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A-70-20

2022 CAF 43

9255-2504 Québec Inc. et 142550 Canada Inc. et Grand Boisé de La Prairie Inc. (appelantes)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : 9255-2504 Québec Inc. c. Canada

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, de Montigny et Locke, J.C.A.—Montréal, 29 septembre 2021; Ottawa, 9 mars 2022.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rejetant l’action en indemnisation des appelantes contre l’intimée au motif que les conditions prévues dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (LRCÉ) faisant jouer la responsabilité civile de l’État n’avaient pas été remplies — La Cour fédérale a également statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi sur les espèces en péril (la Loi) prévoit un régime d’indemnisation — Les appelantes œuvrent dans le domaine du développement immobilier — Elles ont acquis des terrains sur la Rive-Sud de Montréal pour y développer un projet résidentiel échelonné sur six phases et ont obtenu de la ville de La Prairie les autorisations requises — Elles avaient terminé la plupart des phases lorsque, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence en vertu de la Loi afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest, ce qui a mis fin au projet — Depuis ce temps-là, les appelantes cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies parce qu’elles n’ont pas pu compléter leur projet — Le paragraphe 64(2) de la Loi oblige le gouverneur en conseil à prendre les règlements nécessaires pour encadrer l’indemnisation visant les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence — Le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement à cet égard — Les appelantes ont saisi la Cour fédérale de leur demande d’indemnisation — Elles ont soutenu que les agissements du gouverneur en conseil (en ne prenant pas un règlement) et de la ministre (en manquant à son devoir de les indemniser) constituaient une faute au sens de la LRCÉ, ce qui engageait la responsabilité civile de l’État et que l’absence d’indemnisation pour la perte de la valeur économique de leur terrain était, en fait, une expropriation déguisée leur donnant droit à une indemnité — Il s’agissait de savoir si le gouverneur en conseil était un préposé de l’État; si un (ou des) préposé(s) de l’État leur avait (avaient) causé des dommages par leur(s) faute(s) et subsidiairement, si les appelantes avaient droit à l’indemnisation en raison de l’expropriation déguisée de leurs terrains — Quant à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, le gouverneur en conseil ne peut être l’auteur d’une faute au sens de la LRCÉ, individuellement ou cumulativement, que s’il est un préposé de l’État — Les définitions de gouverneur général et gouverneur en conseil à l’article 35 de la Loi d’interprétation ont été examinées — Le gouverneur en conseil n’est pas un préposé de l’État au sens de la LRCÉ — Dès lors, le défaut du gouverneur en conseil de prendre un règlement, en supposant même que cela puisse constituer une faute, n’ouvrait pas la porte à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État — Bien que la ministre ait à traiter de la demande des appelantes dans un avenir assez rapproché, cela ne faisait pas du retard une faute au sens de la LRCÉ — La Cour fédérale n’a donc pas erré en décidant que la ministre n’avait pas commis de faute au sens de la LRCÉ — Par conséquent, la question de savoir si une faute quelconque avait causé les dommages que revendiquaient les appelantes ne se posait pas — Pour ces motifs, le recours des appelantes fondé sur la LRCÉ a été rejeté — Dans les faits, il n’y a pas eu d’expropriation déguisée parce que le gouvernement fédéral n’a rien acquis des appelantes — À la suite de la prise du décret d’urgence, les appelantes sont demeurées les propriétaires des terrains — La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation en ces circonstances — Il n’était donc pas nécessaire de recourir à l’expropriation déguisée de la common law ni à l’article 952 du Code civil du Québec ou à l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne québécoise pour rendre justice aux appelantes — En conclusion, les appelantes n’ont pas satisfait les conditions portant sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État — D’autre part, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que la prise du décret d’urgence s’apparentait à une expropriation déguisée — Appel rejeté.

Expropriation — Expropriation déguisée — Les appelantes œuvrent dans le domaine du développement immobilier — Elles ont acquis des terrains sur la Rive-Sud de Montréal pour y développer un projet résidentiel échelonné sur six phases et ont obtenu de la ville de La Prairie les autorisations requises — Elles avaient terminé la plupart des phases lorsque, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence en vertu de la Loi sur les espèces en péril (la Loi) afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest, ce qui a mis fin au projet — Depuis, les appelantes cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies parce qu’elles n’ont pas pu compléter leur projet — Le paragraphe 64(2) de la Loi oblige le gouverneur en conseil à prendre les règlements nécessaires pour encadrer l’indemnisation visant les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence — Le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement à cet égard — Les appelantes ont saisi la Cour fédérale de leur demande d’indemnisation — La Cour fédérale a notamment statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi sur les espèces en péril prévoit un régime d’indemnisation — La présente instance était un appel de cette décision — Il s’agissait de savoir si les appelantes avaient droit à l’indemnisation en raison de l’expropriation déguisée de leurs terrains — En l’espèce, il n’y a pas eu d’expropriation déguisée parce que le gouvernement fédéral n’a rien acquis des appelantes — À la suite de la prise du décret d’urgence, les appelantes sont demeurées les propriétaires des terrains — La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation en ces circonstances — Il n’était donc pas nécessaire de recourir à l’expropriation déguisée de la common law ni à l’article 952 du Code civil du Québec ou à l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne québécoise pour rendre justice aux appelantes — En conclusion, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que la prise du décret d’urgence s’apparentait à une expropriation déguisée.

Environnement — Les appelantes œuvrent dans le domaine du développement immobilier — Elles ont acquis des terrains sur la Rive-Sud de Montréal pour y développer un projet résidentiel échelonné sur six phases et ont obtenu de la ville de La Prairie les autorisations requises — Elles avaient terminé la plupart des phases lorsque, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence en vertu de la Loi sur les espèces en péril (la Loi) afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest, ce qui a mis fin au projet — Depuis, les appelantes cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies parce qu’elles n’ont pas pu compléter leur projet — Le paragraphe 64(2) de la Loi oblige le gouverneur en conseil à prendre les règlements nécessaires pour encadrer l’indemnisation visant les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence — Le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement à cet égard — Les appelantes ont saisi la Cour fédérale de leur demande d’indemnisation — Elles ont soutenu que les agissements du gouverneur en conseil (en ne prenant pas un règlement) et de la ministre (en manquant à son devoir de les indemniser) constituaient une faute au sens de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (la LRCÉ), ce qui engageait la responsabilité civile de l’État et que l’absence d’indemnisation pour la perte de la valeur économique de leur terrain était, en fait, une expropriation déguisée leur donnant droit à une indemnité — La Cour fédérale a rejeté l’action en indemnisation des appelantes au motif que les conditions prévues dans la LRCÉ faisant jouer la responsabilité civile de l’État n’avaient pas été remplies — La Cour fédérale a également statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi prévoit un régime d’indemnisation — La présente instance était un appel de cette décision — Bien que la ministre ait à traiter de la demande des appelantes dans un avenir assez rapproché, cela ne faisait pas du retard dans la prise d’un règlement une faute au sens de la LRCÉ — La Cour fédérale n’a donc pas erré en décidant que la ministre n’avait pas commis de faute au sens de la LRCÉ — En l’espèce, il n’y a pas eu d’expropriation déguisée parce que le gouvernement fédéral n’a rien acquis des appelantes — À la suite de la prise du décret d’urgence, les appelantes demeuraient les propriétaires des terrains — La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation en ces circonstances.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rejetant l’action en indemnisation des appelantes contre l’intimée au motif que les conditions prévues dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (LRCÉ) faisant jouer la responsabilité civile de l’État n’avaient pas été remplies. La Cour fédérale a également statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi sur les espèces en péril (la Loi) prévoit un régime d’indemnisation. 

Les appelantes œuvrent dans le domaine du développement immobilier. Elles ont acquis des terrains sur la Rive-Sud de Montréal pour y développer un projet résidentiel échelonné sur six phases. Pour ce faire, elles ont obtenu de la ville de La Prairie les autorisations requises, autorisations qui comprenaient des conditions imposées à la Ville par le ministère québécois de l’Environnement. En plus, elles se sont vues attribuer un certificat qui visait leur projet en vertu de l’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement. Ayant terminé les quatre premières phases, elles s’apprêtaient à lancer les phases 5 et 6 lorsque, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence en vertu de la Loi afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest, ce qui a mis fin au projet. Depuis ce temps-là, les appelantes cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies parce qu’elles n’ont pas pu compléter leur projet. Ces pertes ont été comptabilisées à quelque 22 000 000 $. Ce montant n’a pas été contesté par l’intimée, mais sa responsabilité civile l’était. 

Selon le paragraphe 64(1) de la Loi, la ministre peut, en conformité avec les règlements, verser à une personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires de la prise d’un décret d’urgence, tandis que le paragraphe 64(2) de la Loi oblige le gouverneur en conseil à prendre les règlements nécessaires pour encadrer cette indemnisation. Le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement, ce qui a amené la ministre à croire qu’elle ne pouvait verser aucune indemnisation, une position qu’elle a défendue pendant plusieurs années, jusqu’à ce que soit rendue la décision de la Cour fédérale Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général). Depuis ce temps, la ministre se dit d’avis qu’elle a compétence pour indemniser les appelantes malgré l’absence de règlement advenant une demande de leur part. Les appelantes ont fait remarquer que c’est ce qu’elles réclamaient depuis la prise du décret d’urgence. Les appelantes ont saisi la Cour fédérale de leur demande d’indemnisation. Elles ont soutenu d’une part que les agissements du gouverneur en conseil (en ne prenant pas un règlement) et de la ministre (en manquant à son devoir de les indemniser) constituaient une faute au sens de la LRCÉ, ce qui engageait la responsabilité civile de l’État et d’autre part que l’absence d’indemnisation pour la perte de la valeur économique de leur terrain était, en fait, une expropriation déguisée leur donnant droit à une indemnité. La Cour fédérale a rejeté l’action des appelantes et a statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi prévoit un régime d’indemnisation. Le raisonnement qui a porté la Cour fédérale à conclure à la responsabilité de la ministre était que l’inaction de la personne chargée d’exercer le pouvoir réglementaire ne peut « servir de justification pour stériliser le régime d’indemnisation institué par la Loi ». La Cour fédérale est arrivée à la conclusion qu’afin de donner à l’article 64 de la Loi l’effet voulu par le législateur, la ministre avait le droit d’indemniser les appelantes nonobstant l’absence d’encadrement que le gouverneur en conseil devait apporter par règlement. La décision de la ministre de ne pas indemniser les appelantes était donc la cause des pertes que celles-ci ont essuyées. Par contre, ce raisonnement portait uniquement sur la cause de ces pertes et non pas sur la responsabilité civile extracontractuelle qui pourrait s’y rattacher. Somme toute, la Cour fédérale était d’avis qu’une erreur de droit commise de bonne foi dans un contexte comme celui en l’espèce n’équivalait pas à une faute. L’erreur de droit de la ministre, en n’indemnisant pas les appelantes en l’absence de règlement, aurait pu faire l’objet d’un contrôle en droit administratif sans pour autant donner ouverture à un recours fondé sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État.

Il s’agissait de déterminer si le gouverneur en conseil est un préposé de l’État; si un (ou des) préposé(s) de l’État avait (avaient) causé aux appelantes des dommages par leur(s) faute(s); et si les appelantes avaient droit à l’indemnisation en raison de l’expropriation déguisée de leurs terrains.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Quant à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, le gouverneur en conseil ne peut être l’auteur d’une faute au sens de la LRCÉ, individuellement ou cumulativement, que s’il est un préposé de l’État. Les définitions de gouverneur général et gouverneur en conseil à l’article 35 de la Loi d’interprétation ont été examinées. On ne peut que conclure de ces définitions que le gouverneur général est au sommet du gouvernement du Canada au nom de la Reine et que le gouverneur en conseil n’est que le gouverneur général agissant de concert avec le Conseil privé de la Reine qui inclut le cabinet fédéral. Par conséquent, le gouverneur en conseil n’est pas un préposé de l’État au sens de la LRCÉ. Il s’ensuit que son défaut de prendre un règlement, en supposant même que cela puisse constituer une faute, n’ouvrait pas la porte à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. Cela étant, la thèse des appelantes selon laquelle ce sont les gestes du gouverneur en conseil et de la ministre, cumulativement, qui donnaient naissance à la responsabilité civile de l’État, ne tenait pas la route puisque les gestes du gouverneur en conseil ne sont pas susceptibles d’entraîner sa responsabilité civile.

Puisqu’il n’était pas contesté que la ministre était la seule préposée de l’État en cause, il fallait déterminer si ses gestes étaient fautifs au sens de la LRCÉ. L’argument des appelantes, selon lequel, autant avant la décision Groupe Maison Candiac qu’après, la ministre avait tort de ne pas les indemniser, a été rejeté. Le demandeur a le fardeau de démontrer l’existence d’une faute qui va au-delà de la simple invalidité ou nullité du geste posé ou omis. Les appelantes ont tenté de s’acquitter de ce fardeau en invoquant la mauvaise foi, se fondant sur le passage du temps depuis l’adoption de la LRCÉ, la prise du décret d’urgence, et la décision Groupe Maison Candiac, sans que leur soit versée aucune compensation. Les facteurs que la Cour fédérale a énumérés pour justifier le non-paiement par la ministre — l’erreur de droit quant à sa compétence, le contexte inhabituel, c’est-à-dire l’emploi parcimonieux des décrets d’urgence, la nécessité « de tracer les paramètres devant guider l’examen des demandes », et « la mise en balance de considérations d’ordre économique, social ou politique » — ne justifient pas à tout jamais l’absence de paiement, mais ils peuvent expliquer une réticence rationnelle à s’avancer sur ce terrain avant que le droit de le faire soit hors de tout doute. L’on pourrait ajouter à la liste de facteurs pertinents le fait que la décision en l’espèce ait été portée en appel. Il était clair que la ministre aurait à traiter de la demande des appelantes dans un avenir assez rapproché, mais cela ne faisait pas du retard une faute au sens de la LRCÉ. Par conséquent, la Cour fédérale n’a donc pas erré en décidant que la ministre n’avait pas commis de faute au sens de la LRCÉ. Compte tenu de ces conclusions, la question de savoir si une faute quelconque a causé les dommages que revendiquent les appelantes ne se posait pas. Pour ces motifs, le recours des appelantes fondé sur la LRCÉ a été rejeté.

Quant à l’expropriation déguisée, en l’occurrence, il n’y a pas eu d’expropriation déguisée parce que le gouvernement fédéral n’a rien acquis des appelantes. À la suite de la prise du décret d’urgence, les appelantes se trouvaient avec un terrain qui ne leur était plus utile aux fins pour lesquelles elles l’ont acquis, mais elles en demeuraient les propriétaires. La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation en ces circonstances. Il n’était donc pas nécessaire de recourir à l’expropriation déguisée du common law ni à l’article 952 du Code civil du Québec ou l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec pour rendre justice aux appelantes. En effet, compte tenu du régime d’indemnisation mis en place par la Loi, il n’y avait aucun vide juridique devant être comblé par le recours au droit québécois à titre de droit supplétif. En outre, les appelantes se sont insurgées contre l’idée qu’un régime qui n’a pas été mis en œuvre puisse leur rendre justice. Malheureusement, le régime n’a pas été mis en œuvre parce que les appelantes se sont abstenues de prendre les mesures nécessaires pour le mettre en œuvre. Si le gouverneur en conseil ou la ministre n’ont pas respecté la Loi, les appelantes avaient à portée de main les outils pour exiger qu’ils s’y conforment. Elles avaient le loisir de choisir parmi les recours qui s’offraient à eux, mais elles avaient tort de penser que ces recours étaient équivalents à tous égards. L’action en responsabilité civile extracontractuelle comporte des difficultés qui ne sont pas présentes en droit administratif. Il en va de même du recours en expropriation déguisée.

En conclusion, les appelantes n’ont pas satisfait les conditions portant sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, notamment la présence d’une faute de la part d’un préposé de l’État. D’autre part, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que la prise du décret d’urgence s’apparente à une expropriation déguisée. 

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, ch. C-12, art. 6.

Code civil du Québec, RLRQ, ch. CCQ-1991, art. 952, 1463.

Department of Highways Act, R.S.B.C. 1960, ch. 103.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 35.

Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, L.R.C. (1985), ch. F-13.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 39.

Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2, art. 22.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 3, 35.

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29, art. 64, 80(4)c)(ii).

Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, ch. E-12.01.

Park Act, S.B.C. 1965, ch. 31.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2018 CF 643, [2019] 1 R.C.F. 40, conf. par 2020 CAF 88, [2020] 3 R.C.F. 645; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Bernèche c. Canada (Procureur général), 2007 QCCS 2945, [2007] J.Q. no 6368 (QL); Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551.

DÉCISIONS EXAMINÉES:

Centre québécois du droit de l’environnement c. Canada (Environnement), 2015 CF 773; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; Pacific Shower Doors (1995) Ltd. v. Osler, Hoskin & Harcourt, LLP, 2011 BCSC 1370; Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine (1978), [1979] 1 R.C.S. 101, 1978 CanLII 22; R. c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533, 1985 CanLII 76; Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577; Benjamin c. Montréal (Ville, Cité de Côte Saint-Luc), 2003 CanLII 33374 (C. sup. Qué.).

DÉCISIONS MENTIONNÉES :

R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, 1983 CanLII 21; Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg (1970), [1971] R.C.S. 957, 1970 CanLII 1; Baird c. La Reine (1983), [1984] 2 C.F. 160, 1983 CanLII 5027 (C.A.); London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, 1992 CanLII 41; 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983; Murray c. 9197-5748 Québec inc., 2021 QCCA 153; Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., [1920] A.C. 508, [1920] UKHL 1 (BAILII).

DOCTRINE CITÉE

Robert, Paul, Le Nouveau petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Le Robert, 1993, « préposé ».

APPEL à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2020 CF 161) rejetant l’action en indemnisation des appelantes au motif que les conditions prévues dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif faisant jouer la responsabilité civile de l’État n’avaient pas été remplies et que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application en l’espèce. Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Sylvain Bélair pour les appelantes.

Michelle Kellam et Jessica Pizzoli pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

De Grandpré Chait LLP, Montréal, pour les appelantes.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge pelletier, J.C.A. :

I.     Introduction

[1]        Les appelantes œuvrent dans le domaine du développement immobilier. Elles ont acquis des terrains sur la Rive-Sud de Montréal pour y développer un projet résidentiel échelonné sur six phases. Pour ce faire, elles ont obtenu de la ville de La Prairie les autorisations requises, autorisations qui comprenaient des conditions imposées à la Ville par le ministère québécois de l’Environnement. En plus, elles se sont vues attribuer un certificat qui visait leur projet en vertu de l’article 22 la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, ch. Q-2. Ayant terminé les quatre premières phases, elles s’apprêtaient à lancer les phases 5 et 6 lorsque, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence en vertu de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 (la Loi) afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest, ce qui a mis fin au projet. Depuis ce temps-là, les appelantes cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies parce qu’elles n’ont pas pu compléter leur projet. Ces pertes ont été comptabilisées à quelque 22 000 000 $; ce montant n’est pas contesté par l’intimée, bien que sa responsabilité civile le soit.

[2]        Selon le paragraphe 64(1) de la Loi, la ministre peut, en conformité avec les règlements, verser à une personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires de la prise d’un décret d’urgence, tandis que le paragraphe 64(2) de la Loi oblige le gouverneur en conseil à prendre les règlements nécessaires pour encadrer cette indemnisation. L’ennui est que le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement, ce qui a amené la ministre à croire qu’elle ne pouvait verser aucune indemnisation. Du moins, c’est la position qu’elle a défendue pendant plusieurs années, jusqu’à ce que soit rendue la décision de la Cour fédérale Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2018 CF 643, [2019] 1 R.C.F. 40 (Groupe Maison Candiac), entérinée par notre Cour dans l’arrêt Groupe Maison Candiac Inc. c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 88, [2020] 3 R.C.F. 645. Depuis ce temps, la ministre se dit d’avis qu’elle a compétence pour indemniser les appelantes malgré l’absence de règlement advenant une demande de leur part. Celles-ci font remarquer que c’est ce qu’elles réclament depuis la prise du décret d’urgence.

[3]        Les appelantes ont saisi la Cour fédérale de leur demande d’indemnisation, soutenant, d’une part, que les agissements du gouverneur en conseil (en ne prenant pas un règlement) et de la ministre (en manquant à son devoir de les indemniser) constituaient une faute au sens de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (la LRCÉ), ce qui engage la responsabilité civile de l’État et, d’autre part, que l’absence d’indemnisation pour la perte de la valeur économique de leur terrain est, en fait, une expropriation déguisée leur donnant droit à une indemnité.

[4]        La Cour fédérale a rejeté l’action des appelantes (2020 CF 161, la décision) au motif que les conditions prévues dans la LRCÉ faisant jouer la responsabilité civile de l’État n’avaient pas été remplies. La Cour a également statué que la théorie de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application dans une affaire comme en l’espèce, où la Loi prévoit un régime d’indemnisation. Les appelantes portent cette décision en appel.

[5]        Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel. Les appelantes n’ont pas satisfait les conditions portant sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, notamment la présence d’une faute de la part d’un préposé de l’État. D’autre part, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que la prise du décret d’urgence s’apparente à une expropriation déguisée.

II.    Les faits

[6]        Dès 2013, les appelantes, des sociétés liées dont l’âme dirigeante est M. Quint, ont voulu réaliser un projet de développement immobilier résidentiel dans la ville de La Prairie. Ce projet devait comporter six phases et se terminer en 2019 (le projet Symbiocité).

[7]        Les terres sur lesquelles devait être construit le projet Symbiocité étaient, à la connaissance de tous, l’habitat d’une population de rainettes faux-grillons de l’Ouest (la rainette). En 2001, la rainette a été classée « espèce faunique vulnérable » aux termes de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, ch. E-12.01. En 2008, la ville de La Prairie a obtenu du gouvernement du Québec un certificat d’autorisation conformément à l’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement. Ce certificat autorisait des activités de remblayage des zones humides où le projet des appelantes devait être construit. En contrepartie, il y était exigé certaines mesures visant les impacts environnementaux de ces activités.

[8]        En juillet 2012, les appelantes ont signé un protocole d’entente avec la ville de La Prairie. Ce protocole d’entente envisageait l’ensemble du projet des appelantes, c’est-à-dire les phases 1 à 6. Les travaux visés par le certificat d’autorisation accordé à la ville de La Prairie et certains autres du même genre y étaient envisagés et devaient être effectués par les appelantes. La Cour fédérale a décrit la nature et l’étendue de ces travaux :

[…] Ces mesures, à la charge des [appelantes], […] comprennent un agrandissement de l’ordre de 5 millions de pieds carrés du parc de conservation existant, le contournement d’un ruisseau traversant l’aire du projet Symbiocité et l’aménagement de quatre étangs de reproduction pour la rainette faux-grillon de l’Ouest […]

Les certificats d’autorisation émis en marge du Projet Symbiocité obligent aussi les [appelantes] à n’effectuer aucuns travaux pendant la période de reproduction de la rainette faux-grillon de l’Ouest, soit entre mars et juillet.

Décision, aux paragraphes 45 et 46.

[9]        Le protocole d’entente prévoyait aussi un échange de terrains, de telle sorte que les appelantes devaient acheter de la ville la plus grande partie des terrains sur lesquels seraient construites les phases 5 et 6 de leur projet.

[10]      Dans les mois qui ont suivi la négociation du protocole d’entente, un groupe de défense de l’environnement a enclenché le processus visant la prise d’un décret d’urgence, tel que prévu dans la Loi, en lien avec l’habitat des rainettes sur le territoire de la ville de La Prairie. En fin de compte, la ministre fédérale de l’environnement de l’époque, Mme Aglukkaq, a refusé de recommander la prise d’un décret d’urgence au gouverneur en conseil. Cette décision a été cassée par la Cour fédérale ([Centre québécois du droit de l'environnement c. Canada (Environnement)] 2015 CF 773), qui a renvoyé le dossier à la ministre pour réexamen.

[11]      Six mois plus tard, en décembre 2015, la nouvelle ministre, Mme McKenna, a annoncé qu’elle proposait de recommander au gouverneur en conseil qu’un décret d’urgence soit pris. Le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence assorti de conditions, que la Cour fédérale résume ainsi, au paragraphe 25 de sa décision :

Tout en délimitant précisément son aire d’application, le Décret comporte les interdictions suivantes :

a.  Retirer, tasser ou labourer la terre;

b.  Enlever, tailler, endommager, détruire ou introduire toute végétation, notamment les arbres, les arbustes ou les plantes;

c.  Drainer ou ennoyer le sol;

d.  Altérer de quelque façon les eaux de surface, notamment modifier leur débit, leur volume ou le sens de leur écoulement;

e.  Installer ou construire une infrastructure ou procéder à toute forme d’entretien d’une infrastructure;

f.   Circuler avec un véhicule routier, un véhicule tout-terrain ou une motoneige ailleurs que sur la route ou les sentiers pavés;

g.  Installer ou construire des ouvrages ou des barrières qui font obstacle à la circulation, à la dispersion ou à la migration de la rainette faux-grillon de l’Ouest;

h.  Verser, rejeter, déposer ou immerger toute matière ou substance, notamment de la neige, du gravier, du sable, de la terre, des matériaux de construction, des eaux grises ou des eaux de piscine; et

i.   Utiliser ou épandre tout engrais au sens de la Loi sur les engrais ou tout produit antiparasitaire au sens de l’article 2 de la Loi sur les produits antiparasitaires;

[12]      Il n’y a rien de surprenant dans le fait que ce décret ait effectivement mis fin au projet des appelantes, ce qui a entraîné des pertes importantes. Il ne restait que la question de l’indemnisation.

[13]      La Loi prévoit l’indemnisation des personnes qui essuient des pertes en raison des conséquences extraordinaires de la prise d’un décret d’urgence. Le régime législatif comprend deux volets. La ministre peut, en conformité avec le règlement prévu au paragraphe 64(2), indemniser les personnes qui subissent des pertes en raison de la prise d’un décret d’urgence. D’autre part, le gouverneur en conseil doit, par règlement, prendre toute mesure qu’il juge nécessaire à l’application du paragraphe 64(1). Malgré ce langage impératif, le gouverneur en conseil n’a pas, jusqu’à présent, pris le ou les règlements prévus au paragraphe 64(2) de la Loi. De cette inaction découlent les difficultés éprouvées par les appelantes qui ont donné lieu à cet appel.

[14]      Dès l’annonce par la ministre de son intention de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence, c’est-à-dire au mois de décembre 2015, les appelantes ont été avisées que, « bien que le versement d’une compensation soit possible en vertu de la Loi, la question est prématurée à ce stade puisque l’adoption d’un tel décret demeure hypothétique; l’on indique par ailleurs à M. Quint qu’il n’existe, pour le moment, aucun règlement permettant de procéder au versement d’une compensation » : décision, au paragraphe 75. La ministre a soutenu cette position jusqu’à ce que la Cour fédérale rende sa décision dans l’affaire Groupe Maison Candiac en 2018, un litige intenté par un autre promoteur immobilier.

[15]      Il s’agissait dans cette affaire d’une demande d’annulation du décret d’urgence au motif que le sous-alinéa 80(4)c)(ii) de la Loi — qui autorise la prise d’un décret d’urgence — outrepasse la compétence du législateur. À titre subsidiaire, le Groupe Maison Candiac soutenait que le fait de ne pas les indemniser constituait une expropriation déguisée de leurs terrains. La demande de Groupe Maison Candiac a été rejetée, mais, en cours de route, la Cour s’est prononcée sur l’effet de l’absence de règlement. Au paragraphe 207 de sa décision Groupe Maison Candiac, la Cour fédérale a écrit :

Il est bien établi qu’un décideur administratif ne peut invoquer l’absence d’un règlement pour ne pas agir lorsque cette inaction équivaudrait à stériliser une loi ou à contrecarrer son application. Il s’agit ici d’éviter de créer un vide juridique et d’ainsi engendrer, en quelque sorte, un abus de pouvoir en conférant au pouvoir règlementaire « une dimension qui permettrait à l’Administration de stériliser indéfiniment la volonté expresse du législateur » (Patrice Garant, Droit administratif, 7e éd., Montréal : Yvon Blais, 2017 (Garant), aux pages 215–216). Ces principes valent que l’exercice du pouvoir règlementaire soit facultatif ou, comme ici, impératif (Garant, à la page 215). Ils sont particulièrement utiles lorsque l’absence de règlement, si elle était interprétée comme stérilisant l’application de la loi, aurait pour effet de priver le justiciable d’un avantage conféré par elle (Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787, à la page 795).

[16]      Lors de l’appel de la décision de la Cour fédérale, le Groupe Maison Candiac a soutenu que l’absence du règlement prévu au paragraphe 64(2) de la Loi laissait un vide juridique qui justifiait le recours au droit provincial à titre supplétif. Cet argument a été rejeté par notre Cour, au paragraphe 74 de ses motifs :

Cette thèse me paraît sans fondement, et la Cour fédérale a eu raison de ne pas la retenir. Tel que le mentionnait la Cour suprême dans l’arrêt Irving Oil Ltd. et autres c. Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 R.C.S. 787, à la page 795, (1980), 29 R.N.-B. (2e) 529, [1980] A.C.S. no 23 (QL), une autorité réglementaire ne peut stériliser l’application d’une loi et priver les justiciables d’un avantage ou d’une réparation auxquels ils auraient droit en s’abstenant d’adopter le règlement qui en conditionne l’existence. Selon cette logique, le ministre ne pourrait se replier indéfiniment sur le fait qu’aucun règlement n’a été adopté sous l’autorité du paragraphe 64(2) de la Loi pour refuser une demande d’indemnisation.

[17]      À la suite de ces décisions, la ministre a dit s’être ravisée et être prête à envisager d’indemniser les appelantes, pourvu qu’une demande lui soit présentée. Les appelantes répliquent qu’elles ont fait de nombreuses demandes d’indemnisation et qu’elles n’ont toujours rien reçu en guise d’indemnité.

III.   La décision visée par l’appel

[18]      La Cour fédérale a commencé son analyse en faisant un survol du droit et de la jurisprudence sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. La LRCÉ prévoit que la responsabilité de l’État n’est qu’indirecte, c’est-à-dire qu’elle repose sur la responsabilité personnelle qu’auraient les préposés de l’État pour les dommages causés par leurs fautes. Se fondant sur l’arrêt Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621 (Hinse), la Cour fédérale s’est dite d’avis qu’il est maintenant acquis qu’un ministre est considéré comme étant un préposé au sens de la LRCÉ, mais que le statut du gouverneur en conseil n’a pas été décidé de façon définitive.

[19]      Toutefois, ce ne sont pas tous les actes imputés à l’État qui engagent la responsabilité civile extracontractuelle, puisque l’État jouit d’une immunité relative pour ses décisions de « politique générale ». Ces décisions sont celles qui « reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques » : décision, au paragraphe 144. L’exercice du pouvoir législatif, même délégué ou subordonné, jouit de cette immunité (l’immunité législative). Par contre, l’immunité de l’État n’est pas absolue; les décisions irrationnelles ou prises de mauvaise foi ne sont aucunement protégées.

[20]      La mauvaise foi ne se limite pas à l’intention de nuire à autrui, mais comprend aussi des décisions qui se démarquent tellement du contexte législatif qu’un tribunal ne pourrait raisonnablement conclure qu’elles ont été prises de bonne foi : Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304 (Sibeca).

[21]      D’autre part, le fait qu’un préposé de l’État manque à une obligation légale n’entraîne pas nécessairement une conclusion quant à sa faute au sens du droit de la LRCÉ. Une déclaration de nullité ou d’invalidité d’une décision discrétionnaire d’un décideur administratif ne crée pas en soi une cause d’action en responsabilité civile extracontractuelle (au Québec) ou en responsabilité délictuelle (dans les provinces de common law). C’est-à-dire qu’une décision, bien que jugée invalide, n’est pas, de ce fait même, une faute.

[22]      D’ailleurs, tout comme en droit privé, « le dommage allégué doit avoir été la conséquence logique, directe et immédiate de la faute (Hinse au para 132) » : décision, au paragraphe 149.

[23]      Forte de ce survol du droit, la Cour fédérale s’est penchée sur la question de la responsabilité civile du gouverneur en conseil et de la ministre. Elle a examiné la question de la responsabilité civile du gouverneur en conseil sous quatre aspects, mais le quatrième n’est pas pertinent en l’espèce. Ces aspects sont 1) l’immunité en rapport avec le pouvoir de légiférer 2) l’absence de mauvaise foi et 3) l’absence de lien de causalité. La Cour s’est ensuite penchée sur la responsabilité civile de la ministre.

[24]      La Cour fédérale a commencé ce volet de son analyse en rappelant le principe de l’immunité. L’immunité législative s’applique tout autant à la décision de ne pas légiférer qu’à celle de légiférer. Il en est de même de la décision de prendre ou de ne pas prendre un règlement. En énonçant ce principe, la Cour fédérale s’est fondée sur ce que le juge Wagner [tel était alors son titre] a écrit dans la décision Bernèche c. Canada (Procureur général), 2007 QCCS 2945, [2007] J.Q. no 6368 (QL), au paragraphe 108 :

L’État ne peut être tenu civilement responsable d’avoir adopté des lois ou des règlements, qu’ils soient éventuellement déclarés ultra vires ou non. De même, le défaut d’adopter certaines règles ne peut engendrer automatiquement la responsabilité civile de l’État.

[25]      La Cour fédérale s’est tournée vers les débats parlementaires pour cerner le contexte dans lequel la Loi avait été adoptée. Ce contexte comprenait le désir, exprimé au cours de ces débats, d’élaborer une réglementation à partir de l’expérience du versement d’indemnités à titre gracieux.

[26]      Dans son examen de l’allégation de mauvaise foi, la Cour fédérale a pris note du fait que les délibérations du Cabinet sont confidentielles suivant l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, de sorte qu’il n’y avait aucune preuve au dossier faisant la lumière sur les motifs pour lesquels le gouverneur en conseil n’a pas pris le règlement prévu au paragraphe 64(2) de la Loi. Toutefois, rien ne laissait croire que le gouverneur en conseil était animé du désir de nuire aux appelantes. D’ailleurs, le contexte particulier, notamment le fait que c’était la première fois que l’application de cette loi portait sur des terrains privés et le fait qu’il n’y avait qu’un seul autre exemple de la prise d’un décret d’urgence, n’a pas permis à la Cour de conclure que le retard à agir se démarquait à tel point du contexte législatif que la conclusion de mauvaise foi s’imposait : décision, au paragraphe 194.

[27]      D’après la Cour fédérale, la cause directe et immédiate des dommages subis par les appelantes n’était pas la décision du gouverneur en conseil de ne pas prendre de règlement « vu le rôle et les responsabilités de la Ministre dans la mise en œuvre dudit régime » : décision, au paragraphe 193.

[28]      Le raisonnement qui a porté la Cour à conclure à la responsabilité de la ministre est le même que celui exposé par la Cour fédérale dans la décision Groupe Maison Candiac, c’est-à-dire que l’inaction de la personne chargée d’exercer le pouvoir réglementaire ne peut « servir de justification pour stériliser le régime d’indemnisation institué par la Loi » : décision, au paragraphe 155. La Cour fédérale est arrivée à la conclusion qu’afin de donner à l’article 64 l’effet voulu par le législateur, la ministre avait le droit d’indemniser les appelantes nonobstant l’absence d’encadrement que le gouverneur en conseil devait apporter par règlement. Conclure autrement accorderait au gouverneur en conseil le pouvoir de « stériliser » la Loi en n’adoptant pas le règlement prévu par la Loi.

[29]      La décision de la ministre de ne pas indemniser les appelantes était donc la cause des pertes que celles-ci ont essuyées : décision, au paragraphe 156. Par contre, il importait de souligner que ce raisonnement portait uniquement sur la cause de ces pertes et non pas sur la responsabilité civile extracontractuelle qui pourrait s’y rattacher.

[30]      Sur ce point, la Cour fédérale a invoqué la jurisprudence selon laquelle un acte ou une décision qui s’avère mal fondée n’engage pas en soi la responsabilité civile : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585 (TeleZone), aux paragraphes 25 et 29; voir aussi R. c. Saskatchewan Wheat Pool, 1983 CanLII 21, [1983] 1 R.C.S. 205 (Saskatchewan Wheat Pool); Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg (1970), [1971] R.C.S. 957, à la page 969, 1970 CanLII 1.

[31]      Dans la mesure où la ministre aurait commis une erreur de droit en agissant comme elle l’a fait avant que soit rendue la décision Groupe Maison Candiac, cela ne suffirait pas en soi pour engager la responsabilité civile extracontractuelle en l’absence de mauvaise foi. Or, la preuve de mauvaise foi n’a pas été faite.

[32]      Pour ce qui est de l’absence d’indemnisation depuis la décision de la Cour fédérale Groupe Maison Candiac, la Cour fédérale était d’avis, compte tenu du contexte particulier, qu’en procédant à l’indemnisation des appelantes, la ministre aurait à définir les paramètres de forme et de fond que la Loi réservait au gouverneur en conseil. La Cour fédérale a cru que, si elle agissait ainsi, la ministre ne serait pas une simple fonctionnaire, mais qu’elle bénéficierait de l’immunité puisqu’elle serait « dans l’antichambre […] de la décision de politique générale, étant appelée à décider si elle peut assumer seule cette responsabilité par ailleurs protégée par l’immunité de l’État » : décision, au paragraphe 201.

[33]      Somme toute, la Cour fédérale était d’avis qu’une erreur de droit commise de bonne foi dans un contexte comme celui en l’espèce n’équivalait pas à une faute. L’erreur de droit de la ministre, en n’indemnisant pas les appelantes en l’absence de règlement, aurait pu faire l’objet d’un contrôle en droit administratif sans pour autant donner ouverture à un recours fondé sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État.

[34]      La Cour fédérale a résumé ses conclusions quant à la responsabilité civile extracontractuelle aux paragraphes 193 à 194 de sa décision :

En somme, j’estime que la responsabilité civile extracontractuelle de la défenderesse n’est pas engagée du fait que le gouverneur en conseil n’a toujours pas adopté les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par l’article 64 de la Loi. En effet, même en supposant que ce défaut résulte d’une conduite fautive, les dommages qu’allèguent avoir subis les demanderesses n’en sont pas la cause directe, logique et immédiate vu le rôle et les responsabilités de la ministre dans la mise en œuvre dudit régime.

Alternativement, j’estime que l’absence de règlements, lorsque considérée à la lumière de l’ensemble de la preuve, et particulièrement des débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi et du contexte de mise en œuvre de son article 80, ne révèle aucune preuve de mauvaise foi, qu’elle soit directe ou indirecte, dans la conduite du gouverneur en conseil. En d’autres mots, si cette conduite peut théoriquement donner ouverture à des recours et remèdes de droit public, elle n’est pas telle qu’elle justifie une réparation aux termes de la [LRCÉ].

[35]      Devant la Cour fédérale, l’intimée a fait valoir que les pertes subies par les appelantes n’étaient pas indemnisables puisqu’elles résultaient du risque d’affaires que les appelantes avaient assumé en mettant à exécution leur projet malgré leur connaissance de l’existence et du statut de la rainette. La Cour fédérale n’a pas examiné cette question, compte tenu de sa conclusion sur la question de la responsabilité civile de l’État : décision, au paragraphe 215. Cet argument peut être écarté sommairement. Le risque qui est à la source des dommages réclamés par les appelantes n’est pas la prise du décret d’urgence, mais plutôt le risque que ce décret soit pris sans possibilité d’indemnisation sur l’avis de la ministre. Ce risque était difficilement envisageable puisqu’il s’accorde si peu avec les notions canadiennes de traitement équitable, ou « fair dealing ».

[36]      Comme elle l’a fait avec la responsabilité civile, la Cour fédérale a commencé son analyse de l’expropriation déguisée en faisant un survol des principes de droit pertinents. Les appelantes fondaient leur allégation d’expropriation déguisée sur le fait que, depuis la prise du décret d’urgence, elles ont été dans l’impossibilité d’utiliser leurs terrains aux fins envisagées lors de leur achat auprès de la ville de La Prairie ou à toute autre fin économique, sans que leur ait été versée, ni même proposée, quelque forme d’indemnité que ce soit pour leurs pertes.

[37]      La Cour fédérale a rappelé la présomption en common law voulant que nul ne puisse être dépossédé de sa propriété sans indemnisation sauf si le législateur en décide autrement en termes clairs et sans équivoque : décision, au paragraphe 217. De même, l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, ch. C-12 (la Charte québécoise), garantit à chacun le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens. D’autre part, l’article 952 du Code civil du Québec, RLRQ, ch. CCQ-1991 (CcQ) prévoit qu’il suffit de démontrer qu’une mesure prise par une autorité publique entraîne la suppression des usages raisonnables d’une propriété pour établir l’expropriation déguisée : décision, au paragraphes 216 à 219.

[38]      En revanche, il est acquis que le Parlement, c’est-à-dire le législateur fédéral, peut déroger au droit civil québécois dans l’exercice de sa compétence législative, tout comme il est loisible au législateur québécois de restreindre ou d’écarter le principe énoncé à l’article 952 du CcQ, pourvu qu’il le fasse en termes exprès : décision, au paragraphe 223.

[39]      Pour sa part, la Cour fédérale a été d’avis que, puisque le législateur, par le moyen de l’article 64 de la Loi, avait prévu expressément un mécanisme d’indemnisation visant les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence, le concept de l’expropriation déguisée n’avait pas d’application : décision, aux paragraphes 233 et 237.

[40]      Pour ces motifs, la Cour fédérale a rejeté l’action des appelantes.

IV.   Les questions en litige

[41]      Ce qui est surprenant dans ce dossier, c’est qu’il soit présenté comme un cas de responsabilité civile extracontractuelle plutôt que comme un problème de droit administratif. La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation pour ceux qui ont subi des pertes à la suite de la prise d’un décret d’urgence, ce qui ne s’est pas encore produit en l’espèce. Les tribunaux appliquent quotidiennement les principes du droit administratif aux problèmes de non-conformité à la loi et de l’exercice d’une discrétion (ou son absence) qui ne respecte pas le cadre de sa loi habilitante.

[42]      Les appelantes ont choisi de procéder par voie d’action sous la LRCÉ, ce qui amène son lot de problèmes. Au Québec, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral est engagée par le dommage causé par la faute d’un préposé de l’État. Il s’ensuit que, pour avoir gain de cause, les appelantes doivent faire la preuve qu’un (ou des) préposé(s) de l’État leur a (ont) causé des dommages par leur(s) faute(s). Or, tout geste dommageable d’un représentant de l’État ne constitue pas nécessairement une faute d’un préposé de l’État entraînant la responsabilité civile extracontractuelle de ce dernier, même si ce geste est susceptible d’un remède en droit administratif.

[43]      Puisqu’il n’est pas contesté que la ministre est une préposée de l’État, il ne reste que la question de savoir si le gouverneur en conseil est, lui aussi, un préposé de l’État, question que la Cour fédérale n’a pas abordée. Les appelantes soutiennent que la Cour fédérale s’est fourvoyée quand elle n’a pas examiné la possibilité que les préposés en cause étaient le gouverneur en conseil conjointement avec la ministre. C’est une question qu’il faudra examiner.

[44]      Quant au deuxième critère, celui de la faute, il faut examiner deux questions. En premier lieu, il faut se demander quel comportement est reproché au préposé de l’État. Ensuite, il faut déterminer si ce comportement est une faute, et si son auteur échappe à la responsabilité civile extracontractuelle en vertu d’un privilège ou d’une immunité quelconque. Une décision ou l’absence de décision ne peut pas être une faute au sens de la LRCÉ si elle est à l’abri de toute condamnation légale.

[45]      Le troisième critère est celui de la cause des dommages subis. La Cour fédérale a exonéré le gouverneur en conseil et a statué que la cause des dommages était le défaut de la ministre d’indemniser les appelantes tel qu’il est prévu dans la loi. Il reste à voir si cette conclusion est entachée d’erreur.

[46]      À titre subsidiaire, les appelantes soutiennent que le fait de ne pas les indemniser lorsque la prise du décret d’urgence les a privés du bénéfice de leurs terrains constituait une expropriation déguisée. Cette question sera examinée advenant l’échec de l’action en responsabilité civile extracontractuelle.

V.    Analyse

[47]      Puisque notre Cour siège en appel d’un jugement de la Cour fédérale rendu après un procès, la norme de contrôle est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 : la décision correcte pour les questions de droit et l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sauf pour les questions isolables de droit, pour lesquelles la norme de la décision correcte est aussi de mise.

A.    La responsabilité civile extracontractuelle de l’État

1)    Le gouverneur en conseil est-il un préposé de l’État?

[48]      Au paragraphe 141 de sa décision, la Cour fédérale a noté qu’il n’y a pas encore de prononcé judiciaire voulant que le gouverneur en conseil soit un préposé de l’État, mais que certains ont estimé que ce n’était pas le cas. La Cour fédérale a cité une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui s’est prononcée en ce sens, Pacific Shower Doors (1995) Ltd. v. Osler, Hoskin & Harcourt, LLP, 2011 BCSC 1370, où il est simplement affirmé au paragraphe 111 que le gouverneur en conseil n’est pas « a servant of the Crown » — un préposé de l’État.

[49]      La Cour fédérale ne s’est pas attardée sur la question du statut du gouverneur en conseil parce qu’elle estimait que, de toute façon, le gouverneur en conseil jouissait d’une immunité relative pour des décisions d’ordre économique, social ou politique : décision, aux paragraphes 141 et 144.

[50]      Les appelantes, pour leur part, s’en sont prises à la conclusion quant à l’immunité relative du gouverneur en conseil (voir, en particulier, les paragraphes 46–47) sans pour autant examiner la question du statut de celui-ci. Qui plus est, les appelantes ont fait valoir que « les agissements du gouverneur en conseil et la Ministre, pris individuellement et cumulativement, constituent une faute et un abus de pouvoir entraînant la responsabilité civile de l’intimée » : mémoire des appelantes, au paragraphe 42.

[51]      Il me paraît évident que le gouverneur en conseil ne peut être l’auteur d’une faute au sens de la LRCÉ, individuellement ou cumulativement, que s’il est un préposé de l’État, question que les appelantes ont escamotée. Or, la réponse à cette question ne va pas de soi. Le fait que les appelantes n’ont pas abordé cette question ne m’empêche pas de le faire puisqu’elle se soulève avant même que la question de l’immunité se pose.

[52]      Les appelantes ont fait valoir qu’en manquant à son devoir de prendre un règlement, le gouverneur en conseil « s’est placé en porte à faux par rapport à [la Loi] » et a « stérilisé le pouvoir accordé à la Ministre d’indemniser les appelantes » : mémoire des appelantes, au paragraphe 39. En procédant ainsi, les appelantes ont entremêlé les principes du droit administratif et de la responsabilité civile extracontractuelle. En droit administratif, le fait qu’un détenteur d’un pouvoir ne se soit pas conformé à la loi justifie l’intervention des tribunaux tandis qu’en responsabilité civile de l’État, les tribunaux ne peuvent intervenir que si ce détenteur du pouvoir est un préposé de l’État. Comme je viens de le mentionner, cet élément est absent des arguments mis de l’avant par les appelantes.

[53]      Pour sa part, l’intimée assoit son argument sur les définitions de gouverneur général et gouverneur en conseil à l’article 35 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21 :

Définitions d'application générale

35 (1) [...]

gouverneur, gouverneur du Canada ou gouverneur général Le gouverneur général du Canada ou tout administrateur ou autre fonctionnaire de premier rang chargé du gouvernement du Canada au nom du souverain, quel que soit son titre.

gouverneur en conseil ou gouverneur général en conseil Le gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé de la Reine pour le Canada ou conjointement avec celui-ci.

[54]      L’article 3 de la LRCÉ, qui est le fondement des réclamations des appelantes, se lit comme suit en lien avec le Québec :

Responsabilité

3 En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

a) dans la province de Québec :

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

[55]      Il ressort de ce texte que la responsabilité civile extracontractuelle de l’État est indirecte (vicarious) dans le sens que l’État n’est responsable que pour les fautes de ses préposés : Hinse, au paragraphe 58; Baird c. La Reine (1983), [1984] 2 C.F. 160, 1983 CanLII 5027 (C.A.).

[56]      Le Petit Robert (1993) définit « préposé » comme suit : « Personne qui accomplit un acte ou une fonction déterminée sous la direction ou le contrôle d’une autre ». Cette définition énonce le sens ordinaire du mot. Le contexte et l’objet de la loi, qui sont bien exposés dans la décision de la Cour fédérale, viennent confirmer que c’est le sens voulu par le législateur [au paragraphe 139] :

[…] la Couronne, en common law, était, en principe, à l’abri de toute responsabilité civile extracontractuelle puisqu’on considérait qu’étant source et fontaine de justice, elle ne pouvait agir contrairement au droit. Avec le temps, il était devenu toutefois techniquement possible d’ester en justice contre elle dans un cas de responsabilité civile extracontractuelle, mais cela ne pouvait se présenter que si la faute alléguée était attribuable à l’un de ses préposés et que si elle donnait son assentiment au dépôt de la poursuite. [Citations omises.]

[57]      Le facteur de contrôle est un élément, sinon l’élément principal, dans l’attribution de responsabilité pour la faute d’autrui : voir London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, 1992 CanLII 41; 671122 Ontario Ltd. v. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983; Code civil du Québec, article1463; Murray c. 9197-5748 Québec inc., 2021 QCCA 153, au paragraphe 35.

[58]      Lorsque l’on examine les deux définitions tirées de la Loi d’interprétation ci-dessus, l’on ne peut que conclure que le gouverneur général est au sommet du gouvernement du Canada au nom de la Reine et que le gouverneur en conseil n’est que le gouverneur général agissant de concert avec le Conseil privé de la Reine qui inclut le cabinet fédéral. Ceci fait en sorte que le gouverneur en conseil est au sommet de l’administration fédérale et n’est sujet à aucun contrôle qui ferait de lui un préposé de l’État.

[59]      Qu’en est-il du fait que la Loi impose au gouverneur en conseil l’obligation de prendre un règlement? Est-ce que l’obligation imposée au gouverneur en conseil par le législateur démontre que celui-ci est soumis au contrôle du Parlement et, de ce fait, se trouve donc à être un préposé de l’État? En application des principes du droit administratif, les tribunaux obligent le gouverneur en conseil à faire ce que la Loi lui impose, mais cela n’en fait pas le préposé du Parlement ou des tribunaux. Il ne faut pas assimiler le fait que le gouverneur peut être appelé à rendre des comptes au Parlement avec le degré de direction et de contrôle impliqué par le mot « préposé » utilisé dans la LRCÉ. Dans le premier cas, il s’agit d’imputabilité politique et électorale tandis que dans le deuxième, il s’agit de contrôle opérationnel.

[60]      J’en conclus que le gouverneur en conseil n’est pas un préposé de l’État au sens de la LRCÉ. Il s’ensuit que son défaut de prendre un règlement, en supposant même que cela puisse constituer une faute, n’ouvre pas la porte à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. Cela étant, la thèse des appelantes selon laquelle ce sont les gestes du gouverneur en conseil et de la ministre, cumulativement, qui donnent naissance à la responsabilité civile de l’État, ne tient pas la route puisque les gestes du gouverneur en conseil ne sont pas susceptibles d’entraîner sa responsabilité civile.

[61]      Puisqu’il n’est pas contesté que la ministre est la seule préposée de l’État en cause, il s’agit maintenant d’examiner la question de savoir si ses gestes sont fautifs au sens de la LRCÉ.

2)    La faute de la ministre

[62]      Les appelantes ont fait valoir que, autant avant la décision Groupe Maison Candiac qu’après, la ministre avait tort de ne pas les indemniser. Rappelons que dans sa décision Groupe Maison Candiac, la Cour fédérale a décidé que la ministre ne pouvait pas invoquer l’absence de règlements pour légitimer son refus d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi; conclure le contraire, selon la Cour fédérale, aurait pour effet de permettre au titulaire du pouvoir règlementaire de stériliser la loi en s’abstenant d’exercer le pouvoir que lui confère la Loi.

[63]      La Cour fédérale a noté qu’un préjudice découlant d’un acte ou d’une omission ne donne pas nécessairement ouverture à un recours en droit privé :

[…] dans la mesure où la Ministre aurait, suivant Groupe Maison Candiac, commis une erreur de droit en prenant la position que l’absence de règlements la privait du pouvoir d’exercer sa discrétion aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. A mon avis, seule une preuve de mauvaise foi peut engager la responsabilité de l’État fédéral en lien avec cette erreur. Or, cette preuve n’a pas été faite.

Décision, au paragraphe 200. Voir aussi le paragraphe 202.

[64]      Pour ce qui est de l’inaction de la ministre depuis la décision Groupe Maison Candiac, la Cour fédérale a rejeté l’argument mis de l’avant par les appelantes à l’effet que la ministre était en défaut d’exécuter une décision judiciaire, et ne pouvait donc se prévaloir de la protection conférée par les principes de l’immunité de l’État. La Cour fédérale était plutôt d’avis que le jugement rendu dans Groupe Maison Candiac n’imposait rien à la ministre. Aucune conclusion dans son dispositif ne créait une obligation quelconque à l’égard de la ministre : décision, aux paragraphes 210–211. Cette conclusion est inattaquable.

[65]      Les appelantes contestent la conclusion que la position adoptée par la ministre n’engageait pas la responsabilité de l’État du fait que :

a.  La Ministre n’a jamais décidé de ne pas verser d’indemnité aux appelantes;

b.  Elle a toujours considéré que l’absence de règlement l’empêchait de verser des indemnités;

c.  Ce faisant, la Ministre n’a jamais exercé la juridiction qui lui incombe suivant les termes de l’article 64(1) [de la Loi], à l’encontre de l’intention clairement manifestée par le législateur à l’occasion de l’adoption de la [Loi].

Mémoire des appelantes, au paragraphe 51.

[66]      Qui plus est, les appelantes ne sont pas d’accord que, depuis la décision Groupe Maison Candiac, la ministre peut considérer une demande d’indemnisation. Au surplus, elles insistent sur le fait qu’elle n’a pas fait quoique ce soit en vue de mettre en application la décision Groupe Maison Candiac : mémoire des appelantes, aux paragraphes 52–53.

[67]      En plus, les appelantes n’acceptent pas qu’elles aient à faire une demande d’indemnisation maintenant, après toutes les démarches qu’elles ont entreprises pour faire valoir leurs droits, incluant des représentations orales auprès du cabinet de la ministre, une mise en demeure et le fait d’ester en justice. Cela étant, il appert que les appelantes ont, en effet, fait une demande d’indemnisation qui demeure toujours sans réponse.

[68]      Pour sa part, l’intimée reprend les conclusions de la Cour fédérale avec approbation.

[69]      En tenant pour acquis que le droit permettrait à la ministre d’exercer sa discrétion et d’indemniser les appelantes en l’absence d’un règlement, le défaut de le faire est-il une faute qui engage la responsabilité civile extracontractuelle de l’État? Le principe de base a été exposé dans l’affaire Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551, au paragraphe 9 :

[…] Le droit ne reconnaît pas, à l’heure actuelle, l’action pour manquement par négligence à une obligation légale. Il est bien établi que le simple manquement à une obligation légale ne constitue pas de la négligence (La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205). Le recours traditionnellement reconnu lorsqu’une autorité publique manque à son obligation légale est la demande de contrôle judiciaire pour invalidité.

[70]      Cela n’empêche pas qu’une action en responsabilité civile puisse réussir, mais elle doit être fondée sur quelque chose d’autre qu’un simple manquement à une obligation :

TeleZone invoque aussi la négligence. La responsabilité délictuelle procède bien sûr d’un acte fautif, et non de la nullité. Comme la Cour l’a clairement établi il y a longtemps, dans La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, p. 222-225, il n’est ni nécessaire ni suffisant, pour fonder un recours de droit privé, qu’il y ait eu contravention à la loi.

TeleZone, au paragraphe 28.

[71]      Il ressort de cette jurisprudence que le demandeur a le fardeau de démontrer l’existence d’une faute qui va au-delà de la simple invalidité ou nullité du geste posé ou omis. Les appelantes ont tenté de s’acquitter de ce fardeau en invoquant la mauvaise foi, se fondant sur le passage du temps depuis l’adoption de la Loi, la prise du décret d’urgence, et la décision Groupe Maison Candiac, sans que leur soit versée aucune compensation. Elles invoquent l’arrêt Sibeca où la Cour suprême a statué que la mauvaise foi pouvait être établie par une preuve circonstancielle, c’est-à-dire, des comportements « qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi » : Sibeca, au paragraphe 26.

[72]      Les facteurs que la Cour fédérale a énumérés pour justifier le non-paiement par la ministre — l’erreur de droit quant à sa compétence, le contexte inhabituel, c’est-à-dire l’emploi parcimonieux des décrets d’urgence, la nécessité « de tracer les paramètres devant guider l’examen des demandes », et « la mise en balance de considérations d’ordre économique, social ou politique » — ne justifient pas à tout jamais l’absence de paiement, mais ils peuvent expliquer une réticence rationnelle de s’avancer sur ce terrain avant que le droit de le faire soit hors de tout doute. L’on pourrait ajouter à la liste de facteurs pertinents le fait que la décision en l’espèce ait été portée en appel, ce qui crée une autre zone d’incertitude. Il est clair que la ministre aura à traiter de la demande des appelantes dans un avenir assez rapproché, mais cela ne fait pas du retard une faute au sens de la LRCÉ.

[73]      Les appelantes contestent la conclusion de la Cour fédérale qu’une sanction pécuniaire ne constitue pas le recours approprié en l’espèce : mémoire, au paragraphe 56. La question n’est pas de savoir si une sanction pécuniaire est appropriée, mais plutôt celle de savoir si les appelantes peuvent, d’une part, invoqué la LRCÉ à la recherche d’une sanction pécuniaire et, d’autre part, ne pas satisfaire les conditions de responsabilité civile extracontractuelle qui y sont prévues.

[74]      Pour ces motifs, je n’ai pas été persuadé que la Cour fédérale a erré en décidant que la ministre n’avait pas commis de faute au sens de la LRCÉ.

3)    La cause des dommages subis par les appelantes

[75]      Compte tenu de mes conclusions quant au statut du gouverneur en conseil et l’absence de faute de la part de la ministre, la question de savoir si une faute quelconque a causé les dommages que revendiquent les appelantes ne se pose pas.

[76]      Pour ces motifs, je rejetterais le recours des appelantes fondé sur la LRCÉ.

B.    L’expropriation déguisée

[77]      La Cour fédérale a rejeté la demande des appelantes voulant qu’elles aient droit à l’indemnisation en raison de l’expropriation déguisée de leurs terrains, opérée par la prise du décret d’urgence sans indemnisation concomitante. Cette demande se fondait sur la suppression des utilisations raisonnables des terrains visés par le décret d’urgence et l’absence d’une disposition claire et explicite écartant l’obligation d’indemniser les appelantes pour la dépossession de leurs terrains. La Cour fédérale a rejeté cette demande au motif que le Parlement a prévu un mécanisme d’indemnisation — l’article 64 de la Loi — pour les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence. La Cour s’est dite d’accord avec l’affirmation de l’intimée « […] qu’en adoptant l’article 64 de la Loi, le Parlement s’est trouvé à écarter le recours de droit commun en expropriation déguisée, émanant tant de la présomption interprétative issue de la common law que de l’article 952 du CcQ, "au profit d’un régime d’indemnisation statutaire spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la [Loi]" » : décision, au paragraphe 225.

[78]      Les appelantes soutiennent que cette conclusion est erronée. Elles invoquent la présomption de la common law qu’à moins « d’une disposition législative claire et non équivoque, une loi ne peut avoir pour effet de déposséder une personne de sa propriété sans juste et préalable indemnité », présomption qui a été mise en application dans le droit canadien par la Cour suprême dans Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine (1978), [1979] 1 R.C.S. 101, 1978 CanLII 22 (Manitoba Fisheries), et R. c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533, 1985 CanLII 76 (Tener).

[79]      Les appelantes se prévalent de la décision de la Cour suprême Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35, [2018] 2 R.C.S. 577 (Lorraine), où la Cour, sous la plume du juge en chef Wagner, écrit [au paragraphe 2] :

[…] Ainsi, lorsqu’une administration municipale exerce abusivement son pouvoir de réglementer les usages permis sur son territoire dans le but de procéder à une expropriation sans verser d’indemnité, deux modes de réparation s’offrent alors au propriétaire lésé. Il peut demander que la réglementation qui a entraîné l’expropriation soit déclarée nulle ou inopposable à son égard. Dans l’éventualité où cette avenue ne lui était plus ouverte, il lui est loisible de réclamer le paiement d’une indemnité correspondant à la valeur du bien dont il est spolié.

[80]      Les appelantes prétendent que le décret d’urgence empêche, en effet, toute utilisation raisonnable de leur terrain et, de ce fait, opère une expropriation déguisée. La présence d’un régime indemnitaire qui n’a jamais été mis en œuvre ne peut changer le caractère des conséquences du décret.

[81]      Pour sa part, l’intimée appuie les conclusions de la Cour fédérale. Elle souligne le facteur de l’appropriation dont il est fait mention dans la décision de la Cour fédérale. Dans cette perspective, il ne peut y avoir une expropriation déguisée que s’il y a « […] l’appropriation (« taking ») d’un intérêt dans la propriété par l’autorité publique et la suppression de toutes les utilisations raisonnables de cette propriété » : mémoire de l’intimée, au paragraphe 90. L’intimée nie qu’il y a eu appropriation des terrains des appelantes en l’instance puisque celles-ci conservent la pleine propriété de leurs terrains, qui demeurent des terrains privés.

[82]      Je vais commencer mon analyse en examinant la jurisprudence de la Cour suprême, notamment les arrêts Manitoba Fisheries et Tener afin de cerner les paramètres de la doctrine de l’expropriation déguisée. J’examinerai ensuite la jurisprudence québécoise. Je terminerai en examinant la question du recours au droit québécois pour combler un vide juridique au sein du régime fédéral.

[83]      Les demandeurs Manitoba Fisheries, vendeurs et exportateurs de poissons d’eau douce, ont perdu l’achalandage de leur entreprise lorsque le gouvernement fédéral a adopté une loi selon laquelle toute exportation interprovinciale et internationale de poissons d’eau douce devait passer par l’Office de commercialisation du poisson d’eau douce. La loi fédérale prévoyait que la transition des entreprises privées œuvrant dans le domaine se ferait sous l’égide des ententes conclues par les gouvernements fédéral et provinciaux. Une entente est survenue entre le Canada et le Manitoba, mais la province a choisi de ne pas indemniser Manitoba Fisheries.

[84]      À la page 110 de sa décision, la Cour suprême a écrit :

Une fois admis que la perte de l’achalandage de l’entreprise de l’appelante, à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi et de la création de l’Office, est la perte d’un bien et que cet achalandage a été acquis par un organisme fédéral de par la force d’une loi, il faut à mon avis conclure que l’appelante a été privée d’un bien que le gouvernement a acquis.

[85]      La Cour a ensuite entériné les propos du juge qui a rejeté la requête en radiation de la déclaration de Manitoba Fisheries, le juge Smith. Lors de cette requête, le Canada prétendait que la poursuite devait viser le Manitoba et non le Canada. Le juge Smith a rejeté cette affirmation :

[…] C’est une loi du Parlement fédéral qui leur a enlevé leur entreprise et leur a interdit de se livrer à l’exportation du poisson. Il devait nécessairement en être ainsi puisque le commerce international et interprovincial relève de la compétence exclusive du Parlement et du gouvernement du Canada et, même s’il paraît que la Loi en question, la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, a été adoptée en réponse aux demandes de plusieurs provinces, il s’agit exclusivement d’une loi fédérale. L’accord du 4 juin 1969 entre le Canada et le Manitoba ne change rien à la situation. Les demandeurs ne sont pas parties à l’accord qui ne leur a conféré aucun droit.

Manitoba Fisheries, à la page 117.

[86]      Une fois cette conclusion acceptée par la Cour suprême, celle-ci passa sans détour à sa conclusion [à la page 118] :

A mon avis, la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce et l’Office qu’elle établit ont eu pour effet de priver l’appelante de l’achalandage attaché à son entreprise en activité et ont, à toutes fins pratiques, rendu inutiles ses biens corporels; en outre, l’achalandage constitue un bien pour la perte duquel l’appelante n’a jamais été indemnisée. Rien dans la Loi n’autorise le gouvernement à prendre possession d’un tel bien sans verser d’indemnité et, puisque je conclus qu’il y a effectivement eu dépossession, je dois conclure que celle-ci n’était pas autorisée vu la règle bien établie que [traduction] « sauf si ses termes l’exigent, une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation » (lord Atkinson, dans l’arrêt Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel, précité).

[87]      Le fait déterminant dans l’affaire Manitoba Fisheries est que celle-ci n’avait aucun recours face à la perte de son achalandage, ni sous la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce [L.R.C. (1985), ch. F-13], ni sous l’entente entre le Canada et le Manitoba. Une fois qu’il était acquis qu’il y avait eu appropriation de l’achalandage au profit de l’Office et que Manitoba Fisheries était sans autre recours, la Cour suprême a mis à contribution le principe énoncé en Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., [1920] A.C. 508, [1920] UKHL 1 (BAILII) (De Keyser’s Royal Hotel) afin d’indemniser Manitoba Fisheries.

[88]      À mon avis, Manitoba Fisheries n’est d’aucun secours pour les appelantes. Dans les faits, il n’y a pas eu d’appropriation puisque l’intimée n’a acquis aucun intérêt quelconque dans les terrains de celles-ci. Les appelantes en demeurent propriétaires à part entière même si leur jouissance en est limitée. D’autre part, les appelantes ne sont pas sans autre recours, un sujet auquel je toucherai plus longuement ci-dessous.

[89]      Les faits de l’arrêt Tener se distinguent de ceux de Manitoba Fisheries. Ils sont très bien résumés dans le sommaire de la cause paru dans les Recueils de la Cour Suprême [Tener, aux pages 533–534] :

Les intimés sont propriétaires immatriculés de claims miniers maintenant situés à l’intérieur du parc provincial Wells Gray. Les conditions régissant l’exploitation de ressources naturelles dans le parc Wells Gray sont devenues de plus en plus strictes et, plusieurs années avant l’action, les intimés se sont vu refuser le permis d’utilisation de parc nécessaire pour explorer ou exploiter les claims. Les intimés ont finalement reçu une lettre les avisant qu’aucuns nouveaux travaux d’exploration ou d’exploitation ne pouvaient être autorisés en vertu de la politique relative aux parcs en vigueur [l’Avis] et leur demandant de soumettre une proposition détaillée de transport par renonciation. Les intimés ont vu là une interdiction définitive d’explorer leurs claims et ont intenté cette action présentée sous forme d’exposé de cause. La question principale est de savoir si le refus de Sa Majesté d’accorder un permis d’utilisation de parc dont les intimés ont besoin pour exploiter leurs claims miniers donne droit à une indemnité en vertu de la [Loi].

[90]      Le contexte statutaire était assez compliqué puisqu’il y avait plusieurs lois qui touchaient à la question de l’indemnité. En fin de compte, la Cour suprême a décidé que la disposition pertinente était l’article 11 de la Park Act [S.B.C. 1965, ch. 31] qui incorporait par renvoi certains articles de la Department of Highways Act :

[traduction] 11. Pour les fins de la création ou l’agrandissement de tout parc ou espace récréatif, le Ministre, pour le compte de Sa Majesté la Reine du chef de la province, avec l’approbation du lieutenantgouverneur en conseil, peut

a) acheter ou autrement acquérir, recevoir des biensfonds, des améliorations sur les biensfonds, du bois, des droits de coupe et tous autres droits, et prendre possession de ces biens,

[...]

c) exproprier des biensfonds, auquel cas les dispositions de la Department of Highways Act s’appliquent, mutatis mutandis, dans le cas d’expropriation.

Tener, au paragraphe 53 [page 560].

[91]      La Cour suprême a précisé le sens de cette disposition en l’interprétant selon les règles ordinaires d’interprétation législative, ce qui l’amena à conclure que “bien-fonds” comprend un droit réel immobilier (les claims miniers) et que l’extinction d’un droit réel immobilier doit être comprise dans le sens ordinaire de l’expression “expropriation d’un bien-fonds” : Tener, au paragraphe 53.

[92]      La Cour suprême avait commencé son analyse en se demandant quel droit les intimés avaient perdu et quel droit le gouvernement avait acquis? La Cour suprême a conclu que les permis de plus en plus restrictifs aboutissant au refus de délivrer quelque permis que ce soit (l’Avis) avaient pour objet de protéger la valeur du parc au sein duquel se situaient les claims miniers des intimés. L’Avis a donc « enlevé de la valeur au bien des intimés et a ajouté de la valeur au parc » : Tener, au paragraphe 60 [pages 564 et 565].

[93]      La Cour suprême a alors conclu que l’Avis constituait une expropriation au sens de la Department of Highways Act, ce qui ne laissait que la question de l’évaluation de l’indemnité.

[94]      Ce qui distingue Tener de Manitoba Fisheries est le fait que les demanderesses dans Tener on fait valoir leurs droits à l’indemnité aux termes de la loi qui traitait de l’expropriation de bien-fonds tandis que la demanderesse en Manitoba Fisheries a eu gain de cause en invoquant la doctrine de common law d’expropriation déguisée. La conclusion de la Cour Suprême dans l’arrêt Tener est le fruit de son interprétation de la Park Act. L’arrêt de principe De Keyser’s Royal Hotel n’y figure qu’en guise de rappel du principe d’indemnisation. Mais, tout comme dans Manitoba Fisheries, la Cour suprême a trouvé qu’il y avait eu appropriation d’un bien par l’autorité publique.

[95]      Ceci nous amène à la jurisprudence québécoise. Le contexte québécois n’est pas celui des provinces de common law en raison de l’article 952 du CcQ et de l’article 6 de la Charte québécoise. Il y a une jurisprudence abondante qui traite du zonage abusif et du recours en expropriation déguisée. La Cour suprême a exposé les recours en cas de zonage abusif au paragraphe 2 de l’arrêt Lorraine que je reproduis encore une fois ci-dessous par souci de commodité :

Dans les cas où une expropriation est effectuée en dehors de ce cadre législatif, pour des motifs obliques, notamment afin d’éviter le paiement d’une indemnité, on dit alors qu’il s’agit d’une expropriation déguisée. Ainsi, lorsqu’une administration municipale exerce abusivement son pouvoir de réglementer les usages permis sur son territoire dans le but de procéder à une expropriation sans verser d’indemnité, deux modes de réparation s’offrent alors au propriétaire lésé. Il peut demander que la réglementation qui a entraîné l’expropriation soit déclarée nulle ou inopposable à son égard. Dans l’éventualité où cette avenue ne lui était plus ouverte, il lui est loisible de réclamer le paiement d’une indemnité correspondant à la valeur du bien dont il est spolié. [Je souligne.]

[96]      Il est à noter que le recours pour expropriation déguisée aux termes de l’article 952 du CcQ n’est disponible que si le propriétaire ne peut se prévaloir des recours de droit administratif. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce où les appelantes n’ont pas exercé leurs droits de faire respecter la Loi.

[97]      Les faits de l’affaire Lorraine sont pertinents. Le demandeur avait acheté un terrain situé dans la Ville de Lorraine lorsque le zonage autorisait la construction d’ensembles résidentiels. La Ville a modifié le zonage en adoptant un nouveau règlement selon lequel la plus grande partie du terrain de la demanderesse est devenu zone de conservation. Au fil du temps, la ville a aménagé quelques infrastructures servant à la randonnée pédestre et au ski de fond, notamment des ponceaux, escaliers, clôtures et bancs publics. Tout ça pour dire que la Ville s’est comportée comme si elle avait acquis un droit de propriété dans ce terrain privé lui permettant de l’utiliser à titre de parc public, ce qui s’apparente à l’appropriation.

[98]      Il en était de même dans l’arrêt Benjamin c. Montréal (Ville, Cité de Côte Saint-Luc), 2003 CanLII 33374 (C. sup. Qué.) où un terrain privé dont le zonage a été changé a été incorporé dans un parc municipal, entouré d’une clôture et aménagé de sentiers, de lampadaires et assujetti à d’autres travaux. Cet état des choses a été considéré comme une expropriation déguisée.

[99]      Ceci m’amène à la constatation que, bien que la jurisprudence québécoise ne fait pas nécessairement de l’appropriation une condition explicite du recours sous l’article 952, il appert que c’est le cas. Il serait surprenant qu’il en soit autrement puisque l’article 952 traite de l’expropriation :

952. Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité.

[100]   Donc, le recours à l’article 952 en vue d’obtenir une indemnité présuppose qu’il y ait eu une expropriation, c’est-à-dire, une appropriation.

[101]   Pour ce qui est du recours au droit québécois à titre de droit supplétif, cette question a été décidée par notre Cour dans l’arrêt Groupe Maison Candiac. Compte tenu du régime d’indemnisation mis en place par la Loi, il n’y a aucun vide juridique qui doit être comblé par le recours au droit québécois à titre de droit supplétif.

[102]   Dans les faits, il n’y a pas eu d’expropriation déguisée parce que le gouvernement fédéral n’a rien acquis des appelantes. À la suite de la prise du décret d’urgence, ceux-ci se trouvent avec un terrain qui ne leur est plus utile aux fins pour lesquelles elles l’ont acquis, mais elles en demeurent les propriétaires. La Loi prévoit la possibilité d’indemnisation en ces circonstances. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à l’expropriation déguisée du common law ni à l’article 952 du CcQ ou l’article 6 de la Charte québécoise pour rendre justice aux appelantes.

[103]   Celles-ci s’insurgent contre l’idée qu’un régime qui n’a pas été mis en œuvre puisse leur rendre justice. Malheureusement, le régime n’a pas été mis en œuvre parce que les appelantes se sont abstenues de prendre les mesures nécessaires pour le mettre en œuvre. Si le gouverneur en conseil ou la ministre n’ont pas respecté la Loi, les appelantes avaient à portée de main les outils pour exiger qu’ils s’y conforment. Les appelantes avaient le loisir de choisir parmi les recours qui s’offraient à eux, mais elles avaient tort de penser que ces recours étaient équivalents à tous égards. Comme je l’ai dit ci-dessus, l’action en responsabilité civile extracontractuelle comporte des difficultés qui ne sont pas présentes en droit administratif. Il en va de même du recours en expropriation déguisée.

[104]   Il est important de préciser ici qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une reprise de la doctrine que la Cour suprême a infirmée dans l’arrêt TeleZone, c’est-à-dire la nécessité d’invalider une décision administrative par voie de contrôle judiciaire avant de réclamer la réparation par action. En l’espèce, le recours de droit public était suffisant pour faire respecter l’article 64 de la Loi, ce qui mènerait à l’indemnisation des appelantes. Le recours en droit public n’est pas une étape préliminaire à franchir avant que les appelantes puissent faire valoir leur droit à l’indemnisation par action. Il s’agit plutôt du moyen mis à la disposition des appelantes pour obtenir l’indemnisation qu’elles réclament. Si les appelantes n’ont pas gain de cause devant cette cour, ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas respecté le processus à suivre, mais plutôt parce qu’elles n’ont pas rempli les conditions des recours dont elles se sont prévalues.

[105]   Pour ces motifs, je rejetterais l’appel.

VI.   Les dépens

[106]   Les appelantes ont aussi porté en appel la décision de la Cour fédérale quant aux dépens. Malgré le fait que l’action des appelantes a été rejetée, la Cour ne les a pas condamnées à défrayer les frais de l’intimée, y compris ses frais d’experts, et s’est contentée de rejeter leur action sans frais.

[107]   Les appelantes font valoir qu’elles avaient demandé, lors du procès, leurs entiers dépens et leurs frais d’experts. Elles soutiennent que la Cour fédérale a eu tort de ne pas les leur accorder. Elles prétendent que les dépens, sur une base avocat-client, sont adjugés lorsque des raisons d’intérêt public sont en jeu.

[108]   La Cour fédérale était consciente des aspects inusités de la cause présentée par les appelantes, c’est pourquoi les appelantes ont échappé aux dépens malgré le fait qu’elles étaient les parties perdantes. Pour ce qui est d’intérêt public dans ce litige, il faut distinguer entre ceux qui représentent l’intérêt public dans un litige où ils n’ont aucun intérêt pécuniaire et ceux qui s’occupent de leurs intérêts pécuniaires en invoquant l’intérêt public. Cela ne veut pas dire que les questions soulevées ne sont pas importantes, mais les appelantes auraient poursuivi l’intimée pour leurs pertes se chiffrant à quelque 22 000 000 $ même si la cause était tout à fait banale. L’intérêt public n’est pas un facteur qui justifie les dépens sur une base avocat-client en l’espèce.

[109]   Les appelantes font aussi valoir que, parce que leur cause s’apparente à une cause d’expropriation déguisée, ils ont droit à leurs frais et leurs frais d’experts au même titre que si elles avaient fait l’objet d’une expropriation en règle. Les causes citées par les appelantes à l’appui de leurs revendications concernent des propriétaires qui ont eu à encourir des honoraires d’avocat afin d’invalider une expropriation de leurs terrains qui était illégitime. En l’espèce, il n’y a eu ni expropriation illégitime ni invalidation d’une ordonnance illégitime.

[110]   Je n’ai pas été persuadé que la Cour fédérale a mal exercé sa discrétion quant aux dépens qui l’aurait amené à commettre une erreur manifeste et dominante. Je rejetterais donc ce moyen d’appel.

[111]   Pour ce qui est de cet appel, je partage l’avis de la Cour fédérale que les circonstances ne justifient pas que les appelantes assument les frais de l’intimée.

VII.  Conclusion

[112]   Pour ces motifs, je rejetterais l’appel sans frais.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Locke, J.C.A. : Je suis d’accord.

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