A-419-19
2020 CAF 129
L’honorable Michel Girouard (appelant)
c.
Le procureur général du Canada (intimé)
et
La procureure générale du Québec (mise en cause)
Répertorié : Girouard c. Canada (Procureur général)
Cour d’appel fédérale, juges de Montigny, Gleason et Locke, J.C.A.—Par vidéoconférence organisée par le greffe, 18 et 19 juin; Ottawa, 19 août 2020.
Juges et Tribunaux –– Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant et répondant négativement aux questions constitutionnelles qu’il a soulevées –– La décision du Conseil canadien de la magistrature (Conseil) faisant l’objet du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, et qui faisait l’objet de l’appel ici, faisait suite à une première décision du Conseil recommandant à la ministre de la Justice du Canada (ministre) de ne pas révoquer l’appelant en raison des allégations portées contre lui –– L’appelant a été nommé à la Cour supérieure du Québec en 2010 –– Une plainte concernant l’appelant fut déposée auprès du Conseil qui l’a examiné et qui a constitué un Comité d’enquête pour examiner cette plainte –– Le Comité d’enquête a conclu que l’allégation que l’appelant aurait acheté une substance illicite n’était pas prouvée –– Deux des membres du Comité d’enquête ont cependant identifié six « contradictions, incohérences et invraisemblances » qui soulevaient à leur avis de « vives et sérieuses inquiétudes » sur la crédibilité et l’intégrité de l’appelant — Les ministres de la Justice du Canada (ministre) et du Québec ont demandé la tenue d’une nouvelle enquête relativement à ces conclusions d’inconduite –– Le deuxième Comité d’enquête a déterminé que trois des allégations avaient été établies; il a recommandé la destitution de l’appelant –– La décision de la Cour fédérale qui faisait l’objet du présent appel a disposé de toutes les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant ainsi que ses questions constitutionnelles –– Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a bien identifié les normes de contrôle applicables; si la décision du Conseil était raisonnable; si les deux enquêtes auxquelles a été soumis l’appelant étaient distinctes l’une de l’autre; si les droits à l’équité procédurale de l’appelant ont été respectés; si les droits linguistiques de l’appelant ont été respectés; si les art. 60, 61(3)c) et 63 à 66 de la Loi sur les juges (portant notamment sur les enquêtes) et les règlements pris sous l’autorité de l’art. 61(3)c) de la Loi sont constitutionnellement valides –– Il est bien établi que les questions de nature constitutionnelle et celles qui ont trait à l’équité procédurale sont soumises à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions du Conseil portant sur des questions de fait ou d’interprétation de sa loi habilitante ou du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015) (Règlement de 2015) doivent être évaluées en appliquant la norme de la décision raisonnable –– Or, ce sont précisément les normes que la Cour fédérale a retenues dans ses motifs –– L’appelant reprochait à la Cour fédérale et au Conseil de ne pas avoir accepté ses prétentions ni retenu ses explications –– Cela ne suffisait pas pour démontrer que la décision du Conseil était déraisonnable, ou que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué la norme de la décision raisonnable –– Le Conseil était parfaitement habilité à considérer les explications fournies par l’appelant, à les soupeser, et ultimement à les rejeter –– Les cours de révision n’écarteront pas des conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles –– Dans le cas présent, la Cour fédérale était fondée à conclure que l’appelant n’a pas rencontré son fardeau de preuve et n’a pas fait la preuve de telles circonstances exceptionnelles –– L’appelant n’a pas convaincu la Cour que l’interprétation de l’art. 3(4)c) du Règlement de 2015 (qui applique le principe du cloisonnement), adoptée par le Conseil et entérinée par la Cour fédérale, était déraisonnable et ne se justifiait pas au regard du droit et des faits pertinents –– Le Conseil n’a qu’un pouvoir de recommandation au terme des art. 63 à 65 de la Loi –– Les deux enquêtes étaient distinctes, les principes de cloisonnement et de préclusion n’ont pas été violés, et une personne raisonnable et bien informée ne croirait pas que le Conseil ne rendrait pas une décision juste –– L’appelant a eu droit à une procédure équitable et ouverte et a pu faire valoir tous ses arguments dans le cadre de la deuxième enquête dont il a fait l’objet –– Dans le cas présent, la Cour fédérale n’a pas erré en concluant qu’il n’était pas nécessaire pour le Conseil d’entendre l’appelant sur la question de la traduction de documents –– En ce qui concerne l’argument de l’appelant selon lequel le processus d’enquête concernant les juges des cours supérieures se rattache à l’administration de la justice et relève donc des autorités provinciales au terme de l’art. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, cet argument a été rejeté sans équivoque par la Cour fédérale qui a eu raison de faire ainsi –– Il ne fait aucun doute que la Partie II de la Loi et ses règlements constituent la mise en œuvre du pouvoir de révocation des juges des cours supérieures que l’art. 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 confie aux instances fédérales –– Appel rejeté.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits linguistiques — Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant qui a fait l’objet d’une recommandation de révocation par le Conseil canadien de la magistrature au terme de l’art. 65(2)b) de la Loi sur les juges — La Cour fédérale a aussi répondu négativement aux questions constitutionnelles qu’a soulevées l’appelant — Elle a eu raison de conclure que les droits linguistiques de l’appelant n’ont pas été violés –– L’appelant a fait valoir que la Cour devait reconnaître que l’art. 16(1) de la Charte confère des droits substantifs, mais cette thèse était erronée –– L’art. 16(1) de la Charte est une disposition de nature déclaratoire ou interprétative, et il n’appartenait pas à la Cour de changer l’état du droit sur cette question — Ce que l’appelant revendiquait, c’était le droit d’être compris par le décideur dans la langue de son choix, mais ce droit ne relevait pas du champ d’application de l’art. 16 de la Charte, mais plutôt des garanties procédurales.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant qui a fait l’objet d’une recommandation de révocation par le Conseil canadien de la magistrature au terme de l’art. 65(2)b) de la Loi sur les juges — La Cour fédérale a aussi répondu négativement aux questions constitutionnelles qu’a soulevées l’appelant — Elle a eu raison de rejeter l’argument de l’appelant selon lequel le processus d’enquête concernant les juges des cours supérieures se rattache à l’administration de la justice et relève donc des autorités provinciales au terme de l’art. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Il ne fait aucun doute que la Partie II de la Loi et ses règlements constituent la mise en œuvre du pouvoir de révocation des juges des cours supérieures que l’art. 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 confie aux instances fédérales –– La portée de l’art. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être déterminée en fonction des autres pouvoirs connexes qui s’y retrouvent, notamment aux art. 96 à 100 de cette Loi –– En prévoyant que le gouverneur général nomme les juges des cours supérieures, qu’il lui appartient de les révoquer et que le Parlement fixe et verse leur traitement, la Loi constitutionnelle de 1867 écarte clairement la compétence provinciale sur tout ce qui se rapporte à ces questions –– Donc, une lecture téléologique des art. 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 devait amener à la conclusion que le processus d’enquête préalable à une révocation doit pareillement relever du Parlement.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant et répondant négativement aux questions constitutionnelles qu’il a soulevées. Le présent appel était l’aboutissement d’une longue saga visant ultimement à déterminer si l’appelant a manqué à l’honneur et à la dignité et pouvait pour ce motif faire l’objet d’une recommandation de révocation par le Conseil canadien de la magistrature (le Conseil), au terme de l’alinéa 65(2)b) de la Loi sur les juges. La décision du Conseil faisant l’objet du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, et qui faisait l’objet de l’appel ici, faisait suite à une première décision du Conseil recommandant à la ministre de la Justice du Canada (la ministre) de ne pas révoquer l’appelant en raison des allégations portées contre lui par le juge en chef de la Cour supérieure du Québec de l’époque. Tout au long des procédures devant le Conseil lors de cette deuxième enquête, les procureurs de l’appelant ont déposé pas moins de 24 demandes de contrôle judiciaire pour contester différents aspects de la procédure suivie, en plus de soulever trois questions constitutionnelles devant la Cour fédérale.
L’appelant a été nommé à la Cour supérieure du Québec en 2010, après avoir exercé sa profession d’avocat pendant 25 ans. Après avoir été informé que l’appelant avait été identifié par un trafiquant de stupéfiants comme l’un de ses clients, le juge en chef de la Cour supérieure a déposé une plainte auprès du Conseil aux fins d’examen de la conduite de l’appelant. Un comité d’examen conclut qu’il y avait lieu de constituer un comité d’enquête pour procéder à une enquête plus approfondie de la question. Le Conseil a donc formé un Comité d’enquête lequel a conclu à l’unanimité que les allégations du troisième chef (à savoir que deux semaines avant sa nomination, l’appelant aurait acheté une substance illicite) n’avaient pas été prouvées. Dans ces circonstances, le Comité n’a pas jugé opportun de poursuivre l’enquête sur les autres chefs d’allégation. Deux des membres du Comité d’enquête ont cependant identifié six « contradictions, incohérences et invraisemblances » qui soulevaient à leur avis de « vives et sérieuses inquiétudes » sur la crédibilité et l’intégrité de l’appelant. Préoccupées par les conclusions d’inconduite émises par la majorité du Comité d’enquête, les ministres de la Justice du Canada et du Québec ont écrit au Conseil moins de deux mois après avoir reçu son premier rapport pour lui demander la tenue d’une nouvelle enquête relativement à ces conclusions. Le Conseil a donc formé un deuxième Comité d’enquête qui a unanimement déterminé que trois des allégations avaient été établies et a recommandé la destitution de l’appelant. Trois membres du Conseil ont cependant exprimé leur dissidence au motif que le droit de l’appelant à une audience équitable n’aurait pas été respecté. La décision de la Cour fédérale qui faisait l’objet du présent appel a disposé de toutes les demandes de contrôle judiciaire de l’appelant ainsi que des questions constitutionnelles. En particulier, la Cour fédérale a conclu que : l’équité procédurale n’exigeait pas que l’appelant puisse comparaître devant le Conseil ni qu’il puisse répondre aux préoccupations de la minorité; la règle du cloisonnement n’a pas été violée; et le retrait de l’avocat indépendant n’enfreignait pas les principes d’indépendance judiciaire, de justice fondamentale ou d’équité procédurale.
Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a bien identifié les normes de contrôle applicables; si la décision du Conseil était raisonnable; si les deux enquêtes auxquelles a été soumis l’appelant étaient distinctes l’une de l’autre; si les droits à l’équité procédurale de l’appelant ont été respectés; si les droits linguistiques de l’appelant ont été respectés; si l’article 60, l’alinéa 61(3)c), et les articles 63 à 66 de la Loi et les règlements pris sous l’autorité de l’alinéa 61(3)c) de la Loi sont constitutionnellement valides.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Il est bien établi que les questions de nature constitutionnelle et celles qui ont trait à l’équité procédurale sont soumises à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions du Conseil portant sur des questions de fait ou d’interprétation de sa loi habilitante ou du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015) (le Règlement de 2015) doivent être évaluées en appliquant la norme de la décision raisonnable. Ces normes sont appliquées au moins depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick et la récente décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov n’a pas modifié l’état du droit à cet égard. Or, ce sont précisément les normes que la Cour fédérale a retenues dans ses motifs, et l’appelant ne semblait pas remettre le choix de ces normes en question. Ce que l’appelant soutenait plutôt, c’était que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué la norme de la décision raisonnable eu égard au mérite de la décision rendue par le Conseil, question qui a été examinée lors de la révision de la raisonnabilité de la décision de la Cour fédérale.
Les procureurs de l’appelant n’ont présenté aucun argument tendant à démontrer que la recommandation de révocation émise par le Conseil était déraisonnable. Ce que l’appelant reprochait plutôt à la Cour fédérale et au Conseil c’était de ne pas avoir accepté ses prétentions ni retenu ses explications. Cela ne suffisait pas pour démontrer que la décision du Conseil était déraisonnable, ou que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué la norme de la décision raisonnable. Plutôt que de tenter de démontrer en quoi le raisonnement suivi par le Conseil manquait de justification, de transparence ou d’intelligibilité, ou comment sa recommandation s’écartait des issues possibles acceptables au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, l’appelant a soutenu que ni le Conseil ni la Cour fédérale n’avaient tenu compte de ses observations ou répondu à ses arguments. Une simple lecture du Rapport que le Conseil a remis à la ministre permettait de constater que les longues représentations soumises par l’appelant suite au rapport du Comité d’enquête ont été prises en considération. Ne pas accepter les représentations faites par une partie n’est pas l’équivalent de ne pas en tenir compte. Le Conseil était parfaitement habilité à considérer les explications fournies par l’appelant, à les soupeser, et ultimement à les rejeter. Il s’agissait précisément là du rôle qui est dévolu au Conseil. Le reproche formulé par l’appelant à l’endroit du Conseil, selon lequel ce dernier n’aurait pas tenu compte de ses observations et du dossier de preuve, était sans fondement. C’est au décideur administratif qu’il revient d’apprécier la preuve qui lui est soumise, et les cours de révision n’écarteront pas des conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles. Dans le cas présent, la Cour fédérale était fondée à conclure que l’appelant n’a pas rencontré son fardeau de preuve et n’a pas fait la preuve de telles circonstances exceptionnelles. Rien ne permettait de conclure, à la lecture de la lettre conjointe des ministres, que leur décision de demander une deuxième enquête reposait sur des motifs essentiellement politiques, plutôt que sur l’importance d’assurer la confiance du public dans l’intégrité de la magistrature.
Le principe du cloisonnement découle de la nécessité d’assurer un processus décisionnel libre de toute crainte de partialité. C’est en application de ce principe qu’a été adopté l’alinéa 3(4)c) du Règlement de 2015 qui prévoit l’admissibilité des membres du comité d’enquête. L’appelant a soutenu que cette disposition a été violée, dans la mesure où les deux enquêtes ne portaient que sur un seul et même objet, à savoir sa crédibilité. En concluant comme il l’a fait que le Règlement de 2015 n’empêche une personne de siéger à titre de membre d’un comité d’enquête que si elle a fait partie du comité d’examen qui a délibéré de l’opportunité de constituer ce comité d’enquête, le Conseil ne faisait qu’entériner l’opinion du deuxième Comité d’enquête. L’appelant n’a pas convaincu la Cour que l’interprétation de l’alinéa 3(4)c) du Règlement de 2015, adoptée par le Conseil et entérinée par la Cour fédérale, était déraisonnable et ne se justifiait pas au regard du droit et des faits pertinents. La question plus fondamentale était celle de savoir si une personne bien informée pourrait avoir une crainte raisonnable de partialité du fait que des juges impliqués dans le premier processus d’enquête ont également participé au deuxième processus, que ce soit à titre de membres du Comité d’examen ou du Conseil. La deuxième plainte était fondamentalement différente de la première : elle portait sur des allégations différentes et couvrait des époques distinctes. Bien qu’il puisse y avoir certains recoupements entre les deux et que la première enquête ait été le déclencheur et la toile de fond de la deuxième, une personne raisonnable et bien au fait des circonstances ne croirait pas que les décideurs impliqués dans la deuxième plainte étaient incapables de rendre une décision juste. Le Conseil ne rend pas de décision ayant force obligatoire, mais n’a qu’un pouvoir de recommandation au terme des articles 63 à 65 de la Loi. Ceci étant, le rapport préparé par le Conseil conformément à l’article 65 ne pouvait être assimilé à une décision qui tranche un différend de façon définitive, et la doctrine de la préclusion ou de la chose jugée ne pouvait donc trouver application. Donc, les deux enquêtes étaient distinctes, les principes de cloisonnement et de préclusion n’ont pas été violés, et une personne raisonnable et bien informée ne croirait pas que le Conseil, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste.
Le seul argument de l’appelant relativement à l’équité procédurale qui méritait un examen plus approfondi était celui qui se rapportait au bris d’équité procédurale qui découlerait de la violation de ses droits linguistiques. L’appelant a eu droit à une procédure équitable et ouverte et a pu faire valoir tous ses arguments dans le cadre de la deuxième enquête dont il a fait l’objet. Le Conseil n’avait pas à relire toute la transcription pour en arriver à sa propre détermination des faits constatés par le Comité d’enquête. Tel n’était pas son rôle. Il lui revenait plutôt de former son propre jugement quant à la recommandation qui devait être faite au ministre en tenant compte à la fois du rapport du Comité d’enquête et des observations formulées par le juge. Tous les membres du Conseil ont eu accès au même dossier avant de prendre leur décision. Il ne faisait aucun doute que l’appelant a eu toutes les occasions possibles pour faire valoir son point de vue. L’appelant a été entendu lors d’une audience de huit jours devant le deuxième Comité d’enquête, a déposé plusieurs demandes de contrôle judiciaire, a fait des représentations tant devant le Comité d’enquête que devant le Conseil, et a donc eu tout le loisir d’exposer sa version des faits. Dans le cas présent, la Cour fédérale n’a pas erré en concluant qu’il n’était pas nécessaire pour le Conseil d’entendre l’appelant sur la question de la traduction de documents du dossier. De façon plus fondamentale, c’est devant la cour de révision que doivent être soulevés les manquements à l’équité procédurale dont une partie a pris connaissance après la décision d’un organisme administratif, et non devant l’organisme administratif lui-même.
Quant aux droits linguistiques de l’appelant, la Cour fédérale a eu raison de conclure que les droits linguistiques de l’appelant n’ont pas été violés. L’appelant a fait valoir que la Cour devait reconnaître que le paragraphe 16(1) de la Charte canadienne des droits et libertés confère des droits substantifs et peut combler les lacunes des autres dispositions garantissant des droits linguistiques dans la Charte. Cette thèse était erronée et l’appelant n’a cité d’ailleurs aucune décision à l’appui de sa prétention. Le paragraphe 16(1) de la Charte est une disposition de nature déclaratoire ou interprétative, et il n’appartenait pas à la Cour de changer l’état du droit sur cette question. De toute façon, l’égalité de statut, de droits et de privilèges des deux langues officielles que consacre cette disposition a été complètement respectée et le droit de l’appelant de communiquer avec le deuxième Comité d’enquête et le Conseil dans la langue officielle de son choix n’a nullement été entravé. Ce que l’appelant revendiquait, c’était le droit d’être compris par le décideur dans la langue de son choix, mais ce droit ne relevait pas du champ d’application de l’article 16 de la Charte, mais plutôt des garanties procédurales.
En ce qui concerne la constitutionnalité de l’article 60, l’alinéa 61(3)(c), et les articles 63 à 66 de la Loi et les règlements pris sous l’autorité de l’alinéa 61(3)c) de la Loi, cet argument a été rejeté sans équivoque par la Cour fédérale qui a eu raison de faire ainsi. Selon l’appelant, le processus d’enquête concernant les juges des cours supérieures se rattache à l’administration de la justice et relève donc des autorités provinciales au terme du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Or, il ne fait aucun doute que la Partie II de la Loi et ses règlements constituent la mise en œuvre du pouvoir de révocation des juges des cours supérieures que le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 confie aux instances fédérales. Il serait totalement illogique que ces dernières se voient attribuées le pouvoir de révoquer un juge de cour supérieure, mais qu’elles n’aient pas l’autorité de mettre en place le processus d’enquête préalable que requiert le respect de l’indépendance judiciaire et de son corollaire, l’inamovibilité. La portée du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 doit être déterminée en fonction des autres pouvoirs connexes qui s’y retrouvent, notamment aux articles 96 à 100 de cette loi, et de la structure de gouvernement que ces dispositions visent à mettre en œuvre. En prévoyant que le gouverneur général nomme les juges des cours supérieures, qu’il lui appartient de les révoquer (sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes), et que le Parlement fixe et verse leur traitement, la Loi constitutionnelle de 1867 écarte clairement la compétence provinciale sur tout ce qui se rapporte à ces questions. Donc, une lecture téléologique des articles 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 devait amener à la conclusion que le processus d’enquête préalable à une révocation doit pareillement relever du Parlement.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 11d), 14, 16–23.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 92(14), 96–100, 133.
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 58–71.
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 3(2), 14–16, 22.
Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, ch. T-16, art. 281.
Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS/2002-371, art. 1.1(2), 5(1).
Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015), DORS/2015-203, art. 2(1), 3(1),(2),(3),(4), 4, 5–8, 11, 12, 15.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S 817; Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549; MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116; Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, 2007 CAF 103, [2007] 4 R.C.F. 714; 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919; Kane c. Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 R.C.S. 1105; SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282.
DÉCISIONS CITÉES :
Conseil canadien de la magistrature c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503; Girouard c. Conseil canadien de la magistrature, 2015 CF 307; Girouard c. Canada (Procureur général), 2017 CF 449, [2017] A.C.F. no 675 (QL); Girouard c. Canada (Procureure générale), 2018 CF 865, [2019] 1 R.C.F. 404; Girouard c. Canada (Procureur général), 2020 CF 557; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; La Reine c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; Douglas c. Canada (Procureur général), 2014 CF 299, [2015] 2 R.C.F. 911; Taylor c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1247, [2002] 3 C.F. 91, conf. par 2003 CAF 55, [2003] 3 C.F. 3, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 2978 (25 septembre 2003); Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Banque de Montréal c. Li, 2020 CAF 22; Stoneham et Tewkesbury c. Ouellet, [1979] 2 R.C.S. 172; Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769 (1re inst.); Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada─Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202. (1994), 111 D.L.R. (4th) 1; Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317; Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409; Stevens c. Parti conservateur du Canada, 2005 CAF 383, [2006] 2 R.C.F. 315; Glengarry Memorial Hospital v. Ontario (Pay Equity Hearings Tribunal) (1993), 110 D.L.R. (4th) 260, 1993 CarswellOnt 872 (Div. gén. Ont.), infirmé sur un autre point (1995), 23 O.R. (3d) 431, 1995 CarswellOnt 502 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1995] 3 R.C.S. vi, [[1995] 3 R.C.S. vi, (1995), 195 N.R. 399; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Le procureur général de l’Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2.
DOCTRINE CITÉE
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Déziel, Cour supérieure du Québec. Rapport du Conseil canadien de la magistrature à la Ministre de la Justice, 2 décembre 2015.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Décision du comité concernant les moyens préliminaires, 4 avril 2017.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapport concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Dissidence, 20 février 2018.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Lettre conjointe des ministres, 14 juin 2016.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard. Rapport à la ministre, 20 février 2018.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Rapport du comité d’enquête au Conseil canadien de la magistrature, 18 novembre 2015.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Rapport du Comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature, 6 novembre 2017.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Rapport du Conseil canadien de la magistrature à la Ministre de la Justice, 20 avril 2016.
Conseil canadien de la magistrature. Délibérations et rapports concernant le juge Michel Girouard, Cour supérieure du Québec. Version finale demande de divulgation de documents 22 fev., 22 février 2017.
Conseil canadien de la magistrature. Délibération et rapports concernant le juge Theodore Matlow, Cour supérieure de justice de l’Ontario. Rapport du CCM au ministre de la justice, 3 décembre 2008.
Conseil canadien de la magistrature. Manuel de pratique et de procédure des comités d’enquête du CCM, 17 septembre 2015.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1282, [2020] 2 R.C.F. 199) rejetant les demandes de contrôle judiciaire et répondant négativement aux questions constitutionnelles soulevées par l’appelant qui a fait l’objet d’une recommandation de révocation par le Conseil canadien de la magistrature au terme de l’alinéa 65(2)b) de la Loi sur les juges. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Louis Masson et Gérald R. Tremblay pour l’appelant.
Claude Joyal, Pascale-Catherine Guay et Lindy Rouillard-Labbé pour l’intimé.
Jean-Yves Bernard pour la mise en cause.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Therrien Couture Joli-Cœur S.E.N.C.R.L., Québec et McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour l’appelant.
La sous-procureure générale du Canada pour l’intimé.
Ministère de la Justice et Procureur général du Québec, Montréal, pour la mise en cause.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1] Le juge de Montigny, J.C.A. : Le présent appel est l’aboutissement (sous réserve d’un éventuel appel à la Cour suprême) d’une longue saga visant ultimement à déterminer si l’honorable Michel Girouard a manqué à l’honneur et à la dignité et pouvait pour ce motif faire l’objet d’une recommandation de révocation par le Conseil canadien de la magistrature (le Conseil), au terme de l’alinéa 65(2)b) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1 (la Loi). Comme dans toutes les affaires de cette nature, la résolution de ce litige est d’une importance capitale non seulement pour le juge Girouard, dont la carrière et la réputation sont en jeu, mais également pour l’intégrité de la magistrature dans son ensemble et, par le fait même, pour l’administration de la justice dans ce pays.
[2] Fait inusité et sans doute unique dans les annales canadiennes, la décision du Conseil faisant l’objet du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, et dont nous sommes saisis en appel, fait suite à une première décision du Conseil recommandant à la ministre de la Justice de ne pas révoquer le juge Girouard en raison des allégations portées contre lui par le juge en chef de la Cour supérieure du Québec de l’époque. C’est pour faire la lumière sur certaines conclusions tirées par la majorité du premier Comité d’enquête, auxquelles le Conseil n’avait pas donné suite dans son premier rapport, que les ministres de la Justice du Canada et du Québec ont demandé au Conseil de tenir une nouvelle enquête menant à cette deuxième décision.
[3] Tout au long des procédures devant le Conseil lors de cette deuxième enquête, les procureurs du juge Girouard ont déposé pas moins de 24 demandes de contrôle judiciaire pour contester différents aspects de la procédure suivie, en plus de soulever trois questions constitutionnelles devant la Cour fédérale. Ces différentes procédures donnent la mesure de la complexité du présent dossier, de même que de la vigueur avec laquelle les droits du juge Girouard ont été défendus.
[4] Au terme d’une analyse rigoureuse et exhaustive des moyens avancés par le juge Girouard portant sur la constitution et le processus d’enquête du deuxième Comité d’enquête, la décision du deuxième Comité d’enquête sur les moyens préliminaires, et le rapport du Conseil recommandant sa révocation, le juge Rouleau (juge à la Cour d’appel de l’Ontario siégeant à titre de juge suppléant de la Cour fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire et a répondu négativement aux questions constitutionnelles [Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1282, [2020] 2 R.C.F. 199].
[5] Après avoir soigneusement examiné le dossier et considéré tous les arguments soulevés à l’encontre de ce jugement par les procureurs du juge, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté. À mon avis, la Cour fédérale n’a pas erré en concluant que la décision du Conseil de recommander la révocation du juge Girouard était raisonnable. J’estime par ailleurs qu’il n’y a eu aucun bris des principes d’équité procédurale et que le juge Girouard a eu pleinement le droit de se faire entendre et de faire valoir son point de vue. Bien qu’il eut peut-être été souhaitable que certaines portions des notes sténographiques des audiences du deuxième Comité d’enquête soient traduites, j’en suis néanmoins venu à la conclusion que le juge Girouard n’en a subi aucun préjudice et qu’il ne serait pas opportun d’annuler la décision du Conseil pour ce motif, comme je m’en expliquerai plus loin.
I. Historique du présent litige
[6] Les différentes étapes de ce dossier et de celui qui l’a précédé ont été minutieusement rapportées par le juge Rouleau dans son jugement, en plus d’être abondamment résumées par cette Cour dans une décision antérieure portant sur l’assujettissement du Conseil au pouvoir de contrôle judiciaire de la Cour fédérale, par les divers juges de la Cour fédérale qui ont eu à traiter de nombreuses requêtes soumises par le juge Girouard dans le cadre de la première et de la deuxième enquête, de même que par les Comités d’enquêtes formés par le Conseil pour examiner les deux plaintes à l’encontre du juge Girouard. Voir : Canada (Conseil canadien de la magistrature) c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503; Girouard c. Conseil canadien de la magistrature, 2015 CF 307; Girouard c. Canada (Procureur général), 2017 CF 449, [2017] A.C.F. no 675 (QL); Girouard c. Canada (Procureure générale), 2018 CF 865, [2019] 1 R.C.F. 404; Girouard c. Canada (Procureur général), 2020 CF 557; Rapport du premier Comité d’enquête, 18 novembre 2015 [Rapport du comité d’enquête au Conseil canadien de la magistrature] (Dossier d’appel (DA), vol. 5, onglet 43); Rapport du deuxième Comité d’enquête, 6 novembre 2017 [Rapport du Comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature] (DA, vol. 3, onglet 21). Je me contenterai donc, pour les fins du présent appel, de rappeler les principaux jalons qui ont amené le Conseil à recommander la révocation du juge Girouard dans son Rapport à la ministre de la Justice du Canada en date du 20 février 2018 [Rapport à la ministre].
[7] Le juge Girouard a été nommé à la Cour supérieure du Québec le 30 septembre 2010, après avoir exercé sa profession d’avocat en Abitibi, au Québec, pendant 25 ans. Après avoir été informé par le Directeur des poursuites criminelles et pénales que le juge Girouard avait été identifié par un trafiquant de stupéfiants comme l’un de ses clients, le juge en chef de la Cour supérieure a déposé une plainte auprès du Conseil aux fins d’examen de la conduite du juge Girouard. Dans sa lettre au Conseil du 30 novembre 2012, le juge en chef ajoute qu’un vidéo identifie le juge Girouard « alors qu’il aurait fait une transaction, présumément achat de cocaïne, environ treize jours avant sa nomination » (DA, vol. 4, onglet 24).
[8] Un comité d’examen composé des juges en chef J. Ernest Drapeau et Glenn D. Joyal, et du juge Arthur J. LeBlanc, conclut au terme d’un examen sommaire qu’il y avait lieu de constituer un comité d’enquête pour procéder à une enquête plus approfondie de la question (Rapport du Comité d’examen, DA, vol. 4, onglet 33).
[9] Conformément au paragraphe 63(3) de la Loi et au Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes, DORS/2002-371, abrogé par DORS/2015-203, article 15 (le Règlement de 2002), le Conseil a donc formé un Comité d’enquête constitué des juges en chef Richard Chartier et Paul Crampton, ainsi que de Me Ronald Leblanc, c.r. Huit chefs d’allégation ont initialement été identifiés par l’avocate indépendante; suite à des conférences de gestion et à des auditions, certains chefs d’allégation ont été retirés et d’autres ont été modifiés. Au terme de son enquête, le Comité a conclu à l’unanimité que les allégations du troisième chef (à savoir que deux semaines avant sa nomination, Me Girouard aurait acheté une substance illicite) n’avaient pas été prouvées. Dans ces circonstances, le Comité n’a pas jugé opportun de poursuivre l’enquête sur les autres chefs d’allégation (portant sur l’achat et la consommation de substances illicites par Me Girouard à la fin des années 80 et au début des années 90, ainsi que sur son omission de divulguer ces éléments dans sa fiche de candidature pour la magistrature fédérale).
[10] Deux des membres du Comité d’enquête ont cependant identifié six « contradictions, incohérences et invraisemblances » qui soulevaient à leur avis de « vives et sérieuses inquiétudes » sur la crédibilité et l’intégrité du juge Girouard. Ce « rapport majoritaire » comme on l’a subséquemment identifié, devait avoir un impact déterminant sur la suite des événements. Après avoir passé en revue le témoignage du juge Girouard, le juge en chef Crampton et Me LeBlanc écrivent :
Bref, compte tenu de l’ensemble de la preuve déposée devant le Comité jusqu’à maintenant et sous réserve des commentaires que nous formulons un peu plus loin sur la possibilité de déposer un chef d’allégation supplémentaire, nous ne pouvons, avec beaucoup de regret, retenir la version des faits du juge Girouard. Bien que cela ne fasse pas la preuve de la nature de l’objet échangé, nous tenons à exprimer nos vives et sérieuses inquiétudes quant à la crédibilité du juge Girouard durant l’enquête et, conséquemment, quant à son l’[sic] intégrité. Nous sommes d’avis que le juge Girouard a délibérément essayé d’induire le Comité en erreur en dissimulant la vérité. [Note en bas de page omise.]
Rapport du premier Comité d’enquête daté du 18 novembre 2015, au paragraphe 227; DA, vol. 5, onglet 43, à la page B-4990.
[11] Se disant d’avis que le juge Girouard n’avait pas fait preuve d’une conduite irréprochable en manquant de transparence durant son témoignage, le juge en chef Crampton et Me LeBlanc en sont arrivés à la conclusion que le juge Girouard s’était placé dans une situation d’incompatibilité avec sa charge suivant l’alinéa 65(2)d) de la Loi, et ont recommandé sa révocation. À leurs yeux, le maintien du juge Girouard à la Cour supérieure du Québec porterait atteinte à l’intégrité même du système de justice. Dans sa dissidence, le juge en chef Chartier s’est dit d’avis que les contradictions, erreurs ou faiblesses du témoignage du juge Girouard soulevaient des questions de fiabilité davantage que de crédibilité du témoin. Au surplus, l’équité procédurale exigeait selon lui que soit accordée au juge Girouard une occasion de répondre aux nouvelles préoccupations soulevées par ses collègues.
[12] Dans son rapport à la ministre de la Justice du Canada, le Conseil a accepté la conclusion du Comité d’enquête selon laquelle le troisième chef d’allégation n’avait pas été prouvé selon la prépondérance des probabilités, mais a refusé de donner suite à la recommandation de la majorité selon laquelle le juge Girouard devrait être révoqué de ses fonctions du fait de son manque de candeur et de transparence dans son témoignage :
Dans ce rapport, nous n’avons pas considéré la conclusion de la majorité selon laquelle le juge a tenté d’induire le comité en erreur en cachant la vérité et qu’il s’est ainsi placé dans une situation d’incompatibilité avec sa charge. Le Conseil a adopté cette approche parce que le juge n’a pas été avisé que les préoccupations spécifiques de la majorité constituaient une allégation d’inconduite distincte à laquelle il devait répondre pour éviter une recommandation de révocation.
Rapport du Conseil canadien de la magistrature à la ministre de la Justice, daté du 20 avril 2016, au paragraphe 42; DA vol. 5, onglet 44, à la page B-5011.
[13] Se disant préoccupées par les conclusions d’inconduite durant l’enquête émises par la majorité du Comité d’enquête, les ministres de la Justice du Canada et du Québec ont écrit au Conseil moins de deux mois après avoir reçu son premier rapport pour lui demander la tenue d’une nouvelle enquête relativement à ces conclusions. Aux yeux des deux ministres, une telle démarche s’avérait nécessaire non seulement pour déterminer si le juge Girouard était devenu inapte à remplir utilement ses fonctions du fait de sa conduite lors de l’enquête, mais également pour dissiper tout doute à son endroit. Il importe à ce propos de mentionner que selon les deux ministres, ce plan d’action est le plus conforme à l’objectif du processus disciplinaire d’assurer la confiance du public à l’égard de la magistrature, et « le plus équitable pour le juge Girouard dans les circonstances » (DA, vol. 5, onglet 45, à la page B-5016).
[14] Faisant suite à cette demande, le Conseil a donc formé un deuxième Comité d’enquête composé des juges en chef Drapeau et Joyal, de la juge en chef adjointe Marianne Rivoalen, du bâtonnier Me Bernard Synnott, Ad. E., ainsi que de Me Paule Veilleux. Il convient de préciser que cette deuxième procédure d’enquête était maintenant encadrée par le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015), DORS/2015-203 (le Règlement de 2015) entré en vigueur le 28 juillet 2015. Les inconduites reprochées au juge Girouard sont précisées dans les quatre allégations que renferme l’vis d’allégations du 23 décembre 2016, tel que modifié le 22 février 2017 et modifié à nouveau le 17 mai 2017 (DA, vol. 7, onglet 57). L’une d’entre elles, portant que le juge Girouard avait faussement déclaré au premier Comité d’enquête n’avoir jamais consommé de stupéfiants et ne s’en être jamais procuré, a été rejetée. Les trois autres, dont il convient de reproduire le libellé, se lisent comme suit :
Première allégation
Le juge Girouard est inapte à remplir utilement ses fonctions de juge en raison de l’inconduite dont il s’est trouvé coupable à l’occasion de l’enquête conduite par le Premier Comité, laquelle inconduite étant exposée plus explicitement aux conclusions de la majorité reproduites aux paragraphes 223 à 242 de son rapport :
a) Le juge Girouard a fait défaut de collaborer avec transparence et sans réticence à l’enquête du Premier Comité;
b) Le juge Girouard a fait défaut de témoigner d’une manière franche et intègre dans le cadre de cette enquête;
c) Le juge Girouard a tenté d’induire le Premier Comité en erreur, en dissimulant la vérité;
[…]
Troisième allégation
Le juge Girouard est également inapte à remplir utilement ses fonctions pour avoir manqué à l’honneur et à la dignité ainsi qu’aux devoirs de la charge de juge (al. 65(2)b) et c) de la Loi sur les juges) en déclarant faussement au présent Comité d’enquête n’avoir jamais consommé de cocaïne alors qu’il était avocat ;
Quatrième allégation
Le juge Girouard est également inapte à remplir utilement ses fonctions pour avoir manqué à l’honneur et à la dignité ainsi qu’aux devoirs de la charge de juge (al. 65(2) b) et c) de la Loi sur les juges) en déclarant faussement au présent Comité d’enquête n’avoir jamais pris connaissance et n’avoir jamais été mis en possession du volume 3 du Rapport Doray avant le 8 mai 2017, en témoignant notamment :
« R. C’est…c’est…on m’a pas exhibé, même dans la première enquête, le volume 3, jamais; je l’ai vu pour la première fois, lundi, le huit (8) mai, cette semaine; O.K.?
Ça, c’est…
Q. Mais…
R. …la vérité! »
[15] Au terme d’une audition de trois jours, le second Comité d’enquête a rendu séance tenante le 22 février 2017 une première décision [Version finale demande de divulgation de documents 22 fev.] portant sur un certain nombre de moyens préliminaires et de questions constitutionnelles présentées par le juge Girouard. Comme cette décision d’une cinquantaine de pages aborde plusieurs des objections qui ont de nouveau été soulevées par le juge Girouard devant la Cour fédérale et devant nous, j’en traiterai de façon plus approfondie dans le cadre de mon analyse.
[16] Dans le rapport final de 86 pages qu’il a remis au Conseil le 6 novembre 2017 (DA, vol. 13, à la page B-6929), le deuxième Comité d’enquête a unanimement déterminé que les trois allégations reproduites au paragraphe 14 des présents motifs avaient été établies selon une forte prépondérance des probabilités par une preuve claire et convaincante et a recommandé la destitution du juge Girouard. Le deuxième Comité en est arrivé à cette conclusion après avoir pris connaissance des notes sténographiques des 14 jours d’audience devant le premier Comité d’enquête, et après avoir entendu les témoignages des parties pendant huit jours (dont trois ont été consacrés au témoignage du juge Girouard).
[17] Le deuxième Comité d’enquête était bien conscient du caractère unique de l’enquête dont il était chargé, plus particulièrement en ce qui concerne la première allégation, et s’est interrogé sur le poids qu’il devait accorder aux constatations faites par les membres majoritaires du premier Comité d’enquête. À cet égard, le deuxième Comité a considéré qu’il n’était pas lié par les conclusions tirées par le juge en chef Crampton et Me LeBlanc et qu’il devait les apprécier à la lumière des explications fournies par le juge Girouard :
Tout bien considéré, nous avons conclu qu’il y avait lieu d’accepter les constatations majoritaires ciblées par cette allégation seulement s’il était démontré qu’elles sont à la fois exemptes d’erreur et raisonnables, et uniquement dans la mesure où elles subsistent à la suite de notre appréciation de la preuve jugée digne de foi.
Rapport du deuxième Comité d’enquête, au paragraphe 5; DA, vol. 13, onglet 91, à la page B-6933. Voir aussi le paragraphe 31, au même effet.
[18] Après avoir considéré chacune des incohérences et invraisemblances relevées par la majorité du premier Comité à la lumière des explications fournies par le juge Girouard, les cinq membres du second Comité ont conclu qu’aucune erreur ne viciait ces constatations et qu’aucun élément du témoignage du juge Girouard ne permettait leur rejet. À ce chapitre, le deuxième Comité note que le juge Girouard n’a pas témoigné de manière franche et transparente, qu’il a « parfois [fallu] […] reformuler à outrance les questions afin qu[’il] accepte finalement d’y répondre », et qu’il s’est comporté en « témoin récalcitrant et obstiné, fréquemment indisposé à répondre promptement et pleinement aux questions qui lui étaient posées » (Rapport du second Comité d’enquête, aux paragraphes 95–96; DA, vol. 13, onglet 91, à la page B-6955). Ayant constaté que l’inconduite du juge Girouard aux termes de la première allégation était établie selon la prépondérance des probabilités, le deuxième Comité a conclu que cette inconduite portait atteinte à l’intégrité même du système de justice et qu’elle ébranlait suffisamment la confiance du public pour rendre le juge Girouard incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge. Tel que mentionné précédemment, le second Comité en est arrivé à la même conclusion en ce qui concerne les troisième et quatrième allégations.
[19] Dans le Rapport qu’il a remis à la ministre de la Justice le 20 février 2018, le Conseil a fait sien la décision préliminaire du deuxième Comité eu égard aux plaintes formulées par le juge Girouard en matière de compétence et de procédure, en plus de répondre aux autres préoccupations formulées par le juge Girouard dans ses observations écrites au Conseil relativement à d’autres questions de procédure. Le Conseil a également accepté les conclusions du second Comité concernant la première allégation, et n’a pas jugé utile d’examiner ses conclusions quant aux troisième et quatrième allégations. Après avoir noté que la preuve déterminante sur laquelle repose la première allégation est le témoignage du juge Girouard concernant l’enregistrement vidéo d’une rencontre qu’il a eu avec un trafiquant de drogue qui était alors son client, le Conseil écrit :
Nous trouvons révélateur et convaincant que, dans les observations du juge et dans le rapport [du second Comité d’enquête], on ne trouve nulle part une explication simple, sensée, cohérente, complète ou satisfaisante de ce qu’on voit dans l’enregistrement vidéo de 17 secondes. Après s’être prévalu de la justice naturelle - la communication des allégations, les services d’un avocat et l’occasion d’être entendu par un tribunal impartial - le juge n’a pu donner aucune explication crédible de sa conduite qui soit compatible avec son témoignage devant le premier comité et qui le justifie. Nous concluons que le juge ne veut tout simplement pas donner une explication véridique. Il ne l’a pas fait devant le comité, et il ne l’a pas fait non plus dans ses observations écrites au Conseil.
Dossier certifié de l’office fédéral, au paragraphe 59; DA, vol. 10, onglet 82, aux pages B-6373 et B-6374.
[20] Trois membres du Conseil, les juges en chef Smith et Bell et le juge en chef adjoint O’Neil, ont cependant exprimé leur dissidence au motif que le droit du juge Girouard à une audience équitable n’aurait pas été respecté. Cette dissidence se fonde sur le fait que le dossier auquel avaient accès les membres unilingues anglophones du Conseil était différent de celui qui était disponible aux membres bilingues, puisque les transcriptions de la preuve présentée devant le premier et le second Comités d’enquête n’ont pas été traduites et distribuées dans les deux langues officielles à tous les membres.
[21] Le juge Girouard a déposé 24 demandes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, dans lesquelles il a invoqué différents moyens pour obtenir l’annulation des décisions du deuxième Comité d’enquête, du Conseil et de la ministre. Certaines de ces requêtes ont été annulées et d’autres ont été consolidées par voie d’ordonnance du juge Simon Noël le 3 mai 2018. La décision de la Cour fédérale qui fait l’objet du présent appel a disposé de toutes les demandes de contrôle judiciaire, ainsi que des questions constitutionnelles soulevées dans l’Avis de questions constitutionnelles déposé le 26 janvier 2017.
II. La décision de la Cour fédérale
[22] La Cour fédérale a appliqué la norme de la décision correcte aux questions de nature constitutionnelle et celles portant sur l’équité procédurale, et la norme de la décision raisonnable à l’interprétation faite par le Conseil de la Loi, c’est-à-dire de sa loi habilitante et du Règlement de 2015 ainsi qu’à leur application à la situation du juge Girouard. Ce faisant, la Cour fédérale a rejeté toutes les demandes de contrôle judiciaire présentées par le juge Girouard. Les motifs de la Cour font 258 paragraphes et traitent de tous les arguments soulevés par les procureurs du juge Girouard. Bien qu’il soit hasardeux de vouloir résumer un jugement d’une telle portée, j’estime que ses principales conclusions tiennent dans les énoncés suivants :
- L’équité procédurale n’exigeait pas que le juge Girouard puisse comparaître devant le Conseil ni qu’il puisse répondre aux préoccupations de la minorité. Il a eu l’occasion de comprendre les allégations portées contre lui et d’y répondre à chaque étape du processus; l’équité procédurale et la règle audi alteram partem ne vont pas jusqu’à lui permettre d’assister et de participer aux délibérations du Conseil, ni de pouvoir faire des représentations eu égard aux questions soulevées par la minorité.
- La règle du cloisonnement, telle que codifiée à l’alinéa 3(4)c) du Règlement de 2015, n’a pas été violée du fait que les juges en chef Drapeau et Joyal étaient membres du Comité d’examen formé à partir de la première plainte et, par la suite, du deuxième Comité d’enquête. Cette disposition prévoit que « les membres du comité d’examen de la conduite judiciaire qui ont participé aux délibérations sur l’opportunité de constituer un comité d’enquête » ne peuvent être membres du comité d’enquête. Or, la deuxième enquête portait sur une demande d’enquête distincte de celle examinée par ces juges dans le cadre des travaux du Comité d’examen préalable à la première enquête. Le même raisonnement s’applique pour les 13 membres du Conseil qui ont participé au premier et au deuxième panel du Conseil. D’autre part, les propos du Comité d’examen ne donnent pas lieu à une crainte raisonnable de partialité lorsqu’ils sont replacés dans leur contexte, et rien ne permet de croire que les juges en chef Drapeau et Joyal n’agiraient pas de façon impartiale à titre de membres du deuxième Comité d’enquête.
- Le retrait de l’avocat indépendant, suite à l’adoption du Règlement de 2015, n’enfreint pas les principes d’indépendance judiciaire, de justice fondamentale ou d’équité procédurale. Les avocats retenus par le deuxième Comité d’enquête n’agissaient pas comme poursuivants et n’avaient pour mandat que la recherche de la vérité.
- La demande d’enquête des ministres de la Justice du Canada et du Québec n’est entachée d’aucune erreur et n’avait pour seul objet que l’intérêt public dans la bonne administration de la justice. Les notes de breffage sur lesquelles s’appuie le juge Girouard n’établissent pas que la décision de la ministre de la Justice du Canada était motivée par des considérations politiques. Au surplus, la demande des ministres ne dictait pas l’approche que devait prendre le Conseil; le deuxième Comité d’enquête était libre de recadrer l’objet de l’enquête s’il l’estimait nécessaire.
- Le deuxième Comité d’enquête n’a pas erré en statuant que le juge Girouard devait cesser de se référer, pendant son contre-interrogatoire, à un compendium préparé par ses avocats et comprenant des extraits de son témoignage devant le premier Comité d’enquête. De plus, le juge Girouard n’a pas démontré avoir subi un préjudice du fait de cette décision.
- Le deuxième Comité d’enquête n’a pas inversé le fardeau de la preuve. Il a tenu compte des constatations de la majorité du premier Comité d’enquête comme point de départ, mais il a ensuite considéré la preuve et les explications fournies par le juge Girouard devant lui et a revu, de façon indépendante, les transcriptions, les pièces et la preuve pertinente. Il a aussi tenu compte de la dissidence exprimée par le juge en chef Chartier dans le rapport du premier Comité d’enquête.
- Le Conseil n’a pas davantage inversé le fardeau de la preuve en se contentant d’accepter la conclusion du deuxième Comité d’enquête. Le Conseil n’est pas tenu de répéter le travail du Comité d’enquête ou de réviser la preuve dans son entièreté, à moins d’erreurs qu’il puisse qualifier de manifestes et dominantes. Son rôle est plutôt de former son propre jugement quant à la recommandation à faire au ministre. Aucune erreur factuelle grave n’a été démontrée dans le rapport du deuxième Comité d’enquête, et la décision du Conseil d’accepter sa recommandation était raisonnable dans les circonstances.
- Les droits linguistiques du juge Girouard, tels que garantis par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5] (L.C. de 1867), les articles 14, 16 et 19 à 22 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte) et les articles 14 et 16 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (Loi sur les langues officielles), n’ont pas été enfreints. Le juge Girouard a pu témoigner et plaider sa cause dans la langue de son choix. La partie III [articles 14 à 20] de la Loi sur les langues officielles n’a pas été violée du fait que certains membres du Conseil ne comprenaient pas le français, puisque le Conseil n’est pas un « tribunal fédéral » au sens du paragraphe 3(2) de cette loi.
- Le Conseil n’avait pas l’obligation de traduire toutes les transcriptions de l’enquête menée par le deuxième Comité d’enquête, puisque celles-ci ne faisaient pas partie du dossier que le Conseil était tenu de consulter avant d’en arriver à sa propre recommandation à la ministre. Qui plus est, le juge Girouard n’a souffert aucun préjudice du fait que les transcriptions n’ont pas été traduites, dans la mesure où il n’a identifié aucune explication qu’il a donnée au deuxième Comité d’enquête pour justifier sa conduite et qui n’aurait pas été considérée dans son rapport.
- L’article 60, l’alinéa 61(3)c) et les articles 63 à 66 de la Loi, les paragraphes 1.1(2) et 5(1) du Règlement de 2002, les paragraphes 2(1), 3(1) à 3(3), l’article 4 et le paragraphe 5(1) du Règlement de 2015 et les articles 3.1, 3.2 et 3.3 du Manuel de pratique [Manuel de pratique et de procédure des comités d’enquête du CCM] sont intra vires de la compétence du Parlement. Les pouvoirs d’enquête sur la conduite des juges se rattachent directement à la compétence fédérale de nommer, payer et révoquer les juges des cours supérieures.
[23] C’est de cette décision rendue par la Cour fédérale que le juge Girouard se pourvoit en appel.
III. Questions en litige
[24] Les procureurs du juge Girouard ont soulevé devant nous plusieurs questions, par le biais desquelles ils contestent en substance toutes et chacune des conclusions de la Cour fédérale. À mon avis, elles peuvent être utilement reformulées de la façon suivante :
a) La Cour fédérale a-t-elle bien identifié les normes de contrôle applicables?
b) La décision du Conseil est-elle raisonnable?
c) Les deux enquêtes auxquelles a été soumis le juge Girouard étaient-elles distinctes l’une de l’autre, comme le soutient l’intimé, ou n’avaient-elles qu’un seul et même objet, comme l’affirme l’appelant? À mon avis, la réponse à cette question est cruciale pour déterminer s’il y a eu atteinte à la règle du cloisonnement codifiée au Règlement de 2015 ainsi qu’au principe de préclusion qui prohibe la réouverture des débats judiciaires.
d) Les droits à l’équité procédurale de l’appelant ont-ils été respectés? J’inclus sous cette rubrique les prétentions de l’appelant à l’effet qu’il avait le droit d’être entendu quant aux préoccupations exprimées par les membres dissidents du Conseil, ainsi que ses arguments relatifs à l’inversion du fardeau de preuve et à son droit de consulter le compendium durant son contre-interrogatoire.
e) Les droits linguistiques de l’appelant ont-ils été respectés?
f) L’article 60, l’alinéa 61(3)c), et les articles 63 à 66 de la Loi et les règlements pris sous l’autorité de l’alinéa 61(3)c) de la Loi sont-ils constitutionnellement valides ?
IV. Analyse
• Le cadre constitutionnel et juridique dans lequel s’inscrit le présent litige
[25] L’indépendance judiciaire est l’un des piliers sur lesquels repose la Constitution canadienne et l’un des fondements de nos sociétés démocratiques. Elle trouve sa consécration dans le préambule de la L.C. de 1867, à l’alinéa 11d) de la Charte, et dans les principes constitutionnels non écrits. La Cour suprême y a consacré de nombreux jugements dans différents contextes au cours des quarante dernières années, et son importance n’est plus à démontrer : voir notamment Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; La Reine c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267 (Ruffo); Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3 (Therrien); Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249 (Moreau-Bérubé); Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116 (Conférence des juges de paix magistrats).
[26] Les garanties objectives qu’exige l’indépendance judiciaire, soit l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative ont pour objet de donner confiance au public dans l’administration de la justice et d’assurer la primauté du droit et la séparation des pouvoirs. Comme le rappelait la Cour suprême dans l’arrêt Conférence des juges de paix magistrats, « l’indépendance judiciaire existe au profit, non pas des juges, mais du public » (au paragraphe 33). Dans la même veine, cette Cour écrivait dans l’arrêt Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, 2007 CAF 103, [2007] 4 R.C.F. 714 (Cosgrove), au paragraphe 32 :
[…] l’indépendance judiciaire ne veut pas dire que la conduite des juges est à l’abri du droit de regard du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. Au contraire, un régime adéquat d’examen de la conduite des juges est essentiel si l’on veut préserver la confiance du public dans la magistrature : arrêt Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, aux paragraphes 58 et 59.
[27] C’est dans cette perspective qu’a été créé le Conseil en 1971, par le biais d’amendements apportés à la Loi. Conscient du fait qu’il n’est pas toujours facile de déterminer à quel moment l’obligation de bonne conduite prévue par l’article 99 de la L.C. de 1867 a été enfreinte et quel genre d’inconduite est suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge, le Parlement a créé cet organisme composé de tous les juges en chef, juges en chef associés et juges en chefs adjoints des juridictions supérieures. Ces dispositions se trouvent maintenant à la partie II [articles 58 à 71] de la Loi, et l’une des missions importantes du Conseil est celle d’enquêter sur la conduite des juges (alinéa 60(2)c)). Pour remplir ce mandat, le Conseil enquête sur les allégations d’inconduites. Lorsque les allégations sont suffisamment graves pour justifier la tenue d’une enquête complète, le Conseil procède à une telle enquête, au terme de laquelle il fournit au ministre de la Justice un rapport. Il peut recommander la révocation d’un juge s’il est d’avis qu’il est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants (paragraphe 65(2)) :
a) âge ou invalidité;
b) manquement à l’honneur et à la dignité;
c) manquement aux devoirs de sa charge;
d) situation d’incompatibilité, qu’elles soit imputable au juge ou à toute autre cause.
[28] La Loi est peu explicite quant à la procédure que doit suivre le Conseil lorsqu’il enquête sur la conduite d’un juge. Tout au plus prévoit-elle que le Conseil peut constituer un comité d’enquête formé d’un ou plusieurs de ses membres, auxquels le ministre peut adjoindre des avocats (paragraphe 63(3)). C’est dans le Règlement de 2015, adopté sous l’autorité de l’alinéa 61(3)c) de la Loi, de même que dans le Manuel de pratique et de procédure des Comités d’enquête du CCM et la procédure de plainte du Conseil, que l’on retrouve pour l’essentiel les paramètres du processus disciplinaire de la magistrature fédérale.
[29] La Cour fédérale a bien décrit aux paragraphes 47 à 65 de ses motifs le processus d’enquête et le rôle respectif du Comité d’examen, du Comité d’enquête et du Conseil, de telle sorte qu’il ne m’est pas nécessaire d’en traiter exhaustivement. Je me contenterai d’attirer l’attention sur certains aspects de ce processus pour l’intelligence de ce qui va suivre.
[30] Tout d’abord, il faut distinguer entre les enquêtes obligatoires et les enquêtes facultatives. Lorsque le ministre de la Justice ou le procureur général d’une province demande la tenue d’une enquête sur la conduite d’un juge conformément au paragraphe 63(1) de la Loi, comme ce fut le cas à l’occasion de la deuxième enquête, le Conseil doit en principe tenir une telle enquête sans passer par l’étape d’un comité d’examen. Le Conseil n’est pas tenu de mener une telle enquête dans la seule éventualité où la requête présentée n’allègue pas un cas de mauvaise foi ou d’abus d’autorité, ou qu’elle ne révèle à première vue aucun argument défendable en faveur d’une destitution : Cosgrove, au paragraphe 52. Toute personne peut d’autre part déposer une plainte à l’endroit d’un juge : dans ce cas, le président ou le vice-président du Comité sur la conduite des juges du Conseil examine sommairement la plainte et la transmet à un comité d’examen s’il estime que la plainte pourrait justifier la révocation du juge (Règlement de 2015, paragraphe 2(1)). C’est le processus qui a été suivi pour la première plainte, qui avait été déposée par le juge en chef de la Cour supérieure du Québec.
[31] Il importe de mentionner que la seule fonction d’un comité d’examen consiste à déterminer si la plainte pourrait être suffisamment grave pour justifier la révocation du juge. Dans un tel cas, un comité d’enquête sera formé et prendra en considération les motifs de la décision et les questions à examiner qu’aura formulées le comité d’examen (Règlement de 2015, paragraphe 5(1)).
[32] Le paragraphe 63(3) de la Loi prévoit qu’un comité d’enquête est formé d’un ou plusieurs membres du Conseil, auxquels le ministre de la Justice peut adjoindre des avocats. Le paragraphe 3(1) du Règlement de 2015 stipule par ailleurs qu’un comité d’enquête se compose d’un nombre impair de membres, dont la majorité provient du Conseil. En pratique, ces comités sont constitués de cinq personnes (trois membres du Conseil et deux avocats), et plus rarement de trois personnes (deux membres du Conseil et un avocat). Selon le paragraphe 3(4) du Règlement de 2015, il ne peut inclure « les membres du comité d’examen […] qui ont participé aux délibérations sur l’opportunité de constituer un comité d’enquête ». Enfin, l’article 4 du Règlement de 2015 donne au comité d’enquête le pouvoir de retenir les services d’avocats et d’autres personnes « pour le conseiller et le seconder dans le cadre de son enquête ».
[33] Un comité d’enquête doit mener ses enquêtes conformément au principe de l’équité procédurale (Règlement de 2015, article 7). Il doit notamment informer le juge des plaintes ou accusations formulées contre lui, et lui permettre de formuler une réponse complète (Règlement de 2015, paragraphes 5(2) et (3)). Le juge visé par l’enquête a également le droit d’être entendu et d’être représenté par avocat (Loi, article 64).
[34] Suite à l’audition des parties, le comité d’enquête remet son rapport au Conseil, dans lequel sont consignés les résultats de l’enquête et ses conclusions quant à savoir si la révocation du juge devrait être recommandée. Seuls les membres du Conseil qui n’ont pas participé au comité d’examen ou au comité d’enquête ou à toute autre étape antérieure du processus peuvent examiner le rapport du comité d’enquête et participer aux délibérations (Règlement de 2015, article 11). Le Conseil peut renvoyer au comité d’enquête tout ou partie de l’affaire s’il estime que le rapport du comité exige des éclaircissements ou nécessite une enquête complémentaire (Règlement de 2015, article 12). Après avoir examiné le rapport du comité et les observations écrites du juge, le Conseil détermine si la conduite reprochée répond aux critères énoncés au paragraphe 65(2) de la Loi, et si la révocation du juge devrait être recommandée au ministre de la Justice.
[35] Ce sont là, dans leurs grandes lignes, les étapes du processus de révocation enclenché par le dépôt d’une plainte à l’endroit d’un juge. Tel que mentionné plus haut, l’étape du comité d’examen ne sera pas requise lorsque le ministre ou un procureur général provincial demande la constitution d’un comité d’enquête. Il appartient ensuite au ministre de déterminer s’il doit demander au Parlement de révoquer le juge; cette décision lui appartient, et il n’est pas lié par la recommandation du Conseil.
[36] Avant de clore cette description, il est utile de rappeler que le rôle du Conseil et de ses comités n’est pas de trancher un litige entre des parties, et encore moins de se prononcer sur la culpabilité criminelle d’un juge. L’alinéa 60(2)c) de la Loi prévoit en effet que la mission du Conseil est de procéder à des enquêtes et de formuler des recommandations, comme n’importe quelle commission d’enquête : voir Douglas c. Canada (Procureur général), 2014 CF 299, [2015] 2 R.C.F. 911; Taylor c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1247, [2002] 3 C.F. 91, conf. par 2003 CAF 55, [2003] 3 C.F. 3, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2003] 2 R.C.S. xi (25 septembre 2003). La Cour suprême s’est montrée très claire à cet égard dans l’arrêt Ruffo. Bien que les propos tenus dans cette affaire se rapportaient au contexte du processus disciplinaire mis en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires, R.L.R.Q., ch. T-16 (Loi sur les tribunaux judiciaires), les dispositions pertinentes de ce régime sont sensiblement au même effet que les articles correspondants de la Loi. Il est pertinent de reproduire les commentaires de la Cour, qu’elle a d’ailleurs repris dans l’arrêt Therrien (au paragraphe 103) :
[…] Aussi, comme le révèlent les dispositions législatives précitées, le débat qui prend place devant lui n’est-il pas de l’essence d’un litige dominé par une procédure contradictoire mais se veut plutôt l’expression de fonctions purement investigatrices, marquées par la recherche active de la vérité. [Je souligne.]
Dans cette perspective, la véritable conduite de l’affaire n’est pas du ressort des parties, mais bien du Comité lui-même, à qui la [Loi sur les tribunaux judiciaires] confie un rôle prééminent dans l’établissement de règles de procédure, de recherche de faits et de convocation de témoins. Toute idée de poursuite se trouve donc écartée sur le plan structurel. La plainte, à cet égard, n’est qu’un mécanisme de déclenchement. Elle n’a pas pour effet d’initier une procédure litigieuse entre deux parties. Vu cette absence de contentieux, si le Conseil décide de faire enquête après l’examen d’une plainte portée par un de ses membres, le Comité ne devient pas de ce fait juge et partie : comme je l’ai souligné plus haut, la fonction première du Comité est la recherche de la vérité; or celle-ci n’emprunte pas la voie d’un lis inter partes, mais celle d’une véritable enquête où le Comité, par ses propres recherches, celles du plaignant et du juge qui fait l’objet de la plainte, s’informe de la situation en vue de décider de la recommandation qui soit la plus adéquate, au regard des circonstances de l’affaire qui lui est soumise. [Souligné dans l'original.]
Ruffo, aux paragraphes 72 et 73.
A. La Cour fédérale a-t-elle bien identifié les normes de contrôle applicables ?
[37] Lorsque cette Cour siège en appel d’une décision de la Cour fédérale portant sur une demande de contrôle judiciaire, il est bien établi que son rôle consiste à déterminer si la norme de contrôle appropriée a été utilisée et si elle a été appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 45; Banque de Montréal c. Li, 2020 CAF 22, au paragraphe 22.
[38] Il ne me paraît bien établi que les questions de nature constitutionnelle et celles qui ont trait à l’équité procédurale sont soumises à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions du Conseil portant sur des questions de fait ou d’interprétation de sa loi habilitante ou du Règlement de 2015 doivent être évaluées en appliquant la norme de la décision raisonnable. Ces normes sont appliquées au moins depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), et la récente décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) n’a pas modifié l’état du droit à cet égard. Au contraire, la Cour suprême a réitéré la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme généralement applicable en matière de contrôle judiciaire, sous réserve de quelques exceptions bien délimitées (Vavilov, au paragraphe 16). Or, ce sont précisément les normes que la Cour fédérale a retenues dans ses motifs, et l’appelant ne semble pas remettre le choix de ces normes en question.
[39] Ce que l’appelant soutient plutôt, c’est que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué la norme de la décision raisonnable eu égard au mérite de la décision rendue par le Conseil. Plus particulièrement, l’appelant reproche à la Cour fédérale de ne pas avoir suffisamment motivé sa décision et de ne pas avoir tenu compte des contraintes juridiques et factuelles, telles qu’identifiées dans l’arrêt Vavilov, susceptibles de limiter l’éventail des options qui s’offraient au Conseil dans la prise de sa décision. C’est à cette question que je m’attarderai maintenant.
B. La décision du Conseil est-elle raisonnable ?
[40] Bien que la décision de la Cour fédérale dans cette affaire ait été rendue quelques mois avant l’arrêt Vavilov, j’estime qu’elle en respecte néanmoins l’esprit et les principes qui s’en dégagent. La Cour suprême prend d’ailleurs bien soin de référer à plusieurs reprises à sa décision antérieure dans l’arrêt Dunsmuir dans son examen de ce qui constitue une décision raisonnable, et réitère que les caractéristiques d’une telle décision sont « la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au paragraphe 99).
[41] D’autre part, je note que les contraintes juridiques et factuelles identifiées dans l’arrêt Vavilov étaient déjà présentes dans la jurisprudence antérieure, et les motifs de l’arrêt Dunsmuir y faisaient référence sinon explicitement, du moins implicitement. La Cour suprême a d’ailleurs pris soin de mentionner que ces éléments, bien qu’ils puissent être utiles pour déterminer si une décision est raisonnable, ne doivent cependant pas servir de « liste de vérification » pour l’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable; leur importance pourra varier selon le contexte (Vavilov, au paragraphe 106).
[42] En bout de ligne, c’est toujours au demandeur qu’il appartient de démontrer qu’une décision n’est pas raisonnable, et la raisonnabilité doit s’apprécier en tenant compte tant du résultat de la décision que du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, aux paragraphes 75 et 87). Le point de départ d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable demeure la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, aux paragraphes 75 et 82). C’est dire que le rôle d’une cour de révision est d’examiner la raisonnabilité de la décision rendue, et non d’évaluer cette décision à l’aulne de la décision qu’elle aurait elle-même rendue :
Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles-mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème.
Vavilov, au paragraphe 83.
[43] Les procureurs de l’appelant n’ont présenté aucun argument, que ce soit dans leur argumentation écrite ou leur plaidoirie orale, tendant à démontrer que la recommandation de révocation émise par le Conseil serait déraisonnable. Ce que l’appelant reproche plutôt à la Cour fédérale et au Conseil, somme toute, c’est de ne pas avoir accepté ses prétentions ni retenu ses explications. Cela ne suffit pas pour démontrer que la décision du Conseil est déraisonnable, ou que la Cour fédérale n’a pas correctement appliqué la norme de la décision raisonnable.
[44] Plutôt que de tenter de démontrer en quoi le raisonnement suivi par le Conseil manque de justification, de transparence ou d’intelligibilité, ou comment sa recommandation s’écarte des issues possibles acceptables au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, le juge Girouard a soutenu que ni le Conseil ni la Cour fédérale n’avaient tenu compte de ses observations ou répondu à ses arguments. Malgré l’énergie et la conviction qu’ont mises ses procureurs à nous en convaincre, je ne peux accepter cette prétention.
[45] Une simple lecture du Rapport que le Conseil a remis à la ministre permet de constater que les longues représentations soumises par le juge Girouard suite au rapport du Comité d’enquête ont été prises en considération. Avant d’en arriver à ses conclusions, le Conseil prend soin de répondre aux nombreuses questions de procédure soulevées par le juge Girouard, aux paragraphes 23 à 46 de son Rapport. Puis, après avoir examiné le rapport du Comité d’enquête, le Conseil écrit :
Dans les 116 pages d’observations qu’il a présentées au Conseil, le juge n’a contesté nulle part la description que le comité a donnée de ce qui est arrivé durant la rencontre avec son client le 17 septembre 2010.
Nous trouvons révélateur et convaincant que, dans les observations du juge et dans le rapport, on ne trouve nulle part une explication simple, sensée, cohérente, complète ou satisfaisante de ce qu’on voit dans l’enregistrement vidéo de 17 secondes. Après s’être prévalu de la justice naturelle – la communication des allégations, les services d’un avocat et l’occasion d’être entendu par un tribunal impartial – le juge n’a pu donner aucune explication crédible de sa conduite qui soit compatible avec son témoignage devant le premier comité et qui le justifie. Nous concluons que le juge ne veut tout simplement pas donner une explication véridique. Il ne l’a pas fait devant le comité, et il ne l’a pas fait non plus dans ses observations écrites au Conseil.
Rapport à la ministre, aux paragraphes 58 et59; DA, vol. 9, onglet 74, aux pages B-6184 et B-6185.
[46] Encore une fois, ne pas accepter les représentations faites par une partie n’est pas l’équivalent de ne pas en tenir compte. Le Conseil était parfaitement habilité à considérer les explications fournies par le juge Girouard, à les soupeser, et ultimement à les rejeter. Il s’agissait précisément là du rôle qui est dévolu au Conseil.
[47] J’ajouterais que la recommandation du Conseil doit être lue à la lumière des motifs du deuxième Comité d’enquête sur les moyens préliminaires ainsi que du rapport de ce même Comité. Plusieurs des arguments relatifs à la procédure et à la compétence qu’a soulevés le juge Girouard dans ses représentations au Conseil avaient déjà été abordés par le Comité dans ses deux décisions, et le Conseil en a explicitement adopté les motifs dans sa propre décision (Rapport à la ministre, au paragraphe 23; DA, vol. 9, onglet 74, à la page B-6178).
[48] Bref, j’estime que le reproche formulé par le juge Girouard à l’endroit du Conseil, selon lequel ce dernier n’aurait pas tenu compte de ses observations et du dossier de preuve, est sans fondement. L’allégation de l’appelant suivant laquelle la Cour fédérale aurait erré en concluant qu’il n’avait soumis aucune explication au deuxième Comité d’enquête pouvant justifier les problèmes de crédibilité identifiés dans son témoignage ne peut davantage être retenue. Il ne suffisait pas de réitérer sa version des faits et son explication de ce qui s’est passé durant les 17 secondes captées sur vidéo pour établir que le deuxième Comité (et le Conseil à sa suite) ont erré dans leur description et leur compréhension des faits. Comme le rappelait la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (au paragraphe 125), c’est au décideur administratif qu’il revient d’apprécier la preuve qui lui est soumise, et les cours de révision n’écarteront pas des conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles. Dans le cas présent, la Cour fédérale était fondée à conclure que l’appelant n’a pas rencontré son fardeau de preuve et n’a pas fait la preuve de telles circonstances exceptionnelles.
[49] Enfin, l’appelant a également soutenu que les ministres de la Justice avaient pris la décision de demander l’ouverture d’une deuxième enquête pour des motifs de nature strictement politique, en s’appuyant essentiellement sur des notes de breffage substantiellement caviardées. Pour les motifs exposés par la Cour fédérale aux paragraphes 140 à 145 de sa décision, je suis d’avis que l’appelant n’a pas réussi à repousser la présomption selon laquelle la ministre et les procureurs généraux sont présumés remplir leurs fonctions et prendre leurs décisions dans l’intérêt public : Cosgrove, au paragraphe 51.
[50] C’est une pratique courante au sein de l’appareil gouvernemental d’informer les ministres des différentes options qui s’offrent à eux ou à elles, de leurs avantages et inconvénients respectifs, ainsi que de formuler des recommandations. Il va de soi qu’un ministre doit être au fait des impacts possibles de ses décisions, tant au plan économique et juridique qu’au niveau politique. Rien ne permet cependant de conclure, à la lecture de la lettre conjointe des ministres, que leur décision de demander une deuxième enquête reposait sur des motifs essentiellement politiques, plutôt que sur l’importance d’assurer la confiance du public dans l’intégrité de la magistrature.
C. Les deux enquêtes auxquelles a été soumis le juge Girouard étaient-elles distinctes l’une de l’autre ?
[51] Les avocats du juge Girouard ont plaidé avec vigueur que les principes d’équité procédurale n’avaient pas été respectés dans le cadre de la deuxième enquête. Ils ont particulièrement insisté sur une prétendue violation de la règle du cloisonnement, laquelle découlerait du fait que les juges en chef Drapeau et Joyal siégeaient à la fois au Comité d’examen de la première plainte et au Comité d’enquête de la deuxième plainte, que le juge en chef MacDonald a constitué le Comité d’examen de la première plainte et a par la suite présidé aux délibérations du second panel du Conseil, que 13 membres du Conseil ont participé aux deux panels du Conseil, et que le Directeur exécutif du Conseil a assumé plusieurs rôles tout au long de l’enquête. Ils ont également allégué que la deuxième enquête allait à l’encontre de la règle de la préclusion, laquelle prohibe la réouverture des débats judiciaires. À mon avis, ces arguments ne résistent pas à l’analyse et reposent sur la prémisse erronée que la première et la deuxième enquête ne font qu’une, ou que la deuxième n’est que le prolongement de la première; c’est à bon droit qu’ils ont été rejetés par la Cour fédérale.
[52] Le principe du cloisonnement découle de la nécessité d’assurer un processus décisionnel libre de toute crainte de partialité. Dans l’arrêt 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, la Cour suprême a souligné que le mélange des genres pouvait s’avérer problématique lorsqu’un organisme administratif assume des fonctions d’enquête et d’adjudication. Bien qu’un tel organisme puisse, en tant qu’institution, participer au processus d’enquête, de convocation et d’adjudication sans que cela ne pose de problème, il en ira autrement lorsqu’un même régisseur est impliqué à chacune de ces étapes. Une certaine forme de cloisonnement entre les régisseurs sera nécessaire pour éviter qu’une personne bien renseignée puisse avoir une crainte raisonnable de partialité.
[53] C’est sans aucun doute en application de ce principe qu’a été adopté l’alinéa 3(4)c) du Règlement de 2015, qui prévoit ce qui suit :
3 […]
Admissibilité
(4) Ne peuvent être membres du comité d’enquête :
[…]
c) les membres du comité d’examen de la conduite judiciaire qui ont participé aux délibérations sur l’opportunité de constituer un comité d’enquête.
[54] Le juge Girouard soutient que cette disposition a été violée, dans la mesure où les deux enquêtes ne portaient que sur un seul et même objet, à savoir sa crédibilité. À son avis, le Conseil a erré dans son interprétation de cette disposition en considérant qu’elle ne trouverait application que dans la mesure où le Comité d’enquête avait été créé pour enquêter sur les questions examinées par le Comité d’examen eu égard à la même plainte, ce que le Conseil a estimé ne pas être le cas. Comme la Cour fédérale, j’estime que cet argument du juge Girouard ne peut être retenu.
[55] En concluant comme il l’a fait que le Règlement de 2015 n’empêche une personne de siéger à titre de membre d’un comité d’enquête que si elle a fait partie du comité d’examen qui a délibéré de l’opportunité de constituer ce comité d’enquête, le Conseil ne faisait qu’entériner l’opinion du deuxième Comité d’enquête (Rapport du Conseil à la ministre, aux paragraphes 29–32; DA, vol. 9, onglet 74, à la page B-6179). Dans le cadre de ses motifs concernant les moyens préliminaires, le deuxième Comité d’enquête justifiait sa position dans les termes suivants :
[…] une interprétation raisonnable de l’alinéa 3(4)c) du Règlement mène à la conclusion qu’il vise un comité d’enquête dont le mandat est de faire enquête sur les questions qui ont été cernées par le comité d’examen. Il ne trouve donc aucunement application en l’espèce, puisque la demande d’enquête ministérielle de juin 2016 a déclenché une nouvelle enquête portant sur des questions distinctes de celles qui ont été examinées par les juges en chef Drapeau et Joyal dans le cadre des travaux du comité d’examen de la plainte formulée par l’ancien juge en chef de la Cour supérieure du Québec, l’honorable François Rolland.
Décision du comité concernant les moyens préliminaires, 4 avril 2017, au paragraphe 126; DA, vol. 12, onglet 87, à la page B-6845. (Je souligne).
[56] L’appelant ne m’a pas convaincu que cette interprétation de l’alinéa 3(4)c) du Règlement de 2015, adoptée par le Conseil et entérinée par la Cour fédérale, est déraisonnable et ne se justifie pas au regard du droit et des faits pertinents. Quoi qu’il en soit, la question plus fondamentale est celle de savoir si une personne bien informée pourrait avoir une crainte raisonnable de partialité du fait que des juges impliqués dans le premier processus d’enquête ont également participé au deuxième processus, que ce soit à titre de membres du Comité d’examen ou du Conseil.
[57] Tel que mentionné précédemment, toute l’argumentation du juge Girouard eu égard au manque d’impartialité dont a fait preuve le Conseil dans l’examen de la seconde plainte repose sur la prémisse que les deux enquêtes ne faisaient qu’une. À mon avis, cette prétention ne résiste pas à l’analyse, et c’est à bon droit qu’elle a été rejetée par le deuxième Comité d’enquête dans sa décision sur les moyens préliminaires, par le Conseil lui-même ainsi que par la Cour fédérale.
[58] Ce qui était en cause dans le cadre de la première enquête, c’était l’achat allégué par le juge Girouard (alors qu’il était encore avocat) d’une substance illicite, transaction captée sur un enregistrement vidéo. Il est vrai que dans son rapport sur la première plainte, le Comité d’examen soulève un doute quant à la crédibilité du juge Girouard suite aux explications « troublantes » qu’il a fournies de ces images. « Dans la mesure où il serait avéré que le juge Girouard aurait tenté d’induire en erreur le Conseil […], en réponse à des demandes de commentaires au sujet de sa conduite, cela pourrait constituer, en soi, une inconduite grave au chapitre de l’intégrité requise de tous les juges », d’écrire le Comité, et donc justifier qu’un comité d’enquête se penche sur la question (Rapport du Comité d’examen, au paragraphe 26; DA, vol. 4, onglet 33, à la page B-210). Deux remarques s’imposent à cet égard.
[59] D’une part, le Comité d’examen avait pour fonction de se pencher sur les allégations donnant lieu à une plainte; en l’occurrence, la préoccupation du juge en chef Rolland portait essentiellement sur l’achat qu’aurait fait le juge Girouard d’une substance illégale avant sa nomination à la magistrature. Le mandat du Comité d’examen n’était cependant pas limité par les allégations ayant donné lieu à la plainte. Comme il le rappelle en citant un extrait de la décision d’un autre comité d’enquête, toute autre information pouvant affecter la capacité d’un juge de remplir utilement ses fonctions peut également être pertinente aux fins d’un examen à ce stade (Rapport du Comité d’examen, au paragraphe 9; DA, vol. 4, à la page B-206). De fait, le Comité d’examen a identifié dans son Rapport plusieurs autres préoccupations qui justifiaient à son avis un examen plus approfondi par un comité d’enquête (voir notamment les paragraphes 19, 20, 28 et 30 du Rapport du Comité).
[60] D’autre part, il ne faut pas perdre de vue le mandat du Comité d’examen. Comme l’a souligné la Cour fédérale, le rôle d’un comité d’examen n’est pas d’en arriver à des conclusions fermes quant à savoir si le Conseil devrait recommander la destitution d’un juge, mais plutôt de déterminer si un comité d’enquête devrait être formé pour faire toute la lumière sur les allégations formulées à l’endroit d’un juge. C’est d’ailleurs précisément de cette façon que le Comité d’examen mis sur pied à la suite de la première plainte concevait son rôle :
Un Comité d’examen n’a pas pour mandat de trancher des questions de preuve. Son mandat est de recueillir de l’information et de décider, à la lumière de cette information, de la suite à donner, conformément aux dispositions de la Loi, du Règlement et des Procédures. Cette étape fait partie d’une « procédure d’examen préalable », telle que décrite par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Cosgrove, 2007 CAF 103.
Rapport du Comité d’examen, au paragraphe 8; DA, vol. 4, onglet 33, à la page B-206.
[61] Les huit chefs d’allégation initiaux identifiés par l’avocate indépendante faisaient référence à toutes les préoccupations du Comité d’examen. Le septième chef d’allégation, en particulier, est à l’effet que « [l]e ou vers le 11 janvier 2013 et le ou vers le 14 août 2013, le juge Girouard a tenté d’induire en erreur le Conseil canadien de la magistrature en fournissant des explications masquant la vérité relativement à l’enregistrement vidéo de la transaction du 17 septembre 2010 » (Rapport du premier Comité d’enquête, à la page 8; DA, vol. 5, onglet 43, à la page B-4953). Ce chef d’allégation a par la suite été retiré, du fait qu’il se trouvait en quelque sorte subsumé sous le troisième chef d’allégation, de même que le cinquième et le huitième chefs. Tous les chefs retenus et reformulés portaient donc sur la conduite du juge Girouard alors qu’il était avocat ou sur ses représentations au Conseil avant que la décision de former un comité d’examen ne soit prise, et non sur sa crédibilité ou sa conduite devant le Comité d’examen.
[62] Le Comité d’enquête a par la suite décidé de se pencher, dans un premier temps, sur la troisième allégation se rapportant à l’achat présumé de substance illicite par le juge Girouard auprès de l’un de ses clients; il s’agit là de la transaction qui a été captée sur un enregistrement vidéo. Ayant conclu à l’unanimité que cette allégation n’avait pas été prouvée selon la prépondérance des probabilités, le Comité a conclu qu’il ne serait pas opportun de poursuivre l’enquête sur les autres chefs d’allégation.
[63] Deux des trois membres du Comité d’enquête ont néanmoins considéré que les contradictions, incohérences et invraisemblances qui ressortent du témoignage du juge Girouard soulevaient des doutes sérieux quant à sa crédibilité, et ont recommandé sa révocation au motif qu’il avait délibérément essayé d’induire le Comité en erreur. Le troisième juge, dissident, était plutôt d’avis que les contradictions soulevées par ses collègues pouvaient s’expliquer et n’étaient pas suffisamment sérieuses pour donner lieu à des doutes réels quant à sa crédibilité.
[64] Il ne m’appartient pas de commenter ces conclusions. Je ne peux cependant m’empêcher de formuler les remarques suivantes. D’une part, il peut apparaître paradoxal de conclure qu’il n’y a pas eu de transaction de drogue (du moins selon la prépondérance des probabilités), mais que le juge Girouard a induit le Comité en erreur. Tel que l’a noté le Conseil dans son premier rapport à la ministre, le raisonnement de la majorité ne permet pas de résoudre ce dilemme (Rapport du Conseil canadien de la magistrature à la ministre de la Justice du 20 avril 2016, au paragraphe 45; DA, vol. 5, onglet 44, à la page B-5011).
[65] Je note également que le premier Comité d’enquête s’est appuyé, à tort, sur des décisions rendues en contexte de droit pénal pour affirmer que le fait qu’un témoignage ne soit pas retenu pour cause de manque de fiabilité ou de crédibilité ne saurait établir la preuve, en soi, d’un fait en litige. En matière civile, comme l’a relevé le deuxième Comité d’enquête, le juge peut considérer les affirmations d’une partie qui n’est pas crue comme des dénégations et ses dénégations comme des aveux : voir Stoneham et Tewkesbury c. Ouellet, [1979] 2 R.C.S. 172, à la page 195, cité dans le Rapport du deuxième Comité d’enquête, au paragraphe 88 (DA, vol. 13, onglet 91, à la page B-6952).
[66] Enfin, il importe d’insister sur le fait que l’inconduite reprochée au juge Girouard par la majorité n’était pas celle qui formait l’objet de la troisième allégation ni même de la septième. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le juge en chef Chartier a estimé qu’il serait plus conforme à l’équité procédurale de fournir une autre occasion au juge Girouard de répondre aux préoccupations identifiées par les juges majoritaires, notamment par le dépôt d’un nouveau chef d’allégation.
[67] Le Conseil n’a pas retenu cette suggestion et s’est contenté d’accepter la conclusion du Comité d’enquête selon laquelle la troisième allégation n’avait pas été prouvée selon la prépondérance des probabilités. Quant aux conclusions de la majorité et de la minorité du Comité d’enquête concernant le témoignage du juge Girouard, le Conseil en a disposé de la façon suivante :
Dans ce rapport, nous n’avons pas considéré la conclusion de la majorité selon laquelle le juge a tenté d’induire le comité en erreur en cachant la vérité et qu’il s’est ainsi placé dans une situation d’incompatibilité avec sa charge. Le Conseil a adopté cette approche parce que le juge n’a pas été avisé que les préoccupations spécifiques de la majorité constituaient une allégation d’inconduite distincte à laquelle il devait répondre pour éviter une recommandation de révocation.
Étant donné que le juge était en droit d’obtenir un tel avis et qu’il ne l’a pas reçu, le Conseil ne sait pas si les préoccupations de la majorité auraient été résolues si le juge y avait répondu de façon informée.
Étant donné que nous ne savons pas si les préoccupations de la majorité auraient été résolues, le Conseil ne peut, à lui seul, donner suite aux préoccupations de la majorité comme si elles étaient valables.
Rapport du Conseil canadien de la magistrature à la ministre de la Justice, aux paragraphes 42 à 44; DA, vol. 5, onglet 44, à la page B-5011.
[68] Ce sont les ministres de la Justice qui ont donné suite aux préoccupations de la majorité. Dans leur demande au Conseil de tenir une nouvelle enquête, il est clair que l’objectif est de faire la lumière sur les conclusions d’inconduite durant l’enquête émises par la majorité. Aux yeux des ministres, la tenue d’une nouvelle enquête est nécessaire non seulement pour « déterminer si le juge Girouard est coupable d’inconduite ou s’il est par ailleurs devenu inapte à remplir utilement ses fonctions […] en raison de sa conduite lors de l’enquête », mais également parce que c’est le plan d’action « le plus équitable pour le juge Girouard » (Lettre conjointe des ministres de la Justice reçue par le Conseil le 14 juin 2016, DA, vol. 5, onglet 45, à la page B-5016; le souligné a été ajouté). Les quatre allégations examinées par le deuxième Comité d’enquête (reproduites au paragraphe 14 des présents motifs) mettent d’ailleurs en cause le comportement du juge Girouard au cours de la première enquête.
[69] Bref, j’estime que la deuxième plainte était fondamentalement différente de la première : elle portait sur des allégations différentes et couvrait des époques distinctes. La première visait pour l’essentiel l’achat d’une substance illicite, tandis que la seconde ne portait que sur le témoignage livré par l’appelant des années plus tard dans le cadre de la première enquête. Bien qu’il puisse y avoir certains recoupements entre les deux et que la première enquête ait été le déclencheur et la toile de fond de la deuxième, je suis convaincu qu’une personne raisonnable et bien au fait des circonstances ne croirait pas que les décideurs impliqués dans la deuxième plainte étaient incapables de rendre une décision juste.
[70] Je rejetterais pour le même motif l’argument de préclusion et de chose jugée avancé par le juge Girouard. Les procureurs de ce dernier ont fait valoir que le Conseil s’était déjà prononcé sur la crédibilité de leur client au paragraphe 46 de son premier rapport en écrivant qu’il « n’aur[ait] pas pu, de toute façon, donner suite aux conclusions de la majorité » étant donné le dilemme dans les conclusions de la majorité auquel j’ai déjà fait allusion plus haut, le rejet à l’unanimité de l’allégation trois pour absence de preuve suffisante, « et compte tenu de la conclusion de la minorité concernant la crédibilité du juge » (Je souligne). À mon avis, ce dernier membre de phrase est bien insuffisant pour satisfaire aux exigences de la préclusion et de la chose jugée. Tout d’abord, une lecture attentive des paragraphes 42 à 46 du Rapport révèle que le commentaire du juge en chef Chartier relève clairement de l’obiter. La phrase introductive du paragraphe 45 (« Bien que cela ne soit pas nécessaire aux fins de nos conclusions »), qui doit se lire avec le paragraphe 46, ne laisse planer aucun doute à cet égard. Au surplus, le paragraphe 42, reproduit plus haut au paragraphe 67 des présents motifs, indique clairement que le Conseil a expressément décidé de ne pas considérer les constatations de la majorité du premier Comité d’enquête portant sur la tentative du juge Girouard d’induire le Comité en erreur. Ce faisant, le Conseil se rangeait aux arguments présentés par le juge Girouard lui-même selon lesquelles la recommandation de révocation de la majorité du premier Comité d’enquête était ultra petita parce qu’elle se fondait sur des préoccupations qui ne faisaient pas partie de l’avis d’allégations sur lequel devait enquêter ce Comité, et parce qu’il n’avait pas eu l’occasion d’y répondre (Décision du comité concernant les moyens préliminaires du deuxième Comité d’enquête, au paragraphe 63; DA, vol. 3, onglet 21, à la page B-46). Par conséquent, on ne peut soutenir que le Conseil a tranché les questions portant sur le comportement du juge Girouard au cours de la première enquête et qui font l’objet des allégations à l’origine de la deuxième plainte.
[71] Enfin, il ne faut pas perdre de vue que le Conseil ne rend pas de décision ayant force obligatoire, mais n’a qu’un pouvoir de recommandation au terme des articles 63 à 65 de la Loi. Ceci étant, le rapport préparé par le Conseil conformément à l’article 65 ne peut être assimilé à une décision qui tranche un différend de façon définitive, et la doctrine de la préclusion ou de la chose jugée ne peut donc trouver application : voir Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769 (1re inst.), à la page 801; Taylor c. Canada (Procureur général), [2002] 3 C.F. 91 [précitée], au paragraphe 49.
[72] Je suis donc d’avis, pour tous les motifs qui précèdent, que les deux enquêtes sont distinctes, que les principes de cloisonnement et de préclusion n’ont pas été violés, et qu’une personne raisonnable et bien informée ne croirait pas que le Conseil, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste.
D. Les droits à l’équité procédurale de l’appelant ont-ils été respectés?
[73] L’appelant a soutenu que son droit à l’équité procédurale avait été enfreint à plusieurs occasions. Il se plaint notamment du fait que le Règlement de 2015 ne prévoit plus la nomination d’un avocat indépendant comme c’était le cas sous le règlement antérieur (le Règlement de 2002), que le deuxième Comité d’enquête lui a refusé le droit de référer au compendium préparé par ses avocats lors de son contre-interrogatoire, que le fardeau de preuve a été inversé à plusieurs reprises dans le cadre de la deuxième enquête, et enfin que tous les membres du Conseil n’ont pas eu accès à la même documentation du fait que la transcription de la preuve orale n’a pas été traduite en anglais et qu’il n’a pu faire de représentations à cet égard.
[74] Sauf en ce qui concerne le dernier de ces arguments, je me contenterai de très brèves remarques dans la mesure où je suis essentiellement d’accord avec le traitement que leur a réservé la Cour fédérale ainsi que le deuxième Comité d’enquête dans ses motifs sur les moyens préliminaires.
[75] S’agissant tout d’abord du retrait de l’avocat indépendant suite à l’adoption du Règlement de 2015, le juge Girouard allègue qu’il s’agit là d’une atteinte aux règles qui garantissent l’équité procédurale en s’appuyant sur l’arrêt Cosgrove. Dans cette affaire, il est vrai, notre Cour avait identifié la présence d’un avocat indépendant comme l’un des cinq facteurs permettant d’établir le caractère équitable des enquêtes menées par le Conseil (au paragraphe 65). Il ne faut évidemment pas en déduire que l’absence de l’un ou l’autre de ces facteurs est fatale à l’équité de l’ensemble du processus.
[76] Comme l’ont par ailleurs noté le deuxième Comité d’enquête et la Cour fédérale, la Cour suprême a donné son aval à une procédure très similaire mise en place par la Loi sur les tribunaux judiciaires dans les arrêts Therrien et Ruffo. À l’instar de l’article 4 du Règlement de 2015 et des articles 3.2 et 3.3 du Manuel de pratique et de procédure des comités d’enquête du CCM, l’article 281 de la Loi sur les tribunaux judiciaires prévoit que le Conseil de la magistrature du Québec peut retenir les services d’un avocat pour assister le comité d’enquête, et l’article 22 des Règles de fonctionnement de la conduite d’un Comité d’enquête précise que l’avocat retenu par le Comité d’enquête est le conseiller du Comité et intervient sous l’autorité de son président. Après avoir cité le passage de l’arrêt Ruffo reproduit au paragraphe 36 des présents motifs, la Cour suprême dans l’arrêt Therrien écrit [au paragraphe 104] :
J’ajouterais également que la recommandation du comité n’est pas définitive quant à l’issue du processus disciplinaire. Celui-ci relève ensuite de la Cour d’appel, puis, le cas échéant, du ministre de la Justice : Ruffo, précité, par. 89. En conséquence, le rôle joué par le procureur indépendant ne saurait porter atteinte à l’équité procédurale, ni soulever une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas chez une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique.
[77] J’estime que ces deux décisions de la Cour suprême constituent une réponse sans équivoque aux prétentions de l’appelant quant au rôle de l’avocat retenu par le deuxième Comité d’enquête.
[78] L’argument du juge Girouard fondé sur le refus que lui a opposé le deuxième Comité d’enquête de consulter un compendium lors de son contre-interrogatoire doit également être rejeté, pour les motifs exposés par la Cour fédérale. Ce compendium, préparé par les avocats du juge Girouard, regroupait des extraits du témoignage qu’il avait livré devant le premier Comité d’enquête et leur traitement par ce Comité. Contrairement à ce que soutient le juge Girouard, cet instrument n’était pas une pièce essentielle de ses représentations; les extraits qu’il contenait avaient déjà été admis en preuve, et il ne s’agissait donc que d’un outil pour assister le juge Girouard dans sa présentation devant le deuxième Comité d’enquête. À ce titre, il revenait au Comité de déterminer l’usage qui pouvait en être fait et sa décision s’inscrit parfaitement dans la responsabilité qui lui incombait de gérer l’instance. La décision qu’a prise le deuxième Comité d’enquête ne met pas en cause l’équité procédurale, mais se rapporte uniquement à la bonne marche du contre-interrogatoire.
[79] Je suis également d’avis que la Cour fédérale a eu raison de rejeter la thèse du juge Girouard selon laquelle il aurait été victime d’une inversion du fardeau de la preuve à toutes les étapes de la procédure. Ce dernier a repris devant nous les mêmes arguments qu’il avait soumis à la Cour fédérale, sans indiquer d’aucune façon en quoi le traitement que leur a réservé le juge Rouleau était erroné.
[80] En fait, l’argumentation du juge Girouard repose sur une incompréhension du rôle confié au deuxième Comité d’enquête et au Conseil. Le deuxième Comité d’enquête était bien conscient du caractère unique de la procédure dont il était saisi, et en est arrivé après mûre réflexion à la conclusion « qu’il y avait lieu d’accepter les constatations majoritaires ciblées par cette allégation seulement s’il était démontré qu’elles sont à la fois exemptes d’erreur et raisonnables, et uniquement dans la mesure où elles subsistent à la suite de notre appréciation de la preuve jugée digne de foi » (Rapport du deuxième Comité d’enquête, au paragraphe 5; DA, vol. 13, onglet 91, à la page B-6933). C’est précisément la démarche qu’a emprunté le deuxième Comité d’enquête, pour en arriver à la conclusion suivante au terme d’une longue analyse tenant compte non seulement des constats du premier Comité d’enquête mais également des explications du juge Girouard et de la dissidence du juge en chef Chartier :
Nous avons fait l’examen des contradictions, incohérences et invraisemblances relevées par la majorité du premier Comité à la lumière des explications fournies par le juge Girouard lors de son témoignage dans le cadre de la présente enquête. Nous sommes d’avis que les constatations de la majorité qui sont défavorables à la crédibilité et à l’intégrité du juge Girouard et qui sont ciblées par la Première allégation sont exemptes d’erreur et raisonnables. Par ailleurs, aucun élément de preuve versé au dossier, y compris le témoignage du juge Girouard, ne justifie qu’elles soient écartées. Nous les adoptons dans leur intégralité, et nous sommes d’avis que les faits qui sous-tendent la Première allégation ont été établis selon une forte prépondérance des probabilités par une preuve claire et convaincante. Enfin, nous constatons que l’inconduite reprochée à la Première allégation est visée par les al. 65(2)b) et c) de la Loi sur les juges.
Rapport du deuxième Comité d’enquête [6 novembre 2017], au paragraphe 177; DA, vol. 13, onglet 91, à la page B-6981.
[81] Je ne vois rien de répréhensible dans cette démarche. Le mandat du deuxième Comité d’enquête consistait à prendre les constatations du premier Comité d’enquête pour les réexaminer à la lumière de la nouvelle preuve recueillie et notamment des explications du juge Girouard. C’est ce qui a été fait, et je n’y vois aucune inversion du fardeau de preuve.
[82] Le Conseil ne se rend pas davantage coupable d’inverser le fardeau de la preuve en déclarant qu’il accepte d’emblée les conclusions du deuxième Comité d’enquête sauf démonstration de leur caractère déraisonnable. Le rôle du Conseil n’est pas de réentendre la preuve, à moins d’erreurs manifestes et dominantes, mais plutôt de formuler sa propre recommandation à la lumière des constatations factuelles auxquelles en est arrivé le deuxième Comité d’enquête. Outre ses désaccords avec les constats tirés par le deuxième Comité d’enquête dans son rapport, le juge Girouard n’a identifié aucune erreur justifiant sa mise à l’écart par le Conseil. Comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’arrêt Moreau-Bérubé (au paragraphe 70), le Comité d’enquête est le principal juge des faits et le rôle du Conseil est d’exercer son jugement quant à la recommandation appropriée. C’est ce que le Conseil a fait en l’occurrence, comme le paragraphe 21 de son Rapport à la ministre de la Justice en témoigne :
Dans notre examen du rapport, nous avons accordé le poids voulu aux conclusions du comité, mais nous avons considéré ses recommandations de nouveau, en apportant notre propre jugement indépendant aux faits.
[Rapport à la ministre, 20 février 2018, note en bas de page omise]; DA vol. 9, onglet 74, à la page B-6177.
[83] Le seul argument de l’appelant qui mérite un examen plus approfondi est celui qui se rapporte au bris d’équité procédurale qui découlerait de la violation de ses droits linguistiques. Cet argument prend deux formes. La première, c’est que plusieurs des membres du Conseil qui ont pris part à la décision de recommander sa révocation n’ont pu prendre connaissance de l’ensemble du dossier puisque la transcription des notes sténographiques n’a pas été traduite; le droit du juge Girouard à une audience équitable n’aurait donc pas été respecté du fait que tous les membres du Conseil qui ont pris part à la décision n’ont pas eu accès au même dossier. Le deuxième volet de cet argument est que le juge Girouard aurait dû être avisé des préoccupations des juges dissidents à cet égard et avoir le droit de faire des représentations. J’aborderai maintenant ces deux prétentions dans l’ordre.
[84] Il n’est pas contesté que les procès-verbaux (c’est-à-dire les notes sténographiques) des audiences devant le second Comité d’enquête, et donc les témoignages rendus par le juge Girouard, n’ont pas été traduits (affidavit de Me Norman Sabourin, aux paragraphes 10 et 18; DA, vol. 11, onglet 82, aux pages B-6520 et B-6522). Il appert que les procès-verbaux du premier Comité d’enquête représentaient plus de 4 000 pages, tandis que ceux du deuxième Comité d’enquête comptaient environ 2 300 pages. Par contre, la décision du second Comité d’enquête sur les moyens préliminaires et son rapport final, de même que les observations du juge Girouard à propos de ce rapport, ont été traduites et distribuées à tous les membres du Conseil.
[85] Il convient de préciser que le juge Girouard, dans le cadre de ses représentations au Conseil, a abondamment cité les transcriptions du procès-verbal du second Comité d’enquête; toutes ces citations ont été traduites puisqu’elles faisaient intégralement partie de ses représentations. Par contre, aucune traduction n’a été faite des pages de ces transcriptions auxquelles le juge Girouard se contentait de référer dans les notes infrapaginales de ses représentations. Il en va de même pour le Rapport du second Comité d’enquête : le résumé que fait le Comité des témoignages a évidemment été traduit, mais les extraits sur lesquels il s’appuie et auxquels il réfère dans de nombreuses notes de bas de page n’ont pas été traduits.
[86] Dans son affidavit, Me Norman Sabourin, directeur exécutif du Conseil, témoigne qu’« [i]l était loisible à tout membre du Conseil de demander la traduction d’extraits supplémentaires » (dossier certifié de l’office fédéral, au paragraphe 33; DA, vol. 11, onglet 82, à la page B-6524). La mécanique précise pour obtenir une telle traduction n’est cependant pas très claire, et l’on ne sait pas en particulier si une traduction sera fournie chaque fois qu’un membre en fait la demande ou si, au contraire, la demande doit être acheminée au Conseil qui décidera en dernier ressort de l’opportunité d’y donner suite. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’une traduction a été demandée et obtenue d’une dizaine de pages du procès-verbal auquel réfèrent les représentations du juge Girouard devant le Conseil et se rapportant à la décision de ne pas admettre en preuve un examen des cloisons nasales du juge Girouard (observations du juge Girouard, au paragraphe 190; DA, vol. 14, onglet 95, à la page B-9171).
[87] Le juge Girouard fait sienne l’opinion des juges dissidents du Conseil, selon laquelle tous les membres du Conseil devaient avoir accès à la même information au cours de leurs délibérations de façon à pouvoir considérer les recommandations du comité d’enquête en exerçant leur propre jugement. Les juges en chef Smith et Bell ainsi que le juge en chef adjoint O’Neil écrivent à ce propos :
[…] Le dossier comprenait une transcription, en français, de la preuve orale devant le Comité d’enquête. Cette transcription a été fournie à tous les membres du Conseil qui entendent cette affaire. Le rapport du Comité d’enquête en date du 6 novembre 2017 abonde en références à la transcription des audiences devant le Comité de mai 2017. Par conséquent, le Comité d’enquête s’appuie largement sur cette transcription et elle fait partie du dossier. De même, les avocats du juge Girouard s’appuient sur la transcription des audiences devant le Comité d’enquête et y font fréquemment référence. Si le Conseil est tenu de respecter le principe selon lequel « le décideur doit être celui qui assiste à l’enquête et à la preuve », de toute évidence, le décideur qui entend une affaire sur la base d’un dossier écrit, lequel comprend une transcription, doit pouvoir être en mesure de lire la transcription.
Dissidence [20 février 2018], au paragraphe 3; DA, vol. 9, onglet 75, à la page B-6193.
[88] À mon humble avis, cette argumentation repose sur une incompréhension des rôles respectifs dévolus au Comité d’enquête et au Conseil. La Loi prévoit expressément la possibilité pour le Conseil de constituer un Comité d’enquête et d’adopter des règlements administratifs pour régir la procédure relative à ses enquêtes (Loi, paragraphe 63(4) et alinéa 61(3)c)). C’est précisément ce que le Conseil a fait dans le Règlement de 2015 (articles 5 à 8), en déléguant à un Comité d’enquête la tâche d’entendre la preuve, de déterminer les faits, puis d’en faire rapport au Conseil. Il est clair que c’est au Comité d’enquête qu’il revient d’entendre la preuve, de constater les faits et d’en faire rapport au Conseil.
[89] Il serait contraire à la logique même de cette procédure en deux étapes de soutenir que le Conseil doit par la suite réexaminer l’ensemble des faits recueillis par le comité d’enquête. Si tel était le cas, le Conseil se trouverait en quelque sorte à reprendre l’exercice confié au comité d’enquête et ce dernier n’aurait aucune raison d’être. Le rôle du Conseil consiste plutôt à formuler sa propre recommandation à la ministre, à la lumière des faits constatés par le comité d’enquête et de sa recommandation ainsi que des observations du juge concerné. Cette procédure en deux étapes a été bien décrite dans le rapport du Conseil sur la conduite du juge Déziel :
Comme il a été souligné dans l’affaire Matlow, le Conseil canadien de la magistrature (le Conseil), lorsqu’il examine le rapport d’un comité d’enquête, n’agit pas comme un tribunal d’appel. Le processus consiste en une suite ordonnée d’étapes, et le comité d’enquête joue un rôle essentiel dans ce processus. Le comité d’enquête est chargé d’examiner la plainte, d’entendre la preuve pertinente, de tirer les conclusions de fait nécessaires, et de produire un rapport faisant état de ses constatations et conclusions. Le rapport indique généralement s’il y a lieu de faire une recommandation de révocation. Le rapport du comité d’enquête vise à aider et à guider le Conseil dans ses délibérations. Les membres d’un comité d’enquête sont ceux qui entendent les témoignages des personnes qui comparaissent devant eux et qui ont ainsi la possibilité d’observer les témoins, d’admettre ou de rejeter les éléments de preuve, et d’évaluer la valeur probante de la preuve. Pour cette raison, un poids considérable est accordé aux conclusions du comité d’enquête.
Le cadre législatif actuel, qui est exposé en détail ci-dessous, prévoit que le Conseil doit examiner de nouveau les recommandations d’un comité d’enquête et juger les faits de manière indépendante. Cependant, le Conseil ne devrait pas modifier les conclusions de fait ou autres tirées par un comité d’enquête sans raison valable. À ce stade du processus, le mandat du Conseil consiste à examiner le rapport du comité d’enquête et à faire part de ses conclusions au ministre de la Justice du Canada. Le Conseil peut, dans l’exercice des pouvoirs que lui confère le paragraphe 65(2) de la Loi sur les juges, recommander la révocation du juge Déziel. Bien que le Conseil doive considérer sérieusement les recommandations d’un comité d’enquête concernant la sanction, le Conseil n’est pas lié par ces recommandations.
Rapport du Conseil canadien de la magistrature au Ministre de la Justice, concernant l’honorable Michel Déziel, 2 décembre 2015 [aux paragraphes 5 et 6; note en bas de page omise].
Voir aussi : Rapport du CCM au ministre de la justice, concernant l’honorable Theodore Matlow, 3 décembre 2008.
[90] Il est bien établi que les exigences de l’équité procédurale sont modulées en tenant compte des exigences prévues par le législateur lui-même et des choix procéduraux qu’un organisme administratif peut faire, tout particulièrement lorsque la loi elle-même lui reconnaît la possibilité d’adopter ses propres procédures. Il est vrai qu’il faut aussi tenir compte de l’importance que peut avoir une décision pour la personne visée. Mais en bout de ligne ce qui importe, c’est que la décision administrative soit prise « au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur » : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S 817, au paragraphe 22. Voir aussi : Therrien, aux paragraphes 87 à 89; Moreau-Bérubé, au paragraphe 81.
[91] En l’occurrence, j’estime que l’appelant a eu droit à une procédure équitable et ouverte et a pu faire valoir tous ses arguments dans le cadre de la deuxième enquête dont il a fait l’objet. Au risque de me répéter, le Conseil n’avait pas à relire toute la transcription pour en arriver à sa propre détermination des faits constatés par le Comité d’enquête. Tel n’était pas son rôle. Il lui revenait plutôt, comme il l’indique au paragraphe 21 de son rapport [Rapport à la ministre, 20 février 2018], de former son propre jugement quant à la recommandation qui doit être faite au ministre en tenant compte à la fois du rapport du Comité d’enquête et des observations formulées par le juge.
[92] Les avocats de l’appelant ont fait valoir que le Conseil ne pouvait se former une opinion éclairée quant à la crédibilité de leur client sans pouvoir prendre connaissance des transcriptions devant le Comité d’enquête. Encore une fois, ce n’était pas le rôle du Conseil. Bien entendu, le Conseil pouvait retourner tout ou partie de l’affaire au Comité d’enquête pour obtenir des éclaircissements ou une enquête complémentaire. Encore eut-il fallu que le juge Girouard puisse attirer l’attention du Conseil sur des erreurs qu’aurait commise le Comité d’enquête dans son appréciation des faits, en s’appuyant notamment sur des extraits des procès-verbaux. Le juge Girouard s’est prévalu de cette possibilité à de nombreuses reprises dans ses observations, et les portions de témoignage qu’il a reproduites à l’appui de son argumentation ont été traduites. S’il y en avait d’autres, il lui revenait d’y référer explicitement.
[93] Bref, je suis d’avis que tous les membres du Conseil ont eu accès au même dossier avant de prendre leur décision, soit le rapport du deuxième Comité d’enquête et les observations écrites du juge Girouard. Peut-être aurait-il été plus prudent de traduire tous les extraits des procès-verbaux auxquels réfèrent le rapport ou les observations du juge Girouard dans les notes de bas de page. Peut-être serait-il même souhaitable que tous les juges en chef aient une connaissance fonctionnelle des deux langues officielles. Mais le recours à un modèle idéal, ou son évocation, ne saurait suffire pour conclure au caractère inéquitable du processus qui a été effectivement suivi. Compte tenu du rôle dévolu au Conseil dans le cadre de la Loi et du Règlement de 2015, rôle que ni le juge Girouard ni ses avocats ne pouvaient ignorer, c’est à eux qu’incombait le fardeau d’établir que le Comité d’enquête avait erré dans son appréciation de la crédibilité; pour ce faire, ils ne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que les membres du Conseil relisent dans leur intégralité les 2 300 pages des procès-verbaux devant le deuxième Comité d’enquête (et peut-être même les 4 000 pages devant le premier Comité), ni même les nombreuses pages auxquelles réfèrent le deuxième Comité d’enquête au soutien de son résumé des témoignages, sans aucune indication de la pertinence de cet exercice.
[94] Dans l’hypothèse même où j’aurais tort à ce chapitre, et en supposant même que tous les procès-verbaux auraient dû être traduits, l’appelant ne nous a pas démontré qu’il en a subi quelque préjudice que ce soit. Tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, les procureurs de l’appelant ont été incapables de nous fournir le moindre exemple d’une erreur qu’aurait commise le deuxième Comité d’enquête dans son appréciation des faits ou de la crédibilité du juge Girouard et qui aurait pu être corrigée à la lecture des témoignages. Lors de l’audition de cet appel, la question a été explicitement soumise aux procureurs du juge Girouard. Ces derniers se sont contentés de réitérer qu’ils étaient en droit de s’attendre à ce que tout le dossier soit traduit puisque le Conseil est un organisme fédéral. Je reviendrai un peu plus loin sur les obligations linguistiques du Conseil au regard de la Constitution canadienne et de la Loi sur les langues officielles. Pour les fins de l’équité procédurale, toutefois, une telle réponse me paraît bien insuffisante pour justifier une intervention de cette Cour aux fins de sanctionner un bris d’équité procédurale.
[95] Je suis bien conscient du courant jurisprudentiel suivant lequel toute atteinte aux principes d’équité procédurale, et en particulier au droit d’être entendu, doit se traduire par une mise à l’écart de la décision fautive, sans égard aux conséquences qu’a pu avoir la violation sur la décision : Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 au paragraphe 23 [à la page 660]; Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471, aux paragraphes 38 à 53. Une exception doit cependant être faite lorsque l’erreur commise par l’organisme administratif n’est pas déterminante et que le résultat aurait inéluctablement été le même en l’absence de la violation : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada─Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux paragraphes 52 à 55. De nombreuses décisions de cette Cour sont au même effet : voir notamment Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317, au paragraphe 33; Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409; Stevens c. Parti conservateur du Canada, 2005 CAF 383, [2006] 2 R.C.F. 315.
[96] Dans le cas présent, il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’appelant a eu toutes les occasions possibles pour faire valoir son point de vue. Le juge Girouard a été entendu lors d’une audience de huit jours devant le deuxième Comité d’enquête, a déposé plusieurs demandes de contrôle judiciaire, a fait des représentations tant devant le Comité d’enquête que devant le Conseil, et a donc eu tout le loisir d’exposer sa version des faits. Questionnés quant à savoir en quoi le témoignage du juge Girouard aurait pu amener les membres du Conseil à réévaluer les conclusions de fait ou de crédibilité du deuxième Comité d’enquête, les procureurs n’ont pu fournir ne serait-ce qu’un exemple à l’appui de leurs prétentions. Il ne s’agit donc pas ici de spéculer sur l’impact qu’aurait pu avoir telle ou telle portion du témoignage non traduit sur l’issue du litige. Ce que le juge Girouard nous invite plutôt à faire, c’est de présumer que la lecture de son témoignage par les membres du Conseil aurait pu les amener à s’écarter des conclusions tirées par le Comité d’enquête, sans même nous livrer le moindre indice ou un début d’explication en ce sens. Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que cette affaire a déjà mobilisé des ressources considérables sur une période de près de huit ans, il m’appert que la Cour fédérale n’a pas erré en refusant, dans l’exercice de sa discrétion, d’annuler la décision du Conseil.
[97] Enfin, la prétention de l’appelant selon laquelle son droit d’être entendu n’a pas été respecté parce qu’il n’a pas été informé des préoccupations de la minorité des membres du Conseil quant à l’absence de traduction de l’ensemble du dossier, doit également être rejetée. La règle audi alteram partem est une création jurisprudentielle et elle s’est développée au cours des siècles essentiellement pour donner aux parties la possibilité de répliquer à la preuve présentée contre elles. C’est dans cette perspective, par exemple, que la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Kane c. Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 R.C.S. 1105, que les membres d’un tribunal administratif ne peuvent être saisis de nouveaux éléments de preuve en l’absence des parties.
[98] La règle est cependant moins stricte lorsqu’il s’agit de questions de droit, comme l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282 (Consolidated-Bathurst). Dans ce cas, le droit d’être entendu n’exige pas qu’une cour (et encore moins un tribunal administratif) permette aux parties de faire valoir leur point de vue chaque fois qu’un argument juridique auquel les parties n’ont pas fait allusion dans leurs plaidoiries se soulève dans le cadre du délibéré :
Depuis sa première formulation, la règle audi alteram partem vise essentiellement à donner aux parties une [traduction] « possibilité raisonnable de répliquer à la preuve présentée contre [elles] » : Evans, de Smith’s Judicial Review of Administrative Action [4e éd. 1980], à la p. 158. Il est vrai que relativement aux questions de fait, les parties doivent obtenir une [traduction] « possibilité raisonnable […] de corriger ou de contredire tout énoncé pertinent qui nuit à leur point de vue » […] Cependant, la règle relative aux arguments juridiques ou de politique qui ne soulèvent pas des questions de fait est un peu moins sévère puisque les parties n’ont que le droit de présenter leur cause adéquatement et de répondre aux arguments qui leur sont défavorables. Ce droit n’inclut pas celui de reprendre les plaidoiries chaque fois que le banc se réunit pour débattre l’affaire. Pour des raisons pratiques manifestes, les cours supérieures, et en particulier les cours d’appel, ne sont pas tenues de convoquer de nouveau les parties chaque fois qu’un membre du banc infirme un argument et il serait anormal d’être plus exigeant envers les tribunaux administratifs en raison des règles de justice naturelle. En réalité, une de leurs raisons d’être est justement leurs connaissances et compétences spécialisées qu’on souhaite les voir appliquer.
Consolidated-Bathurst, à la page 339.
[99] Il est vrai que les tribunaux, et cette Cour en particulier, invitent souvent les parties à soumettre des observations additionnelles sur des questions de droit qui n’avaient pas été traitées par les parties ni même anticipées lors de l’audition. Il en ira notamment ainsi lorsqu’une telle question pourrait être déterminante pour l’issue du litige ou soulève de nouvelles questions de fait, ou dans les cas où la Cour estime que les parties pourraient avantageusement l’éclairer et contribuer à sa réflexion. L’équité procédurale sera généralement mieux servie en permettant aux parties de s’exprimer sur toute question dont l’issue pourrait leur être défavorable. Mais en bout de ligne, la question de savoir si le droit d’être entendu requiert des représentations supplémentaires doit s’apprécier au regard des faits particuliers à chaque affaire.
[100] Dans le cas présent, la Cour fédérale n’a pas erré en concluant qu’il n’était pas nécessaire pour le Conseil d’entendre le juge Girouard sur la question de la traduction. D’une part, le juge Girouard s’est contenté de reprendre à son compte la position exprimée par les juges minoritaires du Conseil, et rien ne me permet de croire qu’il aurait pu ajouter au débat et porter à l’attention des membres du Conseil des éléments nouveaux dont ils n’avaient pas tenu compte. D’autre part, et de façon plus fondamentale, c’est devant la cour de révision que doivent être soulevés les manquements à l’équité procédurale dont une partie a pris connaissance après la décision d’un organisme administratif, et non devant l’organisme administratif lui-même : voir Glengarry Memorial Hospital v. Ontario (Pay Equity Hearings Tribunal) (1993), 110 D.L.R. (4th) 260, 1993 CarswellOnt 872 (Div. gén. Ont.) renversé sur un autre point par la Cour d’appel de l’Ontario ((1995), 23 O.R. (3d) 431, 995 CarswellOnt 502); permission d’appeler [à la C.S.C.] refusée [[1995] 3 R.C.S. vi] ((1995), 195 N.R. 399). Enfin, j’ajouterais que le juge Girouard n’a subi aucun préjudice du fait qu’il n’a pas été informé de l’opinion des juges minoritaires du Conseil et qu’il n’a pu prendre position à cet égard, compte tenu de la conclusion à laquelle j’en suis arrivé non seulement quant à la nécessité de traduire les procès-verbaux mais également au regard de l’ensemble du dossier.
E. Les droits linguistiques de l’appelant ont-ils été respectés?
[101] L’appelant reconnaît que les articles 133 de la L.C. de 1867, les articles 14 et 19 de la Charte et les articles 14 à 16 de la Loi sur les langues officielles ne s’appliquent pas au Conseil, du fait qu’il ne s’agit pas d’un tribunal au sens de ces dispositions. En tout état de cause, le juge Girouard a eu le droit de plaider sa cause et de témoigner dans la langue officielle de son choix, et ces dispositions ont par conséquent été respectées. L’appelant admet également qu’il ne peut se prévaloir des articles 20 de la Charte et 22 de la Loi sur les langues officielles, puisque les droits linguistiques garantis par ces textes législatifs dans la prestation des services de l’administration publique ne trouvent pas application ici.
[102] Le seul argument que fait valoir l’appelant devant nous repose sur le paragraphe 16(1) de la Charte, en vertu duquel le français et l’anglais « ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ». De l’avis du juge Girouard, cette Cour devrait reconnaître que cette disposition confère des droits substantifs et peut combler les lacunes des autres dispositions garantissant des droits linguistiques dans la Charte.
[103] À mon avis, cette thèse est erronée et l’appelant ne cite d’ailleurs aucune décision à l’appui de sa prétention. Le paragraphe 16(1) de la Charte est une disposition de nature déclaratoire ou interprétative, et il n’appartient pas à cette Cour de changer l’état du droit sur cette question. De toute façon, l’égalité de statut, de droits et de privilèges des deux langues officielles que consacre cette disposition a été complètement respectée et le droit de l’appelant de communiquer avec le deuxième Comité d’enquête et le Conseil dans la langue officielle de son choix n’a nullement été entravé. Ce que l’appelant revendique, c’est le droit d’être compris par le décideur dans la langue de son choix. Tel que noté par la Cour suprême dans les arrêts Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549, à la page 580 et MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, aux pages 500 à 501, ce droit ne relève pas du champ d’application de l’article 16 de la Charte mais plutôt des garanties procédurales. Contrairement à ce qu’ont prétendu les avocats de l’appelant, cet aspect des jugements précités n’a pas été écarté par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, au paragraphe 41. C’est une chose de dire que les droits linguistiques doivent être interprétés « en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada » (au paragraphe 25); c’en est une autre que de se servir du paragraphe 16(1) pour ajouter des droits et suppléer à ce qui pourrait être perçu comme des lacunes dans la gamme des droits protégés aux articles 16 à 23 de la Charte.
[104] Pour ces motifs, je suis d’accord avec la Cour fédérale pour conclure que les droits linguistiques de l’appelant n’ont pas été violés.
F. L’article 60, l’alinéa 61(3)(c), et les articles 63 à 66 de la Loi et les règlements pris sous l’autorité de l’alinéa 61(3)c) de la Loi sont-ils constitutionnellement valides?
[105] Comme il l’avait fait devant la Cour fédérale, le juge Girouard a soutenu que le processus d’enquête concernant les juges des cours supérieures se rattache à l’administration de la justice et relève donc des autorités provinciales au terme du paragraphe 92(14) de la L.C. de 1867. Par voie de conséquence, les dispositions de la Loi qui traitent de la gestion des plaintes à l’encontre des juges de juridiction supérieure, de l’évaluation de leur recevabilité, de la constitution d’un organisme chargé de traiter ces plaintes, de la tenue des enquêtes et du rapport qui s’ensuit seraient ultra vires de la compétence législative du Parlement. Il demande ainsi que soient déclarés inconstitutionnels l’article 60, l’alinéa 61(3)c), et les articles 63 à 66 de la Loi, les paragraphes 1.1(2) et 5(1) du Règlement de 2002, les paragraphes 2(1), 3(1), 3(2), 3(3), l’article 4 et le paragraphe 5(1) du Règlement de 2015, et les articles 3.1, 3.2 et 3.3 du Manuel de pratique.
[106] Cet argument a été rejeté sans équivoque par la Cour fédérale, et j’adopte entièrement les motifs du juge Rouleau qui l’ont amené à cette conclusion. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la Partie II de la Loi et ses règlements constituent la mise en œuvre du pouvoir de révocation des juges des cours supérieures que le paragraphe 99(1) de la L.C. de 1867 confie aux instances fédérales. Il serait totalement illogique que ces dernières se voient attribuées le pouvoir de révoquer un juge de cour supérieure, mais qu’elles n’aient pas l’autorité de mettre en place le processus d’enquête préalable que requiert le respect de l’indépendance judiciaire et de son corollaire, l’inamovibilité. Si l’argument du juge Girouard devait être adopté, une province pourrait complètement neutraliser le pouvoir du gouverneur général, sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes, de révoquer un juge pour mauvaise conduite en s’abstenant tout simplement de prévoir un mécanisme d’enquête. Un tel résultat serait insoutenable, et toute interprétation du texte constitutionnel y donnant ouverture doit être écartée.
[107] Les dispositions de la Constitution doivent être lues comme un ensemble cohérent et s’interpréter les unes à la lumière des autres. Il en résulte notamment que la portée du paragraphe 92(14) de la L.C. de 1867 doit être déterminée en fonction des autres pouvoirs connexes qui s’y retrouvent, notamment aux articles 96 à 100, et de la structure de gouvernement que ces dispositions visent à mettre en œuvre. La Cour suprême a eu maintes fois l’occasion de réitérer ce principe, notamment dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31 :
Premièrement, les diverses dispositions constitutionnelles attributives de compétence doivent être interprétées en corrélation avec d’autres dispositions de cette nature pour que la Constitution s’applique comme un tout harmonieux et intrinsèquement cohérent. En conséquence, le par. 92(14) ne s’applique pas isolément. Il faut dégager la portée de cette disposition non pas uniquement en fonction de son seul texte, mais également au regard des autres pouvoirs conférés par la Constitution. En l’espèce, il nous faut donc considérer l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Deuxièmement, l’interprétation donnée au par. 92(14) doit s’accorder non seulement avec les autres dispositions expresses de la Constitution, mais aussi avec les exigences qui « découlent de ces termes par déduction nécessaire » […]. Comme l’a affirmé récemment notre Cour, « la Constitution doit être interprétée de façon à discerner la structure de gouvernement qu’elle vise à mettre en œuvre. Les prémisses qui sous-tendent le texte et la façon dont les dispositions constitutionnelles sont censées interagir les unes avec les autres doivent contribuer à notre interprétation et à notre compréhension du texte, ainsi qu’à son application » […] [Soulignement dans l’original.]
[108] En prévoyant que le gouverneur général nomme les juges des cours supérieures, qu’il lui appartient de les révoquer (sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes), et que le Parlement fixe et verse leur traitement, la L.C. de 1867 écarte clairement la compétence provinciale sur tout ce qui se rapporte à ces questions. Il va de soi qu’une lecture téléologique des articles 96 à 100 doit nous amener à conclure que le processus d’enquête préalable à une révocation doit pareillement relever du Parlement.
[109] J’ajouterais en terminant que la constitutionnalité des dispositions attaquées par le juge Girouard n’est pas contestée par la mise en cause. Questionné à ce propos lors de l’audition, l’avocat de la Procureure générale du Québec s’est dit en accord avec la position défendue par le Procureur général du Canada sur cette question. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’un élément déterminant et que les tribunaux ne sont évidemment pas liés par cette approche commune, il s’agit néanmoins d’un indice dont il doit être tenu compte dans l’examen de la constitutionnalité d’une disposition législative : voir Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146, au paragraphe 72, citant Le procureur général de l’Ontario c. SEFPO, [1987] 2 R.C.S. 2, aux pages 19–20.
V. Conclusion
[110] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais donc l’appel, sans frais.
Gleason, J.C.A. : Je suis d’accord.
Locke, J.C.A. : Je suis d’accord.