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IMM-4471-19

2020 CF 968

Lasitha Udaya Kumara Senadheerage (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Senadheerage c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Grammond—Par vidéoconférence (entre Ottawa et Toronto), 5 octobre; Ottawa, 15 octobre 2020.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Demandes d’asile — Corroboration — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a rejeté l’appel du demandeur interjeté contre une décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter sa demande d’asile — Le demandeur a été arrêté, interrogé et battu par la police sri lankaise relativement à des activités illégales de son employeur — Sa famille a été menacée, et il est parti pour les États-Unis — Il a demandé l’asile au Canada — La SPR a conclu entre autres à l’insuffisance de la preuve indiquant que la police ou les hommes de main de l’homme d’affaires avaient quelque intérêt à causer un préjudice au demandeur — Le demandeur a allégué que la SAR a commis une erreur en jugeant que son récit était invraisemblable, en rejetant ses éléments de preuve corroborants et en exigeant une corroboration additionnelle — Il s’agissait de savoir si la SAR a commis une erreur dans sa décision — L’analyse de la SAR en ce qui concerne la corroboration était déraisonnable — La SAR n’a pas précisé sur quoi reposaient ses conclusions d’invraisemblance — Ces conclusions équivalaient à une hypothèse — La SAR est partie du principe qu’il existe une obligation générale de corroboration — Une telle exigence doit toutefois être bien dosée — Un courant jurisprudentiel affirme que la corroboration n’est requise que lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est en doute pour des raisons autres que la simple absence de corroboration — Un autre courant jurisprudentiel donne une portée plus large à l’exigence de corroboration — Ces deux courants jurisprudentiels ont été résumés dans les présents motifs et on a trouvé un juste milieu entre les deux — Le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants : 1) il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration; 2) on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir — En l’espèce, la SAR a inversé l’approche en deux étapes — Elle a exigé des éléments de preuve corroborants en raison de ses conclusions erronées quant à la vraisemblance, et elle n’a tiré aucune conclusion défavorable explicite quant à la crédibilité — Demande accueillie.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Possibilité de refuge intérieur — La Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel du demandeur interjeté contre une décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter sa demande d’asile — Pour arriver à sa décision, la SAR a pris en compte la possibilité de refuge intérieur (PRI) du demandeur — Cependant, la SAR a confondu les questions de la PRI et de l’existence d’une crainte bien fondée de persécution — Elle n’a pas abordé directement la question de savoir si les agents de persécution au Sri Lanka souhaitent toujours causer un préjudice au demandeur et, le cas échéant, si le demandeur pourrait se protéger en déménageant dans une autre région du pays — La SAR n’en serait pas venue à la même conclusion si elle n’avait pas commis une erreur en ce qui concerne la PRI — Par conséquent, la décision de la SAR ne pouvait être maintenue en raison de la conclusion quant à la PRI.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a rejeté l’appel du demandeur interjeté contre une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter sa demande d’asile.

Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka, a été arrêté, interrogé et battu par la police dans son pays relativement à des activités illégales de son employeur, un homme d’affaires ayant des liens étroits avec le gouvernement. Après sa mise en liberté, son employeur a menacé sa famille, et le demandeur est parti se cacher. Il est ensuite parti pour les États-Unis. Pendant qu’il était aux États-Unis, il a appris que la police et les hommes de main de l’homme d’affaires s’étaient rendus à son domicile. Il a décidé de demander l’asile au Canada. La SPR a conclu entre autres que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur (PRI). La SAR a conclu à l’insuffisance de la preuve indiquant que la police ou les hommes de main de l’homme d’affaires avaient encore quelque intérêt à causer un préjudice au demandeur. La SAR a aussi confirmé l’analyse de la SPR quant à la PRI. Le demandeur a allégué que la SAR a commis une erreur en jugeant que son récit était invraisemblable, en rejetant ses éléments de preuve corroborants et en exigeant une corroboration additionnelle.

Il s’agissait principalement de savoir si la SAR a commis une erreur dans son analyse quant à la corroboration et à la possibilité de refuge intérieur.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Certains aspects du raisonnement de la SAR étaient déraisonnables. La SAR n’a pas précisé sur quoi reposaient ses conclusions d’invraisemblance, à savoir qu’il n’y avait plus d’intérêt à causer un préjudice au demandeur. Elle semble avoir fondé ses conclusions sur son propre point de vue de ce qui est probable ou improbable. La SAR a fait trop de suppositions à l’égard de faits inconnus et, ce faisant, elle a quitté le domaine du raisonnement pour entrer dans celui des hypothèses. Bien que la SAR puisse s’être fait une opinion quant à la démarche que la police ou les hommes de main auraient probablement adoptée, il ne s’agissait pas d’un des « cas les plus évidents » lui permettant de conclure à l’invraisemblance du récit du demandeur. En fait, les conclusions de la SAR équivalaient à une hypothèse à propos de ce que ferait un « agent de persécution raisonnable ». La Cour a, à de multiples occasions, mis en garde contre un tel raisonnement. Par conséquent, cet aspect de la décision de la SAR était déraisonnable. Bien qu’il ait pu y avoir des raisons valables pour exiger que certains éléments soient corroborés, la SAR semble être partie du principe qu’il existe une obligation générale de corroboration. Une telle exigence doit toutefois être bien dosée, afin d’éviter de placer les demandeurs d’asile dans une situation impossible. Un nombre important de décisions affirment que la corroboration n’est requise que lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est en doute pour des raisons autres que la simple absence de corroboration. Un autre courant jurisprudentiel donne une portée plus large à l’exigence de corroboration. Ces deux courants jurisprudentiels ont été résumés dans les présents motifs et on a trouvé un juste milieu entre les deux courants en élargissant les catégories d’affaires dans lesquelles des éléments de preuve corroborants peuvent être exigés, tout en mettant en œuvre des mesures de protection adéquates. En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants : 1) il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire; 2) on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.

En l’espèce, la SAR semble avoir inversé l’approche en deux étapes et s’être concentrée sur l’accessibilité présumée d’éléments de preuve corroborants comme motif pour exiger la corroboration. La SAR pourrait avoir exigé des éléments de preuve corroborants en raison de ses conclusions erronées quant à la vraisemblance, plutôt que d’une volonté d’étayer la fiabilité du ouï-dire. Cela ne ressort pas explicitement de la décision. La SAR n’a tiré aucune conclusion défavorable explicite quant à la crédibilité.

  En ce qui concerne la possibilité de refuge intérieur, lorsqu’une PRI est invoquée en tant que motif subsidiaire, il convient de séparer l’analyse de la PRI de celle de la crainte fondée de persécution. En l’espèce, la SAR a confondu les deux questions, du moins dans une mesure importante. Le principal motif pour la conclusion quant à la PRI était le manque d’éléments de preuve établissant de façon crédible et probante que les agents de persécution recherchaient le demandeur et qu’ils souhaitent toujours lui causer un préjudice. Cet argument ratait toutefois la cible. La SAR devait aborder directement la question de savoir si les agents de persécution souhaitent toujours causer un préjudice au demandeur et, le cas échéant, si le demandeur pourrait se protéger en déménageant dans une autre région du pays. Bien que la SAR ait donné d’autres motifs pour sa conclusion quant à la PRI, elle n’en serait pas venue à la même conclusion si elle n’avait pas commis cette erreur en particulier. Par conséquent, la décision de la SAR ne pouvait être maintenue en raison de la conclusion quant à la PRI.

Étant donné que plusieurs aspects de la décision de la SAR étaient déraisonnables, l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(2), 170g),h).

Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, règle 11.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776; Al Dya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901; Fatoye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 456; Ortega Ayala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 611; Horvath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147; Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 162; Maldonado c. Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Lawani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924; Venegas Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475; Reyad Gad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 FC 303; Soos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455; Ndjavera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452; Fontenelle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1155; Dundar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026; Chekroun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737; Ismaili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84; McKenzie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555; Luo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823; Durrani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 167; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 556; Ryan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 816; Radics c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 110; Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 228 (QL) (C.A.); Elamin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 847; Jurado Barillas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 825; Chaudhry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 902.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (X (Re), 2019 CanLII 142996), qui a rejeté l’appel du demandeur interjeté contre une décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter sa demande d’asile. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Barbara Jackman pour le demandeur.

Bradley Gotkin pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Grammond : M. Senadheerage sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’asile. J’accueille sa demande, pour deux raisons interreliées. En premier lieu, le décideur a jugé que certains éléments de son récit étaient invraisemblables, sans fournir de fondement solide pour cette conclusion. En second lieu, il a conclu que M. Senadheerage n’avait pas présenté d’éléments de preuve corroborants, sans expliquer pourquoi la corroboration était nécessaire dans les circonstances et pourquoi de tels éléments de preuve seraient raisonnablement accessibles.

[2]        De plus, les présents motifs m’offrent l’occasion de tenter une synthèse de la jurisprudence de notre Cour quant à l’exigence de corroboration.

I. Contexte

[3]        M. Senadheerage est un citoyen du Sri Lanka qui a demandé l’asile au Canada, en alléguant les faits qui suivent. Il est ingénieur civil et a travaillé pendant un certain temps dans un autre pays. Quand il est rentré au Sri Lanka en juin 2017, il a commencé à travailler pour une entreprise appartenant à un homme d’affaires important ayant des liens étroits avec le gouvernement qui était alors au pouvoir.

[4]        Il a rapidement constaté que l’entreprise se livrait à des activités illégales. En juillet 2017, il a été arrêté et interrogé par le Service des enquêtes criminelles (le CID) de la police sri lankaise. Il a été battu et détenu pendant trois jours. Il n’a été remis en liberté qu’après avoir accepté de parler des activités illégales auxquelles se livrait l’entreprise. Il s’est engagé à se présenter au CID tous les mois.

[5]        Immédiatement après sa mise en liberté, des hommes de main au service de l’homme d’affaires se sont rendus à son domicile, où il résidait avec ses parents, son épouse et leur enfant. Il était absent à ce moment, mais les hommes de main ont dit à sa mère qu’ils reviendraient. Après avoir été informé de cette visite, M. Senadheerage est parti se cacher et a pris des dispositions pour que ses parents, son épouse et leur enfant emménagent avec des membres de la famille dans deux villes différentes. Quelques jours plus tard, il est parti pour les États-Unis.

[6]        Pendant que M. Senadheerage était aux États-Unis, il a appris que des agents du CID s’étaient rendus à son domicile en août 2017, puisqu’il avait omis de se présenter au poste. Il a raconté à un ami au Sri Lanka ce qui lui était arrivé. Cet ami a alors communiqué son récit de persécution à des membres de l’opposition, qui l’ont révélé au public pour mettre le gouvernement dans l’embarras puisque la personne en cause était un homme d’affaires proche du gouvernement. M. Senadheerage a alors appris d’un autre ami que l’homme d’affaires avait dit qu’il le tuerait s’il le trouvait. En février 2018, il a appris que le CID et les hommes de main de l’homme d’affaires s’étaient rendus à son domicile vide, parce qu’ils le recherchaient. Il a alors décidé de partir pour le Canada, où il a demandé l’asile.

[7]        Dans une décision succincte, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la C.I.S.R.) a rejeté la demande d’asile de M. Senadheerage. La SPR a conclu qu’il était invraisemblable que le CID agisse de cette façon s’il était réellement à la recherche de M. Senadheerage. Dans le cas de l’homme d’affaires ou de ses hommes de main, il n’y avait aucune preuve démontrant qu’ils voulaient lui faire du mal. Surtout, la SPR a conclu que M. Senadheerage avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans les deux villes où les membres de sa famille avaient déménagé, essentiellement parce que personne n’avait cherché à s’en prendre à eux à ces endroits et que des renseignements objectifs sur la situation dans le pays donnaient à penser que la police ne serait pas en mesure de le retrouver s’il déménageait.

[8]        La Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la C.I.S.R. a rejeté l’appel de M. Senadheerage [X (Re), 2019 CanLII 142996]. Pour des motifs que j’analyserai plus en détail, la SAR a conclu à l’insuffisance de la preuve indiquant que le CID ou les hommes de main de l’homme d’affaires avaient encore quelque intérêt à causer un préjudice à M. Senadheerage. La SAR a aussi confirmé l’analyse de la SPR quant à la PRI.

[9]        M. Senadheerage sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II. Analyse

[10]      Dans une demande de contrôle judiciaire en matière d’immigration et de statut de réfugié, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). Un aspect du cadre analytique énoncé dans l’arrêt Vavilov est particulièrement important en l’espèce. Même si la cour de révision peut examiner le dossier pour comprendre les fondements de la décision, celle-ci doit être justifiée, et non pas seulement justifiable. Par conséquent, la décision doit faire état d’une analyse rationnelle qui respecte les contraintes juridiques imposées au décideur : Vavilov, aux paragraphes 102 à 107.

A.        L’appréciation de la preuve

[11]      M. Senadheerage conteste l’appréciation de la preuve par la SAR. Il allègue que la SAR a commis une erreur en jugeant que son récit était invraisemblable, en rejetant ses éléments de preuve corroborants et en exigeant une corroboration additionnelle. Pour les motifs qui suivent, je conviens que la SAR a commis certaines de ces erreurs. Par conséquent, la décision de la SAR ne fait pas état d’une analyse rationnelle, ce qui la rend déraisonnable selon le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov.

1)         Les conclusions d’invraisemblance

[12]      Le premier motif donné par la SAR pour conclure que M. Senadheerage n’avait pas de crainte fondée de persécution est que le CID et les hommes de main de l’homme d’affaires ne s’intéressaient plus à lui. Parmi les motifs étayant cette conclusion, la SAR a affirmé que s’ils s’intéressaient toujours à M. Senadheerage, le CID et les hommes de main auraient recherché les membres de sa famille et, dans le cas du CID, ses amis et ses collègues. De plus, la SAR a trouvé illogique que le CID se soit rendu au domicile de M. Senadheerage en février 2018 parce qu’il aurait dû savoir qu’il avait quitté le pays. Elle a aussi affirmé que le CID ne s’intéresserait plus à M. Senadheerage parce qu’il ne travaillait plus pour l’entreprise soupçonnée de se livrer à des activités illégales et qu’il ne pouvait plus, par conséquent, fournir de nouvelles informations sur ces activités illégales.

[13]      Ce sont là des conclusions d’invraisemblance. En gros, la SAR soutient que ces événements ne peuvent pas s’être produits ainsi que l’a relaté M. Senadheerage.

[14]      La Cour a toutefois établi un seuil élevé avant que les décideurs en matière d’immigration puissent tirer une conclusion d’invraisemblance. Ces conclusions ne peuvent être tirées que dans les « cas les plus évidents » : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (Valtchev) [au paragraphe 7]; voir aussi Lawani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, au paragraphe 26. Dans la décision Al Dya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 (Al Dya), mon collègue le juge Nicholas McHaffie a examiné la jurisprudence sur cette question depuis que la décision Valtchev a été rendue. Il a souligné que « l’inusité ou l’improbable peut se produire, et qu’il est déraisonnable de rejeter une preuve comme étant non crédible juste parce que les faits qu’elle décrit sont inusités » : Al Dya, au paragraphe 35.

[15]      Dans la décision Valtchev, au paragraphe 7, le juge Muldoon a décrit ainsi les situations dans lesquelles il est permis de tirer des conclusions d’invraisemblance :

[…] Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend.

[16]      En fait, dans la décision Al Dya, la conclusion d’invraisemblance reposait essentiellement sur le fait que les affirmations du demandeur étaient contredites par le Cartable national de documentation (le CND).

[17]      En l’espèce, la SAR n’a pas précisé sur quoi reposaient ses conclusions d’invraisemblance. Elle n’a mis en relief aucune information particulière figurant dans le CND sur le Sri Lanka qui contredise le récit de M. Senadheerage. La SAR semble avoir fondé ses conclusions sur son propre point de vue de ce qui est probable ou improbable. Ce faisant, toutefois, la SAR ne s’est pas arrêtée à la distinction entre ce qui est vraisemblable et ce qui est probable, qui est au cœur des décisions comme Valtchev et Al Dya.

[18]      La SAR a jugé que les visites effectuées par le CID au domicile vide de M. Senadheerage en février 2018 étaient invraisemblables. Elle a supposé que les agents de persécution auraient su, à ce moment, qu’il avait quitté le pays, le CID parce qu’il s’agit d’une organisation d’État, et les hommes de main, en raison de leurs liens étroits avec le gouvernement. Il n’y a toutefois aucune preuve permettant d’étayer une inférence à cet égard. De plus, il n’y a rien d’intrinsèquement invraisemblable dans l’omission du CID et des hommes de main d’interroger les membres de la famille de M. Senadheerage. Le CID et les hommes de main ne savaient peut-être pas où les membres de la famille se trouvaient, puisqu’ils étaient prétendument cachés. Ils peuvent les avoir cherchés en vain. Enfin, le CID peut avoir eu des raisons de rester en contact avec M. Senadheerage en dépit du fait que celui-ci avait quitté son emploi, par exemple pour qu’il témoigne dans une éventuelle poursuite intentée contre l’homme d’affaires. En bref, la SAR fait trop de suppositions à l’égard de faits inconnus et, ce faisant, quitte le domaine du raisonnement pour entrer dans celui des hypothèses.

[19]      Bien que la SAR puisse s’être fait une opinion quant à la démarche que le CID ou les hommes de main auraient probablement adoptée, il ne s’agit pas d’un des « cas les plus évidents » lui permettant de conclure à l’invraisemblance du récit de M. Senadheerage. En fait, les conclusions de la SAR équivalent à une hypothèse à propos de ce que ferait un « agent de persécution raisonnable ». La Cour a, à de multiples occasions, mis en garde contre un tel raisonnement : Venegas Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475, au paragraphe 8; Reyad Gad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 303, au paragraphe 11; Soos c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455, aux paragraphes 12 à 16.

[20]      Par conséquent, je conclus que cet aspect de la décision de la SAR est déraisonnable.

2)         L’imprécision ou l’absence de corroboration

[21]      Un second motif invoqué par la SAR pour rejeter la demande d’asile de M. Senadheerage est l’imprécision ou l’absence de corroboration d’aspects essentiels de la demande. Plus particulièrement, M. Senadheerage a omis de produire une preuve documentaire à l’appui de son témoignage au sujet des menaces de mort que l’homme d’affaires avait proférées contre lui, menaces qui lui ont été communiquées par un collègue. De plus, il a omis de fournir une lettre ou un affidavit de sa mère, avec qui il est toujours en contact, même si elle est son unique source d’information pour certains événements importants, dont les visites effectuées par le CID et les hommes de main à son domicile en 2017 et en 2018. En l’absence d’une telle lettre, la SAR a conclu que les visites de février 2018 n’ont pas eu lieu.

[22]      J’estime que la décision de la SAR est déraisonnable sous plusieurs aspects importants. Bien qu’il ait pu y avoir des raisons valables pour exiger que certains éléments soient corroborés, la SAR semble être partie du principe qu’il existe une obligation générale de corroboration. Par conséquent, je ne peux pas relever un raisonnement rationnel dans la décision. Pour en faire la démonstration, je dois d’abord examiner en détail les principes généraux se rapportant à l’obligation de corroboration dans les affaires en matière d’immigration et de statut de réfugié. Pour reprendre la formulation utilisée dans l’arrêt Vavilov, je dois recenser les contraintes juridiques imposées au décideur.

a)         Les principes généraux en matière de corroboration

[23]      Le droit de la preuve, en règle générale, n’exige pas que les témoignages soient corroborés par des documents écrits. Ce n’est que par exception qu’un écrit est nécessaire pour prouver certaines catégories de faits. La C.I.S.R., toutefois, exige souvent des demandeurs d’asile qu’ils présentent des documents pour corroborer leur récit. Cela s’explique aisément. Le gouvernement canadien n’est habituellement pas en mesure de mener enquête à l’égard d’événements qui se sont produits dans des pays étrangers. Il est difficile d’obtenir des vérifications indépendantes de la persécution qui est alléguée. En exigeant la corroboration des faits, l’on contribue à faire en sorte que l’asile est accordé aux personnes qui le méritent.

[24]      Or, les éléments d’une demande d’asile ne sont pas tous susceptibles d’être corroborés. Étant donné que les actes de persécution sont généralement illégaux ou immoraux, l’on ne peut pas s’attendre à ce que les agents de persécution fournissent des preuves écrites de leurs méfaits. Ils peuvent tenter de supprimer ou de cacher de telles preuves : Ndjavera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 (Ndjavera), au paragraphe 7. Les tiers qui sont témoins d’actes de persécution peuvent s’exposer à des risques s’ils fournissent des déclarations écrites. Lorsque les demandeurs d’asile allèguent que la police ne les a pas protégés, il est inutile de demander un rapport de police attestant ce fait : Fontenelle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1155, aux paragraphes 46 et 47. De plus, les demandeurs d’asile peuvent ne pas être en mesure d’apporter avec eux des éléments de preuve documentaire lorsqu’ils sont soumis à l’épreuve « des camps de réfugiés, des situations de pays déchirés par la guerre, des cas de discrimination et des situations dans lesquelles les demandeurs d’asile ne disposent que d’un très court délai pour échapper à leurs persécuteurs » : Fatoye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 456 (Fatoye), au paragraphe 36.

[25]      Par conséquent, le fait d’exiger une corroboration peut représenter une façon de faire bénéficier « ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable » tout en assurant « l’intégrité du processus canadien d’asile », deux des objets de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), paragraphe 3(2). Une telle exigence doit toutefois être bien dosée, afin d’éviter de placer les demandeurs d’asile dans une situation impossible. Ce dosage s’est avéré difficile à opérer. Dans les paragraphes qui suivent, j’essaierai d’apporter des éclaircissements en résumant la jurisprudence de notre Cour sur la question.

[26]      Un nombre important de décisions affirment que la corroboration n’est requise que lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est en doute pour des raisons autres que la simple absence de corroboration : Dundar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026, au paragraphe 22; Ortega Ayala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 611 (Ortega Ayala), aux paragraphes 19 à 21; Ndjavera, au paragraphe 6; Chekroun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737 (Chekroun), aux paragraphes 62 à 65; Ismaili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84, aux paragraphes 36, 43 et 56; Horvath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147 (Horvath), au paragraphe 24; McKenzie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555, aux paragraphes 54 et 55. Les raisons de douter de la crédibilité et d’exiger la corroboration peuvent inclure des contradictions dans le témoignage du demandeur d’asile devant la SPR ou l’invraisemblance des faits allégués. Par conséquent, comme l’a statué mon collègue le juge John Norris, « [i]l n’existe aucune exigence générale de corroboration, et un tribunal commet une erreur s’il tire une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité en se fondant uniquement sur une absence de preuves corroborantes » : Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 162, au paragraphe 28. Autrement dit, l’absence de corroboration ne doit pas « justifie[r] l’absence de crédibilité » : Ortega Ayala, au paragraphe 20.

[27]      L’absence d’une obligation générale de corroboration est habituellement considérée comme un corollaire de la présomption de véracité bien connue qui a été établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Maldonado c. Le Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302, à la page 305 : « Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter » [note en bas de page omise]. Exiger la corroboration en l’absence d’une « raison de douter » préexistante aurait pour effet d’invalider la présomption établie dans l’arrêt Maldonado. Voir, par exemple, Luo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823, aux paragraphes 19 et 20; Durrani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 167, au paragraphe 6; Ortega Ayala, au paragraphe 21; Chekroun, au paragraphe 65.

[28]      De plus, la C.I.S.R. peut rejeter une demande d’asile pour manque de corroboration seulement s’il aurait été raisonnable dans les circonstances d’exiger que le demandeur d’asile obtienne des éléments de preuve corroborants. Par conséquent, l’analyse de la corroboration est un processus en deux étapes. En premier lieu, il faut se demander si une lacune dans la preuve déclenche une exigence de corroboration. En second lieu, il faut se demander si les éléments de preuve corroborants sont raisonnablement accessibles ou si le demandeur a fourni une explication satisfaisante quant à leur absence. Ces deux étapes sont manifestes dans l’extrait de la décision Horvath qui suit, au paragraphe 24 :

     La Section d’appel des réfugiés peut exiger des éléments de preuve corroborants seulement 1) s’il existe une raison de douter des revendications des demandeurs, et 2) si elle aurait pu raisonnablement s’attendre à recevoir ces éléments de preuve […]

[29]      Il y a toutefois un autre courant jurisprudentiel qui donne une portée plus large à l’exigence de corroboration : voir, par exemple, Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 556, au paragraphe 9; Ryan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 816, aux paragraphes 19 et 20; Radics c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 110, aux paragraphes 30 à 32; Luo, au paragraphe 21, et les affaires citées dans celle-ci. Ce courant est souvent présenté comme une exception à la règle qui veut qu’en l’absence de préoccupations quant à la crédibilité, aucune corroboration ne soit requise. Il est judicieusement résumé en ces termes dans la décision Fatoye, au paragraphe 37 :

[…] lorsque des éléments de preuve corroborants devraient raisonnablement être disponibles pour établir les éléments essentiels d’une demande d’asile et qu’il n’y a pas d’explication raisonnable de leur absence, le décideur administratif peut tirer une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité en se fondant sur l’absence d’efforts de la part du demandeur pour obtenir ces éléments de preuve.

[30]      Une telle obligation générale de corroboration est généralement rattachée à la règle 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, qui prévoit ce qui suit :

Documents

11. Le demandeur d’asile transmet des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents.  

[31]      En fait, ce courant jurisprudentiel adopte l’approche en deux étapes que j’ai décrite plus haut et inverse l’ordre des questions. La question de savoir si des éléments de preuve corroborants sont raisonnablement accessibles devient l’élément déclencheur de l’exigence de corroboration, plutôt qu’une excuse pour ne pas avoir rempli une obligation déclenchée pour des raisons indépendantes. Par conséquent, si l’on adopte cette approche, la corroboration risque de devenir une exigence sans limites précises. Il ne resterait alors plus grand-chose de la présomption de véracité établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Maldonado et les décideurs pourraient rejeter une demande d’asile en affirmant simplement ne pas croire le demandeur sans donner de raison précise. Autrement dit, ce qui est présenté comme une exception se trouverait à engloutir la règle voulant qu’il n’y ait pas d’exigence générale de corroboration.

[32]      Pourtant, ce second courant jurisprudentiel recèle une part de vérité. La règle 11 établit une exigence quant à la production d’éléments de preuve documentaire et ne peut être tout simplement mis de côté. Si la C.I.S.R. ne peut pas exiger une corroboration sauf s’il y a un doute quant à la crédibilité du demandeur d’asile, la demande d’asile pourrait être acceptée sans le moindre fondement documentaire. Assurer l’intégrité du système d’immigration peut exiger la production d’éléments de preuve corroborants dans un éventail d’affaires plus large que celles dans lesquelles la crédibilité est déjà entachée. La pondération des objectifs de la Loi nous invite à trouver un juste milieu entre ces deux courants. J’estime que cela peut être fait en élargissant les catégories d’affaires dans lesquelles des éléments de preuve corroborants peuvent être exigés, tout en mettant en œuvre des mesures de protection adéquates.

[33]      La première de ces mesures de protection concerne le fond de l’affaire. L’approche en deux étapes qui a été énoncée précédemment est judicieuse et bien établie. Elle ne devrait pas être renversée. Cela signifie qu’un décideur doit toujours trouver un motif indépendant pour exiger la corroboration. Toutefois, les motifs pertinents ne se limitent pas aux catégories traditionnelles de la crédibilité ou de l’invraisemblance. Je n’ai pas l’intention de fournir une liste exhaustive de tels motifs. Plus loin dans les présents motifs, je laisse entendre que le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire peut constituer un motif valable.

[34]      La deuxième mesure de protection se rapporte à la motivation des décisions. Les décideurs doivent expliquer les raisons pour lesquelles ils exigent que des éléments soient corroborés. Lorsque c’est pour des raisons de crédibilité ou d’invraisemblance, il va sans dire qu’ils doivent fournir des motifs pour étayer ces conclusions : Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 228 (QL) (C.A.). Toutefois, cela est aussi vrai lorsque d’autres raisons sont invoqués. L’obligation de fournir des motifs empêche que l’obligation de corroboration ne devienne l’expression voilée d’une incrédulité non fondée.

[35]      La troisième mesure de protection se rapporte au processus. Bien que la règle 11 impose au demandeur d’asile le fardeau de présenter des « documents acceptables » ou d’expliquer pourquoi ceux-ci n’étaient pas accessibles, il ne définit pas en quoi consistent ces documents et quels « autres éléments de sa demande d’asile » doivent être étayés. Pourtant, comme notre Cour l’a fréquemment souligné, il n’existe pas d’obligation générale de corroboration. Par conséquent, les demandeurs d’asile peuvent ne pas connaître d’avance les éléments que le décideur voudra voir corroborés. Exiger la corroboration sans préavis peut donner l’impression d’une cible qui se déplace sans cesse. Par conséquent, le décideur qui estime qu’un élément en particulier doit être corroboré doit le faire savoir au demandeur d’asile pendant l’audience. Voilà qui donnera au demandeur d’asile une véritable possibilité d’expliquer pourquoi des éléments de preuve documentaire ne sont pas raisonnablement accessibles. Voir Elamin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 847, au paragraphe 19; voir aussi, par analogie, Jurado Barillas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 825.

[36]      En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants :

1.   Il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire;

2.   On pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.

b)         Application aux faits

[37]      En appliquant ce cadre d’analyse, je conclus que certains aspects du raisonnement de la SAR concernant la corroboration sont déraisonnables.

[38]      La SAR a donné des motifs très succincts pour exiger que soient corroborées les menaces de mort proférées par l’homme d’affaires et transmises à M. Senadheerage par un collègue, se contentant de souligner qu’il s’agissait d’une « information importante ». J’estime qu’une explication plus exhaustive s’imposait pour justifier l’exigence de corroboration. La SAR n’a pas examiné les explications possibles pour l’absence de documents corroborants, même si l’on peut aisément comprendre que ce collègue hésite à signer un document attestant les menaces de mort. Il ne ressort pas du sommaire détaillé de l’audience devant la SPR établi à l’intention de l’avocat de M. Senadheerage que ce dernier a été interrogé à ce sujet. Par conséquent, il était déraisonnable que la SAR exige que les menaces de mort soient corroborées.

[39]      La SAR a également souligné l’absence de corroboration des visites que le CID et les hommes de main ont effectuées au domicile de M. Senadheerage à divers moments. Elle a affirmé [au paragraphe 17] qu’il « [était] raisonnable de s’attendre à une certaine forme de corroboration de ces événements étant donné qu’ils sont au cœur même de la demande d’asile et parce que l’appelant a fourni d’autres documents à l’appui ». Ailleurs dans la décision, la SAR fait remarquer que M. Senadheerage est resté en contact avec sa mère et aurait pu obtenir une lettre de celle-ci.

[40]      En faisant ces remarques, la SAR semble avoir inversé l’approche en deux étapes énoncée précédemment et s’être concentrée sur l’accessibilité présumée d’éléments de preuve corroborants comme motif pour exiger la corroboration. De plus, M. Senadheerage n’a pas été interrogé sur ces questions à l’audience devant la SPR et n’a pas eu la possibilité d’expliquer pourquoi il n’avait pas pu obtenir, par exemple, une déclaration de sa mère.

[41]      On peut tout de même comprendre que la SAR ait été préoccupée par le fait que M. Senadheerage n’avait été lui-même témoin d’aucun des événements qui se seraient produits après sa mise en liberté par le CID. Par conséquent, de grandes parties de la demande d’asile ne reposaient que sur le ouï-dire. Selon les alinéas 170g) et h) de la Loi, la SPR peut recevoir une preuve qui constitue du ouï-dire, pourvu qu’elle le juge « [crédible] ou [digne] de foi ». S’assurer que le ouï-dire est « digne de foi » ou fiable peut constituer un motif valide pour exiger la corroboration.

[42]      Je crains toutefois que la SAR ait pu exiger des éléments de preuve corroborants en raison de ses conclusions erronées quant à la vraisemblance, plutôt que d’une volonté d’étayer la fiabilité du ouï-dire. Cela ne ressort pas explicitement de la décision. La SAR n’a tiré aucune conclusion défavorable explicite quant à la crédibilité. Elle n’a pas suivi le cadre juridique qui a été énoncé précédemment. Par conséquent, sa décision « ne [fait] pas état d’une analyse rationnelle » : Vavilov, au paragraphe 103.

[43]      Je dois aussi préciser que le fait que M. Senadheerage a fourni certains éléments de preuve documentaire n’est pas un motif pour exiger davantage de corroboration. Que certains éléments de preuve soient accessibles ne prouve pas que d’autres le sont.

3)         Le rejet d’éléments de preuve corroborants

[44]      M. Senadheerage conteste aussi le rejet par la SAR d’un article de journal et d’une lettre de son avocat corroborant certaines de ses allégations. Je ne peux me rendre à ces arguments. La SAR a analysé ces documents et a expliqué pourquoi elle leur a accordé peu de poids. Essentiellement, la SAR a souligné que ces documents étaient vagues en ce qui concerne les événements mettant en cause M. Senadheerage et ne semblaient pas correspondre au récit de celui-ci. Après avoir examiné ces documents, je conclus que les conclusions de la SAR ne sont pas déraisonnables.

[45]      Je relève, toutefois, une omission étonnante dans la décision de la SAR. Il n’y a aucune mention d’une lettre d’un ami à qui M. Senadheerage avait révélé ce qui lui arrivait. L’ami explique qu’il a transmis l’information à des membres de l’opposition, qui l’ont utilisée pour dénigrer le gouvernement. M. Senadheerage a explicitement demandé à la SAR de prendre la lettre en considération. La SAR aurait dû répondre à cet argument. Si son omission à cet égard ne peut à elle seule rendre la décision déraisonnable, elle n’en renforce pas moins le caractère déraisonnable de la décision dans son ensemble.

4)         Sommaire

[46]      En résumé, l’analyse de la preuve effectuée par la SAR est déficiente à bien des égards. La SAR ne fournit pas d’explication raisonnable pour ses conclusions d’invraisemblance. Même si certains aspects de l’affaire pourraient justifier une exigence de corroboration, l’analyse de la SAR laisse de côté des éléments cruciaux et ne fait pas état d’une analyse rationnelle. Je ne suis pas en mesure de dire quelle décision aurait rendue la SAR si elle n’avait pas commis ces erreurs. Par conséquent, je dois retourner l’affaire à la SAR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

B.        La possibilité de refuge intérieur

[47]      Le ministre, toutefois, soutient que la conclusion de la SAR quant à une PRI est valide indépendamment de sa conclusion selon laquelle M. Senadheerage n’a pas de crainte fondée de persécution. Par conséquent, selon le ministre, le rejet de la demande d’asile de M. Senadheerage était inévitable, et la décision devrait être confirmée pour ce seul motif. Je ne suis pas d’accord.

[48]      Dans bien des cas, la C.I.S.R. invoque une PRI en tant que motif principal pour rejeter une demande d’asile. Dans d’autres affaires, comme celle-ci, la PRI constitue un motif subsidiaire. Cela signifie que si, contrairement aux conclusions de la C.I.S.R., le demandeur d’asile a réellement une crainte fondée de persécution, il peut échapper à la persécution en déménageant dans une autre région du pays.

[49]      Lorsqu’une PRI est invoquée en tant que motif subsidiaire, il convient de séparer l’analyse de la PRI de celle de la crainte fondée de persécution : voir, par analogie, Chaudhry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 902, au paragraphe 21. En fait, à l’étape de la PRI, le décideur doit supposer que sa décision relative à la persécution est erronée. Il faut partir du principe que le demandeur d’asile a une crainte fondée de persécution dans une région du pays et s’employer à déterminer si cette crainte s’étend au pays tout entier. Si le décideur ne fait pas cette distinction, l’analyse relative à la PRI ne fait que reformuler les conclusions quant à la persécution.

[50]      En l’espèce, il semble que la SAR ait confondu les deux questions, du moins dans une mesure importante. Le principal motif pour la conclusion quant à la PRI est « le manque d’éléments de preuve établissant de façon crédible et probante que les agents de persécution le recherchent activement et qu’ils souhaitent toujours lui causer un préjudice » [X (Re), au paragraphe 27]. Cet argument rate toutefois la cible. La SAR devait supposer le contraire. Il fallait se demander ce qui se produira si les agents de persécution souhaitent toujours causer un préjudice à M. Senadheerage. Le cas échéant, ce dernier pourrait-il se protéger en déménageant dans une autre région du pays? La SAR n’aborde pas directement cette question.

[51]      La SAR a donné d’autres motifs pour sa conclusion quant à la PRI. Je ne puis toutefois dire si elle en serait venue à la même conclusion si elle n’avait pas commis l’erreur mentionnée précédemment. Par conséquent, je ne peux pas maintenir la décision en raison de la conclusion quant à la PRI.

III. Conclusion

[52]      Étant donné que plusieurs aspects de la décision de la SAR sont déraisonnables, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision.

JUGEMENT dans le dossier IMM-4471-19

LA COUR STATUE que :

1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.    L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

3.    Aucune question n’est certifiée.

 

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