IMM-6695-19
2020 CF 985
Mehedi Hasan Bappy Khandaker (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Khandaker c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Little—Toronto, 9 juillet; Ottawa, 20 octobre 2020.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de rejeter une demande de résidence permanente — Le demandeur a présenté une demande au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (ECFC ou époux au Canada) — L’épouse n’était pas admissible à parrainer le demandeur selon l’art. 130(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur a demandé à être dispensé de cette disposition relative à la qualité de répondant pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’art. 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’agent a conclu que la situation du demandeur ne justifiait pas une dispense — La position du demandeur était qu’une demande de dispense de l’application de l’art. 130(3) du Règlement peut être présentée au titre de l’art. 25(1) de la Loi — Il s’agissait de savoir si l’agent a commis une erreur en n’examinant pas la demande de résidence permanente du demandeur, présentée en tant que membre de la catégorie des époux au Canada, conjointement avec une demande de dispense relative à la qualité de répondant — L’appréciation fondée sur l’art. 25(1) vise essentiellement à savoir si le ministre devrait invoquer un pouvoir discrétionnaire à vocation équitable pour accorder au demandeur le droit de rester au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, sans insister sur une stricte conformité avec la Loi ou le Règlement — La dispense ministérielle est accordée au titre de l’art. 25(1) à l’étranger qui présente une demande, et non pas au répondant — Seulement certains demandeurs faisant partie de la catégorie des époux au Canada peuvent voir leur demande de dispense, fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, traitée au titre de cette catégorie — En l’espèce, ce n’était pas le cas du demandeur, parce que son épouse n’était pas une répondante admissible au titre de l’art. 124c) du Règlement — Cela étant dit, il n’y a rien, dans le libellé de l’art. 25(1) du Règlement ou dans la jurisprudence, qui empêche un demandeur de solliciter une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en raison de la non-conformité d’un répondant avec les exigences de l’art. 130(3) du Règlement — Toutefois, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’art. 25(1) n’accorderait pas une dispense de l’art. 130(3) du Règlement — Une telle demande est présentée par le demandeur, et non par le répondant — Une interprétation adéquate de l’art. 25(1) permettait au demandeur de solliciter la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, étant donné que son épouse ne pouvait techniquement pas le parrainer — Le refus d’accorder des mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas indéfendable dans la présente affaire — L’agent était attentif et sensible à la nature de la question — Demande rejetée.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de rejeter la demande de résidence permanente du demandeur.
Le demandeur, un citoyen du Bangladesh, s’est marié avec une résidente permanente. Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (ECFC ou époux au Canada). Toutefois, l’épouse du demandeur n’était pas admissible à le parrainer. Selon le paragraphe 130(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (Règlement), elle ne pouvait parrainer un étranger à moins d’avoir été une résidente permanente pendant, au moins, les cinq ans précédant le dépôt de sa demande de parrainage. Le demandeur a donc explicitement demandé à être dispensé de cette disposition relative à la qualité de répondant pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’agent a examiné l’observation du demandeur selon laquelle il s’était établi au Canada au cours des trois années précédentes et souhaitait rester au Canada pour être aux côtés de son épouse. L’agent a conclu que la situation du demandeur ne justifiait pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi. La position du défendeur était que le demandeur n’avait aucunement le droit de faire examiner cette dispense de quelque façon que ce soit et que l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent était dans l’ensemble raisonnable. Le défendeur a fait valoir, en se fondant sur les sections 2 et 3 de la partie 7 du Règlement, qu’en l’absence d’un répondant admissible, dans le cadre d’une demande de parrainage, un étranger ne peut faire partie de la catégorie des époux au Canada et ne peut donc pas bénéficier des dispositions qui s’appliquent à cette catégorie lorsqu’il demande le statut de résident permanent. Le défendeur s’en est remis à plusieurs publications, y compris un guide sur le traitement des demandes d’immigration intitulé « IP 8 : Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » (le guide IP 8), ainsi que des bulletins opérationnels, des instructions opérationnelles et des énoncés de politiques. La position du demandeur était qu’une demande de dispense de l’application du paragraphe 130(3) du Règlement peut être présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi, compte tenu de la portée de la phrase « lever tout ou partie des critères et obligations applicables », et que le demandeur devrait être considéré comme membre de la catégorie des époux au Canada au titre de la Loi.
Il s’agissait principalement de savoir si l’agent a commis une erreur de droit en n’examinant pas sa demande de résidence permanente, présentée en tant que membre de la catégorie des époux au Canada, conjointement avec une demande de dispense relative à la qualité de répondant.
Jugement : la demande doit être rejetée.
La déclaration du demandeur, selon laquelle il a demandé la résidence permanente au titre de la catégorie des époux au Canada et a demandé que sa répondante soit soustraite à l’exigence énoncée au paragraphe 130(3) du Règlement concernant l’inadmissibilité pour des considérations d’ordre humanitaire, était fautive. La dispense ministérielle est accordée au titre du paragraphe 25(1) à l’étranger qui présente une demande, et non pas au répondant. Dans le cadre de la présente demande, une question d’interprétation s’est posée concernant la portée de l’expression « lever tout ou partie des critères et obligations applicables » se trouvant au paragraphe 25(1) de la Loi. Les arrêts Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) et Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration) montrent clairement que l’appréciation fondée sur le paragraphe 25(1) ne vise pas essentiellement à savoir s’il faut accorder une dispense d’une obligation de conformité technique avec une disposition précise du Règlement et de la Loi, mais plutôt de savoir si le ministre devrait invoquer un pouvoir discrétionnaire à vocation équitable, compte tenu de toutes les circonstances, pour accorder au demandeur le droit de rester au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, sans insister sur une stricte conformité avec la Loi ou le Règlement comme ce serait ordinairement le cas. Le libellé de la loi utilisé pour décrire les sortes de dispenses pouvant être accordées au titre du paragraphe 25(1) est très général. À première vue, la Loi ne semble pas énoncer de limites qui empêcheraient d’utiliser le paragraphe 25(1) pour lever tout ou partie des critères et obligations prévus par le Règlement, y compris le paragraphe 130(3). Les affaires recensées indiquaient que la portée des dispenses accordées au titre au paragraphe 25(1) a englobé d’autres dispositions du Règlement relatives à l’admissibilité des répondants. Toutefois, dans ces affaires, ce n’était pas le répondant qui demandait à être soustrait de l’application d’une disposition du Règlement, mais l’étranger qui présentait une demande au titre du paragraphe 25(1) pour des considérations d’ordre humanitaire. Bien qu’on interprète largement les « critères et obligations » pouvant faire l’objet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1), seulement certains demandeurs faisant partie de la catégorie des époux au Canada peuvent voir leur demande de dispense, fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, traitée au titre de cette catégorie. Sous ce régime, ce n’était pas le cas du demandeur, parce que son épouse n’était pas une répondante admissible et ne pouvait pas présenter une demande de parrainage au titre de l’alinéa 124c) du Règlement. Le guide IP 8 et les autres documents présentés en preuve ne limitaient pas explicitement la portée générale des « critères et obligations » possibles énoncés au Règlement que le paragraphe 25(1) permet de lever. Plus particulièrement, les instructions publiques sur lesquelles s’est fondé le défendeur n’excluent pas l’examen d’une dispense accordée au titre du paragraphe 25(1), en ce qui concerne l’inadmissibilité de l’époux authentique d’un étranger avec qui ce dernier cohabite au Canada. Les documents prévoient que de telles demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire seront examinées dans la file d’attente des demandes CH régulières. Il n’y a rien, dans le libellé ou les objectifs du paragraphe 25(1), dans le libellé des dispositions pertinentes du Règlement ou dans la jurisprudence relative au paragraphe 25(1), qui empêche, en droit, un demandeur de solliciter une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en raison de la non-conformité d’un répondant avec les exigences du paragraphe 130(3) du Règlement. Une interprétation des articles 124 et 130 du Règlement ainsi que des publications qui sont à la base de la position du défendeur concernant la présente demande ne mène pas à une opinion différente en droit. Toutefois, le fait d’accueillir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi n’accorderait pas à un répondant une dispense du paragraphe 130(3) du Règlement. Une telle demande est présentée par le demandeur, et non par le répondant. Si une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est accueillie, le répondant n’est pas soustrait aux exigences du Règlement. Une interprétation adéquate du paragraphe 25(1) en l’espèce permettait au demandeur de solliciter la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, étant donné que son épouse ne pouvait techniquement pas le parrainer en rais on du paragraphe 130(3) du Règlement.
Enfin, au regard de la preuve et des observations dont l’agent avait connaissance, le refus d’accorder des mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas indéfendable. Étant donné le rôle et les objectifs d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1), la décision de l’agent n’était pas déraisonnable, dans les circonstances, malgré le fait qu’il n’a pas expressément tenu compte de la dispense sollicitée par le demandeur. L’agent était suffisamment attentif et sensible à la nature de la question.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(2).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 2(2), 12(1), 25, 74d), 96, 97(1).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 10, 70(1)a),c),d), 117, 123 à 127, 123, 124, 130.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Bousaleh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 143, [2019] 2 R.C.F. 787; Toussaint c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 146, [2013] 1 R.C.F. 3, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2011] 3 R.C.S. xi; Habtenkiel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 180, [2015] 3 R.C.F. 327; Seshaw c. Canada, 2014 CAF 181; Lopez Bidart c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307.
DÉCISIONS CITÉES :
Khandaker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CanLII 90449 (C.I.S.R.); Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100; Hunt c. Canada, 2020 CAF 118; Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 700; M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973; Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635; Apura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762.
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Bulletin opérationnel 126. « Traitement des demandes présentées au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada quand les personnes invoquent des circonstances d’ordre humanitaire », 9 juillet 2009.
Citoyenneté et Immigration Canada. « Circonstances d’ordre humanitaire (CH) pour les demandeurs de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada », 4 janvier 2019, en ligne :
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide opérationnel : Traitement des demandes au Canada, chapitre IP 5 : « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs humanitaire ».
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide opérationnel : Traitement des demandes au Canada, chapitre IP 8 « Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada ».
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2012-20, Gaz. C. 2012.II.626.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de rejeter la demande de résidence permanente du demandeur. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
Paul VanderVennen pour le demandeur.
Laura Upans pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Paul VanderVennen pour le demandeur.
La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Little : Le demandeur, M. M.H.B. Khandaker, a présenté une demande de résidence permanente au Canada. Son épouse voudrait le parrainer, mais n’a pas qualité de répondante aux termes d’une disposition réglementaire. M. Khandaker a donc demandé d’être dispensé de l’application de la disposition pour des considérations d’ordre humanitaire.
[2] Un agent principal a rejeté sa demande. M. Khandaker conteste maintenant cette décision; il demande que la Cour annule la décision et renvoie la demande pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision.
[3] Pour les motifs énoncés ci-dessous, la demande sera rejetée.
I. Faits à l’origine de la demande
[4] M. Khandaker est un citoyen du Bangladesh; il est entré au Canada en 2016. En 2017, la Section de la protection des réfugiés a jugé qu’il n’avait pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). La Section d’appel des réfugiés a par la suite rejeté l’appel interjeté contre cette décision [2019 CanLII 90449 (C.I.S.R.)].
[5] En 2018, M. Khandaker a épousé Mme Khadija Akter. Celle-ci est résidente permanente du Canada. Mme Akter a obtenu ce statut au moyen du parrainage de son premier époux, avec qui elle a été mariée de février 2015 jusqu’à la mort soudaine de celui-ci, en août 2017.
[6] En 2018, M. Khandaker a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (ECFC ou époux au Canada) établie dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR). Toutefois, selon le paragraphe 130(3) du RIPR, Mme Akter ne pouvait parrainer un étranger à titre d’épouse, de conjointe de fait ou de partenaire conjugale à moins d’avoir été une résidente permanente pendant, au moins, les cinq ans précédant le dépôt de sa demande de parrainage.
[7] Lorsque M. Khandaker a présenté sa demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent en novembre 2018, Mme Akter n’avait toujours pas accumulé les cinq années applicables. Elle ne pouvait donc pas le parrainer. Dans sa demande, M. Khandaker a donc explicitement demandé à être dispensé de cette disposition relative à la qualité de répondant pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la LIPR.
[8] Dans une lettre datée du 6 novembre 2018, l’avocat de M. Khandaker a fourni des observations écrites qui comprenaient la demande de résidence permanente remplie à titre de membre de la catégorie des époux au Canada. La lettre de l’avocat faisait référence au fait que son épouse n’avait pas qualité de répondante en raison du paragraphe 130(3) du RIPR et indiquait ce qui suit : [traduction] « Nous demandons une dispense de cette disposition relative à la qualité de répondant pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la LIPR. » La lettre énonçait les circonstances factuelles et soutenait que le mariage entre M. Khandaker et Mme Akter [traduction] « [était] un mariage authentique et que toutes les autres exigences relatives à l’appartenance à la catégorie [des époux au Canada] [avaie]nt été remplies ». La lettre demandait que Mme Akter soit dispensée de la disposition relative à la qualité de répondant pour des considérations d’ordre humanitaire.
[9] Dans une lettre datée du 3 mai 2019, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a avisé M. Khandaker que, dans le cadre de l’appréciation de sa demande de résidence permanente présentée au titre de la catégorie des époux au Canada, un agent avait [traduction] « jugé qu’[il ne respectait] pas une exigence d’admissibilité de cette catégorie ». Dans sa lettre, IRCC l’a ensuite avisé que, selon l’alinéa 124c) du RIPR, un étranger faisait partie de la catégorie des époux au Canada si une demande de parrainage avait été déposée à son égard. La lettre lui mentionnait ce qui suit :
[traduction] Vous n’avez pas de répondant valide et n’appartenez donc pas à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada.
[10] Ensuite, la lettre du 3 mai 2019 ajoutait ce qui suit :
[traduction] Dans vos observations, vous avez demandé d’être dispensé de l’exigence d’admissibilité au titre du paragraphe 25(1) de la [LIPR]. Par conséquent, nous transférons votre demande au Bureau de la migration humanitaire à Vancouver, qui rendra une décision définitive quant à votre demande de résidence permanente. [Caractères gras dans l’original.]
[11] La lettre d’IRCC avisait M. Khandaker qu’il devait, dans les 30 jours, remplir et présenter un formulaire de renseignements supplémentaires pour faciliter le traitement de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il l’a fait.
[12] Un agent principal a examiné la demande et l’a rejetée dans une décision datée du 26 septembre 2019, fournie avec des motifs portant la même date. En résumé, l’agent a examiné l’observation du demandeur selon laquelle il s’était établi au Canada au cours des trois années précédentes et souhaitait rester au Canada pour être aux côtés de son épouse, qui était enceinte. L’agent a jugé que le demandeur n’avait pas démontré que le couple subirait un préjudice indu s’il devait retourner au Bangladesh. L’agent a conclu que la preuve présentée par le demandeur n’étayait pas une conclusion selon laquelle sa situation était extraordinaire au point où une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR serait justifiée.
II. Questions soulevées par le demandeur
[13] M. Khandaker soulève deux arguments dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Premièrement, il soutient que l’agent a commis une erreur de droit en n’examinant pas sa demande de résidence permanente, présentée en tant que membre de la catégorie des époux au Canada, conjointement avec une demande de dispense du paragraphe 130(3) du RIPR relatif à la qualité de répondant, au regard des considérations d’ordre humanitaire prévues au paragraphe 25(1) de la LIPR. Il affirme plutôt que l’agent a traité sa demande comme étant une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[14] Deuxièmement, le demandeur soutient que la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable et devrait être annulée, selon les principes du contrôle judiciaire énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
III. Norme de contrôle
[15] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Les deux parties ont présenté des observations à cet égard, en se fondant sur l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov. La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée, et je suis d’accord pour dire qu’elle s’applique.
[16] Selon l’arrêt Vavilov, la Cour doit, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, établir si la décision en question est raisonnable, au regard à la fois de son raisonnement et de son résultat. Les motifs du décideur sont le point de départ. Une cour de révision adopte une approche sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, pour établir si la décision du décideur administratif, motifs compris, est transparente, intelligible et justifiée dans son ensemble : voir l’arrêt Vavilov, en particulier aux paragraphes 13, 15, 67 et 99.
[17] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au paragraphe 85. Un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné, par exemple si les motifs comportent une analyse déraisonnable, ou si la décision n’est pas justifiée au regard des faits et du droit applicable : Vavilov, aux paragraphes 83–86 et 96–97; voir également Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6.
[18] Ce ne sont pas toutes les erreurs ni toutes les préoccupations au sujet d’une décision qui suffisent pour amener une cour de révision à intervenir dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a jugé qu’une cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de « lacunes graves » à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ou une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, aux paragraphes 99–100.
[19] Au paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a relevé deux catégories de lacunes fondamentales : (i) le manque de logique interne du raisonnement; (ii) dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision.
[20] La Cour suprême a envisagé la possibilité que la cour de révision puisse examiner les observations des parties, puisque les motifs du décideur doivent tenir valablement compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties. Cela a un lien avec le principe de l’équité procédurale ainsi que le droit des parties d’être entendues et écoutées : Vavilov, au paragraphe 127. Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou modes possibles d’analyse ni de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui a mené à une conclusion. Cependant, comme l’a déclaré une majorité de juges de la Cour suprême, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, au paragraphe 128.
IV. Analyse
A. Dispositions légales et réglementaires
[21] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser un étranger des exigences habituelles de la LIPR, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Lorsqu’une demande est présentée, la disposition prévoit que le ministre doit :
[…] étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. [Non souligné dans l’original.]
[22] Plusieurs dispositions clés qui concernent le parrainage délimitent le cadre de la présente demande. Le parrainage par un époux au Canada est régi par le paragraphe 12(1) de la LIPR et par les articles 123 à 129 des sections 2 (catégorie des époux [ou conjoints de fait] au Canada) et 3 ([p]arrainage) de la partie 7 ([r]egroupements familiaux) du RIPR. L’article 123 du RIPR dispose que :
Catégorie
123 Pour l’application du paragraphe 12(1) de la Loi, la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents sur le fondement des exigences prévues à la présente section.
[23] L’article 124 [de la LIPR] énonce ce qui suit :
Qualité
124 Fait partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada l’étranger qui remplit les conditions suivantes :
a) il est l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vit avec ce répondant au Canada;
b) il détient le statut de résident temporaire au Canada;
c) une demande de parrainage a été déposée à son égard.
L’alinéa c) est souligné, parce qu’il figure dans l’argumentation du défendeur.
[24] Le paragraphe 130(1) du RIPR prévoit que, sous réserve des paragraphes (2) et (3), a qualité de répondant pour le parrainage d’un étranger qui présente une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial, le citoyen canadien ou résident permanent qui est âgé d’au moins 18 ans, réside au Canada et a déposé une demande de parrainage pour le compte d’une personne appartenant à la catégorie des époux au Canada, conformément à l’article 10 du RIPR.
[25] L’exigence relative à la période de cinq ans est décrite au paragraphe 130(3) du RIPR :
130 (1) […]
Exigence — cinq ans
(3) Le répondant qui est devenu résident permanent ou citoyen canadien après avoir été parrainé à titre d’époux, de conjoint de fait ou de partenaire conjugal en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi ne peut parrainer un étranger visé au paragraphe (1) à titre d’époux, de conjoint de fait ou de partenaire conjugal à moins d’avoir été un résident permanent, un citoyen canadien ou une combinaison des deux pendant au moins les cinq ans précédant le dépôt de sa demande de parrainage visée à l’alinéa (1)c) à l’égard de cet étranger.
[26] Le paragraphe 130(3) a été ajouté au RIPR en 2012 : voir DORS/2012-20, modifié ensuite par DORS/2015-139. Il est déclaré dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [DORS/2012-20, Gaz. C. 2012.II.626], sous la rubrique « Description et justification », ce qui suit [à la page 627]:
L’objectif premier de ces modifications est de dissuader un époux, un conjoint de fait ou un partenaire conjugal parrainé de recourir à une relation de complaisance pour déjouer les lois canadiennes sur l’immigration et d’abandonner leur répondant peu après leur arrivée au pays pour ensuite parrainer un nouvel époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal. L’interdiction contribue également à empêcher les relations de complaisance dans lesquelles le répondant et l’étranger parrainé sont complices.
B. Défaut allégué de l’agent de traiter la demande de dispense
1) Les détails des positions des parties
[27] Le demandeur a soutenu qu’il avait demandé le statut de résident permanent au titre de la catégorie des époux au Canada ainsi qu’une dispense de l’application du paragraphe 130(3) du RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire. Ce qu’il a reçu ne répondait pas à sa demande : il a d’abord reçu une lettre datée du 3 mai 2019, dans laquelle il était pris acte du fait qu’il avait demandé une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, mais où il était mentionné l’absence d’une demande de parrainage présentée au titre de l’alinéa 124c) du RIPR. Ensuite, un agent a examiné sa demande de résidence permanente, mais au regard d’une dispense de l’exigence de présenter une demande de l’extérieur du Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, plutôt qu’une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux au Canada assortie d’une dispense, pour sa répondante, de l’application du paragraphe 130(3) du RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur a maintenu que l’agent avait traité sa demande comme une deuxième demande, nouvelle et différente, présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR et que, dans les faits, sa demande de dispense n’avait pas été jugée sur le fond.
[28] Le demandeur a également soutenu que l’agent n’avait pas tenu compte de l’authenticité de son mariage avec Mme Akter : ils se sont mariés légalement après le décès du premier époux de Mme Akter et ils attendaient un enfant. Le mariage n’est donc associé à aucun des méfaits qui, selon le demandeur, sont visés par le paragraphe 130(3) (dans ses observations, il mentionne qu’il faut prévenir les abus du système d’immigration commis au moyen de mariages non authentiques visant le parrainage d’un époux).
[29] En réponse, le défendeur a fait valoir que, en droit, les considérations d’ordre humanitaire énoncées au paragraphe 25(1) de la LIPR ne peuvent servir à soustraire un répondant aux exigences du RIPR, comme celle des cinq ans énoncée au paragraphe 130(3). Le ministre a fait valoir cette position en se fondant sur les articles 124 et 130 du RIPR, ainsi que sur le contenu d’un manuel, des politiques et de la procédure opérationnelle élaborés par le gouvernement fédéral pour traiter les demandes de statut de résident permanent qui portent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaires présentées au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.
[30] Tout particulièrement, le défendeur a soutenu que, si le répondant proposé par un demandeur a été jugé inadmissible, le demandeur ne satisfait pas à l’exigence d’admissibilité de l’alinéa 124c) du RIPR, c’est-à-dire qu’aucune « demande de parrainage [n’a] été déposée à son égard », aux termes de cet alinéa, et qu’il ne fait pas partie de la catégorie des époux au Canada. Par conséquent, la question de la demande de dispense du paragraphe 130(3) pour des considérations d’ordre humanitaire ne se pose plus et, en effet, il n’y a aucun mécanisme permettant de présenter cette demande. Une demande comme celle présentée par M. Khandaker est donc considérée comme une demande de statut de résident permanent [traduction] « ordinaire » fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
2) L’examen de la dispense dans les motifs de la décision de l’agent principal
[31] La décision en question dans la demande en l’espèce se trouve dans une lettre, datée du 26 septembre 2019, adressée à M. Khandaker, à laquelle étaient joints les motifs la sous-tendant. La lettre avisait M. Khandaker qu’un agent avait rejeté sa demande et avait conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas qu’une dispense lui soit accordée. La lettre mentionnait trois fois qu’il avait présenté sa demande de résidence permanente [traduction] « au Canada ».
[32] Dans la première phrase des motifs de la décision, il est mentionné ceci : [traduction] « le demandeur requiert le traitement de sa demande de résidence permanente présentée au Canada, qui se fonde sur des considérations d’ordre humanitaire. » Au premier paragraphe, sous la rubrique [traduction] « CONCLUSION », l’agent a déclaré qu’il avait examiné dans quelle mesure le demandeur, compte tenu de sa situation personnelle, éprouverait des difficultés [traduction] « s’il devait quitter le Canada pour demander la résidence permanente depuis l’étranger » (non souligné dans l’original).
[33] Les deux parties ont informé la Cour qu’elles croyaient que l’agent avait examiné la demande de M. Khandaker comme s’il s’agissait d’une demande de résidence permanente assortie d’une demande de dispense de l’exigence de présenter la demande de l’extérieur du Canada pour des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur affirme qu’il s’agissait d’une erreur de droit, tandis que le défendeur soutient que cela était correct en droit et conforme aux politiques et à la procédure opérationnelle applicables.
[34] Cette caractérisation importe, parce que, dans ses motifs de décision, l’agent prenait explicitement acte du fait que [traduction] « l’épouse du demandeur, une ressortissante du Bangladesh, est devenue résidente permanente du Canada en 2017 au moyen du parrainage de son ex-époux, qui est mort depuis. Elle n’a pas qualité pour parrainer le demandeur dans le cadre du programme d’immigration au titre de la catégorie du regroupement familial, parce qu’elle ne satisfait pas à l’exigence des cinq ans. » Ensuite, trois paragraphes plus loin, après avoir tenu compte de la volonté du demandeur d’être aux côtés de son épouse qui était enceinte et apprécié les éléments de preuve concernant le préjudice qu’ils subiraient s’ils devaient retourner au Bangladesh pour élever leur famille, l’agent, dans les motifs de sa décision, a déclaré ce qui suit :
[traduction] La preuve du demandeur n’étaye pas une conclusion selon laquelle sa situation est extraordinaire au point qu’une dispense est justifiée dans son cas particulier. [Non souligné dans l’original.]
[35] Les deux parties ont indiqué à l’audience que le terme [traduction] « dispense » dans cette phrase faisait référence à la demande présentée par M. Khandaker [traduction] « au Canada », plutôt que de l’extérieur du Canada, et ne faisait pas référence à la dispense demandée par le demandeur de l’application du paragraphe 130(3) du RIPR. De plus, le défendeur n’était pas d’avis que le terme [traduction] « dispense », qui vient d’être mentionné, avait un lien quelconque avec le passage se trouvant trois paragraphes avant, qui concerne l’inadmissibilité d’un époux.
[36] Donc, pour ce qui est de la présente demande, le ministre n’est pas d’avis que l’agent a examiné et rejeté la dispense même sollicitée par le demandeur, et qu’il a examiné son bien-fondé de manière raisonnable. Il estime plutôt que le demandeur n’avait aucunement le droit de faire examiner cette dispense de quelque façon que ce soit et que l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent était dans l’ensemble raisonnable. La position du demandeur est qu’une demande de dispense de l’application du paragraphe 130(3) du RIPR peut être présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, compte tenu de la portée de la phrase « lever tout ou partie des critères et obligations applicables », et que le demandeur devrait être considéré comme membre de la catégorie des époux au Canada au titre de la LIPR.
[37] Quelle position est la bonne? Pour les motifs qui suivent, je suis en partie d’accord avec le demandeur et en partie d’accord avec le défendeur.
C. Analyse du paragraphe 25(1) de la LIPR
[38] Comme il a été indiqué, le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit que, sur demande d’un étranger, le ministre « peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».
[39] Selon les principes modernes de l’interprétation des lois, il faut lire les termes du paragraphe 25(1) dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la LIPR, ainsi que l’intention du législateur : Vavilov, aux paragraphes 117–118; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21; Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, au paragraphe 39; Hunt c. Canada, 2020 CAF 118, au paragraphe 11.
[40] Dans le cadre de la présente demande, une question d’interprétation se pose concernant la portée de l’expression « lever tout ou partie des critères et obligations applicables » se trouvant au paragraphe 25(1). Pour comprendre cette expression, il faut examiner l’ensemble du libellé et des objectifs de la disposition. Il ne convient pas de tenir compte uniquement du sens premier du terme « tout ou partie », de l’expression « lever tout ou partie des critères et obligations applicables » ou, même, de tous les mots utilisés au paragraphe 25(1). Il faut effectuer une analyse plus poussée pour comprendre le texte, le contexte et l’objet de la disposition, quel que soit le degré apparent de clarté et de précision des mots en question. Pour ce qui est du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 25(1), voir Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, par la juge Abella, aux paragraphes 10–41, et par le juge Moldaver, aux paragraphes 84–85 et 88–108; Bousaleh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 143, [2019] 2 R.C.F. 787, aux paragraphes 41 et suivants; Toussaint c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 146, [2013] 1 R.C.F. 3, aux paragraphes 30 et suivants (autorisation de pourvoi refusée le 3 novembre 2011, dossier no 34336 de la C.S.C. [[2011] 3 R.C.S. xi]). Voir également Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 700, aux paragraphes 36, 91 et suivants, interprétant le paragraphe 25.2(1) de la LIPR.
1) Le libellé et les objectifs du paragraphe 25(1)
[41] La Cour suprême du Canada a fourni une orientation sur le libellé et les objectifs du paragraphe 25(1) dans leur ensemble. Dans l’arrêt Baker, la juge L’Heureux-Dubé a fait observer que « même si, en droit, une décision d’ordre humanitaire est une décision qui prévoit une dispense d’application du règlement ou de la Loi, en pratique, il s’agit d’une décision, dans des affaires comme celle dont nous sommes saisis, qui détermine si une personne qui est au Canada, mais qui n’a pas de statut, peut y demeurer ou sera tenue de quitter l’endroit où elle s’est établie » : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 15 (souligné dans l’original; récemment cité dans l’arrêt M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973 (le juge Cromwell), au paragraphe 146).
[42] Dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 41, le juge LeBel décrit les paragraphes 25(1) et 25.1(1) dans les termes suivants :
Ces dispositions prévoient l’octroi d’une dispense ministérielle aux étrangers qui demandent le statut de résident permanent et qui sont interdits de territoire ou ne se conforment pas par ailleurs aux exigences de la LIPR. En vertu de ces exigences, le ministre […] peut, sur demande ou de sa propre initiative, « octroyer [à l’étranger] le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables » de la LIPR. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration n’octroie toutefois une dispense de cette nature que s’il « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (voir Baker, par. 67 et 72). [Non souligné dans l’original.]
[43] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a abordé les objectifs et le critère à appliquer au titre du paragraphe 25(1). Au nom des juges majoritaires de la Cour, la juge Abella a retracé l’historique de l’objet de la disposition sur les 60 dernières années, en mettant l’accent sur la formule essentielle des « considérations d’ordre humanitaire » (aux paragraphes 11 et suivants). Elle a souligné que les dispositions législatives précédentes (au sujet desquelles la Cour s’est prononcée dans l’arrêt Baker) avaient été incorporées au paragraphe 25(1) actuel (au paragraphe 18). Tout comme le juge LeBel dans l’arrêt Agraira, la juge Abella, dans l’arrêt Kanthasamy, a fait observer que le pouvoir discrétionnaire du paragraphe 25(1) ne « peut être exercé que dans le cas d’un étranger qui demande le statut de résident permanent mais qui est inadmissible ou ne se conforme pas aux prescriptions de la [LIPR] » (au paragraphe 20; soulignement ajouté).
[44] La juge Abella a jugé que les dispositions législatives successives avaient « un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au paragraphe 21). La juge Abella a également jugé que l’approche appropriée comprenait une « “évaluation des difficultés” » (au paragraphe 22) et a déclaré que ce qui justifie une dispense « dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais [que] l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » [italique dans l’original] (au paragraphe 25, citant Baker, aux paragraphes 74–75; voir également le paragraphe 28). En exerçant leur pouvoir discrétionnaire, les agents peuvent tenir compte des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Toutefois, conformément à la « raison d’être équitable » de la disposition, la juge Abella a jugé que de telles difficultés n’étaient pas le seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire (au paragraphe 31). La formulation « “difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées” » est descriptive, ou instructive; elle n’est pas déterminante ni ne crée de « critères juridiques distincts » (voir les paragraphes 33 et 60). La décision relative aux considérations d’ordre humanitaire est fondée sur la preuve considérée « dans son ensemble » [italique dans l’original] (au paragraphe 60).
[45] Dans l’arrêt Kanthasamy, le juge Moldaver a formulé des motifs dissidents et s’est montré d’accord en grande partie avec le raisonnement de la juge Abella au sujet de la formule « considérations d’ordre humanitaire » énoncée au paragraphe 25(1). Le juge Moldaver a toutefois conclu que la disposition devrait prévoir une procédure de dispense souple, mais d’application exceptionnelle (au paragraphe 85). Au paragraphe 94, le juge Moldaver a déclaré que le paragraphe 25(1) :
[…] est censé offrir un moyen souple d’obtenir la mesure souhaitée dans le cas d’un demandeur qui ne respecte pas strictement les règles d’admission d’un étranger au Canada. Cela dit, le législateur n’entendait pas accorder la mesure d’office. L’application du par. 25(1) devait être l’exception, non la règle.
Le juge Moldaver aurait reformulé le critère général concernant les difficultés établi par le paragraphe 25(1) (au paragraphe 101) et s’est dit préoccupé par le recours aux principes « d’équité » dans le cadre d’une appréciation fondée sur le paragraphe 25(1) (au paragraphe 107).
[46] Plusieurs autres questions découlant de l’arrêt Kanthasamy sont pertinentes pour les besoins de la présente affaire. Premièrement, selon les faits, M. Kanthasamy a demandé une dispense lui permettant de présenter au Canada sa demande de résidence permanente : Kanthasamy, aux paragraphes 5 et 62. Ni les juges majoritaires ni les juges minoritaires ne se sont prononcées sur la portée des dispenses couvertes par le paragraphe 25(1) de la LIPR et n’ont pas proposé non plus une interprétation précise de l’expression « lever tout ou partie des critères et obligations applicables ».
[47] Deuxièmement, les juges Abella et Moldaver ont tous deux mentionné les lignes directrices ministérielles écrites pour appuyer leur interprétation de la LIPR. Dans ses motifs, la juge Abella a fait référence aux lignes directrices qui mentionnaient que le paragraphe 25(1) prévoyait la possibilité de soustraire le demandeur « à l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent à l’étranger, à l’obligation d’appartenir à une catégorie et/ou à une interdiction de territoire » s’il est justifié de le faire pour des considérations d’ordre humanitaire (soulignement ajouté) : au paragraphe 27, citant « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire », dans Traitement des demandes au Canada (Canada, Citoyenneté et Immigration Canada).
[48] Troisièmement, une question concerne le rôle que joue le paragraphe 25(1) dans le contexte général de la LIPR. La juge Abella a souligné que, « [c]omme le pouvoir de même nature dont il s’inspire, le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit le par. 25(1) se veut […] une exception souple et sensible à l’application habituelle de la Loi ou […] un pouvoir discrétionnaire permettant “de mitiger la sévérité de la loi selon le cas” » [italique dans l’original] (au paragraphe 19). Dans ses motifs, la juge Abella a également noté que le paragraphe 25(1) n’était pas censé constituer un régime d’immigration parallèle et n’était pas censé faire double emploi avec l’article 96 ou le paragraphe 97(1) de la LIPR (aux paragraphes 23–24). De même, dans ses motifs dissidents, le juge Moldaver a qualifié le paragraphe 25(1) de soupape pour les deux voies habituelles par lesquelles un étranger peut s’installer à demeure au Canada, c’est-à-dire le processus d’immigration et la protection des réfugiés prévus par la LIPR (aux paragraphes 63, 85, et 88–90).
[49] Enfin, les juges Abella et Moldaver ont tous les deux conclu que l’appréciation prévue au paragraphe 25(1) devait être fondée sur la totalité de la preuve; les deux juges ont fait référence à la situation (ou à la preuve) « dans son ensemble », et le juge Moldaver mentionne également que l’appréciation doit tenir compte de « toutes les circonstances » (pour la juge Abella, voir les paragraphes 45 et 60, et pour le juge Moldaver, voir les paragraphes 63, 101, 113–115 et 145).
[50] Les arrêts Baker, Agraira et Kanthasamy montrent clairement que l’appréciation fondée sur le paragraphe 25(1) ne vise pas essentiellement à savoir s’il faut accorder une dispense d’une obligation de conformité technique avec une disposition précise de la LIPR (ou, comme nous le verrons, du RIPR). Il s’agit plutôt de savoir si le ministre devrait invoquer un pouvoir discrétionnaire à vocation équitable, compte tenu de toutes les circonstances, pour accorder au demandeur le droit de rester au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, sans insister sur une stricte conformité avec la LIPR ou le RIPR comme ce serait ordinairement le cas. Les motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy concernent la manière dont le pouvoir discrétionnaire devrait être exercé au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR au regard de l’ensemble de la preuve.
2) La portée du libellé du paragraphe 25(1) concernant les dispenses prévues
[51] Maintenant que les bases des objectifs du paragraphe 25(1) sont jetées, je vais examiner le libellé du paragraphe 25(1) et, plus particulièrement, la portée de la capacité du ministre à « lever tout ou partie des critères et obligations applicables » à l’égard d’un étranger pour savoir si cela englobe le paragraphe 130(3) du RIPR.
[52] Le libellé de la loi utilisé pour décrire les sortes de dispenses pouvant être accordées au titre du paragraphe 25(1) est très général. La disposition prévoit que le ministre peut, à sa discrétion, lever tout ou partie des critères et obligations prévues par la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire. Au titre du paragraphe 2(2) de la LIPR, toute mention de « la présente loi » vaut également mention des règlements pris sous son régime. À première vue, la LIPR ne semble donc pas énoncer de limites qui empêcheraient d’utiliser le paragraphe 25(1) pour lever tout ou partie des critères et obligations prévus par le RIPR, y compris le paragraphe 130(3).
[53] Dans les observations du défendeur, il n’était question d’aucune décision rendue où il a été conclu que les considérations d’ordre humanitaire prévues au paragraphe 25(1) de la LIPR ne peuvent s’appliquer à une demande de résidence permanente qui n’est pas conforme à la LIPR, en raison du fait que le répondant ne satisfaisait pas aux exigences d’admissibilité énoncées dans le RIPR, comme l’exigence des cinq ans se trouvant au paragraphe 130(3). Le demandeur n’a pas non plus fait mention de décisions où le paragraphe 25(1) aurait pu servir à accorder une dispense en lien avec le paragraphe 130(3) (que ce soit pour un répondant ou pour un étranger).
[54] Toutefois, certaines décisions repérées par la Cour aident à comprendre la portée du libellé cité. Premièrement, dans l’arrêt Toussaint, précité, la Cour d’appel fédérale a interprété un peu différemment la phrase extraite du paragraphe 25 (« tout ou partie des critères et obligations applicables »). La juge Sharlow a pris note des « termes généraux employés pour décrire ce que le ministre peut lever » (au paragraphe 35). Elle a ensuite examiné cinq facteurs contextuels permettant de mieux interpréter la portée du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1). Au paragraphe 55, elle a jugé que rien dans le régime de la LIPR ou le contexte législatif n’obligeait à conclure que l’obligation de payer des frais de traitement ne faisait pas partie de « tout ou partie des critères et obligations applicables ». Par conséquent, le ministre a donc été obligé d’examiner une demande de dispense de l’obligation prévue par le RIPR quant au paiement des frais de traitement d’une demande présentée au titre du paragraphe 25(1).
[55] Deuxièmement, des décisions rendues au titre de différentes dispositions du RIPR indiquent qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire peut donner accès à une mesure spéciale à un étranger qui est exclu de la catégorie du regroupement familial en raison de la conduite du répondant ou lorsqu’un répondant désigné n’a pas qualité de répondant. L’arrêt Bousaleh, précité, est similaire. M. Bousaleh avait présenté une demande pour parrainer son frère au titre de la catégorie du regroupement familial. Sa demande a été rejetée pour deux motifs : son frère n’a pas satisfait au critère pour être admissible en tant que frère aux termes de l’alinéa 117(1)f) du RIPR, et M. Bousaleh ne pouvait pas parrainer son frère au titre de l’alinéa 117(1)h), parce qu’il pourrait par ailleurs parrainer sa mère et son père au titre de l’alinéa 117(1)c). Un agent des visas n’a trouvé aucune considération d’ordre humanitaire justifiant la dérogation aux exigences de l’alinéa 117(1)h). Pour les besoins de la présente affaire, la juge Gauthier a fait observer, au paragraphe 33, ce qui suit :
Concernant les étrangers qui peuvent ne pas être admissibles au titre de la catégorie du regroupement familial ou lorsque le répondant ne peut être admis à titre de répondant au sens du Règlement, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) peut déroger à certaines exigences énoncées dans la LIPR ou dans le Règlement en application du paragraphe 25(1) de la LIPR pour des motifs d’ordre humanitaire. [Non souligné dans l’original.]
Voir également le paragraphe 78.
[56] Dans deux autres jugements, la Cour d’appel fédérale a jeté une lumière supplémentaire sur la question d’interprétation qui nous occupe, tout en tranchant sur d’autres questions. Tout comme l’affaire Bousaleh, les deux arrêts concernent le paragraphe 117 du RIPR. Dans l’arrêt Habtenkiel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 180, [2015] 3 R.C.F. 327, le père de Mme Habtenkiel avait présenté une demande en vue de la parrainer pour qu’elle obtienne un visa de résident permanent. Toutefois, il ne pouvait pas la parrainer, parce qu’il ne l’avait pas déclarée dans sa propre demande de visa de résident permanent et qu’elle n’avait pas été soumise à un contrôle à titre de membre de la famille ne l’accompagnant pas. Mme Habtenkiel a donc été exclue de la catégorie du regroupement familial en application de l’alinéa 117(9)d) du RIPR. La Cour d’appel fédérale a noté que Mme Habtenkiel ne pouvait « surmonter les effets de l’exclusion » qu’en convainquant le ministre d’exercer le pouvoir discrétionnaire, conféré par le paragraphe 25(1), de lui accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire (au paragraphe 14).
[57] Plus loin dans l’arrêt Habtenkiel, la Cour a réitéré que Mme Habtenkiel était exclue de la catégorie du regroupement familial aux termes de l’alinéa 117(9)d) et qu’elle ne pouvait pas répondre aux exigences prévues aux alinéas 70(1)a), c) et d) du RIPR, lesquelles sont toutes liées à l’appartenance à une catégorie prévue par règlement, comme celle du regroupement familial (au paragraphe 28). Au paragraphe suivant, la Cour d’appel [fédérale] a fait observer que le paragraphe 25(1) de la LIPR autorisait le ministre, si un étranger le demandait, à étudier le cas de ce dernier et à lever tout critère ou toute obligation applicable au titre de la Loi pour des considérations d’ordre humanitaire (au paragraphe 29). Au paragraphe 33, le juge Pelletier a déclaré ce qui suit :
[…] dans le cas où l’alinéa 117(9)d) du Règlement exclut l’étranger de la catégorie du regroupement familial, d’autres facteurs doivent être pris en considération. Il découle de l’exclusion de la catégorie du regroupement familial que, à moins que le ministre ne le dispense de l’obligation de présenter sa demande en tant que membre d’une catégorie, l’étranger ne pourra pas obtenir un visa de résident permanent, puisqu’il ne sera vraisemblablement pas admissible non plus comme membre d’une autre catégorie. [Non souligné dans l’original.]
[58] Dans l’affaire Seshaw c. Canada, 2014 CAF 181, qui est connexe à l’affaire Habtenkiel, l’épouse du demandeur a parrainé la demande de visa de résident permanent de celui-ci. Il a également été conclu que M. Seshaw était exclu de la catégorie du regroupement familial par application de l’alinéa 117(9)d) du RIPR. Le juge Pelletier a constaté ce qui suit [aux paragraphes 22–23] :
Il importe de se rappeler que la demande en cause en l’espèce est celle présentée par M. Seshaw par laquelle il vise à être dispensé, pour des motifs d’ordre humanitaire, de l’obligation de présenter sa demande à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. Comme bien des personnes se trouvant dans cette situation, sinon toutes, M. Seshaw ne sollicite pas une dispense en raison de son propre comportement; il le fait en raison d’une chose que sa répondante a faite ou a omis de faire. Le défaut de sa répondante de le déclarer comme époux au moment pertinent l’oblige maintenant à demander au ministre, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de l’autoriser à entrer au Canada pour y rejoindre son épouse.
Un répondant pourra aisément imaginer, en de telles circonstances, qu’il dissipera grandement les préoccupations du ministre s’il explique pourquoi il n’a pas déclaré l’intéressé comme membre de la famille ne l’accompagnant pas. Il pourrait en être ainsi dans certains cas. Lorsque les faits laissent croire en une tentative délibérée de manipuler le système, il se peut bien qu’une explication légitime du comportement adopté entraîne un résultat favorable. Dans la plupart des cas, toutefois, lorsqu’on en est à l’étape de l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’objet principal de l’examen n’est plus le comportement du répondant, mais plutôt la situation personnelle de l’étranger. C’est ce qui ressort clairement du fait qu’au titre de l’article 25, c’est l’étranger, et non le répondant, qui doit demander la dispense pour motifs d’ordre humanitaire. En quoi, alors, la situation personnelle de M. Seshaw justifie-t-elle une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire? [Non souligné dans l’original.]
[59] Les affaires recensées juste ci-dessus indiquent que la portée des dispenses accordées au titre au paragraphe 25(1) a englobé d’autres dispositions du RIPR relatives à l’admissibilité des répondants.
[60] J’insiste toutefois sur le fait que, dans ces affaires, ce n’était pas le répondant qui demandait à être soustrait de l’application d’une disposition du RIPR, mais l’étranger qui présentait une demande au titre du paragraphe 25(1) pour des considérations d’ordre humanitaire. Bien entendu, cela correspond à la disposition même qui énonce que : le ministre étudie « le cas de cet étranger » et « peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient » (non souligné dans l’original). Par contre, en l’espèce, M. Khandaker demande une dispense à l’égard de sa répondante : il demande l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en vue de la soustraire à l’obligation de résidence de cinq ans prévue au paragraphe 130(3) du RIPR, mais pour des considérations d’ordre humanitaire s’appliquant à lui.
a) Les dispositions importantes des sections 2 et 3 de la partie 7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés
[61] Les dispositions applicables du RIPR, à savoir les sections 2 et 3 de la partie 7, ont été énoncées précédemment. Aucune disposition des deux sections n’exclut ou n’empêche la prise en compte du paragraphe 130(3) dans le cadre d’une demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. En fait, dans le libellé du paragraphe 130(3), dans l’ensemble de l’article 130 ou ailleurs dans la section 3, il n’est fait mention nulle part du paragraphe 25(1). De plus, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagnait le paragraphe 130(3), dans DORS/2012-20, ne faisait pas mention du paragraphe 25(1).
[62] Comment le paragraphe 130(3) cadre-t-il avec les sections 2 et 3 de la partie 7 du RIPR? Nous arrivons aux observations présentées par le défendeur. Au titre du paragraphe 130(3), l’admissibilité d’un époux à titre de répondant est limitée par la règle des cinq ans. La prescription prévue par la disposition s’applique à un répondant potentiel, et non à un étranger qui doit être parrainé. Toutefois, le défendeur soutient que l’admissibilité du répondant aux termes du paragraphe 130(3) a des conséquences directes sur l’étranger selon l’article 124 du RIPR. Comme il a déjà été mentionné, cette disposition prévoit qu’un étranger fait partie de la catégorie des époux au Canada si les trois conditions suivantes sont respectées : a) il est l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vit avec ce répondant au Canada; b) il détient le statut de résident temporaire au Canada; c) une demande de parrainage a été déposée à son égard. Selon la déclaration du défendeur, une demande de parrainage ne peut être présentée au titre de l’alinéa 124c) s’il n’y a pas de répondant admissible. Plus précisément, si un époux n’est pas admissible à titre de répondant aux termes du paragraphe 130(3), il n’y a pas de demande de parrainage valide au titre de l’alinéa 124c).
[63] En termes plus simples, le ministre s’est fondé sur ces dispositions de la section 2 pour faire valoir qu’en l’absence d’un répondant admissible, dans le cadre d’une demande de parrainage, un étranger ne peut faire partie de la catégorie des époux au Canada et ne peut donc pas bénéficier des dispositions qui s’appliquent à cette catégorie lorsqu’il demande le statut de résident permanent.
[64] Pour appuyer sa position juridique, le défendeur s’en est remis à plusieurs publications, y compris un guide sur le traitement des demandes d’immigration intitulé « IP 8 : Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » [Traitement des demandes au Canada] (Canada, Citoyenneté et Immigration Canada (à jour au 15 mai 2015)) (le guide IP 8), ainsi que des bulletins opérationnels, des instructions opérationnelles et des énoncés de politiques publiés sur le site Web d’IRCC. Bien que ces documents n’aient pas force de loi, ils peuvent aider à interpréter une disposition de la LIPR : voir Kanthasamy, au paragraphe 32; Agraira, au paragraphe 85; Baker, aux paragraphes 16–17, 72 et suivants.
[65] La section 15.3 de la version actuelle du guide IP 8, intitulée « Demandes non traitées au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada », énonce ce qui suit :
Les exigences d’admissibilité précisées pour la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada ne sont pas respectées
Tous les demandeurs au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada qui présentent une demande CH mais qui ne respectent pas les critères précisés aux alinéas R124a) ou R124c) seront placées dans la file d’attente des demandes CH, en fonction de la date à laquelle la demande a été reçue, et la demande sera traitée conformément aux procédures CH actuelles. Les demandes ciblées à l’étape de la présélection relative à l’admissibilité seront transférées dans la file d’attente des demandes CH par l’analyste de cas du Centre de traitement des demandes de Mississauga (CTD-M). Les demandes sélectionnées ultérieurement seront transférées par l’agent responsable du traitement du dossier. Les demandeurs seront informés par lettre que leur demande a été transférée dans la file d’attente des demandes CH aux fins de traitement. [Caractères gras et italiques dans l’original.]
[66] Le défendeur a fait également référence au « Bulletin opérationnel 126 – le 9 juillet 2009 » tiré des pages Instructions et lignes directrices opérationnelles du site Web d’IRCC. La page Web contenant le bulletin concerne le « [t]raitement des demandes présentées au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada quand les personnes invoquent des circonstances d’ordre humanitaire ». Cette page Web indique qu’elle « contient des politiques, des procédures et des instructions destinées au personnel d’IRCC » qui sont « publiée[s] sur le site Web du ministère par courtoisie pour les intervenants ». Le Bulletin opérationnel 126 indique ce qui suit :
L’exercice du pouvoir discrétionnaire fondé sur des CH est prévu à l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Aux termes de cet article, le délégué du ministre doit examiner les circonstances entourant la demande CH du demandeur. Si le délégué du ministre estime que les CH liées au demandeur le justifient, il peut dispenser le demandeur d’un critère ou d’une obligation applicable prévu par la Loi ou son règlement d’application. Dans le contexte d’une demande CH présentée au Canada, le R66 exige qu’une demande CH soit présentée par écrit et qu’elle accompagne une demande de séjour au Canada à titre de résident permanent. Bien que les demandeurs CH soient, en règle générale, encouragés à remplir un formulaire de demande CH et à payer les droits relatifs au traitement de ce type de demande, ils peuvent également inclure une demande CH à une demande de résidence permanente présentée au titre de la catégorie des ECFC.
Afin de préserver l’intention de la catégorie des ECFC et de s’assurer que les avantages associés à cette catégorie se limitent à ceux qui sont parrainés par un époux ou un conjoint de fait et vivent avec lui au Canada, la politique suivante a été adoptée :
• Les demandeurs au titre de la catégorie des ECFC qui remplissent les conditions d’admissibilité énoncées au R124a) et au R124c), en ce qu’ils sont parrainés par un époux ou un conjoint de fait et vivent avec lui au Canada, et qui présentent une demande CH afin de se faire dispenser d’une interdiction de territoire ou d’autres exigences applicables (par exemple ;[sic] l’exigence d’avoir un statut de résident temporaire, un passeport ou un autre document) verront leur demande traitée au titre de cette catégorie. De ce fait, elles profiteront du traitement simultané des demandes des personnes à leur charge à l’étranger (R72) et elles seront dispensées des exigences liées au revenu minimal (R133(4)) et à la santé en ce qui a trait au fardeau excessif pour les services sociaux et de santé (L38(2)), si leur demande est accueillie.
• Les demandeurs au titre de la catégorie des ECFC qui ne répondent pas aux exigences d’admissibilité de la catégorie des ECFC énoncées au R124a) et au R124c) et qui présentent une demande CH ne verront pas leur demande de résidence permanente traitée au titre de cette catégorie. Leurs demandes seront transférées dans la file d’attente des demandes CH, afin qu’elles soient traitées conformément aux procédures actuelles utilisées pour ces demandes. [En caractères gras dans l’original; non souligné dans l’original.]
Voir également la page Web sur laquelle s’est fondé le défendeur, qui est intitulée « Circonstances d’ordre humanitaire (CH) pour les demandeurs de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » (Canada, Citoyenneté et Immigration Canada (à jour au 4 janvier 2019), en ligne : https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/publications-guides/bulletins-guides-operationnels/resdience-permanente/categories-immigration-non-economique/categorie-familial-determinant-epoux/canada-epoux/humanitaire.html.
[67] Pour ce qui est de la question de l’interprétation en l’espèce, je formule les observations suivantes, à partir de ces passages du guide IP 8 et des autres instructions susmentionnées. Premièrement, il n’existe pas de restriction explicite quant à la nature des « critères et obligations » qui pourraient être visés par une demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire. Ces documents n’excluent pas de manière explicite la prise en compte des considérations d’ordre humanitaire prévues au paragraphe 25(1) en raison de l’inadmissibilité d’un époux à titre de répondant ou, plus particulièrement, en lien avec le paragraphe 130(3).
[68] Deuxièmement, les instructions indiquent que les étrangers qui ne remplissent pas les conditions d’admissibilité au titre de la catégorie des époux au Canada, énoncées à l’alinéa 124c) du RIPR, ne verront pas leur demande traitée au titre de cette catégorie si leur demande est fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Leurs demandes se retrouveront plutôt dans la file d’attente des demandes CH aux fins de traitement. Concrètement, certaines demandes de dispenses sont donc examinées au moment où l’étranger est considéré comme appartenant à la catégorie des époux au Canada. Dans ces cas, les personnes étrangères en question bénéficient de certains avantages (à savoir, « elles profiteront du traitement simultané des demandes des personnes à leur charge à l’étranger (R72) et elles seront dispensées des exigences liées au revenu minimal (R133(4)) et à la santé en ce qui a trait au fardeau excessif pour les services sociaux et de santé (L38(2)), si leur demande est accueillie » [Bulletin opérationnel 126]). De plus, certaines demandes de dispenses présentées au titre du paragraphe 25(1) sont examinées après qu’il a été déterminé que l’étranger ne fait pas l’objet d’une demande de parrainage au sens de l’alinéa 124c).
[69] Troisièmement, l’approche divisée utilisée pour le traitement des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire vise à préserver « l’intention » de la catégorie des époux au Canada et à « s’assurer que les avantages associés à cette catégorie se limitent à ceux qui sont parrainés par un époux […] et vivent avec lui » au Canada [Bulletin opérationnel 126]. Ce processus a pour effet d’isoler la catégorie des époux au Canada et, selon la déclaration du défendeur, d’empêcher les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire de devenir des moyens « détournés » ou parallèles de demander le statut de résident permanent. Cette position semble faire écho aux déclarations faites par les juges Abella et Moldaver dans l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 23, 24, 63, 85 et 88–90.
[70] Autrement dit, bien qu’on interprète largement les « critères et obligations » pouvant faire l’objet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, seulement certains demandeurs faisant partie de la catégorie des époux au Canada peuvent voir leur demande de dispense, fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, traitée au titre de cette catégorie (c.-à-d. s’ils sont mariés à un époux au Canada et font l’objet d’une demande de parrainage, au titre respectivement des alinéas 124a) et c) du RIPR). Sous ce régime, ce n’est pas le cas de M. Khandaker, entre autres demandeurs, parce que son épouse n’est pas une répondante admissible et ne peut pas présenter une demande de parrainage au titre de l’alinéa 124c).
[71] Je m’arrête pour souligner que M. Khandaker est d’avis qu’il est parrainé par son épouse (une épouse authentique) et qu’il cohabite avec elle au Canada. Je souligne également que les parties n’ont pas abordé, de manière significative, l’incidence ou l’effet d’une dispense de l’exigence du paragraphe 130(3) concernant l’inadmissibilité et du traitement de M. Khandaker en tant que membre de la catégorie des époux au Canada bénéficiant de tous les « avantages » associés à cette catégorie. Bien que j’aie noté que les documents mentionnent de tels « avantages » (notamment cités dans les présents motifs), ceux-ci n’ont pas été abordés dans les arguments présentés par les deux parties.
[72] D’après cet examen, je conclus que le guide IP 8 et les autres documents présentés en preuve ne limitent pas explicitement la portée générale des « critères et obligations » possibles énoncés au RIPR que le paragraphe 25(1) permet de lever. Plus particulièrement, les instructions publiques sur lesquelles s’est fondé le défendeur n’excluent pas l’examen d’une dispense accordée au titre du paragraphe 25(1), en ce qui concerne l’inadmissibilité de l’époux authentique d’un étranger avec qui ce dernier cohabite au Canada. Les documents prévoient que de telles demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire seront examinées dans la file d’attente des demandes CH régulières.
3) Conclusion sur la portée du libellé du paragraphe 25(1) de la LIPR
[73] Le libellé utilisé au paragraphe 25(1) confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de « lever tout ou partie des critères et obligations applicables » prévus par la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire (non souligné dans l’original). Dans leur sens habituel, ces termes donnent un pouvoir discrétionnaire très étendu permettant de soustraire un demandeur aux critères et obligations de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire. Il n’y a rien, dans le libellé ou les objectifs du paragraphe 25(1), dans le libellé des dispositions pertinentes du RIPR ou dans la jurisprudence relative au paragraphe 25(1), qui empêche, en droit, un demandeur de solliciter une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en raison de la non-conformité d’un répondant avec les exigences du paragraphe 130(3) du RIPR. Une interprétation des articles 124 et 130 du RIPR ainsi que des publications qui sont à la base de la position du défendeur concernant la présente demande ne mène pas à une opinion différente en droit.
[74] Toutefois, pour être clair, je ne conclus pas que le fait d’accueillir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR accorderait à un répondant une dispense du paragraphe 130(3) du RIPR. Une telle demande est présentée par le demandeur, et non par le répondant. Si une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est accueillie, le répondant n’est pas soustrait aux exigences de la LIPR. Le demandeur étranger se voit accorder une dispense des exigences strictes imposées par la LIPR ou le RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire.
[75] Par conséquent, la déclaration du demandeur, selon laquelle il a demandé la résidence permanente au titre de la catégorie des époux au Canada et a demandé que sa répondante soit soustraite à l’exigence énoncée au paragraphe 130(3) du RIPR concernant l’inadmissibilité pour des considérations d’ordre humanitaire, est fautive. La dispense ministérielle est accordée au titre du paragraphe 25(1) à l’étranger qui présente une demande, et non pas au répondant.
[76] Toutefois, je suis d’avis qu’une interprétation adéquate du paragraphe 25(1) en l’espèce permet au demandeur de solliciter la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, étant donné que son épouse ne peut techniquement le parrainer en raison du paragraphe 130(3) du RIPR.
[77] Compte tenu des conclusions qui suivent concernant les circonstances de l’affaire, je n’ai pas à rendre de décision quant à l’effet de l’alinéa 124c) et des différentes instructions publiques publiées sur les sites Web gouvernementaux.
[78] Je vais maintenant examiner la décision rendue par l’agent à l’égard de la demande de M. Khandaker visant une dispense des exigences du paragraphe 130(3) du RIPR pour des considérations d’ordre humanitaire.
D. La décision de l’agent était-elle déraisonnable selon les principes de l’arrêt Vavilov?
[79] Le demandeur a présenté un certain nombre d’arguments selon lesquels la décision de l’agent contenait diverses erreurs susceptibles de contrôle. D’emblée, je constate que, dans le cas de demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a le fardeau d’établir que la dispense est justifiée : Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360, au paragraphe 45. De plus, s’il produit des éléments de preuve insuffisants ou néglige de présenter des renseignements pertinents à l’appui d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur prend un risque : Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, aux paragraphes 5, 8.
[80] Selon le premier argument présenté par l’appelant sur la question du caractère déraisonnable, sa demande a été appréciée selon les mauvais critères, comme il a été expliqué ci-dessus. À mon avis, l’agent n’a pas commis l’erreur soulignée par le demandeur, c’est-à-dire qu’il n’a pas considéré le demandeur comme appartenant à la catégorie des époux au Canada. Cependant, l’agent n’a pas expressément tenu compte de la nature de la dispense sollicitée par le demandeur.
[81] Plus précisément, le demandeur a tout d’abord soutenu qu’il appartenait à la catégorie des époux au Canada dans la lettre de son avocat, datée du 6 novembre 2018, qui contient sa demande présentée au titre du paragraphe 25(1). Dans cette demande, il affirmait que l’agent avait commis une erreur de droit en n’examinant pas sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux au Canada, à la lumière de la demande de dispense du paragraphe 130(3) du RIPR quant à l’inadmissibilité de la répondante, demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[82] La présente demande de contrôle judiciaire contestait la décision de l’agent touchant les considérations d’ordre humanitaire, datée du 26 septembre 2019 et rendue au titre du paragraphe 25(1). Elle ne contestait pas le contenu de la lettre d’IRCC, datée du 3 mai 2019 et adressée à M. Khandaker, qui mentionnait le transfert de sa demande vers la file d’attente des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire « régulières ». La lettre du 3 mai 2019 avisait M. Khandaker qu’un agent avait [traduction] « jugé » qu’il ne respectait pas une exigence d’admissibilité de la catégorie des époux au Canada et qu’il n’appartenait pas à cette catégorie, parce qu’il n’avait pas de répondant valide. Le demandeur ne peut aujourd’hui solliciter le contrôle judiciaire de la décision signifiée dans la lettre du 3 mai 2019 selon laquelle il n’était pas membre de la catégorie des époux au Canada en raison de l’inadmissibilité de son épouse. Le délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire a pris fin depuis longtemps : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, paragraphe 18.1(2).
[83] La lettre d’IRCC, datée du 3 mai 2019, envoyée à M. Khandaker a également confirmé que, dans sa demande, M. Khandaker demandait d’être dispensé de [traduction] « l’exigence d’admissibilité au titre du paragraphe 25(1) » de la LIPR (c.-à-d. du paragraphe 130(3) qui concerne la qualité de répondant de son épouse) et a mentionné ceci : [traduction] « Par conséquent, nous transférons votre demande » au Bureau à Vancouver [traduction] « qui rendra une décision définitive quant à votre demande de résidence permanente ». Selon mon interprétation, la lettre confirmait que le Bureau de Vancouver examinerait sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en tenant compte de la dispense sollicitée par M. Khandaker.
[84] Les parties ont convenu que, durant son appréciation des considérations d’ordre humanitaire, l’agent n’a pas tenu compte de la dispense des exigences du paragraphe 130(3), mais d’une autre dispense (de l’obligation de présenter une demande de l’étranger). Comme j’ai conclu qu’une dispense des exigences du paragraphe 130(3) du RIPR peut être examinée en droit pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, la question est maintenant de savoir si la décision rendue par l’agent le 26 septembre 2019 était déraisonnable en raison de cette erreur.
[85] En ce qui concerne cette question plus précise, l’agent a déclaré dans ses motifs que l’épouse de M. Khandaker, Mme Akter, était une ressortissante du Bangladesh qui était [traduction] « devenue résidente permanente du Canada en 2017 au moyen du parrainage de son ex-époux, qui est mort depuis ». L’agent a affirmé qu’elle n’avait pas [traduction] « qualité pour parrainer le demandeur dans le cadre du programme d’immigration au titre de la catégorie du regroupement familial, parce qu’elle ne satisfai[sait] pas à l’exigence des cinq ans ». Il est donc évident que l’agent connaissait les circonstances qui avaient mené à la nécessité d’une dispense du paragraphe 130(3). De plus, l’agent a présumé que le mariage était authentique. De même, il y avait bien sûr une autre dispense en cause pour le demandeur, à savoir une dispense de l’exigence de demander le statut de résident permanent de l’extérieur du Canada.
[86] Étant donné le rôle et les objectifs d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1), examinés dans les arrêts Baker, Agraira et Kanthasamy et, en particulier, l’accent mis sur une dispense accordée pour des considérations d’ordre humanitaire plutôt que sur une dispense technique, je suis convaincu que la décision de l’agent n’était pas déraisonnable, dans les circonstances, malgré le fait qu’il n’a pas expressément tenu compte de la dispense sollicitée par le demandeur. L’agent a pris en compte l’essentiel de la position du demandeur à l’égard d’une dispense du paragraphe 130(3), notamment celle qui est soutenue dans la présente demande. L’agent était donc suffisamment attentif et sensible à la nature de la question : voir l’arrêt Vavilov, au paragraphe 128. Pour cette raison, il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.
[87] Le deuxième argument du demandeur concernait la conclusion de l’agent selon laquelle l’épouse du demandeur, qui est résidente permanente du Canada, retournerait au Bangladesh avec ce dernier si la demande était rejetée. Cela l’obligerait à renoncer à sa vie au Canada, et elle risquerait de ne pas respecter l’obligation de résidence et de perdre son statut de résidente permanente au Canada de façon permanente. Le demandeur a soutenu qu’il est impossible de s’attendre raisonnablement à ce qu’une résidente permanente du Canada abandonne son statut et renonce à sa situation financière au Canada pour rester avec sa famille, compte tenu de l’objectif de réunification des familles de la LIPR.
[88] Le défendeur a voulu reformuler la position du demandeur, affirmant que ce dernier soutenait essentiellement qu’il devrait être autorisé à rester au Canada, parce que son épouse et lui se sont habitués à vivre ici. Le défendeur soutient que la question n’est pas de savoir dans quel pays il est préférable de vivre; il doit être reconnu qu’il y aura normalement certaines difficultés associées à un départ du Canada.
[89] Dans la décision Lopez Bidart c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 307, le juge Pentney a examiné plusieurs arguments qui, selon lui, rendaient déraisonnable une décision d’un agent au sujet des considérations d’ordre humanitaire. Le juge Pentney a conclu que l’analyse de l’agent ne possédait pas les caractéristiques d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Vavilov, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, car elle ne démontrait pas comment l’agent avait apprécié les éléments de preuve touchant au cœur de la demande présentée par le demandeur pour considérations d’ordre humanitaire. L’une des préoccupations soulevées faisait référence au paragraphe 127 de l’arrêt Vavilov : l’agent n’a pas abordé le fondement essentiel de la demande de dispense, c’est-à-dire les difficultés découlant de la séparation des époux [aux paragraphes 29–30]:
[…] L’agent souligne que les époux ont des liens étroits, mais conclut que l’épouse du demandeur n’a pas indiqué qu’elle serait incapable de subvenir à ses besoins s’il était forcé de retourner en Uruguay pendant le traitement de sa demande de résidence permanente. Je conclus que cette analyse passe à côté de l’essentiel, à savoir que la demande de dispense du demandeur pour considérations d’ordre humanitaire est fondée sur les difficultés qu’entraînerait la séparation des époux.
Les difficultés causées par la séparation des époux ont été reconnues comme un élément important dans d’autres décisions; pourtant, la décision faisant l’objet du présent contrôle ne leur accorde presque pas d’importance […] L’agent ne décrit pas comment l’incidence de la séparation des époux a été soupesée pour ce couple précis. À cet égard, il est important de prendre en compte le fait que les époux se sont rencontrés au Canada, que l’épouse du demandeur est une résidente permanente, et donc, que sa capacité à voyager est limitée par les conditions de résidence pour qu’elle obtienne la citoyenneté, et que la séparation aurait donc des conséquences importantes pour les époux.
Voir également le paragraphe 35.
[90] En l’espèce, l’agent a souligné que le demandeur souhaitait rester au Canada avec son épouse et a reconnu que Mme Akter était enceinte et qu’elle devait accoucher de leur premier enfant en mars 2020. L’agent a conclu que, bien qu’il ait été raisonnable que le demandeur [traduction] « souhait[ait] être aux côtés de son épouse qui [était] enceinte, la preuve qu’il a[vait] présentée ne démontr[aient] pas que cela ne [pouvait] se produire qu’au Canada. Il n’a[vait] pas fourni d’éléments de preuve pour établir qu’il ne [pouvait] retourner au Bangladesh ou qu’il subirait un préjudice indu s’il y retournait. » De plus, l’agent a souligné que l’épouse du demandeur n’avait pas déclaré, dans son témoignage, [traduction] « qu’elle ne [pouvait] ou ne [voulait] pas retourner au Bangladesh avec le demandeur ou qu’ils subiraient un préjudice s’ils y retournaient. Jusqu’à preuve du contraire, le demandeur et son épouse peuvent élever une famille et continuer de vivre ensemble au Bangladesh; les éléments de preuve à l’appui ne suffisent pour établir que le demandeur subirait un préjudice indu s’il y retournait. »
[91] En l’espèce, l’agent a inféré que les conjoints ne se sépareraient pas et qu’ils retourneraient ensemble au Bangladesh, puisqu’ils n’ont pas fourni de preuve du contraire. Plus particulièrement, Mme Akter n’a produit aucun élément de preuve concernant le préjudice qu’elle subirait si elle quittait le Canada et retournait dans son pays natal avec son époux, ou concernant la possibilité qu’elle perde son statut de résidente permanente au Canada. L’agent était au courant du statut de résidente permanente de Mme Akter. Ni le demandeur ni son épouse n’ont présenté d’éléments de preuve quant au préjudice qui découlerait de leur séparation. Compte tenu des observations du demandeur, du fardeau qui lui incombe dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et de l’absence d’éléments de preuve touchant la perte du statut de résident permanent ou du préjudice qui découlerait d’une séparation des époux, ou de l’absence d’observations selon lesquelles l’une ou l’autre question serait essentielle à la position du demandeur quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je ne peux conclure que l’analyse faite par l’agent de ce facteur a rendu son appréciation indéfendable au regard des contraintes factuelles et juridiques présentes en l’espèce : Vavilov, au paragraphe 99.
[92] Selon le troisième argument du demandeur, l’agent a commis une erreur en appréciant le degré d’établissement du demandeur. Le demandeur a soutenu que l’agent n’avait pas accordé suffisamment de poids au fait que le demandeur était marié à une résidente permanente du Canada. À mon avis, l’appréciation par l’agent du degré d’établissement ne contenait aucune erreur de droit et était raisonnable, compte tenu de la preuve dont il disposait à cet égard. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve concernant le degré d’établissement : Vavilov, au paragraphe 125.
[93] Enfin, le demandeur a soutenu que l’agent s’était servi d’un critère trop strict pour apprécier la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en exigeant que le demandeur démontre que sa situation est [traduction] « extraordinaire ». Le demandeur a affirmé que l’utilisation des mots [traduction] « exceptionnel » ou [traduction] « extraordinaire » par un agent fait peser un fardeau trop lourd sur un demandeur qui sollicite la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire, étant donné les objectifs d’équité et d’ordre humanitaire du paragraphe 25(1) et le critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy : voir la décision Apura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 (juge Ahmed). Le demandeur a fait référence à la déclaration de l’agent, dans sa décision, selon laquelle [traduction] « l’objectif de l’article 25 de la LIPR est de donner au ministre la latitude de traiter des situations extraordinaires non prévues par la LIPR lorsque des considérations d’ordre humanitaire obligent le ministre à agir. La preuve du demandeur n’appuie pas une conclusion selon laquelle sa situation est si extraordinaire qu’une telle dispense est justifiée dans son cas particulier »(non souligné dans l’original).
[94] Le juge Pentney a présenté un argument semblable dans la décision Lopez Bidart. Le demandeur soutenait que l’agent avait appliqué le mauvais critère en indiquant que l’objectif de l’article 25 de la LIPR était de donner au ministre « [traduction] la latitude de traiter des situations extraordinaires non prévues par la LIPR » [au paragraphe 23], formule que l’agent a utilisée en l’espèce. Le juge Pentney était en général d’accord avec les observations du demandeur, mais n’a pas formulé de conclusion explicite à cet égard.
[95] J’ai lu l’ensemble de l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire de l’agent à la lumière des déclarations de l’agent et des observations du juge Ahmed au sujet du paragraphe 25(1) dans la décision Apura, au paragraphe 23. J’ai également connaissance, tout comme le juge Ahmed, d’autres décisions de la Cour rendues au titre du paragraphe 25(1) en ce qui concerne des situations exceptionnelles. Après avoir examiné dans son ensemble l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent, je suis d’avis qu’elle ne contient une erreur susceptible de contrôle. Au regard de la preuve et des observations dont l’agent avait connaissance, le refus d’accorder des mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas indéfendable : voir Vavilov, aux paragraphes 90, 99, 101, 105.
V. Conclusion
[96] Pour ces motifs, la demande sera rejetée. À mon avis, il n’y a aucune question à certifier. Aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6695-19
LA COUR ORDONNE :
1. La demande est rejetée.
2. Il n’y a pas de question à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
3. Aucuns dépens ne sont adjugés.