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A-92-20

2020 CAF 179

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (appelante)

c.

Le Chef Shane Gottfriedson, pour son propre compte et au nom de tous les membres de la Bande indienne Tk’emlúps Te Secwépemc et de la Bande indienne Tk’emlúps Te Secwépemc, le Chef Garry Feschuk, pour son propre compte et au nom de tous les membres de la Bande indienne Sechelt et de la Bande indienne Sechelt, de même que Violet Catherine Gottfriedson, Charlotte Anne Victorine Gilbert, Diena Marie Jules, Amanda Deanne Big Sorrel Horse, Darlene Matilda Bulpit, Frederick Johnson, Daphne Paul et Rita Poulsen (intimés)

Répertorié : Canada c. Première Nation Tk’emlúps Te Secwépemc

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Near et Boivin, J.C.A.—Par vidéoconférence, 1er septembre; Ottawa, 26 octobre 2020.

Pratique — Communication de documents et interrogatoire préalable — Privilège relatif au litige — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rendue dans le contexte de la gestion d’instance d’un recours collectif complexe concernant des personnes ayant fréquenté des pensionnats indiens situés dans tout le Canada entre 1920 et 1997 — L’appelante a affirmé que l’aide que la Cour fédérale a ordonnée a porté atteinte à son privilège relatif au litige — Les deux parties utilisaient des outils numériques pour les aider à traiter une masse de documents, mais plusieurs difficultés se sont posées — L’appelante a introduits cette masse de documents dans un logiciel de gestion de documents, qui consiste en une base de données dans laquelle les documents sont dotés d’un identifiant et sont décrits — Les intimés (demandeurs dans l’affaire) ont demandé l’accès à la base de données de l’appelante afin d’examiner les documents, mais les discussions avec l’appelante n’ont pas été fructueuses — Les intimés ont donc demandé l’aide de la Cour fédérale — La Cour fédérale a ordonné que l’appelante divulgue aux intimés tous les noms de champs qu’elle avait utilisés dans l’organisation et la gestion de ses documents et les règles que l’appelante avait utilisées pour remplir ces champs avec du contenu — Elle a ordonné en outre à l’appelante de divulguer tout contenu de ses affidavits confidentiels qui avait trait à la création, à l’organisation, à la collecte et à la gestion de sa base de données relatives à la preuve, mais excluant le contenu protégé — L’appelante a interjeté appel de l’ordonnance de la Cour fédérale au motif qu’elle portait atteinte à son privilège relatif au litige en ce que les ordonnances l’obligeaient à divulguer des éléments qui ont été créés dans le but de défendre sa cause découlant de l’exploitation des pensionnats — Il s’agissait de savoir si la base de données de gestion des documents de l’appelante était protégée par le privilège relatif au litige et, si elle était privilégiée, si la Cour fédérale pouvait néanmoins expurger certaines parties des documents après avoir procédé à un exercice de pondération dans le but d’ordonner sa communication partielle malgré le privilège de l’appelante relatif au litige — La règle 228 des Règles des Cours fédérales énonce l’obligation de produire les documents pertinents pour inspection, etc., mais elle exclut expressément les documents privilégiés de son champ d’application — Une base de données assemblée et stockée dans un ordinateur est un document au sens de la règle 222 et, sauf exclusion, doit être divulguée et produite — Le fait que l’on ne puisse exiger la production des documents privilégiés n’est pas une conséquence de la règle 228, mais du droit régissant le secret professionnel liant l’avocat à son client ou le privilège relatif au litige — Une partie qui tente de faire échec au privilège relatif au litige doit soulever une exception à celui-ci — Les exceptions au secret professionnel de l’avocat, c’est-à-dire le privilège de la consultation juridique, s’appliquent également au privilège relatif au litige — Une fois que la Cour fédérale a constaté que la base de données de gestion des documents de l’appelante était protégée par le privilège relatif au litige, il incombait aux intimés d’établir l’existence d’une exception au privilège appliqué à l’ensemble de la base de données de documents — Cela n’a pas été fait et n’aurait pas pu l’être puisque, compte tenu des faits de l’espèce, aucune des exceptions au privilège relatif au litige n’existait — Par conséquent, la base de données de gestion des documents de l’appelante était un document privilégié dont la divulgation ne pouvait être imposée, puisqu’il ne relevait d’aucune exception — Ainsi, la Cour fédérale n’aurait pas pu ordonner sa divulgation et sa production dans son intégralité — Le privilège juridique est une règle de fond qui ne peut être modifiée par les règles de procédure En l’espèce, l’ordonnance de la Cour fédérale a subordonné le droit fondamental de l’appelante au privilège relatif au litige aux règles de procédure et aux principes de pratique, et il s’agissait d’une erreur La règle 4 permet à la Cour fédérale de combler une lacune des Règles Toutefois, étant donné que le privilège relatif au litige est une question de droit substantiel, la règle 4 n’était d’aucune utilité en l’espèce, puisque les questions de privilège relatif au litige ne sont pas des questions de procédure — Par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ordonnant la production de parties d’un document qui était couvert par le privilège relatif au litige en l’absence de justification juridique — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rendue dans le contexte de la gestion d’instance d’un recours collectif complexe concernant des personnes ayant fréquenté des pensionnats indiens comme externes. L’appelante a affirmé que l’aide que la Cour fédérale a ordonnée a porté atteinte à son privilège relatif au litige.

La demande découlait de l’exploitation de quelque 140 pensionnats situés dans tout le Canada entre 1920 et 1997. La communication de documents dans une action de cette envergure n’est pas une entreprise anodine. À ce moment-là, l’appelante avait divulgué environ 50 000 documents sous forme électronique et en examinait alors 82 000 autres pour en déterminer la pertinence et le privilège. Les deux parties utilisaient des outils numériques pour les aider à traiter cette masse de documents. La difficulté était que les demandeurs (les intimés en appel) ne pouvaient pas rechercher un grand nombre des documents divulgués jusqu’alors en utilisant un logiciel de reconnaissance optique de caractères (ROC) parce que les copies électroniques de ces documents étaient de mauvaise qualité. L’appelante a examiné les documents à divers moments et pour diverses raisons. Elle les a introduits dans un logiciel de gestion de documents. Étant donné le volume des documents divulgués, les demandeurs avaient intérêt à pouvoir les consulter sous forme numérique et, vraisemblablement, à établir leur propre base de données pour gérer cette masse de documents. Mais comme beaucoup de documents ne se prêtent pas à la ROC, les demandeurs devraient lire eux-mêmes les documents et saisir les renseignements pertinents dans leur base de données. En conséquence, les demandeurs ont pris contact avec l’appelante pour lui demander de divulguer sa base de données afin de leur permettre de se concentrer sur les documents particuliers de cette masse de documents qui les aideraient à faire valoir leur point de vue. Ces discussions n’ont pas été fructueuses, et les demandeurs ont donc demandé l’aide de la Cour fédérale.

La Cour fédérale a ordonné que l’appelante divulgue aux intimés tous les noms de champs qu’elle avait utilisés dans l’organisation et la gestion de ses documents dans la présente affaire et, essentiellement, les règles que l’appelante avait utilisées pour remplir ces champs avec du contenu. Elle a ordonné en outre à l’appelante de divulguer tout contenu de ses affidavits confidentiels qui avait trait à la création, à l’organisation, à la collecte et à la gestion de sa base de données relatives à la preuve, mais excluant le contenu protégé sous la forme de conseils juridiques, ou les opinions, les observations ou la stratégie de ses avocats. L’appelante a interjeté appel de l’ordonnance de la Cour fédérale au motif qu’elle portait atteinte à son privilège relatif au litige en ce que les ordonnances l’obligeaient à divulguer des éléments qui ont été créés dans le but de défendre sa cause et d’autres questions découlant de l’exploitation des pensionnats.

Il s’agissait de savoir si la base de données de gestion des documents de l’appelante était protégée par le privilège relatif au litige et, si elle était privilégiée, si la Cour fédérale pouvait néanmoins expurger certaines parties des documents après avoir procédé à un exercice de pondération dans le but d’ordonner sa communication partielle malgré le privilège de l’appelante relatif au litige.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La Cour fédérale a estimé que le problème qui se posait n’était pas de savoir quels documents devaient être produits, mais plutôt la façon dont ils devaient l’être. La règle 228 des Règles des Cours fédérales énonce l’obligation de produire les documents pertinents pour inspection, etc. En conséquence, une base de données assemblée et stockée dans un ordinateur est un document au sens de la règle 222 et, sauf exclusion, doit être divulguée et produite. La règle 228 exclut expressément les documents privilégiés de son champ d’application. Cela dit, le fait que l’on ne puisse exiger la production des documents privilégiés n’est pas une conséquence de la règle 228, mais du droit régissant le secret professionnel liant l’avocat à son client ou le privilège relatif au litige. Compte tenu de la revendication d’un privilège de l’appelante, la Cour fédérale s’est penchée sur le statut de la base de données. Elle a observé qu’il n’y avait aucun risque que la divulgation des noms des champs ou des règles que le Canada a utilisées pour remplir ces champs avec du contenu lisible crée un risque que les communications entre un avocat et son client soient divulguées. La Cour fédérale a implicitement conclu en rendant son ordonnance qu’à l’intérieur même d’un document pour lequel le privilège relatif au litige est revendiqué, les mesures prises pour aider à la gestion des documents au cours du litige peuvent être dissociées de la stratégie, des conseils, des observations ou des opinions et que les documents de cette dernière catégorie pouvaient être divulgués malgré l’existence du privilège relatif au litige. Une partie qui tente de faire échec au privilège relatif au litige doit soulever une exception au privilège relatif au litige et ne pas simplement demander à la Cour de s’engager dans un exercice de pondération au cas par cas. Les exceptions au secret professionnel de l’avocat, c’est-à-dire le privilège de la consultation juridique, s’appliquent également au privilège relatif au litige et concernent la sécurité publique, l’innocence de l’accusé et les communications de nature criminelle. Une fois qu’il a été constaté que la base de données de gestion des documents de l’appelante était protégée par le privilège relatif au litige, il incombait aux intimés d’établir l’existence d’une exception au privilège appliqué à l’ensemble de la base de données de documents. Cela n’a pas été fait et n’aurait pas pu l’être puisque, compte tenu des faits de l’espèce, aucune des exceptions au privilège relatif au litige n’existait. Par conséquent, la base de données de gestion des documents de l’appelante était un document privilégié dont la divulgation ne pouvait être imposée puisqu’il ne relevait pas de l’une des exceptions mentionnées. Ainsi, la Cour fédérale n’aurait pas pu ordonner sa divulgation et sa production dans son intégralité.

La Cour suprême a reconnu que le privilège juridique (le privilège de la consultation juridique ou le privilège relatif au litige) est passé de règle de preuve à règle de fond. Cela signifie que l’appelante a un droit fondamental de faire valoir son privilège relatif au litige et de le faire respecter. La Cour fédérale s’est appuyée sur les principes d’économie, d’équité et de proportionnalité ainsi que la règle 3 pour justifier sa décision. Le droit substantiel ne peut être modifié par les règles de procédure. En l’espèce, l’ordonnance de la Cour fédérale a subordonné le droit fondamental de l’appelante au privilège relatif au litige aux règles de procédure et aux principes de pratique, et il s’agissait d’une erreur. La règle 3 (qui dispose que les Règles doivent être appliquées de manière à pouvoir apporter une solution au litige qui soit la plus économique possible), à laquelle la Cour fédérale a fait référence, s’applique à l’interprétation des Règles. Elle ne modifie pas les règles de droit qui existent indépendamment des Règles. La règle 4 permet à la Cour fédérale de combler une lacune des Règles par analogie avec les règles de procédure ou la pratique en vigueur dans la province qui est la plus pertinente par rapport au litige. Étant donné que le privilège relatif au litige est une question de droit substantiel, la règle 4 n’était d’aucune utilité en l’espèce, puisque les questions de privilège relatif au litige ne sont pas des questions de procédure. La Cour fédérale a commis une erreur en procédant comme elle l’a fait.

Par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ordonnant la production de parties d’un document qui était couvert par le privilège relatif au litige en l’absence de justification juridique. Il s’agissait d’une erreur justifiant une intervention.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Freedom of Information and Protection of Privacy Act (The), S.S. 1990-91, ch. F-22.01, art. 8, 22.

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 23, 25.

Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31, art. 10(2), 19.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 3, 4, 222, 223, 228.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331; Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bronson v. Hewitt, 2007 BCSC 1705, 75 B.C.L.R. (4th) 124; Wilson v. Servier Canada Inc. (2002), 26 C.P.C. (5th) 194, 116 A.C.W.S. (3d) 837, [2002] O.J. no 3723 (QL) (C. sup.); General Accident Assurance Co. v. Chrusz (1999), 45 O.R. (3d) 321, [1999] O.J. no 3291 (QL) (C.A.); Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319.

DÉCISIONS CITÉES :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209; Maranda c. Richer, 2003 CSC 67, [2003] 3 R.C.S. 193; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555; Canada (Procureur général) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, [2016] 1 R.C.S. 336; Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666.

DOCTRINE CITÉE

Conseil canadien de la magistrature, Modèle national de règles de pratique pour l’utilisation de la technologie dans les litiges civils, en ligne : < https://cjc-ccm.ca/cmslib/general/Modelenationapourlutil.pdf >

APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2020 CF 399) rendue dans le contexte de la gestion d’instance d’un recours collectif complexe, ordonnant que l’appelante divulgue aux intimés tous les noms de champs qu’elle avait utilisés dans l’organisation et la gestion de ses documents et les règles qu’elle avait utilisées pour remplir ces champs avec du contenu. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Charmaine De Los Reyes, Andrea Gatti et Brett Love pour l’appelante.

John Kingman Phillips et W. Cory Wanless pour les intimés.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.

Waddell Phillips Professional Corporation, Toronto, pour les intimés.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pelletier, J.C.A. :

I.          Introduction

[1]        Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale rendue dans le contexte de la gestion d’instance d’un recours collectif complexe concernant des personnes ayant fréquenté des pensionnats indiens comme externes. La décision de la Cour fédérale est publiée sous l’intitulé Gottfriedson c. Canada, 2020 CF 399 (la décision).

[2]        Le juge chargé de la gestion de l’instance a défini la question dont il était saisi comme étant « un différend portant sur la mesure dans laquelle une partie qui produit un document peut être tenue d’aider la partie destinataire à faire des recherches plus efficacement dans un document volumineux et illisible en reconnaissance optique, tout en assurant la protection du secret professionnel de l’avocat et du privilège relatif au litige » : décision, au paragraphe 7. Le présent appel est interjeté devant la Cour parce que Sa Majesté la Reine (la Couronne) affirme que l’aide que la Cour fédérale a ordonnée porte atteinte à son privilège relatif au litige.

[3]        La demande découle de l’exploitation de quelque 140 pensionnats situés dans tout le Canada entre 1920 et 1997. Comme on peut l’imaginer, la communication de documents dans une action de cette envergure n’est pas une entreprise anodine. À ce jour, la Couronne a divulgué environ 50 000 documents sous forme électronique et en examine actuellement 82 000 autres pour en déterminer la pertinence et le privilège.

[4]        Les deux parties utilisent des outils numériques pour les aider à traiter cette masse de documents. La difficulté est que les demandeurs (les intimés devant la Cour) ne peuvent pas rechercher un grand nombre des documents divulgués à ce jour en utilisant un logiciel de reconnaissance optique de caractères (ROC) parce que les copies électroniques de ces documents sont de mauvaise qualité, probablement parce que les documents originaux sont également de mauvaise qualité.

[5]        La Couronne, pour sa part, a examiné les documents à divers moments et pour diverses raisons, car ce n’est pas la première fois que la question des pensionnats est soulevée. Elle les a introduits dans un logiciel de gestion de documents qui consiste essentiellement en une base de données dans laquelle les documents sont dotés d’un identifiant unique et sont ensuite décrits de diverses manières afin de permettre des recherches dans la base de données et, par extension, dans les documents. Une telle base de données contient normalement des champs tels que le type de document, l’auteur, le destinataire et la date. Cela permet aux avocats de rechercher dans l’ensemble de la base de données tous les documents qu’un auteur particulier a envoyés à un destinataire particulier pendant une période donnée. L’identifiant unique permet ensuite d’examiner les documents originaux. D’autres champs peuvent contenir d’autres renseignements qui peuvent être utiles aux avocats, tels que de courtes descriptions du contenu des documents ou des mots-clés qui révèlent d’autres caractéristiques des documents. Ces descriptions et mots-clés doivent être saisis dans la base de données d’une manière ou d’une autre pour pouvoir ensuite faire l’objet d’une recherche.

[6]        Étant donné le volume des documents divulgués, les demandeurs ont intérêt à pouvoir les consulter sous forme numérique et, vraisemblablement, à établir leur propre base de données pour gérer cette masse de documents. Mais comme beaucoup de documents ne se prêtent pas à la ROC, les demandeurs devront lire eux-mêmes les documents et saisir les renseignements pertinents dans leur base de données, un processus long et coûteux. En conséquence, les demandeurs ont pris contact avec la Couronne pour lui demander de divulguer sa base de données afin de leur permettre de se concentrer sur les documents particuliers de cette masse de documents qui les aideraient à faire valoir leur point de vue. Ces discussions n’ont pas été fructueuses, et les demandeurs ont donc demandé l’aide de la Cour fédérale.

[7]        La Cour fédérale a rendu les ordonnances suivantes :

LA COUR ORDONNE que le Canada divulgue immédiatement aux demandeurs tous les noms de champs qu’il a utilisés dans l’organisation et la gestion de ses documents dans la présente affaire ainsi que, dans la mesure où elles sont connues ou susceptibles de l’être, les règles que le Canada a utilisées pour remplir ces champs avec du contenu.

LA COUR ORDONNE EN OUTRE au Canada de divulguer tout contenu de ses affidavits confidentiels qui a trait à la création, à l’organisation, à la collecte et à la gestion de sa base de données relatives à la preuve, mais excluant le contenu protégé sous la forme de conseils juridiques, ou les opinions, les observations ou la stratégie de ses avocats.

[8]        La Couronne interjette appel de l’ordonnance de la Cour fédérale au motif qu’elle porte atteinte à son privilège relatif au litige en ce que les ordonnances l’obligent à divulguer des éléments qui ont été créés dans le but de défendre sa cause et d’autres questions découlant de l’exploitation des pensionnats. Les demandeurs s’appuient sur la norme de contrôle et font valoir que l’ordonnance de la Cour fédérale est une [traduction] « solution réelle à un problème réel ».

[9]        Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis d’accueillir l’appel.

II.         Décision en appel

[10]      La Cour fédérale a commencé ses motifs en notant que les demandeurs avaient initialement demandé « une ordonnance obligeant le Canada à produire, en complément de ses productions documentaires, les champs des bases de données connexes et le contenu des champs » au motif qu’ils avaient besoin de ces renseignements pour soumettre à des recherches et organiser, de manière efficace et efficiente, les documents de l’espèce : décision, au paragraphe 2. Cependant, lors de la conférence de gestion d’instance, les demandeurs ont limité leur demande aux noms des champs de la base de données de la Couronne.

[11]      La Cour a rejeté l’affirmation des demandeurs selon laquelle leur requête devait être tranchée aux termes des règles 222 et 223 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) traitant de la communication des documents. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la Cour a estimé que le litige ne portait pas sur les documents qui devaient être divulgués ou sur la forme de cette divulgation, mais plutôt sur la mesure dans laquelle une partie divulgatrice était tenue d’aider une partie destinataire à traiter des documents qui ne peuvent être lus par voie électronique.

[12]      La Cour a noté que la Couronne avait, pendant de nombreuses années, examiné les documents qui font maintenant l’objet d’une divulgation aux demandeurs aux fins de la conduite du litige et de la gestion de documents. Au fur et à mesure que les documents étaient examinés, ils ont été « codés » sous des noms de champs différents afin de permettre des recherches ultérieures. Dans ce contexte, je considère que par « codé », on entend les renseignements qui répondaient au nom de champ et qui ont été saisis dans ce champ pour ce document.

[13]      La Cour a observé que les documents n’étaient pas codés pour le secret professionnel de l’avocat ou le privilège relatif au litige, ce qui, je suppose, signifie qu’il n’y avait pas de champ dans lequel les examinateurs pouvaient ou devaient indiquer que la totalité ou une partie d’un document était assujettie au secret professionnel de l’avocat (c’est-à-dire au privilège de la consultation juridique) ou au privilège relatif au litige. Par conséquent, le fait de permettre aux demandeurs d’accéder sans restriction à tous les champs ou à leur contenu dans la base de données de la Couronne crée un risque de divulgation de renseignements privilégiés. Cela pourrait se produire si le champ contient des renseignements privilégiés sans en divulguer le statut, ou si le document auquel il est fait référence dans ce champ est lui-même privilégié.

[14]      La Cour a indiqué que la demande réduite des demandeurs (noms des champs et règles utilisées pour remplir ces champs) leur permettrait, à leur avis, de mieux comprendre le système de gestion des documents de la Couronne afin d’être plus sélectifs quant aux documents susceptibles d’être les plus importants pour la poursuite de leur litige. La Cour a estimé que si certains champs devaient permettre d’identifier des documents très pertinents, « le Canada pourrait être en mesure d’identifier pour les demandeurs ces documents originaux sans jamais divulguer le contenu connexe des champs » : décision, au paragraphe 10.

[15]      La Cour a poursuivi en affirmant qu’il n’y avait pas de règles applicables à la réparation sollicitée par les demandeurs, dont la nécessité découle de la production de documents volumineux qui sont principalement illisibles par ROC. La Cour a renvoyé au Modèle national de règles de pratique pour l’utilisation de la technologie dans les litiges civils du Conseil canadien de la magistrature ainsi qu’à une certaine jurisprudence des tribunaux de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. La Cour a cité l’arrêt Bronson v. Hewitt, 2007 BCSC 1705, 1705 B.C.L.R. (4th) 124 (arrêt Bronson), un litige portant sur une production documentaire désorganisée de grande envergure dans lequel la Cour a rendu une ordonnance exigeant que la partie divulgatrice réorganise les documents chronologiquement et distingue les originaux des copies.

[16]      La Cour a également cité la décision Wilson v. Servier Canada Inc. (2002), 26 C.P.C. (5th) 194, 116 A.C.W.S. (3d) 837, [2002] O.J. no 3723 (QL) (C. sup.) (décision Wilson), dans laquelle la Cour supérieure de l’Ontario a noté une ordonnance antérieure qu’elle avait rendue et qui exigeait que la partie divulgatrice fasse partager les champs objectifs de sa base de données électronique relatifs à sa production. Elle a poursuivi en disant qu’il était sous-entendu dans un affidavit relatif à des documents qu’un défendeur donne un accès significatif à ses documents par l’intermédiaire de sa base de données électronique lorsqu’il en a préparé une. La Cour supérieure de l’Ontario a en outre déclaré que la production de documents suppose un accès utile à ces documents au moyen d’une base de données électronique, à tout le moins lorsque la base de données a déjà été préparée par le défendeur à ses propres fins.

[17]      La Cour fédérale a mentionné que rien ne lui permettait de croire que la divulgation des noms des champs ou des règles que le Canada a utilisées pour remplir ces champs avec du contenu lisible créerait un risque que les communications entre un avocat et son client soient divulguées. La Cour a pris note de l’objection de la Couronne selon laquelle la divulgation demandée compromettrait son privilège relatif au litige et que le choix des noms de champs reflète sa stratégie à l’égard du litige.

[18]      La Cour a accepté qu’un certain contenu de champs puisse relever du privilège de la Couronne relatif au litige ou contenir des communications entre un avocat et son client, mais n’a pas accepté que la simple divulgation des noms des champs ou des règles appliquées pour remplir ces champs avec du contenu relevait du privilège relatif au litige du Canada. Elle a estimé qu’il s’agissait de renseignements purement factuels qui pourraient aider les demandeurs à mieux comprendre comment les documents du Canada ont été organisés et catégorisés. La communication de ces renseignements n’imposerait pas un fardeau indu à la Couronne et ne mettrait pas en péril ses intérêts dans le litige : décision, au paragraphe 17.

[19]      La Cour a reconnu que les renseignements que le Canada cherche à protéger pouvaient être, en tout ou en partie, le produit du travail d’un avocat et avoir été créés en prévision d’un litige. Néanmoins, elle a fait observer qu’ils ne relèvent pas « de la stratégie, des conseils, des observations ou des opinions » : décision, au paragraphe 19. Selon la Cour, l’objectif de la base de données était de faciliter la gestion efficace et l’extraction de documents par les avocats.

[20]      La Cour s’est ensuite penchée sur le fondement sur lequel elle pourrait ordonner ce type de production en l’absence d’une autorisation expresse dans les Règles. Elle a estimé qu’il fallait garder à l’esprit les principes de l’économie, de l’équité et de la proportionnalité. La Cour a renvoyé à la règle 3, qui dispose que les Règles doivent être appliquées de manière à pouvoir apporter une solution au litige qui soit la plus économique possible, et à son avis à la profession concernant la proportionnalité, qui exige que les plaideurs dans les affaires assujetties à la procédure de gestion de l’instance coopèrent à toutes les étapes d’une action, et en particulier à celle de l’interrogatoire préalable.

[21]      Compte tenu de ces facteurs, la Cour a rendu l’ordonnance citée ci-dessus. Le deuxième paragraphe de cette ordonnance, qui concerne la création, l’organisation, la collecte et la gestion de sa base de données, a été rédigé à la suite de la détermination de la Cour selon laquelle la divulgation de ce type de renseignements ne constituerait pas une violation du privilège relatif au litige ou du secret professionnel de l’avocat. Cette question n’avait pas été soulevée auparavant dans les actes de procédure écrits des demandeurs.

III.        Énoncé des questions en litige

[22]      Dans son mémoire des faits et du droit, la Couronne soulève cinq questions découlant de la décision de la Cour fédérale, dont quatre concernent la question du privilège relatif au litige. La cinquième question porte sur l’équité procédurale de l’inclusion par la Cour des règles appliquées pour remplir les différents champs de la base de données de la Couronne parmi les renseignements à fournir aux demandeurs. Compte tenu de mes conclusions sur la question du privilège relatif au litige, il ne sera pas nécessaire d’aborder cette question.

[23]      Les demandeurs font valoir que la question en litige porte sur la norme de contrôle applicable qui, compte tenu de la large place accordée aux juges chargés de la gestion de l’instance, milite en faveur du rejet de l’appel.

[24]      À mon avis, la question en litige dans le présent appel est l’application du droit concernant le privilège relatif au litige aux faits de la présente affaire. Cette question peut être divisée en deux :

A. La base de données de gestion des documents de la Couronne est-elle protégée par le privilège relatif au litige?

B. Si elle est privilégiée, la Cour peut-elle néanmoins expurger certaines parties des documents après avoir procédé à un exercice de pondération dans le but d’ordonner sa communication partielle malgré le privilège de la Couronne relatif au litige?

IV.       Discussion

[25]      L’ordonnance faisant l’objet de l’appel a été rendue par une Cour fédérale siégeant en gestion de l’instance. Comme la plupart des ordonnances de ce type, il s’agit d’une décision discrétionnaire. Une formation de cinq juges de la Cour a examiné les critères de contrôle de ce type de décision dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, dans lequel il a été jugé, au paragraphe 72, que la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 devrait être appliquée dans les appels interjetés à l’encontre de décisions discrétionnaires des juges des requêtes : la norme de la décision correcte pour les erreurs de droit et la norme de l’erreur manifeste et dominante pour les erreurs de fait ou les erreurs de fait et de droit (sauf pour les erreurs de droit isolables).

[26]      Alors que la question de savoir si un document donné est privilégié est normalement une question de fait et de droit et, par conséquent, commande la déférence, la question des conséquences juridiques d’une telle conclusion est une question de droit isolable, qui est examinée selon la norme de la décision correcte.

A.        La base de données de gestion des documents de la Couronne est-elle protégée par le privilège relatif au litige?

[27]      La Cour fédérale a estimé que le problème qui se posait n’était pas de savoir quels documents devaient être produits, mais plutôt la façon dont ils devaient l’être : décision, au paragraphe 7. L’obligation de divulguer les documents pertinents prévue à la règle 223 est le fondement de l’obligation de produire ces documents pour inspection et de l’obligation de fournir des copies prévue à la règle 228. Il existe une définition élargie du terme « document » au paragraphe 222(1) des Règles qui dispose ce qui suit :

Définition de document

222 (1) […] document s’entend notamment d’un enregistrement sonore, d’un enregistrement vidéo, d’un film, d’une photographie, d’un diagramme, d’un graphique, d’une carte, d’un plan, d’un relevé, d’un registre comptable et de données enregistrées ou mises en mémoire sur quelque support que ce soit par un système informatique ou un dispositif semblable et qui peuvent être lues ou perçues par une personne ou par un tel système ou dispositif.

[28]      En conséquence, une base de données assemblée et stockée dans un ordinateur est un document au sens de cet article et, sauf exclusion, doit être divulguée et produite.

[29]      La règle 228 exclut expressément les documents privilégiés de son champ d’application. Cela dit, le fait que l’on ne puisse exiger la production des documents privilégiés n’est pas une conséquence de la règle 228, mais du droit régissant le secret professionnel liant l’avocat à son client ou le privilège relatif au litige. Étant donné que les demandeurs sollicitaient un document (ou des parties d’un document) dont disposait la Couronne pour lequel le privilège a été revendiqué, il y avait, avec égard, une question relative à ce qui devait être produit.

[30]      Compte tenu de la revendication d’un privilège de la Couronne, la Cour fédérale s’est penchée sur le statut de la base de données. Elle a semblé faire une distinction entre la structure de la base de données (les noms des champs) et les « règles » appliquées pour remplir ces champs, d’une part, et les entrées effectuées dans ces champs, d’autre part. Au paragraphe 16 de ses motifs, la Cour a observé qu’il n’y avait aucun risque que « la divulgation des noms des champs ou des règles que le Canada a utilisées pour remplir ces champs avec du contenu lisible [crée] un risque que les communications entre un avocat et son client soient divulguées ». Plus loin, au paragraphe 17, la Cour a accepté qu’« un certain contenu de champ [puisse] relever du privilège relatif au litige du Canada ou contenir des communications entre un avocat et son client » tout en réaffirmant sa conclusion selon laquelle la divulgation de renseignements purement factuels tels que les noms des champs et les « règles » appliquées pour remplir ces champs ne mettrait pas en péril le privilège relatif au litige de la Couronne.

[31]      La Cour a conclu cette partie de son analyse au paragraphe 19 en notant ceci :

     Les renseignements que le Canada cherche à protéger peuvent être, en tout ou en partie, le produit du travail d’un avocat et être créés en prévision d’un litige. Néanmoins, ils ne relèvent manifestement pas de la stratégie, des conseils, des observations ou des opinions. Ils visaient plutôt à faciliter la gestion efficace et l’extraction de documents par le Canada et ses avocats.

[32]      Ce raisonnement établit une distinction, à l’intérieur même d’un document pour lequel le privilège relatif au litige est revendiqué, entre la stratégie, les conseils, les observations ou les opinions, d’une part, et les mesures prises pour aider à la gestion des documents au cours du litige, d’autre part. En effet, la Cour fédérale a implicitement conclu en rendant son ordonnance que les documents de cette dernière catégorie pouvaient être dissociés des premiers et divulgués, malgré l’existence du privilège relatif au litige.

[33]      En fin de compte, il semble que la question n’était pas de savoir si la Couronne avait une revendication légitime d’un privilège relatif au litige, mais si ce privilège protégeait les renseignements que les demandeurs cherchaient à obtenir et que le juge a ordonné à la Couronne de divulguer.

[34]      La Cour fédérale a renvoyé à la jurisprudence où a été examinée la question de l’aide à fournir par la partie qui produit les documents dans les cas où une telle production est volumineuse. Dans l’arrêt Bronson, précité, la partie qui produisait les documents, qui a simplement produit à l’autre partie, de façon pêle-mêle, une masse de documents désorganisés, a reçu l’ordre de fournir des renseignements de base qui seraient normalement requis dans un affidavit attestant l’existence de documents. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[35]      La décision Wilson, précitée, concernait une base de données préparée par les parties défenderesses en vue d’être utilisée avec le système de traitement juridique des données de la société Summation. Bien que la partie défenderesse se soit opposée à la production de la base de données, elle n’a pas invoqué le privilège relatif au litige, même si les avocats avaient préparé la base de données à leurs frais (et aux frais de leurs clients) pour leurs propres documents, vraisemblablement aux fins du litige. Dans la décision Wilson, la Cour a traité la base de données comme un index des documents qui va au-delà de la portée d’un affidavit attestant l’existence de documents requis par les Règles.

[36]      Aucune de ces causes n’est particulièrement utile dans une affaire concernant un privilège relatif au litige.

[37]      La Cour suprême du Canada a récemment réexaminé la question du privilège relatif au litige dans l’arrêt Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 RCS 521 (arrêt Lizotte). Au paragraphe 19 de ses motifs, la Cour suprême a déclaré que le privilège relatif au litige « crée une immunité de divulgation pour les documents et communications dont l’objet principal est la préparation d’un litige ». En outre, au paragraphe 32, la Cour suprême a déclaré que le privilège relatif au litige était un privilège générique, qui « comporte une présomption de non-divulgation une fois que ses conditions d’application sont établies ». Selon les conditions d’application, le document doit être créé pour l’objet principal du litige, et le litige doit être encore en cours ou peut être raisonnablement appréhendé : arrêt Lizotte, au paragraphe 33.

[38]      Quant à la question de la divulgation des documents couverts par le privilège relatif au litige, la Cour a cité avec approbation la décision des juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt General Accident Assurance Co. v. Chrusz (1999), 45 O.R. (3d) 321, [1999] O.J. no 3291 (QL) (C.A.) (arrêt Chrusz). Ce faisant, la Cour suprême s’est opposée à la proposition, énoncée dans les motifs du juge dissident, selon laquelle les revendications de privilège relatif au litige devraient être déterminées après avoir examiné [traduction] « si, dans les circonstances, le préjudice découlant de la nondivulgation l’emporte clairement sur l’avantage conféré » par la protection du droit à la vie privée : arrêt Chrusz, à la page 365, cité dans l’arrêt Lizotte, au paragraphe 38. La Cour suprême a adopté la thèse des juges majoritaires et a refusé d’adopter une approche au cas par cas du privilège relatif aux litiges en raison de l’incertitude et de la prolifération des requêtes préliminaires qu’une évaluation au cas par cas entraînerait : arrêt Lizotte, au paragraphe 39. Le privilège s’applique à moins que le document en question ne relève d’une exception, ce qui signifie qu’« il ne revient pas à une partie revendiquant le privilège relatif au litige d’établir au cas par cas que celui-ci devrait s’appliquer compte tenu des faits de l’espèce et des “intérêts publics” en cause » (citations omises) : arrêt Lizotte, au paragraphe 37.

[39]      Par conséquent, une partie qui tente de faire échec au privilège relatif au litige doit soulever une exception au privilège relatif au litige et ne pas simplement demander à la Cour de s’engager dans un exercice de pondération au cas par cas. Les exceptions au secret professionnel de l’avocat, c’est-à-dire le privilège de la consultation juridique, s’appliquent également au privilège relatif au litige : arrêt Lizotte, au paragraphe 41. Ces exceptions concernent la sécurité publique, l’innocence de l’accusé et les communications de nature criminelle. En outre, le privilège relatif au litige ne s’applique pas à la « divulgation d’éléments de preuve démontrant un abus de procédure ou une conduite répréhensible similaire de la part de la partie qui le revendique » : Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319 (arrêt Blank), au paragraphe 44. Enfin, le privilège relatif au litige, contrairement au privilège de la consultation juridique, est limité dans le temps. Il ne s’applique plus une fois que le litige qui lui a donné lieu, ou un litige connexe, a pris fin : arrêt Blank, aux paragraphes 37 et 38.

[40]      Une fois qu’il a été constaté que la base de données de gestion des documents de la Couronne est protégée par le privilège relatif au litige, il incombait aux demandeurs d’établir l’existence d’une exception au privilège appliqué à l’ensemble de la base de données de documents. Cela n’a pas été fait et n’aurait pas pu l’être puisque, compte tenu des faits de l’espèce, aucune des exceptions au privilège relatif au litige n’existe. Rien n’indique que la sécurité publique, l’innocence de l’accusé ou des communications de nature criminelle sont en jeu dans le présent litige. Et le litige concernant les revendications des demandeurs est en cours.

[41]      Par conséquent, la base de données de gestion des documents de la Couronne est un document privilégié dont la divulgation ne peut être imposée puisqu’il ne relève pas de l’une des exceptions mentionnées. Ainsi, la Cour fédérale n’aurait pas pu ordonner sa divulgation et sa production dans son intégralité. La question qui se pose cependant est celle de savoir si la Cour fédérale pouvait ordonner sa divulgation en partie, soit parce que ces parties du document n’ont jamais été privilégiées, soit parce que leur divulgation est inoffensive et constitue une solution au litige « qui [est] juste et la plus expéditive et économique possible ». C’est la question sur laquelle je me penche à présent.

B.        S’ils sont privilégiés, la Cour peut-elle néanmoins découper certaines parties des documents après avoir procédé à un exercice de pondération dans le but d’ordonner sa divulgation partielle malgré le privilège de la Couronne relatif au litige?

[42]      Si la Cour suprême a toujours considéré que le secret professionnel de l’avocat, y compris le privilège relatif au litige, doit être aussi absolu que possible, elle a conclu à plusieurs reprises que ce privilège peut être abrogé par la loi, bien que toute loi censée le faire doive être interprétée de manière restrictive : Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, au paragraphe 36; Maranda c. Richer, 2003 CSC 67, [2003] 3 R.C.S. 193, au paragraphe 16; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809, au paragraphe 33; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555, au paragraphe 71.

[43]      Ces décisions portent sur l’abrogation du secret professionnel de l’avocat pour l’ensemble d’un document. Ainsi, le secret professionnel de l’avocat, bien que le plus absolu possible, n’est pas absolu et peut être abrogé par un texte de loi approprié, sous réserve de contraintes constitutionnelles comme dans le cas d’une perquisition et d’une saisie : Canada (Procureur général) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, [2016] 1 R.C.S. 336, au paragraphe 71.

[44]      La Cour fédérale n’a pas abrogé la revendication de la Couronne concernant le privilège relatif au litige. Au contraire, la Cour avait l’intention de préserver le privilège de la Couronne, mais elle a estimé qu’elle avait le droit d’accéder à un document privilégié et d’ordonner la divulgation des parties de ce document qu’elle considérait comme non privilégiées ou privilégiées, mais dont la divulgation était inoffensive (ou non privilégiée précisément parce que leur divulgation était inoffensive).

[45]      La notion de découpage ou d’expurgation de certaines parties de documents privilégiés se retrouve dans la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, et dans les lois provinciales équivalentes : voir par exemple la Loi sur l’accès à l’information, aux articles 23 et 25; la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31, au paragraphe 10(2) et à l’article 19; The Freedom of Information and Protection of Privacy Act, S.S. 1990-91, ch. F-22.01, aux articles 8 et 22. Ces dispositions permettraient à la Cour fédérale de faire ce qu’elle a fait en l’espèce, si les poursuites avaient été intentées sous le régime de ces lois. Cependant, celles-ci ne l’ont pas été. Je n’ai pu trouver aucune autre loi qui s’appliquerait dans les circonstances de la présente affaire.

[46]      La Cour suprême a reconnu que le privilège juridique (le privilège de la consultation juridique ou le privilège relatif au litige) est passé de règle de preuve à règle de fond : Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, aux pages 875 et 876. Cela signifie que la Couronne a un droit fondamental de faire valoir son privilège relatif au litige et de le faire respecter.

[47]      La Cour fédérale s’est appuyée sur les principes d’économie, d’équité et de proportionnalité ainsi que la règle 3 pour justifier sa décision. Le droit substantiel ne peut être modifié par les règles de procédure : voir Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666, aux paragraphes 17 et 18. En l’espèce, l’ordonnance de la Cour fédérale a subordonné le droit fondamental de la Couronne au privilège relatif au litige aux règles de procédure et aux principes de pratique. Il s’agit d’une erreur. La règle 3, auquel la Cour fédérale a fait référence, s’applique à l’interprétation des Règles. Il ne modifie pas les règles de droit qui existent indépendamment des Règles.

[48]      La règle 4, sur lequel la Cour fédérale s’est appuyée pour rendre son ordonnance, dispose ce qui suit :

Cas non prévus

4  En cas de silence des présentes règles ou des lois fédérales, la Cour peut, sur requête, déterminer la procédure applicable par analogie avec les présentes règles ou par renvoi à la pratique de la cour supérieure de la province qui est la plus pertinente en l’espèce.  

[49]      La règle 4 permet à la Cour fédérale de combler une lacune des Règles par analogie avec les règles de procédure ou la pratique en vigueur dans la province qui est la plus pertinente par rapport au litige. Étant donné que le privilège relatif au litige est une question de droit substantiel, la règle 4 n’est d’aucune utilité en l’espèce puisque les questions de privilège relatif au litige ne sont pas des questions de procédure. La Cour fédérale a commis une erreur en procédant comme elle l’a fait.

[50]      La difficulté dans la cause qui nous intéresse est d’ordre pratique, c’est-à-dire le coût que les demandeurs devront engager et le retard qu’ils devront supporter pour examiner les documents qui ont été produits et leur ont été communiqués à ce jour. Il s’agit d’un véritable problème, bien que sa source ne constitue pas nécessairement les limites de la technologie de reconnaissance optique de caractères. En ratissant large pour ce qui est de la portée de leur demande, les demandeurs se sont donné la possibilité de contraindre la divulgation de documents créés sur une longue période de temps par un grand nombre d’établissements. C’est leur droit. La conséquence prévisible de l’exercice de ce droit est que le nombre de documents pertinents, ou potentiellement pertinents, est très important.

[51]      Il était également prévisible que, dans un litige s’étalant sur 100 ans, une partie des documents pertinents serait en mauvais état et difficilement lisible par un logiciel de ROC.

[52]      Dans la mesure où cette technologie peut être utilisée pour rendre les litiges plus gérables et moins coûteux, elle devrait être utilisée. Néanmoins, il n’existe aucune règle selon laquelle les limites technologiques modifient les obligations des parties, les unes envers les autres. Chaque partie a droit à un affidavit attestant l’existence de documents et à la production de copies aussi utilisables que l’état des documents originaux le permet. Une fois ces obligations remplies par la partie qui produit les documents, l’état de la technologie concernée n’est plus pertinent. L’état actuel de la technologie de reconnaissance optique de caractères ne justifie pas que l’on s’écarte des principes établis régissant le privilège relatif au litige.

[53]      Il est important de faire une distinction entre l’utilisation des Règles pour entraver et retarder une autre partie et l’invocation inopportune de droits juridiques. Tant les Règles que les Directives sur la procédure données par la Cour fédérale interdisent l’obstructionnisme procédural et donnent aux juges chargés de la gestion de l’instance la possibilité d’intervenir pour corriger tout abus. L’invocation par une partie de ses droits juridiques ne peut pas être écartée en utilisant des outils conçus pour pallier l’utilisation abusive des Règles. Le ton de l’argumentation des demandeurs laisse entendre qu’ils croient peut-être que la thèse adoptée par la Couronne dans le présent litige constitue un abus de procédure. S’il s’agit là de la véritable objection des demandeurs à la thèse adoptée par la Couronne en l’espèce, ils devraient alors plaider l’abus de procédure et rassembler les éléments de preuve à l’appui de cette thèse s’ils le peuvent. Il ne suffit pas de tourner autour du pot en invoquant les règles 3 et 4.

[54]      Par conséquent, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ordonnant la production de parties d’un document qui est couvert par le privilège relatif au litige en l’absence de justification juridique. Il s’agit d’une erreur qui justifie l’intervention de notre Cour.

V.        Conclusion

[55]      Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale et, rendant l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais l’avis de requête des demandeurs.

Le juge Near, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Boivin, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

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