A-483-19
2021 CAF 192
Sulaiman Almuhaidib (appelant)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Almuhaidib c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour d’appel fédérale, Boivin, Gleason et LeBlanc, J.C.A.—Par vidéoconférence, 17 juin; Ottawa, 28 septembre 2021.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Appel d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision prise par une agente de citoyenneté prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté produite par l’appelant en vertu de la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle qu’elle se lisait alors — L’appelant est un résident permanent — Il a déclaré des séjours en Arabie saoudite à des fins personnelles — Malgré des contradictions, la demande de citoyenneté de l’appelant a été approuvée par un juge de la citoyenneté — Toutefois, une mesure de renvoi a plus tard été prise contre lui pour ne pas s’être conformé à l’obligation de résidence — Cette mesure de renvoi a été annulée — L’appelant a demandé une nouvelle convocation à la prestation du serment de citoyenneté puisque, selon lui, plus rien ne s’y opposait — Entre l’émission de la mesure de renvoi et son annulation, la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (Loi de 2014) a été adoptée — L’alinéa 22(1)e.1) de la Loi amendée précise que nul ne peut recevoir la citoyenneté, ni prêter le serment de citoyenneté, en cas de représentations erronées ou d’omissions entraînant une erreur dans l’application de la Loi — Elle confère également au ministre, entre autres choses, le pouvoir d’exiger d’un demandeur de citoyenneté tout renseignement additionnel en vertu de l’article 23.1 de la Loi — En 2016, la demande de citoyenneté de l’appelant a été réactivée — L’appelant a été notifié qu’il était sujet à la prohibition établie à l’alinéa 22(1)e.1) — Une des absences de l’appelant était non liée à des fins personnelles et n’avait pas été déclarée — Le ministre a maintenu sa décision de refuser la demande — Il a demandé des renseignements supplémentaires sous l’égide de l’article 23.1 — L’appelant a refusé d’obtempérer — La Cour fédérale a déterminé qu’une demande de citoyenneté n’est « décidé[e] définitivement » qu’après la prestation du serment de citoyenneté — Elle s’est dite satisfaite, entre autres choses, que l’agente avait raisonnablement prononcé l’abandon de la demande de citoyenneté face au refus non justifié de l’appelant de fournir les renseignements demandés — Il s’agissait de déterminer si le ministre dispose du pouvoir d’exiger des renseignements additionnels et, si oui, si l’agente a erré en prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté — L’agente a raisonnablement conclu qu’au moment où la Loi de 2014 est entrée en vigueur, la demande de citoyenneté de l’appelant n’avait pas été « décidé[e] définitivement » — La Loi n’oblige pas au ministre de conférer automatiquement la citoyenneté — La décision favorable d’un juge de la citoyenneté n’a pas de caractère définitif en toutes circonstances — Le ministre conserve le pouvoir de refuser la citoyenneté dans les circonstances envisagées par l’arrêt Khalil c. Canada (Secrétaire d’État) — Les amendements apportés à la Loi en 2014 ont cristallisé le pouvoir résiduel que le ministre possédait déjà — Il est raisonnable d’associer le terme « décidé définitivement » employé à l’article 31 de la Loi de 2014 à l’exigence de la prestation du serment de citoyenneté en tant qu’étape finale ou point culminant du processus d’octroi de la citoyenneté — Une demande de citoyenneté n’est pas décidée définitivement, au sens de l’article 31, tant que cette étape n’a pas été franchie — La décision du juge de la citoyenneté est une étape parmi d’autres qui ne marque pas l’ultime dénouement du processus — Il serait pour le moins incongru que le Parlement, en venant renforcer les pouvoirs permettant au ministre de lutter plus efficacement contre les cas de fraude, lui ait du même souffle retiré le pouvoir qu’il possédait déjà d’intervenir dans de tels cas — La décision d’exiger de l’appelant des renseignements additionnels et de prononcer l’abandon de sa demande de citoyenneté faute de réponse était raisonnable — La décision rendue par l’agente était rationnelle et logique — Appel rejeté.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision prise par une agente de citoyenneté prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté produite par l’appelant en vertu de la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle qu’elle se lisait alors.
L’appelant est un ressortissant du Royaume d’Arabie saoudite qui a acquis le statut de résident permanent. Au moment de sa demande de citoyenneté, l’appelant a déclaré six séjours en Arabie saoudite, tous à des fins personnelles. Malgré des contradictions, la demande de citoyenneté de l’appelant a été approuvée par un juge de la citoyenneté. Toutefois, lorsque l’appelant est arrivé au Canada en vue de participer à la cérémonie de prestation du serment de citoyenneté, une mesure de renvoi a été prise contre lui pour ne pas s’être conformé à l’obligation de résidence qui s’imposait à lui. Cette mesure de renvoi a été annulée en 2015. L’appelant a demandé alors aux autorités chargées de l’application de la Loi de le convoquer de nouveau à la prestation du serment de citoyenneté puisque, selon lui, plus rien ne s’y opposait. Entre l’émission de la mesure de renvoi et son annulation, la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (Loi de 2014) a été adoptée. La Loi, ainsi amendée, précise, notamment, à l’alinéa 22(1)e.1), que nul ne peut recevoir la citoyenneté, ni prêter le serment de citoyenneté, en cas de représentations erronées ou d’omissions entraînant, ou risquant d’entraîner, une erreur dans l’application de la Loi. Elle confère également au ministre le pouvoir d’exiger d’un demandeur de citoyenneté tout renseignement additionnel (article 23.1), de suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve (article 13.1) et de considérer comme abandonnée toute demande de citoyenneté lorsque, sans excuses légitimes, il n’est pas donné suite à sa demande de renseignements additionnels (article 13.2). En 2016, la demande de citoyenneté de l’appelant a été réactivée. L’appelant a ensuite été notifié qu’il était sujet à la prohibition établie à l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi, telle qu’amendée par la Loi de 2014. Une des absences de l’appelant était non liée à des fins personnelles et n’avait pas été déclarée dans sa demande de citoyenneté. Le ministre a maintenu sa décision de refuser sa demande de citoyenneté. L’appelant a reçu une demande de renseignements supplémentaires sous l’égide de l’article 23.1 de la Loi, tel qu’amendé par la Loi de 2014. L’appelant a refusé d’obtempérer, réitérant que sa demande de citoyenneté avait déjà fait l’objet d’une décision définitive au sens de l’article 31 de la Loi de 2014 et qu’en conséquence, c’était sans autorité aucune que cette nouvelle demande de renseignements lui était adressée.
La Cour fédérale a déterminé qu’une demande de citoyenneté n’est « décidé[e] définitivement » qu’après la prestation du serment de citoyenneté. Elle était d’avis qu’une telle interprétation respecte l’intention du législateur « d’accorder au ministre le pouvoir de mettre fin à une demande de citoyenneté jusqu’à la prestation du serment de citoyenneté pour des raisons de fraude ou de sécurité ». En somme, la Cour fédérale s’est dit d’avis qu’il était raisonnable de la part de l’agente d’interpréter l’article 31 de la Loi de 2014 de manière à rendre applicables les dispositions substantives de la Loi de 2014 à toute demande de citoyenneté où le serment de citoyenneté n’a pas encore été prêté. Elle s’est également dite satisfaite qu’il était raisonnable de la part de l’agente de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant face au refus non justifié de celui-ci de fournir les renseignements qui lui étaient demandés.
Il s’agissait de déterminer si le ministre dispose du pouvoir d’exiger des renseignements additionnels à un demandeur de citoyenneté dont la demande a été préalablement approuvée par un juge de la citoyenneté et à qui un certificat de citoyenneté a déjà été délivré, lorsque l’on porte à la connaissance du ministre, subséquemment à la décision du juge de la citoyenneté et à la délivrance dudit certificat, qu’un fait essentiel à la demande a été erronément représenté ou omis. Dans un tel cas, le ministre dispose-t-il du pouvoir de prononcer l’abandon de la demande si, sans excuse valable, le demandeur fait défaut de fournir lesdits renseignements? Il s’agissait également de déterminer, si le ministre dispose en fait de ces pouvoirs, si l’agente a erré en prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Il était raisonnable de la part de l’agente de conclure qu’au moment où la Loi de 2014 est entrée en vigueur, la demande de citoyenneté de l’appelant n’avait pas été « décidé[e] définitivement ». Tel qu’indiqué clairement dans l’arrêt Khalil c. Canada (Secrétaire d’État), bien que le ministre ne puisse refuser arbitrairement la citoyenneté à quelqu’un qui en remplit les conditions, la Loi ne lui fait pas obligation de la « conférer automatiquement […] dans tous les cas à toute personne recommandée à cet effet par un juge de la citoyenneté ». La décision favorable d’un juge de la citoyenneté, même lorsqu’elle n’est pas portée en appel, n’a pas de caractère définitif en toutes circonstances et le ministre, puisque c’est lui qui est investi par la Loi du pouvoir d’octroyer la citoyenneté canadienne, et non le juge de la citoyenneté, conserve le pouvoir de refuser celle-ci dans les circonstances envisagées par l’arrêt Khalil. Les amendements apportés à la Loi en 2014, invoqués par le ministre à l’endroit de l’appelant, sont simplement venus cristalliser le pouvoir résiduel que le ministre possédait déjà sous le régime de la Loi. Il apparaît, dans ce contexte, tout à fait raisonnable d’associer le terme « décidé définitivement » employé à l’article 31 de la Loi de 2014 à l’exigence de la prestation du serment de citoyenneté en tant qu’étape finale ou point culminant du processus d’octroi de la citoyenneté, puisque tant que cette étape n’avait pas été franchie au moment de l’entrée en vigueur de la Loi de 2014, il existait des moyens d’intervention permettant au ministre de refuser l’octroi de la citoyenneté dans les cas où cet octroi aurait été le fruit de fausses déclarations sur des éléments essentiels de la demande. La prestation du serment est une étape obligée à l’obtention du statut de citoyen canadien et il est dès lors raisonnable d’en conclure qu’une demande de citoyenneté n’est pas décidée définitivement, au sens de l’article 31 de la Loi de 2014, tant que cette étape n’a pas été franchie. La décision du juge de la citoyenneté est certes une étape dans le processus d’octroi à la citoyenneté, mais il s’agit d’une étape parmi d’autres qui ne marque pas l’ultime dénouement de ce processus. L’approche préconisée par l’appelant en l’espèce ne trouvait donc aucun appui dans le texte, le contexte et l’esprit de l’article 31 de la Loi de 2014. Il serait pour le moins incongru que le Parlement, en venant, en 2014, renforcer et expliciter les pouvoirs permettant au ministre de lutter plus efficacement contre les cas de fraude, lui ait du même souffle retiré le pouvoir qu’il possédait déjà d’intervenir dans de tels cas en faisant de la décision du juge de la citoyenneté, aux fins de la transition entre les anciennes et les nouvelles règles, le point culminant du traitement d’une demande de citoyenneté. La décision d’exiger de l’appelant des renseignements additionnels et de prononcer, face au défaut de celui-ci de fournir, sans excuse légitime, lesdits renseignements, l’abandon de sa demande de citoyenneté, était raisonnable. La décision rendue en ce sens par l’agente, bien que brève, possédait les attributs de la raisonnabilité dans la mesure où elle était fondée sur un raisonnement rationnel et logique.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, art. 31.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5(1)f), 12(3), 13.1, 13.2, 20, 22, 22.2d), 23.1, 29.
Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, L.C. 1994, ch. 31.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, règle 22.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION SUIVIE :
Khalil c. Canada (Secrétaire d’État), [1999] 4 C.F. 661 (C.A.).
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Almuhaidib c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 615; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, [2016] 4 R.C.F. 230; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; Stanizai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 74; Gupta c. Canada, 2021 CAF 31.
DÉCISION mentionnÉE :
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1543, [2020] 2 R.C.F. 505) qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire logée par l’appelant à l’égard d’une décision prise par une agente de citoyenneté prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté produite par l’appelant en vertu de la Loi sur la citoyenneté, telle qu’elle se lisait alors. Appel rejeté.
ONT COMPARU :
Jacques Beauchemin pour l’appelant.
Daniel Latulippe, Lynne Lazaroff et Renalda Ponari pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Beauchemin Avocat, Montréal, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Voici les motifs du jugement rendu en français par
Le juge LeBlanc, J.C.A. :
I. Introduction
[1] L’appelant se pourvoit à l’encontre d’un jugement du juge Simon Noël de la Cour fédérale (la Cour fédérale ou le juge Noël), rendu en date du 2 décembre 2019. Aux termes de ce jugement, répertorié à 2019 CF 1543, [2020] 2 R.C.F. 505 (le Jugement), le juge Noël rejetait la demande de contrôle judiciaire logée par l’appelant à l’égard d’une décision prise par une agente de citoyenneté (l’Agente), au nom du ministre intimé (le Ministre). Cette décision prononçait l’abandon de la demande de citoyenneté produite par l’appelant en août 2010 en vertu de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, telle qu’elle se lisait alors (la Loi), laquelle demande avait préalablement fait l’objet d’une décision favorable d’un juge de la citoyenneté et de la délivrance subséquente d’un certificat de citoyenneté par un délégué du Ministre.
[2] La présente affaire met en cause le pouvoir du Ministre — et de ses fonctionnaires — d’exiger d’un demandeur de citoyenneté, dont la demande a été approuvée par un juge de la citoyenneté, la production de renseignements additionnels lorsqu’est porté à sa connaissance, subséquemment à la décision du juge de la citoyenneté, qu’un fait essentiel à la demande a été erronément représenté ou omis. Il met également en cause le pouvoir du Ministre de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté dans les cas où lesdits renseignements ne sont pas, sans excuse légitime, fournis, ou encore de mettre fin au processus d’attribution de la citoyenneté lorsqu’il est d’avis, sur la base de ces renseignements, que le demandeur ne satisfait pas aux exigences de la Loi.
[3] Il n’est pas contesté, ni contestable, que le Ministre possède de manière expresse ces pouvoirs depuis que la Loi a fait l’objet, en 2014, de réaménagements importants via l’adoption de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22 (la Loi de 2014).
[4] Toutefois, l’appelant soutient que le Ministre ne pouvait exercer ces pouvoirs à son égard puisque sa demande de citoyenneté, ayant été approuvée par un juge de la citoyenneté et ayant fait l’objet de la délivrance d’un certificat de citoyenneté, devait être considérée, au moment où les dispositions prévoyant lesdits pouvoirs sont entrées en vigueur, comme ayant été « décidé[e] définitivement », au sens de la disposition transitoire régissant la prise d’effet de ces dispositions, à savoir le paragraphe 31(1) de la Loi de 2014.
[5] Au terme d’une analyse fouillée et exhaustive, le juge Noël a rejeté les prétentions de l’appelant. Il s’est d’abord dit d’avis que la demande de citoyenneté de ce dernier n’avait pas été « décidé[e] définitivement » au moment de l’entrée en vigueur de la Loi de 2014 puisque l’appelant n’avait toujours pas prêté le serment de citoyenneté, condition essentielle, selon lui, à l’obtention du statut de citoyen canadien. Il en a conclu que l’Agente était dès lors en droit d’exercer, à l’égard de ladite demande, les pouvoirs ayant été dévolus au Ministre par la Loi de 2014. Le juge Noël a souligné, du même souffle, que la jurisprudence reconnaissait déjà au Ministre, avant même l’entrée en vigueur de la Loi de 2014, un pouvoir discrétionnaire l’autorisant à différer l’octroi de la citoyenneté dans les cas où il était satisfait, sur la base de faits essentiels non dévoilés au juge de la citoyenneté, que les conditions d’accession à la citoyenneté n’étaient pas remplies. Il s’est dit satisfait, enfin, que la décision de l’Agente de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant était raisonnable au vu de l’ensemble des circonstances de la présente affaire.
[6] Étant aussi d’avis que la présente affaire soulève « une question grave de portée générale », le juge Noël a certifié la question suivante, tel que le permet l’alinéa 22.2d) de la Loi :
Une demande de citoyenneté présentée en vertu de l’alinéa 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), ch C-29, dans la version antérieure à l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et d’autres lois en conséquence, LC 2014, ch 22, et pour laquelle elle a reçu une décision positive du juge de la citoyenneté et une attribution positive du délégué du ministre, est-elle une demande « ayant été décidée définitivement » au sens du paragraphe 31(1) de la [Loi de 2014]?
[7] Après avoir soigneusement soupesé les arguments des parties, je suis d’avis, pour les motifs qui suivent, qu’il y a lieu de rejeter le présent appel.
II. Contexte
[8] L’appelant est un ressortissant du Royaume d’Arabie saoudite. En décembre 2006, il acquiert le statut de résident permanent ici, au Canada. Moins de quatre ans plus tard, il demande la citoyenneté canadienne. Au titre du critère de résidence prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, tel qu’il se lit alors, l’appelant déclare six séjours en Arabie saoudite, tous à des fins personnelles, au cours de la période du 25 décembre 2006 au 12 août 2010. Ces séjours totalisent 162 journées d’absence du Canada, ce qui est en deçà du maximum permis. Au titre de son occupation, il se présente comme étant président d’une entreprise — Almassa Group — ayant pignon sur rue à Montréal.
[9] Quelques mois plus tard, les autorités chargées de l’application de la Loi lui demandent de remplir un Questionnaire de résidence. En réponse à ce questionnaire, l’appelant fait état de huit séjours en Arabie saoudite à des fins personnelles pour la période, cette fois, de janvier 2007 à août 2011. Il joint à ce questionnaire un affidavit souscrit en septembre 2008, dans un autre contexte, où il déclare avoir, entre le 19 décembre 2007 et le 13 février 2008, visité non seulement l’Arabie saoudite, mais également un certain nombre d’autres pays et l’avoir fait non seulement à des fins personnelles, mais aussi à des fins commerciales. Il joint également au questionnaire des copies de passeports, mais aucun d’entre eux ne comporte de timbres d’entrée des pays autres que l’Arabie saoudite qu’il dit, dans son affidavit, avoir visités pendant cette période.
[10] Malgré ces contradictions, la demande de citoyenneté de l’appelant est approuvée par un juge de la citoyenneté au début mars 2012. Le Ministre n’en appelle pas de cette décision. Quelques semaines plus tard, un délégué du Ministre délivre à l’appelant un certificat de citoyenneté. La cérémonie de prestation du serment de citoyenneté canadienne est alors fixée au 9 mai 2012.
[11] Toutefois, le 7 mai 2012, lorsqu’il arrive au Canada en vue de participer à cette cérémonie, une mesure de renvoi est prise contre l’appelant par les autorités chargées de l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. On lui reproche de ne pas s’être conformé à l’obligation de résidence qui s’imposait à lui, en sa qualité de résident permanent, aux termes de cette loi. Ce reproche résulte de déclarations faites par l’appelant aux dites autorités à son arrivée à l’aéroport de Montréal. Selon ces déclarations, l’appelant voyage fréquemment; il est membre du conseil d’administration de plusieurs entreprises en Arabie saoudite; et il y est propriétaire d’une compagnie de construction. La mesure de renvoi prise contre l’appelant fait dérailler le processus d’attribution de la citoyenneté puisque suivant l’alinéa 5(1)f) de la Loi, tel qu’il se lit alors, celle-ci ne peut être attribuée à une personne faisant l’objet d’une mesure de cette nature.
[12] En juin 2015, la mesure de renvoi prise contre l’appelant est annulée. L’appelant demande alors aux autorités chargées de l’application de la Loi de le convoquer de nouveau à la prestation du serment de citoyenneté puisque, selon lui, plus rien ne s’y oppose.
[13] Entre l’émission de la mesure de renvoi et son annulation, la Loi de 2014 est adoptée. La Loi, ainsi amendée, précise, notamment, à l’alinéa 22(1)e.1), que nul ne peut recevoir la citoyenneté, ni prêter le serment de citoyenneté, en cas de représentations erronées ou d’omissions entraînant, ou risquant d’entraîner, une erreur dans l’application de la Loi. Elle confère également au Ministre le pouvoir d’exiger d’un demandeur de citoyenneté tout renseignement additionnel (article 23.1), de suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve (article 13.1) et de considérer comme abandonnée toute demande de citoyenneté lorsque, sans excuses légitimes, il n’est pas donné suite à sa demande de renseignements additionnels (article 13.2).
[14] Il est acquis qu’au moment où la mesure de renvoi prise contre l’appelant est annulée, en juin 2015, toutes ces nouvelles dispositions ont déjà force de loi.
[15] En janvier 2016, la demande de citoyenneté de l’appelant est réactivée et celui-ci est convoqué à une entrevue avec un agent de citoyenneté. L’avis de convocation requiert qu’il apporte avec lui, notamment, tout passeport ou document de voyage, courant ou expiré, qu’il a en sa possession. L’appelant se présente à l’entrevue, mais indique souhaiter répondre aux questions de l’agent par écrit. Il n’a pas avec lui non plus tous les passeports et documents de voyage qu’on lui avait demandé d’apporter.
[16] Le 29 mars 2016, l’appelant est informé, par écrit, que suivant un rapport préparé par les autorités chargées de l’application de la Loi, il est sujet à la prohibition établie à l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi, telle qu’amendée par la Loi de 2014. Ce rapport est fondé, notamment, sur deux nouveaux éléments d’information venant contredire les renseignements donnés par l’appelant au soutien de sa demande de citoyenneté. Le premier tient au fait qu’il est aussi, au cours de la période de résidence pertinente au traitement de sa demande de citoyenneté, président d’une entreprise saoudienne, le Savola Group, alors qu’il avait déclaré, au soutien de ladite demande, n’occuper qu’un seul emploi, celui de président de la compagnie montréalaise Almassa Group. Le second tient au fait que selon un communiqué de presse émanant du Savola Group, l’appelant se trouve en Arabie saoudite le 20 mai 2008 pour y conclure une entente commerciale au nom de cette entreprise, une absence non liée à des fins personnelles et non déclarée dans sa demande de citoyenneté.
[17] Le 29 juin 2016, l’appelant réfute, par écrit, les allégations contenues à la lettre du 29 mars 2016. Toutefois, il reconnaît qu’il était à ce moment, aussi président de Savola Group. Le 9 août 2016, le Ministre informe l’appelant qu’après avoir considéré sa réponse du 29 juin, il maintient sa décision de refuser sa demande de citoyenneté.
[18] Ce refus fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, laquelle est réglée hors cour, le Ministre s’engageant à ce que le dossier de l’appelant soit réévalué par un agent de citoyenneté autre que celui ayant rendu la décision contestée. Le 2 août 2017, dans le cadre de ce nouvel examen, l’appelant reçoit une demande de renseignements supplémentaires sous l’égide de l’article 23.1 de la Loi, tel qu’amendé par la Loi de 2014. L’appelant requiert, à deux reprises, une prorogation du délai pour répondre à cette demande. Toutefois, deux jours avant l’expiration du délai péremptoire consenti par le Ministre, l’appelant dépose une nouvelle demande de contrôle judiciaire aux termes de laquelle, cette fois, il cherche à faire déclarer illégale cette nouvelle demande de renseignements, qu’il juge abusive, et à forcer le Ministre à le convoquer pour la prestation du serment de citoyenneté.
[19] Le 13 juin 2018, ce recours est rejeté par le juge Michel Shore de la Cour fédérale, qui le juge prématuré. Selon lui, une justification existe pour la demande de renseignements qui est au cœur du recours, les informations erronées soumises par l’appelant suscitant un « doute sérieux » (Almuhaidib c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 615, 2018 CarswellNat 3401 (WL Can) (Almuhaidib 2018), aux paragraphes 5–7).
[20] Le 7 septembre 2018, le Ministre réitère auprès de l’appelant sa demande de production de documents supplémentaires et l’avise qu’il pourrait prononcer l’abandon de sa demande de citoyenneté en cas de refus d’obtempérer à ce nouvel avis. Le 2 octobre 2018, l’appelant signifie au Ministre son refus d’obtempérer, réitérant que sa demande de citoyenneté a déjà fait l’objet d’une décision définitive au sens de l’article 31 de la Loi de 2014 et qu’en conséquence, c’est sans autorité aucune que cette nouvelle demande de renseignements lui est adressée. Il réclame une nouvelle fois d’être convoqué à une cérémonie de prestation du serment de citoyenneté.
[21] Le 30 octobre 2018, l’Agente rend la décision à l’origine du présent litige. Tel qu’indiqué précédemment, elle prononce l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant, étant satisfaite que ladite demande est assujettie aux amendements apportés à la Loi par la Loi de 2014 et que son abandon doit être prononcé conformément à l’article 13.2 de la Loi puisque l’appelant n’a fourni, selon elle, aucune excuse raisonnable pour ne pas avoir produit les documents requis.
III. La décision de la Cour fédérale
[22] Appliquant la norme de la décision raisonnable, le juge Noël procède, compte tenu, dit-il, « de la brièveté des motifs de [l’Agente] », à une analyse en quatre volets afin de déterminer si l’interprétation des dispositions transitoires de la Loi de 2014 retenue par l’Agente, satisfait à cette norme (Jugement, au paragraphe 61).
[23] Il s’emploie, dans un premier temps, à faire un survol de la Loi, telle qu’elle se lit à la date du dépôt de la demande de citoyenneté de l’appelant, et de la procédure de traitement d’une demande de citoyenneté en vigueur à ce moment. Il retient notamment de ce survol que la personne qui se voit délivrer un certificat de citoyenneté, après avoir vu sa demande de citoyenneté approuvée par un juge de la citoyenneté, ne devient citoyen canadien qu’une fois le serment de citoyenneté prêté, ce qui n’est pas le cas, souligne-t-il, de l’appelant (Jugement, au paragraphe 68).
[24] Il note à cet égard que la Loi, à ce moment, prévoit un certain nombre d’instances où la prestation dudit serment est interdite, malgré une décision favorable préalable d’un juge de la citoyenneté. C’est le cas, par exemple, de la personne visée par une mesure de renvoi ou encore de celle envers qui il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrera à des activités constituant une menace envers la sécurité du Canada. C’est aussi le cas de la personne qui est détenue, qui se voit imposer une ordonnance de probation, qui est libérée sous condition ou encore qui est inculpée d’une des infractions prévues à l’article 29 de la Loi, y compris celle d’avoir fait une fausse déclaration ou dissimulé intentionnellement des faits essentiels dans le cadre de l’application de la Loi.
[25] Le juge Noël procède ensuite à déterminer si les amendements apportés à la Loi par la Loi de 2014 ont une incidence sur la demande de citoyenneté de l’appelant, suite à la levée, en juin 2015, de la mesure de renvoi prise contre celui-ci trois ans auparavant. Pour ce faire, il faut se demander, précise-t-il, si, suivant l’article 31 de la Loi de 2014, la demande de citoyenneté de l’appelant avait été « décidé[e] définitivement » au moment de l’entrée en vigueur des amendements de 2014 ou si elle ne pouvait l’être qu’une fois prêté le serment de citoyenneté, auquel cas il serait raisonnable de l’avoir assujetti auxdits amendements, comme l’a fait l’Agente (Jugement, aux paragraphes 74–75).
[26] Après un rappel des principes d’interprétation législative applicables, en l’occurrence ceux propres aux textes bilingues, le juge Noël se livre à une analyse des termes « décidé définitivement » — « finally disposed of » dans la version anglaise — employés à l’article 31 de la Loi de 2014. Il en examine d’abord le sens ordinaire et grammatical et en dégage un sens commun. Selon lui, ces termes, tant dans leur version française qu’anglaise, traduisent le moment mettant fin au processus d’attribution de la citoyenneté, soit la prestation du serment de citoyenneté (Jugement, au paragraphe 100). Il examine ensuite l’intention législative sous-tendant la Loi de 2014. Il note, à ce chapitre, que cette loi vise, notamment, à conférer plus de pouvoirs au Ministre, au détriment du juge de la citoyenneté, dans le processus de traitement des demandes de citoyenneté et ce, « afin de lui permettre de mieux adresser les cas touchant la sécurité et la fraude » (Jugement, aux paragraphes 103–105).
[27] Les modifications apportées à la Loi par la Loi de 2014, démontrent ainsi tangiblement, selon le juge Noël, « l’idée du serment de citoyenneté comme étant l’étape où une demande de citoyenneté atteint la finalité » et, corolairement, celle voulant qu’une demande de citoyenneté ne soit « décidé[e] définitivement » qu’après la prestation dudit serment. De l’avis du juge Noël, une telle interprétation respecte l’intention du législateur « d’accorder au ministre le pouvoir de mettre fin à une demande de citoyenneté jusqu’à la prestation du serment de citoyenneté pour des raisons de fraude ou de sécurité » (Jugement, aux paragraphes 109–110).
[28] Une analyse du contexte juridique des principales étapes du traitement d’une demande de citoyenneté au moment du dépôt de la demande de l’appelant, à savoir la décision du juge de la citoyenneté, l’octroi du certificat de citoyenneté et la prestation du serment de citoyenneté, confirme, selon le juge Noël, le caractère raisonnable de l’interprétation de l’article 31 de la Loi de 2014 retenue par le Ministre. En effet, précise le juge Noël, la Loi, telle qu’elle se lit au moment où l’appelant se voit délivrer un certificat de citoyenneté, stipule clairement qu’il est nécessaire, pour devenir citoyen canadien, de prêter le serment de citoyenneté (Jugement, au paragraphe 112). La jurisprudence rendue sous le régime de la Loi, telle qu’elle se lit à ce moment, énonce aussi clairement, ajoute-t-il, le caractère fondamental et impératif de la prestation du serment de citoyenneté dans le processus d’attribution de la citoyenneté canadienne. Selon le juge Noël, le serment se veut « la cristallisation de ce qu’un demandeur de citoyenneté devient », et non « une simple formalité » (Jugement, aux paragraphes 115–119).
[29] Deux autres considérations, suivant le juge Noël, appuient l’idée qu’un demandeur de citoyenneté dans la situation de l’appelant, c’est-à-dire qui n’a pas encore prêté le serment de citoyenneté au moment de l’entrée en vigueur de la Loi de 2014, n’acquiert pas un droit absolu à la citoyenneté du fait de la délivrance d’un certificat de citoyenneté. La première a trait au fait, tel que je l’ai déjà souligné au paragraphe 24 des présents motifs, que la Loi, telle qu’elle se lit avant les amendements de 2014, réserve au Ministre le pouvoir d’interdire la prestation du serment de citoyenneté dans certaines circonstances. La seconde découle de la jurisprudence qui reconnaît alors au Ministre un pouvoir discrétionnaire de différer l’octroi de la citoyenneté, même dans les cas où un juge de la citoyenneté a approuvé la demande, lorsqu’il est informé de la possibilité que ladite demande ne satisfasse pas aux conditions nécessaires à l’obtention de la citoyenneté. Il s’agit là d’un pouvoir, « traité en profondeur » par cette Cour dans l’arrêt Khalil c. Canada (Secrétaire d’État), [1999] 4 C.F. 661 (C.A.) (Khalil), que, de l’avis du juge Noël, la Loi de 2014 est simplement venue cristalliser (Jugement, aux paragraphes 124–126).
[30] En somme, le juge Noël se dit d’avis qu’il était raisonnable de la part de l’Agente d’interpréter l’article 31 de la Loi de 2014 de manière à rendre applicables les dispositions substantives de la Loi de 2014 à toute demande de citoyenneté où le serment de citoyenneté n’a pas encore été prêté (Jugement, au paragraphe 129).
[31] Étant satisfait que les déclarations faites par l’appelant aux autorités chargées de l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés lors de son retour au Canada le 7 mai 2012, comportaient des faits qui n’étaient ni devant le juge de la citoyenneté ni devant le Ministre au moment de la délivrance du certificat de citoyenneté, le juge Noël estime qu’il était approprié, pour le Ministre, lors de la réactivation de la demande de citoyenneté de l’appelant, une fois levée la mesure de renvoi, de s’assurer que ces faits ne contredisaient pas l’information dévoilée par l’appelant dans ladite demande quant à son obligation de résidence, et d’exiger, à cette fin, des renseignements additionnels.
[32] Le juge Noël s’est également dit satisfait qu’il était raisonnable de la part de l’Agente de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant face au refus non justifié de celui-ci de fournir les renseignements qui lui étaient demandés.
IV. Question en litige et norme de contrôle
[33] Cette affaire soulève à mon sens deux questions.
[34] La première concerne les pouvoirs du Ministre (i) d’exiger des renseignements additionnels à un demandeur de citoyenneté dont la demande a été préalablement approuvée par un juge de la citoyenneté et à qui un certificat de citoyenneté a déjà été délivré, lorsqu’est porté à sa connaissance, subséquemment à la décision du juge de la citoyenneté et à la délivrance dudit certificat, qu’un fait essentiel à la demande a été erronément représenté ou omis; et (ii) de prononcer l’abandon de la demande lorsque, sans excuse valable, le demandeur fait défaut de fournir lesdits renseignements. Cette première question doit être examinée, ici, dans le contexte des amendements apportés à la Loi par la Loi de 2014, et en particulier de l’article 31 de cette dernière loi, lequel rend lesdits amendements applicables à toute demande de citoyenneté qui n’a pas été décidée définitivement avant leur entrée en vigueur.
[35] Si le Ministre dispose de ces pouvoirs, la deuxième question consiste à déterminer si, dans les circonstances de la présente affaire, l’Agente a erré en prononçant l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant.
[36] Il est bien établi que lorsqu’elle siège en appel d’une décision rendue par la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour consiste à déterminer si la norme de contrôle appropriée a été utilisée et si elle a été bien appliquée (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 47).
[37] En l’espèce, le juge Noël a appliqué à ces questions la norme de la décision raisonnable. Les parties ne contestent pas ce choix. Je suis d’accord qu’il s’agit de la norme qu’il fallait appliquer en l’espèce et que l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), rendu postérieurement au jugement du juge Noël, n’a pas d’incidence sur le choix opéré par celui-ci. En effet, dans cette affaire, la Cour suprême a cristallisé la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas de révision judiciaire, y compris ceux où la décision contestée découle de l’interprétation qu’a pu faire le décideur administratif de sa loi constitutive (Vavilov, au paragraphe 25). Bien que cette présomption soit réfutable en certaines circonstances, aucune telle circonstance ne se présente en l’espèce. Ni l’une ni l’autre des parties ne soutient le contraire.
[38] L’appelant soulève aussi la question de la réparation appropriée, dans l’éventualité où il devait avoir gain de cause. Vu l’issue du présent appel, il ne sera pas nécessaire d’aborder cette question.
[39] Il s’agit donc de décider si le juge Noël a bien appliqué la norme de la raisonnabilité au contexte statutaire et factuel de la présente affaire. Ce faisant, cette Cour doit « se mettre à la place » de la Cour fédérale et faire porter son effort sur la décision administrative faisant l’objet du contrôle judiciaire et déterminer si la décision de l’Agente possède les attributs d’une décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, [2016] 4 R.C.F. 230, au paragraphe 22; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247).
V. Analyse
A. Les pouvoirs du Ministre d’exiger de l’appelant des renseignements additionnels et de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de ce dernier
[40] L’appelant fait valoir un certain nombre de récriminations à l’encontre de la décision du Ministre — et du Jugement — sur cette question. Aucune d’entre elles, toutefois, ne justifie l’intervention de cette Cour.
[41] Dans un premier temps, l’appelant reproche au juge Noël de ne pas avoir appliqué correctement la norme de la décision raisonnable en omettant, après avoir constaté la brièveté de la décision prononçant l’abandon de sa demande de citoyenneté, de rechercher dans le dossier de preuve « le fil conducteur » du processus ayant mené à cette décision. Selon l’appelant, cette recherche aurait permis d’identifier l’orientation initiale donnée à la réactivation de l’étude de sa demande de citoyenneté suite à l’annulation de la mesure de renvoi prise contre lui, laquelle orientation était fondée sur le paragraphe 22(6) de la Loi, telle qu’amendée en juin 2015, une disposition, de l’aveu même des fonctionnaires alors chargés du dossier, non rétroactive aux demandes faites antérieurement à cette date, et donc, non pertinente aux fins de l’interprétation de l’article 31 de la Loi de 2014. Le paragraphe 22(6) prévoit que « nul ne peut prêter le serment de citoyenneté s’il ne satisfait plus ou n’a jamais satisfait aux exigences de la présente loi pour l’attribution de la citoyenneté ».
[42] En ignorant ce « fil conducteur » émanant de la preuve au dossier et en préférant y aller de sa propre analyse quant à la portée de l’article 31 de la Loi de 2014, le juge Noël, soutient l’appelant, a ainsi défié les enseignements de l’arrêt Vavilov, qui l’obligeaient à faire preuve de déférence envers l’expertise du Ministre et de ses fonctionnaires. En fait, plaide-t-il, tout porte à croire que le juge Noël a fondé son analyse sur les explications données après coup par l’affiante du Ministre dans les présentes procédures, Valérie Catala, et a ainsi irrégulièrement pallié aux motifs de la décision contestée.
[43] Cet argument ne peut être retenu. D’une part, la prétention voulant que le juge Noël ait, « sans le dire », fondé sa décision sur les explications de Mme Catala est sans mérite. Le Jugement ne laisse filtrer aucun indice que le juge Noël s’en serait remis aux explications de Mme Catala pour étayer, de quelque manière que ce soit, son raisonnement. Cette assertion n’est que pure spéculation. D’autre part, l’argument voulant que le juge Noël n’ait pas tenu compte de l’orientation initiale donnée au dossier du demandeur, lors de sa réactivation à l’été 2015, orientation fondée, selon l’appelant, sur le paragraphe 22(6) de la Loi, telle qu’amendée par la Loi de 2014, et qu’il ait ainsi ignoré la preuve au dossier selon laquelle ladite disposition ne pouvait faire obstacle à l’octroi de la citoyenneté à l’appelant, ne résiste pas davantage à l’analyse. En effet, rien ne relie, de près ou de loin, la décision de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant à cette disposition de la Loi, laquelle décision est strictement fondée sur les articles 13.2 et 23.1 de la Loi, telle qu’amendée par la Loi de 2014.
[44] Les vues et hypothèses de travail qu’ont pu exprimer et échanger des fonctionnaires attitrés au dossier à ce moment, dans un contexte de chambardements législatifs, n’ont aucune incidence, ici, sur la décision qui fait l’objet du présent litige. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement du premier avis formel transmis à l’appelant — celui du 29 mars 2016 — que toute la démarche qui a mené au prononcé de l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant a été motivée par l’alinéa 22(1)e.1) de la Loi, telle qu’amendée par la Loi de 2014, lequel interdit l’octroi de la citoyenneté ou encore la prestation du serment à toute personne qui « directement ou indirectement, […] fait une présentation erronée sur un fait essentiel quant à un objet pertinent ou omet de révéler un tel fait, entraînant ou risquant d’entraîner ainsi une erreur dans l’application de la présente loi » (dossier d’appel, à la page 164). L’argumentaire de l’appelant, fondé sur le paragraphe 22(6) de la Loi, est sans mérite.
[45] Dans un deuxième temps, l’appelant prétend que la décision de prononcer l’abandon de sa demande de citoyenneté ne peut de toute façon se justifier au regard des contraintes juridiques et factuelles qui s’imposaient au Ministre. Plus particulièrement, il reproche au Ministre de ne pas avoir tenu compte du fait que la décision du juge de la citoyenneté approuvant sa demande de citoyenneté, non portée en appel par le Ministre, représentait un « précédent contraignant » au sens de l’arrêt Vavilov, et soutient que toute interprétation à l’effet contraire va à l’encontre des principes d’interprétation législative. Ce reproche ne saurait tenir.
[46] Quant au caractère définitif de la décision du juge de la citoyenneté, l’appelant s’en remet aux affaires Stanizai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 74 (Stanizai) et Khalil, lesquelles, selon lui, établissent, « en principe », le caractère définitif d’une telle décision, lorsqu’elle n’est pas portée en appel par le Ministre. En fait, l’appelant concède que ces deux jugements reconnaissent au Ministre, sous le régime de la Loi, avant qu’elle ne soit amendée en 2014, un pouvoir résiduel de refuser la citoyenneté lorsqu’il découvre, après que le juge de la citoyenneté ait rendu une décision favorable, que le demandeur de citoyenneté « a fait une fausse déclaration, que cette fausse déclaration est avérée et que le juge de la citoyenneté n’[a] pas été informé des renseignements contradictoires » (mémoire de l’appelant, au paragraphe 65). Toutefois, il soutient que l’existence de ce pouvoir résiduel ne porte pas atteinte au caractère définitif de la décision du juge de la citoyenneté.
[47] Cet argument ne peut réussir. Comme cette Cour l’indique clairement dans l’arrêt Khalil, bien que le Ministre ne puisse refuser arbitrairement la citoyenneté à quelqu’un qui en remplit les conditions, la Loi ne lui fait pas obligation de la « conférer automatiquement […] dans tous les cas à toute personne recommandée à cet effet par un juge de la citoyenneté ». Ce sera le cas, précise la Cour, lorsque le Ministre « est informé que les conditions prévues par la Loi ne sont pas réunies », notamment lorsqu’il est « constaté, avant que la citoyenneté n’ait été accordée, qu’il y a eu fausse déclaration concernant des faits essentiels, ou qu’il y a raisonnablement lieu de croire à l’existence de pareille fausse déclaration » (Khalil, au paragraphe 14), en autant, comme le précise la juge Anne Mactavish, maintenant juge à notre Cour, dans la décision Stanizai, que la possible existence de pareille fausse déclaration soit découverte après que le juge de la citoyenneté se soit penché sur la demande de citoyenneté (Stanizai, aux paragraphes 35–41).
[48] Dans la décision Stanizai, les faits de l’affaire étaient « fondamentalement différents de ceux présentés à la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Khalil », le Ministre n’ayant été en mesure « d’indiquer aucun nouveau renseignement concernant la fréquence et la durée des absences du Canada de M. Stanizai durant la période visée, dont le juge de la citoyenneté n’aurait pas disposé lorsqu’il a rendu sa décision d’approuver la demande de citoyenneté de M. Stanizai » (Stanizai, aux paragraphes 41–42; italiques dans l’original). Or, ici, comme l’a souligné à juste titre le juge Noël, les faits qui ont incité le Ministre à réclamer de l’appelant des renseignements additionnels n’étaient ni devant le juge de la citoyenneté ayant disposé de sa demande, ni devant le délégué du Ministre qui a délivré le certificat de citoyenneté (Jugement, au paragraphe 131).
[49] Il me semble donc évident que la décision favorable d’un juge de la citoyenneté, même lorsqu’elle n’est pas portée en appel, n’a pas de caractère définitif en toutes circonstances et que le Ministre, puisque c’est lui qui est investi par la Loi du pouvoir d’octroyer la citoyenneté canadienne, et non le juge de la citoyenneté, conserve le pouvoir de refuser celle-ci dans les circonstances envisagées par l’arrêt Khalil. C’est cet arrêt qui constitue un « précédent contraignant », et non les décisions émanant en toutes circonstances des juges de la citoyenneté.
[50] L’appelant soutient que sa position quant au caractère définitif des décisions des juges de la citoyenneté — non portées en appel — est la seule qui soit compatible avec le texte, le contexte et l’esprit de l’article 31 de la Loi de 2014, et en particulier avec les termes « décidé définitivement » / « finally disposed of » qui y sont employés. Il estime à cet égard que le texte de la version française de l’article 31, plus restreint selon lui, lequel renvoie à la notion de « décision définitive », doit être préféré à celui de la version anglaise, qui a une portée plus large. L’élément clé de cette notion, serait, suivant l’appelant, le mot « décision ».
[51] Ainsi, l’article 31 n’envisagerait que les cas « n’a[yant] pas déjà fait l’objet d’une décision quant à une demande en instance » (mémoire de l’appelant, au paragraphe 72), c’est-à-dire les cas où la décision du juge de la citoyenneté demeure sujette à un appel ou à un contrôle judiciaire, ce qui n’est pas son cas. Une telle interprétation, poursuit l’appelant, serait davantage conforme à l’esprit de cette disposition et à l’intention du législateur, laquelle, dit-il, n’était pas d’inclure dans le giron de l’article 31 « les demandes de citoyenneté déjà décidées par un juge de la citoyenneté puisque ces demandes ne peuvent être considérées comme “en attente” ou “en cours de traitement” ou “en instance” » (mémoire de l’appelant, au paragraphe 87).
[52] L’Agente, et après elle le juge Noël, se seraient donc mépris en faisant de la prestation du serment l’étape ultime ou l’aboutissement du traitement d’une demande de citoyenneté aux fins de l’interprétation des termes « décidé définitivement » / « finally disposed of ». Il s’agirait là, selon l’appelant, d’une interprétation visant à justifier une conclusion préétablie, une approche défendue par l’arrêt Vavilov.
[53] Encore une fois, cet argument, essentiellement fondé sur l’idée que la décision du juge de la citoyenneté est définitive, doit échouer. Comme on l’a vu, cette idée fait fi du fait que le Ministre possédait déjà, même avant l’entrée en vigueur de la Loi de 2014, un pouvoir résiduel d’intervenir après qu’une demande de citoyenneté ait été approuvée par un juge de la citoyenneté, et de refuser l’octroi de la citoyenneté dans les cas où il y avait raisonnablement lieu de croire que cette approbation avait été obtenue sur la foi de fausses déclarations concernant des faits essentiels. C’est sans compter qu’en dépit de l’approbation d’une demande par un juge de la citoyenneté, le Ministre pouvait — et même devait — intervenir dans des cas précis, dont ceux prévus aux articles 20 et 22 de la Loi, pour refuser l’octroi de la citoyenneté à toute personne visée par l’une ou l’autre de ces dispositions. Il s’agit là d’un autre indice du caractère non définitif de la décision du juge de la citoyenneté.
[54] Je suis d’accord avec le juge Noël pour dire que les amendements apportés à la Loi en 2014, invoqués par le Ministre à l’endroit de l’appelant, sont simplement venus cristalliser le pouvoir résiduel que le Ministre possédait déjà sous le régime de la Loi. Il m’apparaît, dans ce contexte, tout à fait raisonnable d’associer les termes « décidé définitivement » / « finally disposed of », comme l’a fait le juge Noël, à l’exigence de la prestation du serment de citoyenneté en tant qu’étape finale ou point culminant du processus d’octroi de la citoyenneté, puisque tant que cette étape n’avait pas été franchie au moment de l’entrée en vigueur de la Loi de 2014, il existait — et il existe toujours — des moyens d’intervention permettant au Ministre de refuser l’octroi de la citoyenneté dans les cas où cet octroi aurait été — ou s’avère — le fruit de fausses déclarations sur des éléments essentiels de la demande.
[55] L’approche proposée par l’appelant fait également fi de la place et de la signification particulières du serment de citoyenneté dans le processus d’accession à la citoyenneté canadienne. Comme l’a noté fort à-propos le juge Noël, une jurisprudence constante en fait une condition substantive sine qua non à cette accession (Jugement, aux paragraphes 115–119); en d’autres termes, la prestation du serment est une étape obligée à l’obtention du statut de citoyen canadien et il est dès lors raisonnable d’en conclure qu’une demande de citoyenneté n’est pas décidée définitivement, au sens de l’article 31 de la Loi de 2014, tant que cette étape n’a pas été franchie.
[56] La décision du juge de la citoyenneté est certes une étape dans le processus d’octroi à la citoyenneté, mais il s’agit d’une étape parmi d’autres qui, pour les raisons évoquées précédemment, ne marque pas l’ultime dénouement de ce processus, comme le prétend l’appelant. Cette Cour, récemment, a conclu en ce sens dans l’affaire Gupta c. Canada, 2021 CAF 31 [Gupta]. Bien que cette affaire se soit présentée dans un contexte procédural différent, soit celui d’une poursuite en dommages et intérêts pour négligence dans le traitement de la demande de citoyenneté de cet appelant, la Cour a réitéré que le serment de citoyenneté n’était pas qu’une simple formalité dans le processus d’accession à la citoyenneté. Elle a souligné à cet égard que le Ministre, même dans les cas où un juge de la citoyenneté avait rendu une décision favorable au demandeur de citoyenneté, conservait le pouvoir de différer la prestation dudit serment, afin de se satisfaire, en présence de motifs raisonnable de le faire, que le demandeur de citoyenneté remplissait toujours les conditions d’obtention de la citoyenneté (Gupta, aux paragraphes 34–36). Comme dans la présente affaire, la demande de citoyenneté en cause dans l’arrêt Gupta avait été produite bien avant les amendements de 2014.
[57] L’approche préconisée par l’appelant en l’espèce ne trouve donc, à mon avis, aucun appui dans le texte, le contexte et l’esprit de l’article 31 de la Loi de 2014.
[58] La situation est encore plus limpide en ce qui a trait à la prétention de l’appelant voulant que le fait qu’un certificat de citoyenneté lui ait été délivré par un délégué du Ministre confirme en quelque sorte le caractère définitif de la décision du juge de la citoyenneté. Or il n’en est rien, puisqu’au moment où ce certificat lui a été délivré, celui-ci, en vertu du paragraphe 12(3) de la Loi, ne produisait aucun effet « tant que l’intéressé [ne s’était pas] conformé aux dispositions de la [Loi] et aux règlements régissant la prestation du serment de citoyenneté ». Le paragraphe 12(3) tend donc plutôt à confirmer l’interprétation voulant qu’une demande de citoyenneté ne soit décidée définitivement qu’une fois le serment de citoyenneté prêté.
[59] J’ajouterais, en concluant sur cette première question en litige, qu’il serait pour le moins incongru que le Parlement, en venant, en 2014, renforcer et expliciter les pouvoirs permettant au Ministre de lutter plus efficacement contre les cas de fraude, lui ait du même souffle retiré le pouvoir qu’il possédait déjà d’intervenir dans de tels cas en faisant de la décision du juge de la citoyenneté, aux fins de la transition entre les anciennes et les nouvelles règles, le point culminant du traitement d’une demande de citoyenneté, conférant ainsi à ceux qui n’avaient pas encore prêté le serment de citoyenneté au moment de l’entrée en vigueur des nouvelles règles, une certaine forme d’immunité qui n’existait pas sous les anciennes règles et qui n’existera pas sous les nouvelles.
[60] L’appelant a raison de rappeler que le Parlement est présumé ne pas avoir voulu, par ses lois, produire de résultats illogiques ou absurdes (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 27). Or, l’interprétation qu’il met de l’avant quant à la portée de l’article 31 de la Loi de 2014 est susceptible de produire un résultat de la sorte. Elle doit être rejetée.
[61] En somme, je suis d’avis qu’il était raisonnable de la part de l’Agente de conclure qu’au moment où la Loi de 2014 est entrée en vigueur, la demande de citoyenneté de l’appelant n’avait pas été « décidé[e] définitivement » (« finally disposed of ») et qu’elle était, en conséquence, assujettie aux articles 13.1, 13.2, 23.1 et l'alinéa 22(1)e.1). J’estime par conséquent que le juge Noël, en concluant comme il l’a fait sur cette question, n’a commis aucune erreur.
[62] Je propose donc de répondre par la négative à la question certifiée par le juge Noël, étant entendu que ce qui motive l’intervention du Ministre doit, comme le précisent les affaires Khalil et Stanizai, porter sur des faits essentiels et avoir été découvert après que le juge de la citoyenneté se soit penché sur la demande de citoyenneté.
B. La décision de prononcer l’abandon de la demande de citoyenneté de l’appelant est raisonnable
[63] L’appelant soutient que la décision de l’Agente est fondée sur un raisonnement irrationnel et qu’elle doit en conséquence être annulée. Cet argument est basé sur l’affidavit de Mme Catala et la référence au paragraphe 22(6) de la Loi de 2014 dans des échanges entre fonctionnaires au moment où l’appelant, suite à l’annulation de la mesure de renvoi dont il faisait l’objet, a demandé à être convoqué de nouveau à une cérémonie de prestation du serment de citoyenneté. J’ai déjà traité de ces deux points, que j’ai rejetés comme étant non pertinents. Il n’y a rien à ajouter.
[64] L’appelant prétend également que la décision du Ministre est déraisonnable puisque ce dernier n’avait ni le pouvoir d’exiger des renseignements supplémentaires, ni celui de prononcer l’abandon de sa demande de citoyenneté, celle-ci ayant déjà été décidée définitivement au moment de l’entrée en vigueur de la Loi de 2014. Pour les raisons déjà évoquées, cet argument est sans mérite.
[65] Finalement, l’appelant reproche à l’Agente de ne pas avoir étayé son raisonnement eu égard à la portée de l’article 31 de la Loi de 2014. Cet argument est davantage théorique dans le contexte de la présente affaire puisqu’à l’audience, l’appelant a concédé que le juge Noël était autorisé à examiner cette question en profondeur. Quoi qu’il en soit, l’arrêt Vavilov nous enseigne que les décideurs administratifs ne sont pas tenus, dans tous les cas, de procéder à une interprétation formaliste de la Loi et de motiver formellement une décision à cet égard. Leurs motifs écrits ne sont pas non plus assujettis à une norme de perfection, pas plus qu’il faille s’attendre à ce qu’on y voit déployé toute la gamme des techniques juridiques propres à la « justice judiciaire » (Vavilov, aux paragraphes 91–92). Il suffit, en matière d’interprétation statutaire, que le fond de l’interprétation retenue par le décideur soit conforme au texte, au contexte et à l’objet de la disposition législative en cause (Vavilov, aux paragraphes 119–120). C’est ce dont le juge Noël s’est assuré.
[66] Je suis par ailleurs satisfait, à la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente affaire, que la décision d’exiger de l’appelant des renseignements additionnels et de prononcer, face au défaut de celui-ci de fournir, sans excuse légitime, lesdits renseignements, l’abandon de sa demande de citoyenneté, était raisonnable. Ces circonstances ont été résumées comme suit par le juge Noël [aux paragraphes 130–131] :
Les faits du présent dossier démontrent que la demande de citoyenneté était toujours en cours d’instance.
Le demandeur a omis de noter dans sa demande de citoyenneté ainsi que dans son Questionnaire de résidence qu’il était président de l’entreprise Savola Group basée en Arabie saoudite. Ces nouveaux faits ont été dévoilés lors de son entrevue avec un agent d’immigration à l’aéroport Pierre Eliott Trudeau à Montréal le 7 mai 2012, soit deux jours avant la cérémonie de la prestation du serment de citoyenneté. En plus, en 2015, on a retracé un communiqué de presse de Savola Group qui mentionnait une conférence de presse annonçant une entente d’affaires en date du 20 mai 2008 à Djeddah. Le communiqué incluait aussi une photographie dans laquelle on peut voir le demandeur avec d’autres personnes. Cette information n’était pas devant le juge de la citoyenneté ni devant le délégué du ministre lors de l’octroi du certificat de citoyenneté. Aucun voyage en date du 20 mai 2008 n’a été déclaré dans la demande ni dans le Questionnaire de résidence. Ainsi, à la suite de la réouverture du dossier en 2015, l’on voulait se satisfaire que les nouveaux faits ne contredisaient pas la demande de citoyenneté de mai 2010.
[67] Tout comme le Ministre, le juge Noël — et avant lui, son collègue le juge Shore — ont déterminé que ces faits nouveaux remettaient en question les jours de résidence au Canada dévoilés dans la demande de citoyenneté de l’appelant et qu’il était approprié pour le Ministre de s’enquérir (Jugement, au paragraphe 132; Almuhaidib 2018, au paragraphe 7).
[68] En refusant de fournir les renseignements demandés, sans excuse autre que celle de nier au Ministre le pouvoir de s’enquérir au sujet des omissions et contradictions découvertes suite à la réception favorable de sa demande de citoyenneté par un juge de la citoyenneté, l’appelant s’est exposé à ce que l’abandon de sa demande de citoyenneté soit prononcé. Encore une fois, j’estime, à la lumière des circonstances de la présente affaire, qu’il était raisonnablement loisible à l’Agente de rendre une telle décision.
[69] Comme le plaide à bon droit le Ministre, la décision rendue en ce sens par l’Agente, bien que brève, possède les attributs de la raisonnabilité dans la mesure où elle est fondée sur un raisonnement rationnel et logique dans la mesure où elle fait état
a) de la juridiction autorisant le prononcé de l’abandon d’une demande de citoyenneté;
b) de l’applicabilité de ce pouvoir à la demande de citoyenneté de l’appelant, celle-ci, de l’avis de l’Agente, n’ayant pas été décidée définitivement au sens de l’article 31 de la Loi de 2014 au 1er août 2014, date d’entrée en vigueur de la disposition autorisant un tel prononcé;
c) du pouvoir d’exiger la production de renseignements additionnels, en vigueur au moment de la levée de la mesure de renvoi émise contre l’appelant;
d) de la demande faite à l’appelant en marge de l’exercice de ce pouvoir; et
e) du défaut de l’appelant, sans excuse valable, de donner suite à cette demande.
[70] Pour tous ces motifs, je suis d’avis que le présent appel doit échouer. Je propose donc qu’il soit rejeté, le tout sans frais, conformément à la règle 22 des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22.
[71] En terminant, le Ministre demande à ce que l’intitulé des présentes procédures soit modifié de manière à ce qu’il y soit désigné comme « Ministre de la citoyenneté et de l’immigration », et non comme « Ministre de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté », puisque c’est cette désignation qui s’impose aux termes de la Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, L.C. 1994, c. 31. Le Ministre a raison. Je propose donc que l’intitulé des présentes procédures soit modifié en conséquence.
Le juge Boivin, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Gleason, J.C.A.: Je suis d’accord.