Loi sur le droit d'auteur [S.R.C. 1970, chap. C-30],
dont le champ d'application dépasse le droit d'auteur enregis-
tré. Dans les deux lois, le rôle de l'enregistrement est d'offrir
des avantages en sus de ceux que fournit la common law.
Le Parlement, à l'alinéa 7b), entend protéger le renom asso-
cié aux marques de commerce. De la sorte, comme l'a dit le
juge Laskin, cet alinéa est un «complément» du système de
protection de toutes les marques de commerce établi par la loi.
Ainsi, le recours civil qu'il prévoit, de concert avec l'article
53, se trouve à «véritablement faire partie intégrante du sys-
tème global de surveillance»: voir Procureur général du
Canada c. Québec Ready Mix Inc., précité, aux pages 79 C.F.;
226 N.R.; 172 C.P.R. Il y a, en somme, un lien rationnel et
fonctionnel avec le système visant les marques de commerce
envisagé par le Parlement, en vertu duquel même les marques
non enregistrées seraient protégées contre la fraude.
À mon sens, l'alinéa 7b) ressortit clairement à la compé-
tence conférée au gouvernement fédéral par le paragraphe
91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Il me paraît ressortir de ces motifs que l'alinéa 7b)
est valide dans la mesure où l'action en passing off
est reliée à une marque de commerce, enregistrée ou
non, mais qu'il ne le serait pas dans un cas, comme
en l'espèce, où l'action en passing off, du fait qu'il y
a chose jugée relativement à l'absence de marque de
commerce non enregistrée, n'est reliée à aucune
marque de commerce. Le même raisonnement vaut, à
mon avis, à l'égard de l'alinéa c) 23 .
23 Voir Promotions Atlantiques Inc. c. Hardcraft Industries
Lrd. (1987), 13 C.I.P.R. 194 (C.F. 1rc inst.), aux p. 198 et 199,
M. le juge Strayer.
Le redressement recherché par l'appelante ne pou-
vant s'appuyer sur l'article 7 de la Loi sur les
marques de commerce, cette Cour ne saurait avoir
compétence 24 .
J'accueillerais en conséquence l'appel, je déclare-
rais que la Cour fédérale n'a pas compétence pour
entendre la demande déposée au greffe de la Cour le
11 octobre 1990 et je rejetterais ladite demande, avec
dépens en faveur de l'appelante en première instance
et en appel.
LE JUGE MARCEAU, J.C.A.: Je suis d'accord.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: J'y souscris.
24 Voir Québec Ready Mix Inc. c. Rocois Construction Inc.,
[1989] 1 R.C.S. 695.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.