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NOTE DE L’ARRÊTISTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.

IMM-6497-18

2022 CF 1276

Issam Al Yamani (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Roy—Par vidéoconférence, 13 septembre 2021; Ottawa, 9 septembre 2022.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de résidents permanents — Demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre défendeur a refusé d’accorder au demandeur une dispense en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur, un Palestinien apatride, est devenu résident permanent en 1985 — Il a reconnu son affiliation au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation terroriste — Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité a conclu que le demandeur était interdit de territoire — Un certificat de sécurité a été délivré — La Section de l’immigration (la SI) a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du FPLP et qu’il s’était livrée à des actes de terrorisme — La SI a considéré que l’implication du demandeur au sein du FPLP était suffisante pour qu’il soit déclaré interdit de territoire — La dispense en application du paragraphe 34(2) de la Loi a été refusée par le ministre — La décision du ministre se fondait sur un mémoire signé par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) semblant dénoter que la notion d’« intérêt national » est d’une portée plus restreinte que celle décrite par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), où on laisse plus de place pour des facteurs autres que la sécurité nationale et la sécurité publique — Le mémoire au ministre montre une tendance à minimiser rapidement les aspects positifs, tout en mettant davantage l’accent sur ceux qu’il considère comme moins positifs — Il ne traite pas en détail de ce qu’a déclaré le demandeur, à savoir qu’il était un homme nouveau — Il exprime l’avis qu’il faudrait maintenir l’interdiction de territoire du demandeur parce que celui-ci n’est pas parvenu à convaincre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national — La décision du ministre était-elle raisonnable? — Non — Il doit y avoir une certaine proportionnalité entre les motifs fournis et l’effet qu’aura la décision sur les droits et les intérêts de la personne concernée — Il ne faisait aucun doute que la décision du ministre avait de sérieuses répercussions sur le demandeur — La seule question qui se posait était celle de savoir si le ministre a rejeté à juste titre la dispense possible que le législateur a créée — Pour que cela ait été fait de manière raisonnable, la décision devait être justifiée et refléter les enjeux, ce qui n’était pas le cas ici — Il ne suffit pas de résumer les arguments invoqués et de formuler ensuite une conclusion péremptoire, car cela n’aide pas à comprendre la décision qui a été rendue et sa justification — Le décideur se doit de traiter des éléments de preuve — Ici, l’accent a été mis exclusivement sur les activités menées par le demandeur à l’appui du FPLP, qui ont pris fin en 1991 — Tout au long de son évaluation, l’ASFC a insisté sur les facteurs prédominants dans le cadre de son examen de l’« intérêt national », c’est-à-dire la sécurité nationale et la sécurité publique — Cependant, la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, a résisté à des tentatives pour transformer l’« intérêt national » en « sécurité publique » et en « sécurité nationale » seulement — En décidant d’accorder ou non la dispense recherchée, les motifs fournis doivent être proportionnés aux intérêts de la personne — La portée du paragraphe 34(2) de la Loi ne se limite pas à la sécurité nationale et à la sécurité publique — Des facteurs personnels doivent être pris en compte dans le cadre de l’application du paragraphe 34(2) — En l’espèce, on ne pouvait pas échapper à un examen des caractéristiques personnelles du demandeur qui semblaient avoir un lien direct avec la question de savoir s’il posait ou non une menace pour la sécurité du Canada — En résumé, le mémoire au ministre était lacunaire — L’accent doit être mis sur l’intérêt national, qui est d’une portée plus large que celle de la sécurité nationale et de la sécurité publique — L’accès à la dispense que prévoit le paragraphe 34(2) ne se limite pas à une affiliation qui est tout à fait innocente ou forcée — Le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour rendre sa décision en vertu du paragraphe 34(2) — Mais pouvoir discrétionnaire et décision arbitraire ne sont pas synonymes — La décision était déraisonnable parce que le processus décisionnel n’a pas répondu pas aux exigences modernes établies dans l’arrêt Vavilov — L’affaire a été renvoyée au décideur pour nouvel examen — Demande accueillie.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — Le demandeur, un Palestinien apatride, est devenu résident permanent en 1985 — Il a reconnu son affiliation au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation terroriste — Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité a conclu que le demandeur était interdit de territoire — Un certificat de sécurité a été délivré — Le demandeur a été déclaré interdit de territoire — Le ministre défendeur a refusé d’accorder au demandeur la dispense en application du paragraphe 34(2) de la Loi — La décision du ministre se fondait sur un mémoire signé par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada — Ce mémoire montre une tendance à minimiser rapidement les aspects positifs, tout en mettant davantage l’accent sur ceux qu’il considère comme moins positifs — Il ne traite pas en détail de ce qu’a déclaré le demandeur, à savoir qu’il était un homme nouveau — Il exprime l’avis qu’il faudrait maintenir l’interdiction de territoire du demandeur parce que celui-ci n’est pas parvenu à convaincre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national — Il s’agissait de déterminer si la décision du ministre était raisonnable — L’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov a accordé une importance nouvelle à la nécessité que non seulement les décideurs arrivent à une issue raisonnable, mais aussi que la cour de révision s’intéresse au processus décisionnel — Il doit y avoir une certaine proportionnalité entre les motifs fournis et l’effet qu’aura la décision sur les droits et les intérêts de la personne concernée — Le décideur se doit de traiter des éléments de preuve — Ceci n’a pas été fait en l’espèce — L’accent a été mis exclusivement sur les activités menées par le demandeur à l’appui du FPLP — La décision du ministre était déraisonnable parce que le processus décisionnel n’a pas répondu pas aux exigences modernes établies dans l’arrêt Vavilov.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre défendeur a refusé d’accorder au demandeur une dispense en vertu du paragraphe 34(2)[1] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Le demandeur, un Palestinien apatride, est arrivé au Canada en 1985 et est devenu résident permanent. Il a reconnu plus tard son affiliation au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Le FPLP se livre à des activités que l’on associe habituellement au terrorisme. Les vérifications des antécédents qui ont été faites dans le cadre de la demande de citoyenneté du demandeur en 1988 ont mené à l’établissement d’un rapport du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (le CSARS), qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire. Un certificat de sécurité a été délivré à la suite d’une décision du gouverneur général en conseil. Le rapport du CSARS et la décision du gouverneur général en conseil ont fait l’objet de deux demandes de contrôle judiciaire, les premières d’un grand nombre de demandes du même genre qui ont été déposées les années suivantes. Dans la décision qui a établi l’interdiction de territoire du demandeur (2005 CanLII 56976 (C.I.S.R.)), la Section de l’immigration (la SI) a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du FPLP et qu’il y avait des raisons de croire que cette organisation s’était livrée à des actes de terrorisme. Il a été conclu que l’association avec le FPLP s’est poursuivie après que le demandeur a obtenu le droit d’établissement. La SI a considéré que l’implication du demandeur au sein du FPLP était suffisante pour qu’il soit déclaré interdit de territoire. La Cour fédérale a confirmé que la décision de la SI était raisonnable. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de l’époque a refusé la dispense que le demandeur souhaitait obtenir, en application du paragraphe 34(2) de la Loi. La demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accueillie (2007 CF 381) et l’affaire a été renvoyée en vue d’une nouvelle décision. Le ministre a refusé encore une fois d’accorder une dispense en mars 2012. Une autre demande de contrôle judiciaire a donné lieu à une entente entre les parties pour procéder à un nouvel examen de l’affaire à la suite de l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) rendu par la Cour suprême.

La décision du ministre en cause ici a suivi le format employé dans le passé. Elle se fondait sur un document signé par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (le mémoire au ministre de 2018) qui offrait au ministre l’option suivante : accorder la dispense demandée ou non. Dans ce mémoire, l’ASFC a présenté au ministre la façon dont elle interprète l’arrêt Agraira. Le mémoire est quelque peu tendancieux, en ce sens qu’il semble dénoter que la notion d’ « intérêt national » est d’une portée plus restreinte que celle décrite dans l’arrêt Agraira, où on laisse plus de place pour des facteurs autres que la sécurité nationale et la sécurité publique. Le mémoire au ministre de 2018 souffre fondamentalement des mêmes vices que les notes d’information précédentes. Le mémoire au ministre montre une tendance à minimiser rapidement les aspects positifs, voire à en faire tout bonnement abstraction, tout en mettant davantage l’accent sur ceux qu’il considère comme moins positifs. L’évaluation n’est pas favorable au demandeur. Elle se lit comme un document d’accusation à cause de son affiliation antérieure au FPLP. Il est fait abstraction du fait qu’il a renoncé à son affiliation en 1991. Le mémoire émet l’hypothèse qu’il aurait poursuivi ses activités s’il n’était pas devenu une personne d’intérêt aux yeux des autorités canadiennes. En fait, l’évaluation que comporte le mémoire au ministre s’étend sur les activités qui, sans aucun doute, visaient à soutenir le FPLP, mais qui n’ont pas été considérées comme violentes. Le mémoire au ministre n’explique jamais la pertinence des activités qui ont amené à déclarer le demandeur interdit de territoire et, plus important encore, en quoi ce fait a une incidence sur la sécurité nationale et la sécurité publique 27 ans après son départ du FPLP. Le mémoire au ministre ne traite pas en détail de ce qu’a déclaré le demandeur, à savoir qu’il était un homme nouveau et qu’il n’était un danger pour personne, comme l’ont soutenu aussi de nombreuses personnes qui l’appuyaient et qui ont fourni des témoignages écrits souvent longs. En fin de compte, le mémoire au ministre exprime l’avis qu’il faudrait maintenir l’interdiction de territoire du demandeur parce que celui-ci n’est pas parvenu à convaincre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

Il s’agissait de déterminer si la décision du ministre était raisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie. [jugement]

La décision n’était pas raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, la Cour suprême a accordé une importance nouvelle à la nécessité que non seulement les décideurs arrivent à une issue raisonnable, mais aussi que la cour de révision s’intéresse au processus décisionnel. Il doit y avoir une certaine proportionnalité entre les motifs fournis et l’effet qu’aura la décision sur les droits et les intérêts de la personne concernée. Il ne faisait aucun doute que la décision du ministre avait de sérieuses répercussions sur le demandeur. La seule question qui se posait était celle de savoir si le ministre a rejeté à juste titre la dispense possible que le législateur a créée. Pour que cela ait été fait de manière raisonnable, la décision devait être justifiée et refléter les enjeux. C’est ce qui manquait ici. Il ne suffit pas de résumer les arguments invoqués et de formuler ensuite une conclusion péremptoire, car cela n’aide pas à comprendre la décision qui a été rendue et sa justification. Le décideur se doit de traiter des éléments de preuve. Dans la présente affaire, le mémoire au ministre ne traite pas des éléments de preuve. L’accent a été mis, à toutes fins pratiques, exclusivement sur les activités menées par le demandeur à l’appui du FPLP, qui ont pris fin en 1991, et sur l’opinion selon laquelle le demandeur présentait néanmoins un danger pour la sécurité du Canada. On ignore en quoi les activités menées à l’appui du FPLP qui ont pris fin en 1991 étayent cette conclusion. Tout au long de son évaluation, l’ASFC a insisté sur les facteurs prédominants dans le cadre de son examen de l’« intérêt national », c’est-à-dire la sécurité nationale et la sécurité publique. Il semble parfois que le mémoire au ministre cherche à punir le demandeur pour les activités qu’il a menées il y a plus de 27 ans de cela. Si c’est le cas, les raisons pour conclure que la sécurité nationale et la sécurité publique sont en cause doivent être exposées pour que la décision soit raisonnable. Par ailleurs, l’interprétation que l’on semble faire de l’arrêt Agraira dans le mémoire au ministre ne cadre peut-être pas avec la décision elle-même. Le mémoire réitère à de nombreuses reprises que [traduction] l’« intérêt national » est principalement lié à la sécurité nationale et à la sécurité publique. Cependant, la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, a résisté à des tentatives pour transformer l’« intérêt national » en « sécurité publique » et en « sécurité nationale » seulement, malgré les arguments en ce sens qu’invoquait le gouvernement dans cette affaire. En décidant si un demandeur devrait se voir accorder la dispense recherchée, les motifs fournis par le ministre doivent être proportionnés aux intérêts de la personne. Il ne fait aucun doute que la portée du paragraphe 34(2) de la Loi ne se limite pas à la sécurité nationale et à la sécurité publique. Des facteurs personnels, autres que la sécurité nationale et la sécurité publique, doivent être pris en compte dans le cadre de l’application du paragraphe 34(2). En l’espèce, on ne pouvait pas échapper à un examen des caractéristiques personnelles du demandeur qui semblaient avoir un lien direct avec la question de savoir s’il posait ou non une menace pour la sécurité du Canada.

En résumé, le mémoire au ministre, qui constitue la décision que celui-ci a adoptée, était lacunaire. Il y avait de sérieuses lacunes qui obligeaient à conclure que la décision était déraisonnable. L’accent doit être mis sur l’intérêt national, qui est d’une portée plus large que celle de la sécurité nationale et de la sécurité publique. La présence au Canada doit être évaluée par rapport à la norme que prévoit la loi : il faudrait que le ministre dise pourquoi il n’est pas convaincu que la présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Les motifs d’interdiction de territoire sont pertinents, mais il faut qu’ils aient un lien avec l’intérêt national. La décision a défini l’intérêt national sous l’angle de la sécurité nationale et de la sécurité publique, même si l’arrêt Agraira a explicitement rejeté cette idée. Le mémoire au ministre a superposé les motifs d’interdiction de territoire à l’« intérêt national », un concept défini et analysé de manière étroite. La décision n’a jamais tenu compte de facteurs rédempteurs. Il est obligatoire de traiter des faits, des observations et des facteurs pertinents. L’accès à la dispense que prévoit le paragraphe 34(2) ne se limite pas à une affiliation qui est tout à fait innocente ou forcée. Il ne fait aucun doute que le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour rendre sa décision en vertu du paragraphe 34(2). Mais pouvoir discrétionnaire et décision arbitraire ne sont pas synonymes. Les motifs comptent. La décision n’était pas raisonnable, non pas à cause de son issue, une question non examinée dans les motifs, mais parce que le processus décisionnel n’a pas répondu pas aux exigences modernes auxquelles il est nécessaire de satisfaire depuis l’arrêt Vavilov. L’affaire a été renvoyée au décideur pour nouvel examen.

LOI ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34, 42.1, 72, 74.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2, 25.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, partie II.1.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1) e), g), 40.

JURISPRUDENCE CITÉE

Décisions appliquées :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, confirmant 2011 CAF 103, [2012] 4 R.C.F. 538 Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653.

décisions examinées :

Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.); Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 433 (1re inst.); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Al Yamani, 2005 CanLII 56976 (C.I.S.R.); Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1162, [2003] 3 C.F. 345; Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 381; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247; Shekari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 70.

Décisions MENTIONNéeS :

Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457; Shandi (Re) (1992), [1991] A.C.F. no 1319 (C.F. 1re inst.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482; Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457, [2006] A.C.F. no 1826; Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Laing, 2021 CAF 194.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre défendeur a refusé d’accorder au demandeur une dispense en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Barbara Jackman pour le demandeur.

James Todd et Emma Arenson pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Roy : Il s’agit d’une affaire inusitée, d’une affaire qui sort de l’ordinaire.

[2]        Monsieur Issam Al Yamani (le demandeur) a immigré au Canada en 1985. Il était membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). À de nombreuses reprises au cours des années qui ont suivi, le gouvernement du Canada s’est lancé dans diverses instances visant à le renvoyer du Canada.

[3]        La présente instance a été engagée par M. Al Yamani en vue de pouvoir bénéficier d’une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi) qui permet d’obtenir une dispense ministérielle à la suite d’un constat d’interdiction de territoire. Une fois que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre ou le défendeur) conclut « qu’il [n’est] pas dans l’intérêt national d’admettre des individus qui [ont] entretenu des contacts suivis avec des organisations terroristes connues ou avec des organisations ayant des liens avec des terroristes » (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira), au paragraphe 1), l’individu concerné risque d’être expulsé. Mais il faut que cette conclusion soit tirée.

[4]        En l’espèce, le ministre a refusé d’accorder la dispense que sollicitait le demandeur. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’article 72 de la Loi, M. Al Yamani fait valoir que la décision du ministre est déraisonnable; il conteste également la constitutionnalité du paragraphe 34(2) de la Loi, qui est la disposition qui autorise le ministre à accorder la dispense, lorsqu’une personne a été déclarée interdite de territoire, que demande M. Al Yamani. Voici les passages pertinents de l’article 34 :

Sécurité

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[…]

c) se livrer au terrorisme;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

Exception

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

Je signale que ce paragraphe 34(2) a été remplacé par ce qui est aujourd’hui l’article 42.1 de la LIPR, et j’en reproduis le texte par souci d’intégralité. Cependant, la présente affaire n’a pas trait à l’article 42.1, ni à sa constitutionnalité, comme les parties en ont convenu.

Exception — demande au ministre

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

Exception — à l’initiative du ministre

(2) Le ministre peut, de sa propre initiative, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de tout étranger s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

Considérations

(3) Pour décider s’il fait la déclaration, le ministre ne tient compte que de considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique sans toutefois limiter son analyse au fait que l’étranger constitue ou non un danger pour le public ou la sécurité du Canada.

La lettre de transmission de la décision du ministre (7 décembre 2018) à M. Al Yamani et le mémoire au ministre, qui émane de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et où il est recommandé de refuser la dispense, font précisément référence à une décision rendue aux termes du paragraphe 34(2). Cela s’explique par le fait que la décision d’interdiction de territoire a été rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 22 novembre 2005. Treize ans après, le ministre a refusé d’accorder la dispense.

[5]        Après avoir entendu les observations des avocats et examiné en détail la volumineuse quantité d’observations écrites, la Cour se doit de conclure que la décision du ministre ne satisfait pas au critère de la décision raisonnable qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov). Il n’est donc nul besoin d’examiner la constitutionnalité de l’article 34.

I.     Les faits

[6]        Le demandeur, M. Issam Al Yamani, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 29 novembre 2018 par laquelle le ministre a refusé de lui accorder une dispense en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR. Le demandeur est un ressortissant étranger qui a été déclaré interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1) f) de la LIPR parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. L’interdiction de territoire était fondée sur l’implication antérieure du demandeur au sein du FPLP.

[7]        Le demandeur conteste la décision du ministre pour des motifs de droit administratif et de droit constitutionnel. Cette décision, soutient-il, est déraisonnable parce qu’elle fait abstraction d’éléments de preuve ou ne les interprète pas correctement et qu’elle manque d’équilibre et de contexte. Il soutient également que le régime d’interdiction de territoire pour raison de sécurité que prévoit la LIPR, notamment l’alinéa 34(1) f) et l’ancien paragraphe 34(2), contrevient aux articles 2, 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada , 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[8]        Le demandeur est un Palestinien apatride, né le 23 janvier 1956 dans un camp de réfugiés au Liban. Un visa d’immigrant lui a été délivré le 21 mars 1984. Il est arrivé au Canada le 27 avril 1985 et est devenu résident permanent ce jour-là. Bien qu’il n’ait reconnu que plus tard son affiliation au FPLP, il était membre de cette organisation quand il est arrivé au Canada (affidavit du demandeur dans le dossier IMM-6497-18, daté du 11 juillet 2021). C’est quand M. Al Yamani a présenté une demande de citoyenneté canadienne en mai 1988 qu’il s’est retrouvé mêlé à diverses instances engagées au Canada en lien avec son statut d’immigrant. À l’évidence, ces instances sont toujours en cours. Dans son affidavit du 11 juillet 2021, le demandeur signale que son père était l’un des fondateurs du FPLP et que [traduction] « en 1997, j’ai reconnu que l’on considérerait que j’ai été membre du FPLP dans le passé » (au paragraphe 3).

[9]        Le FPLP se livre à des activités que l’on associe habituellement au terrorisme, comme des détournements d’avion, des enlèvements, des fusillades et des attentats à la bombe, dont des attentats suicides (Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 (la juge Snider), au paragraphe 31). De plus, depuis novembre 2003, selon la législation antiterroriste du Canada, le FPLP est inscrit comme « groupe terroriste » sur la liste prévue à la partie II.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

[10]      Les vérifications des antécédents qui ont été faites dans le cadre de la demande de citoyenneté en 1988 ont mené en fin de compte à l’établissement d’un rapport du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (le CSARS), qui a conclu que M. Al Yamani était interdit de territoire au Canada (3 août 1993). Le CSARS a recommandé qu’un certificat soit délivré, conformément à l’article 40 de la Loi sur l’immigration, qui était en vigueur à ce moment-là (L.R.C. (1985), ch. I-2). Le solliciteur général a délivré un certificat de sécurité à la suite d’une décision du gouverneur général en conseil, se disant convaincu que M. Al Yamani était une personne décrite à l’alinéa 19(1)g) de la Loi sur l’immigration (« celles dont on peut penser, pour des motifs raisonnables, qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles appartiennent à une organisation susceptible de commettre de tels actes ou qu’elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d’une telle organisation »).

[11]      Le rapport du CSARS et la décision du gouverneur général en conseil ont fait l’objet de deux demandes de contrôle judiciaire, les premières d’un grand nombre de demandes du même genre qui ont été déposées les années suivantes. Dans la décision Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.), le juge MacKay a conclu qu’« en prévoyant ultimement l’expulsion des résidents permanents qui appartiennent à une organisation sans définition étroite, la loi porte atteinte effectivement à la liberté des résidents permanents de s’associer à d’autres personnes dans le cadre d’organisations » (aux pages 225 et 226).

[12]      Le CSARS a produit un second rapport, daté celui-là du 17 avril 1998. Cette fois-ci, l’analyse a été axée sur la subversion contre un gouvernement démocratique (Israël). Le CSARS a conclu que [traduction] « M. Yamani s’est livré à des actes de subversion en aidant à atteindre l’objectif du FPLP et en facilitant sa mise en œuvre. Parce qu’il a eu recours à des tactiques de contre-surveillance et à des mots-codes, parce qu’il a procédé au transfert de fonds du FPLP, parce qu’il a facilité les déplacements de personnes pour qu’elles suivent un entraînement militaire auprès du FPLP et parce qu’il a établi des cellules, M. Yamani doit être considéré comme un individu qui, par ses efforts pour promouvoir l’objectif du FPLP, a pris part aux agissements subversifs de cette organisation » (à la page 19).

[13]      Il convient de signaler que c’est avant la production du second rapport du CSARS que M. Al Yamani a admis avoir été membre du FPLP, chose qu’il n’avait pas faite avant la production du premier rapport. Il a soutenu que [traduction] « depuis 1991, il n’est plus en contact avec aucun des dirigeants du FPLP. La dernière ‘activité liée au FPLP’ à laquelle il a participé sur le plan social ou politique a eu lieu en février 1993 à Damas, pour la démission de son père » (rapport du CSARS, 17 avril 1998, à la page 13).

[14]      La contestation dont notre Cour a été saisie dans le cadre d’un contrôle judiciaire a fini par être tranchée sur le fondement de savoir si l’allégation de subversion avait été établie ou non. La décision de notre Cour est publiée sous la référence Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 433 (1re inst.), et le sommaire que fait le juge Gibson des conclusions du CSARS figure au paragraphe 11 du jugement :

Le comité de surveillance a tiré les conclusions suivantes : le demandeur était chargé de s’occuper du transfert de grosses sommes d’argent pour le FPLP dans les territoires occupés en Israël. Le fait qu’il soit chargé de cette tâche laisse fortement entendre qu’il occupait un poste de confiance particulièrement important pour le FPLP; le demandeur a facilité le déplacement de personnes afin qu’elles reçoivent une formation militaire; le demandeur a accepté de livrer au Moyen-Orient des documents du FPLP dont on croit qu’il s’agissait de demandes d’adhésion au FPLP; jusqu’en 1990, le demandeur a aidé à amasser des fournitures et des documents utilisés pour faciliter la production de faux documents de voyage pour les membres du FPLP; en 1977, alors qu’il était le chef du FPLP à Abou Dhabi, le demandeur a été « impliqué » dans un attentat à la bombe contre un bureau d’Air Egypt dans les Émirats arabes unis; le FPLP est depuis longtemps membre de l’Organisation de libération de la Palestine et a lui-même [traduction] « la réputation internationale d’être un groupe terroriste particulièrement impitoyable »; malgré la progression du processus de paix entre Israël et l’Autorité palestinienne, l’objectif du FPLP n’a pas changé depuis le rapport ministériel; de plus, le demandeur n’avoue que les éléments qui, à ce qu’il croit, sont déjà connus ou ne peuvent plus être utilisés contre lui et il n’a pas fait preuve de la transparence essentielle pour créer une impression de sincérité.

La description de l’implication du demandeur au sein du FPLP (à l’exception de l’attentat à la bombe contre un bureau d’Air Egypt) demeure essentiellement la même au fil des ans. La Cour a conclu que le mot « subversion », à l’alinéa 19(1)e) de la Loi sur l’immigration, était imprécis, disant, au paragraphe 32, que le terme « subversion" est extraordinairement vague ». Néanmoins, la Cour n’a pas considéré que le terme était inconstitutionnellement vague.

[15]      La Cour est plutôt arrivée à la conclusion que, selon la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique aux questions de droit, le CSARS s’était fondé sur une autre décision de la Cour fédérale : (Shandi (Re) (1992), [1991] A.C.F. no 1319 (C.F. 1re inst.)), qui n’avait pas examiné avec un soin suffisant la description du terme « subversion ». Cela, a dit le juge Gibson, était une erreur susceptible de contrôle (au paragraphe 85).

[16]      Cette conclusion était précédée de deux paragraphes dans lesquels le juge Gibson a tenté de situer le contexte dans lequel s’inscrivaient les éléments de preuve soumis au CSARS [aux paragraphes 83 et 84] :

Certes, la crédibilité de la preuve émanant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) présentée devant le comité de surveillance et devant moi ne soulève aucun doute; mais si cette preuve pose problème, c’est que je me demande si elle est constituée en grande partie d’inférences raisonnables ou si elle consiste en des suppositions et des conjectures sans fondement valable. Il est certainement possible de prétendre que cette dernière hypothèse est la bonne en ce qui concerne l’acte de terrorisme commis en 1977 dans les Émirats arabes unis. Il en est de même des fins auxquelles les fonds acheminés au FPLP par le demandeur ont finalement été utilisés, mais cette question ne revêt pas grande importance car le SCRS et le comité de surveillance ne se sont pas beaucoup appuyés sur les fins auxquelles ces fonds ont finalement été utilisés et sur le fait que le demandeur connaissait ces fins. Le comité de surveillance a plutôt invoqué le fait non contesté que des fonds ont été acheminés par l’intermédiaire du demandeur simplement comme indicateur du niveau de confiance dont le demandeur jouissait de la part du FPLP.

La preuve concernant la capacité actuelle et future du FPLP démontrait qu’il n’est plus aussi puissant qu’auparavant et qu’il n’est plus l’organisation terroriste radicale qu’il était au début des années 1970. Le juge MacKay, dans la première décision Al Yamani [Al Yamani c. Canada (Solliciteur général), [1996] 1 C.F. 174 (1re inst.), à la p. 241], a décrit le FPLP comme un groupe à objectifs multiples et j’estime que la preuve présentée devant la Cour appuie cette description. Il continue à travailler avec l’OLP et, du moins en ce qui concerne sa droite, à laquelle le père du demandeur était identifié, il semble déterminé à mettre en œuvre une solution pacifique fondée sur un modèle « bigouvernemental ».

L’autre disposition invoquée devant le CSARS était l’alinéa 19(1) g), lequel interdisait d’admettre « les personnes au sujet desquelles il existe de bonnes raisons de croire qu’elles commettront des actes de violence de nature à porter atteinte à la vie ou à la sécurité humaines au Canada, ou qu’elles appartiennent à une association susceptible de commettre de tels actes ou qu’elles sont susceptibles de prendre part aux activités illégales d’une telle association ». La Cour a réglé la question de l’utilité de l’alinéa 19(1) g) de la Loi sur l’immigration en un seul paragraphe, qui met en doute l’influence du FPLP [au paragraphe 87] :

Le comité de surveillance n’a pas fait mention de la preuve qui lui a été présentée, selon laquelle le FPLP n’a plus l’influence qu’il avait. Il ne rejette pas la preuve émanant du demandeur selon laquelle le Canada est sans intérêt pour le FPLP. Le comité de surveillance ne cite aucun élément de preuve qui lui a été exposé et en raison duquel sa conclusion qu’« il existe toujours une possibilité que le FPLP commette des actes de violence au Canada » ne constituerait pas une pure supposition.

[17]      L’implication du demandeur au sein d’un groupe qui « n’a plus l’influence qu’il avait » n’est pas perçue par notre Cour comme assimilable à un acte de violence. Il n’est pas particulièrement surprenant que l’on ait privilégié une nouvelle approche après le succès de la seconde demande judiciaire : aucun certificat de sécurité n’a été utilisé. La question de l’interdiction de territoire de M. Al Yamani a été envoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vue d’une décision. Selon la première page de la décision que la Section d’immigration (la SI) a rendue le 22 novembre 2005 [Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Al Yamani, 2005 CanLII 56976 (C.I.S.R.)], l’audition de l’affaire a duré plus de 15 jours, commençant le 15 mai 2001 et prenant fin le 16 février 2005. En fin de compte, le demandeur a été déclaré interdit de territoire et une mesure de renvoi a été prise à son endroit. À ce jour, c’est cette décision qui établit l’interdiction de territoire de M. Al Yamani.

[18]      Peu après le début des audiences devant la SI, la Loi sur l’immigration a été remplacée par la LIPR. Le fondement des procédures d’interdiction de territoire a changé et M. Al Yamani a été informé le 11 avril 2002 que l’allégation à laquelle il faudrait répondre serait celle qui est énoncée à l’alinéa 34(1) f) de la LIPR. Les passages pertinents de l’article 34 sont déjà reproduits au paragraphe 4 des présents motifs de jugement.

[19]      La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Al Yamani était membre du FPLP et qu’il y avait des raisons de croire que cette organisation s’était livrée à des actes de terrorisme. La SI a procédé à ce que je considérerais comme un examen minutieux de la preuve, notamment les périodes de temps — depuis le moment où le demandeur a eu 18 ans et s’est joint à une cellule du FPLP jusqu’à son arrivée au Canada en avril 1985 — pendant lesquelles il a vécu et travaillé dans divers pays et où, pourrait-on soutenir, il n’a pas été impliqué activement au sein du FPLP.

[20]      Il a été conclu que l’association avec le FPLP s’est poursuivie après que le demandeur a obtenu le droit d’établissement. La SI signale que M. Al Yamani a nié devant la première formation du CSARS qu’il était membre du FPLP, mais qu’il a depuis lors reconnu qu’il l’avait été jusqu’au moment de son départ, que l’on situe en 1991 ou 1992. La SI a aussi aisément conclu que le FPLP avait recours à des actes de terrorisme, dont certains au cours de la période pendant laquelle M. Al Yamani a admis qu’il en était membre. La commissaire de la SI a écrit [au paragraphe 26] :

M. Al Yamani tente maintenant de prendre ses distances par rapport aux activités revendiquées publiquement par le FPLP pendant les années où il appartenait à l’organisation, mais lorsqu’il en était un membre actif, il n’a rien fait pour se dissocier de l’organisation ou de ses activités. En tant que jeune adulte puis en tant qu’adulte, il a fait le choix délibéré de joindre les rangs du groupe fondé en partie par son père. La notoriété du FPLP est surtout attribuable à de nombreux incidents qui sont survenus juste avant l’adhésion de l’intéressé au réseau d’étudiants. Néanmoins, l’intéressé a fait sienne l’idéologie de l’organisation, a occupé un poste de confiance en son sein et a participé à des activités pour le compte de l’organisation.

[21]      La SI n’a pas remis en question la manière dont notre Cour a décrit l’implication du demandeur au sein du FPLP. Elle a plutôt considéré que cette implication était suffisante pour qu’il soit déclaré interdit de territoire. La SI a été mise au courant que M. Al Yamani tentait de faire exercer le pouvoir discrétionnaire que prévoit le paragraphe 34(2) de la LIPR avant même la fin des procédures d’interdiction de territoire. Aucune conclusion n’a été tirée sur ce fondement et la SI, se conformant comme il se devait à la lettre de la loi, a conclu que M. Al Yamani était interdit de territoire au Canada. L’organisation dont il avait été membre avait pris part à des actes de terrorisme et le demandeur avait admis en faire partie. Le fait d’avoir quitté le FPLP en 1991 n’était pas pertinent.

[22]      La SI a également entrepris d’examiner l’argument du demandeur selon lequel l’alinéa 34(1)f) était inconstitutionnel parce qu’il violait les articles 2 et 15 de la Charte. Elle a conclu que, dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 (Suresh), la Cour suprême du Canada avait traité de cette question en lien avec une disposition de la Loi sur l’immigration qui reflétait de près l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Cet alinéa ne viole pas la garantie de liberté d’association que confère la Constitution. Quant à l’article 15 de la Charte, la SI a conclu que l’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711 (Chiarelli) constituait une réponse complète à la question. La mesure d’expulsion a été signée le 22 novembre 2005.

[23]      Pendant que la SI étudiait la question de l’interdiction de territoire, un autre litige se déroulait devant notre Cour et devant la Cour d’appel fédérale. Dans la décision Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1162, [2003] 3 C.F. 345, le juge Kelen s’est penché sur des arguments selon lesquels il était interdit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’entreprendre l’enquête devant la SI en raison du principe de l’autorité de la chose jugée, de même que pour cause d’irrecevabilité et d’abus de procédure. Le juge Kelen a rejeté ces arguments. L’appel interjeté devant la Cour d’appel fédérale ([Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)] 2003 CAF 482) n’a pas eu plus de succès.

[24]      Toutefois, cela n’a pas clos l’affaire car la décision relative à l’interdiction de territoire a été soumise à notre Cour par la voie d’une demande de contrôle judiciaire. L’affaire a été confiée à la juge Snider, et le jugement figure sous la référence [Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)] 2006 CF 1457, [2006] A.C.F. no 1826 [précité].

[25]      Notre Cour, après avoir conclu que la norme de contrôle applicable était la décision raisonnable, a laissé entendre que son analyse inclurait un examen assez approfondi des motifs invoqués par la SI. Voici les principales conclusions que notre Cour a tirées. L’analyse de l’alinéa 34(1)f) ne comporte aucun élément temporel. Les actes de terrorisme peuvent avoir lieu aujourd’hui, ou ils ont eu lieu dans le passé ou auront lieu dans l’avenir. Que les actes de terrorisme aient pris fin ou qu’il y ait eu une période au cours de laquelle aucun acte de cette nature n’a été commis importe peu. L’élément temporel n’est pas présent non plus lorsque l’on considère l’appartenance d’un individu à une organisation. Comme l’a écrit la juge Snider au paragraphe 12 : « (a)ucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes ». Le paragraphe 34(2) est donc un élément important du régime, ainsi que le signale la juge Snider :

En résumé, l’article 34 de la LIPR prévoit une approche globale permettant de décider des questions d’interdiction de territoire. Il répond aux objectifs visés de garantir la sécurité de la société canadienne (alinéa 3(1) h)) de la LIPR) et d’interdire de territoire les personnes qui constituent un danger pour la sécurité (alinéa 3(1) i)), tout en offrant le moyen (grâce au paragraphe 34(2)) à tout intéressé de faire apprécier de façon individuelle si sa présence est ou non préjudiciable à l’intérêt national. La Commission procède à une analyse des faits pour apprécier la nature de l’organisation et l’appartenance comme membre de l’intéressé. Le ministre décide pour sa part si l’intéressé, bien qu’il soit interdit de territoire, devrait être autorisé à demeurer au Canada. C’était là l’intention du législateur, selon moi, en adoptant l’article 34.

[26]      C’est sans trop de difficulté que notre Cour a confirmé que la décision de la SI était raisonnable, car la conclusion que cette dernière a tirée au sujet de l’affiliation de M. Al Yamani était même étayée par ce qu’il avait lui-même admis. De même, la conclusion selon laquelle le FPLP est une organisation terroriste a été jugée raisonnable. La Cour s’est dite particulièrement peu impressionnée par l’argument selon lequel « une organisation terroriste n’est terroriste que les jours où sont perpétrés des actes particuliers de terrorisme. Il est illogique de raisonner ainsi » (au paragraphe 25). Quoi qu’il en soit, la Cour signale que « [l]e dossier permet, en effet, de constater la corrélation entre les périodes où, selon ses propres dires, M. Al Yamani était membre du FPLP et les périodes où cette organisation s’est livrée à des actes terroristes » (au paragraphe 26). Compte tenu de l’affiliation reconnue de M. Al Yamani au FPLP et des nombreuses activités de cette organisation qui correspondaient à la définition du terme « terrorisme » donnée dans l’arrêt Suresh (au paragraphe 98), notre Cour a conclu que la décision de la SI résistait à l’examen assez poussé qu’elle avait effectué.

[27]      Quant aux questions relatives à la Charte que soulevait M. Al Yamani, notre Cour a trouvé une fois de plus appui dans l’arrêt Suresh pour conclure qu’il n’y avait pas eu violation de son droit à la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression. La SI avait conclu à juste titre que l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne violait pas les droits que l’article 2 de la Charte garantit à M. Al Yamani.

[28]      La Cour est arrivée à la même conclusion au sujet de la violation alléguée de l’article 15 de la Charte. Elle s’est dite moins que convaincue par la différence que M. Al Yamani cherchait à faire valoir entre le fait d’être un citoyen qui ne pouvait pas être assujetti à l’alinéa 34(1) f) et celui d’être un non-citoyen qui pouvait y être assujetti (Chiarelli, au paragraphe 32). Mais, en présumant une inégalité de traitement, « [o]n ne peut qualifier de condition immuable, comme le sont la race ou le sexe, l’appartenance au FPLP […] L’existence de M. Al Yamani en tant que Palestinien est, je veux bien l’admettre, une constante. On ne peut toutefois pas en dire autant de son appartenance volontaire au FPLP » (au paragraphe 53).

[29]      La juge Snider a conclu que les motifs que la SI avait énoncés étaient exhaustifs et détaillés : « [l]a Commission a […] procédé à l’analyse approfondie des arguments qui lui avaient été présentés » (au paragraphe 59). Ayant revu avec soin les motifs exposés par la SI, je ferais aisément écho à cette conclusion.

[30]      Finalement, la Cour a refusé de certifier les questions soumises.

[31]      Le débat a ensuite porté sur la dispense que M. Al Yamani souhaitait obtenir, en application du paragraphe 34(2) de la Loi.

[32]      Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de l’époque a refusé la dispense. La décision consiste en l’aval, par le ministre, d’une note d’information de quatre pages émanant du président de l’ASFC et recommandant de ne pas accorder de dispense.

[33]      La demande de contrôle judiciaire de cette décision a été accueillie par notre Cour (la juge Mactavish, qui siège aujourd’hui à la Cour d’appel fédérale). La Cour a fait remarquer que « [l]e ministre doit plutôt se demander si, nonobstant l’appartenance du demandeur à une organisation terroriste, il serait préjudiciable à l’intérêt national que le demandeur soit autorisé à rester au Canada » (Al Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 381 (Al Yamani (2007)), au paragraphe 12). Il s’agit là d’une décision que le ministre doit prendre lui-même : il ne peut en déléguer la responsabilité.

[34]      En 2007, notre Cour est arrivée à la conclusion que le ministre pouvait donner son aval à la recommandation de l’ASFC, qui deviendrait ensuite les motifs de la décision. Cependant, se fondant sur la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable (le jugement a été prononcé avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, lequel, au paragraphe 45, a « fond[u] en une seule les deux normes de raisonnabilité », soit celle de la décision manifestement déraisonnable et celle de la décision raisonnable simpliciter), une norme qui obligeait à faire preuve d’une très grande déférence envers le décideur, la Cour a estimé que la décision était suffisamment viciée pour qu’il soit nécessaire de la renvoyer en vue d’une nouvelle décision. En fait, la conclusion fondée sur la norme de la décision manifestement déraisonnable fait ressortir l’ampleur des vices et la mesure dans laquelle ceux-ci sont flagrants. Comme l’a énoncé la Cour suprême dans l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247 : « [u]ne décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir » (au paragraphe 52). C’est donc sur ce fondement que notre Cour s’est prononcée contre la décision du ministre.

[35]      Quels étaient donc, en 2007, les vices qui étaient à ce point flagrants qu’ils n’autorisaient aucun degré de déférence judiciaire? Les éléments de preuve que M. Al Yamani a soumis étaient, semble-t-il, « remplis de mentions faisant état [de ses] opinions politiques modérées […] ainsi que de son engagement à faire en sorte qu’une solution pacifique soit apportée au conflit israélo-palestinien » (Al Yamani (2007), au paragraphe 79). Notre Cour a conclu que le ministre se devait de traiter du « thème récurrent des lettres de soutien : plus exactement, le fait que M. Al Yamani est aujourd’hui un homme aux opinions politiques modérées, qui ne privilégie plus la violence comme moyen d’apporter un renouveau politique au Moyen-Orient et qui est résolu à faire en sorte qu’une solution pacifique soit apportée aux problèmes du peuple palestinien » (Al Yamani (2007), au paragraphe 84). Par ailleurs, notre Cour signale qu’il n’est nullement fait mention des innombrables preuves produites au sujet de la séparation de M. Al Yamani d’avec le FPLP.

[36]      Notre Cour est donc arrivée à la conclusion suivante, aux paragraphes 88 et 89 :

Cependant, pour que le ministre puisse prendre sur ce point une décision informée, la note d’information préparée à son intention doit considérer comme il convient les faits du dossier, les conclusions du demandeur et les facteurs énumérés dans les lignes directrices. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme c’est le cas ici, le ministre adopte la note d’information en tant que motifs de sa décision.

Comme je l’ai dit précédemment, l’un des points d’appui de la demande de dispense ministérielle présentée par M. Al Yamani était le fait qu’il avait renoncé à la violence, outre son engagement à favoriser une solution pacifique de la question palestinienne.

Autrement dit, la note d’information à laquelle le ministre avait donné son aval devait traiter de facteurs — et non pas en faire simplement mention — qui occupaient une place centrale dans la demande de M. Al Yamani. La question soumise au ministre n’était plus l’interdiction de territoire. Il ne suffisait pas de lui envoyer les observations formulées. Il était obligatoire de traiter de manière pratique des facteurs qui se situaient au cœur de la dispense demandée.

[37]      L’affaire a donc été renvoyée au ministre en vue d’une nouvelle décision. La Cour a refusé de certifier une question en vertu de l’article 74 de la LIPR.

[38]      Le ministre a décidé de réexaminer l’affaire, et cela s’est soldé par un autre refus d’accorder une dispense en mars 2012. Le demandeur a fait valoir que la nouvelle décision souffrait des mêmes vices que ceux qui avaient été relevés dans la décision Al Yamani (2007). Le document de 10 pages que le président de l’ASFC a soumis au ministre disait trouver appui dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Agraira, 2011 CAF 103, [2012] 4 R.C.F. 538. Le ministre a refusé une fois de plus d’accorder la dispense. La contestation faite dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour a donné lieu (ordonnance de la Cour fédérale datée du 3 décembre 2013) à une entente entre les parties pour procéder à un nouvel examen de l’affaire à la suite de la décision que rendrait la Cour suprême dans l’affaire Agraira. Je signale que la demande de contrôle judiciaire a été mise en suspens par une ordonnance de notre Cour datée du 1er juin 2012, jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende sa décision. Il n’existe donc aucune décision sur le bien-fondé de la décision du ministre de refuser d’accorder la dispense.

II.    La décision faisant l’objet du présent contrôle

[39]      La décision du ministre suit le format employé dans le passé. Il y a un document signé par le président de l’ASFC, qui est daté du 14 mai 2018 et qui s’étend sur 24 pages. Il offre au ministre l’option suivante : accorder la dispense demandée ou non. Dans le cas présent, le ministre a refusé la dispense en ces termes : [traduction] « Je ne suis pas persuadé que la présence de M. Al Yamani au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». Il n’y a pas d’autre observation ou commentaire à propos de ce document qui fournit un avis et recommande que la demande de dispense ministérielle soit rejetée. La décision elle-même est un document d’une page, qu’a signé le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile le 29 novembre 2018.

[40]      Le mémoire adressé au ministre indique clairement qu’il incombe à M. Al Yamani de convaincre le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. C’est ce qui est écrit au paragraphe 34(2) et ce texte n’offre aucun éclairage particulier. Le mémoire présente plutôt au ministre la façon dont l’ASFC interprète l’arrêt Agraira de la Cour suprême du Canada. Cette interprétation est résumée en un seul paragraphe, à la page 3 du mémoire :

[traduction] Dans Agraira, la CSC a décrété qu’en ce qui concerne l’évaluation de l’intérêt national les considérations primordiales sont la sécurité nationale et la sécurité publique, lesquelles devraient être interprétées dans le contexte du Canada en tant que démocratie parlementaire vouée à protéger les valeurs fondamentales de la Charte et à respecter les obligations internationales du Canada. De plus, la CSC a fait remarquer que la dispense ministérielle n’est pas conçue pour être une formule de rechange à un examen des raisons d’ordre humanitaire; néanmoins, les facteurs personnels d’un demandeur peuvent être pris en compte dans l’évaluation d’une demande de dispense, dans la mesure où ces facteurs sont liés au fait de déterminer si la présence de cette personne serait préjudiciable à l’intérêt national.

Comme je vais tenter de le démontrer plus loin, cette description est quelque peu tendancieuse, en ce sens qu’elle semble dénoter que la notion d’« intérêt national » est d’une portée plus restreinte que celle décrite dans l’arrêt Agraira, où, à mon avis, on laisse plus de place pour des facteurs autres que la sécurité nationale et la sécurité publique. Par ailleurs, vu la manière dont l’ASFC interprète l’arrêt Agraira, l’accent est mis sur l’interdiction de territoire et il reste peu de place pour quoi que ce soit d’autre que la sécurité nationale et la sécurité publique. En fait, même si la portée de l’intérêt national est essentiellement restreinte à « la sécurité nationale et la sécurité publique », on en vient à s’interroger sur la raison pour laquelle cette conclusion a été tirée en l’espèce. Que l’on se rappelle le point de vue formulé par le juge Gibson dans son jugement portant sur le second rapport du CSARS, un point de vue exprimé au paragraphe 87 de sa décision et reproduit au paragraphe 16 des présents motifs de jugement. Il reste au lecteur la fusion des motifs d’interdiction de territoire en une question d’intérêt national. En fait, le mémoire au ministre, qui constitue les motifs de la décision, juxtapose les motifs d’interdiction de territoire et les facteurs liés à « la sécurité nationale et la sécurité publique », avec le résultat que l’interdiction de territoire est la justification du refus d’accorder la dispense pour des motifs liés à la sécurité nationale et à la sécurité publique. Cela ressemble beaucoup aux raisons pour lesquelles notre Cour, dans la décision Al Yamani (2007), a décrété que la décision de l’époque était manifestement déraisonnable. Le mémoire au ministre de 2018 est plus long, mais, comme je vais tenter de le démontrer, il souffre fondamentalement des mêmes vices que les notes d’information précédentes.

[41]      Le mémoire décrit avec force détails les longs antécédents du demandeur en matière d’immigration. Il s’oriente ensuite vers ce qu’il considère comme les [traduction] « éléments pris en considération ». Il s’agit en fait d’une description des antécédents du demandeur depuis qu’il s’est joint au FPLP. Le mémoire insiste sur les activités menées par le demandeur pendant qu’il était un membre reconnu du FPLP depuis 1974, même si ce dernier soutient qu’il y a eu des périodes, entre 1974 et 1991, où il s’est retiré du FPLP (lorsqu’il était inactif, par exemple pendant ses séjours à Abu Dhabi et au Ghana). Quoi qu’il en soit, le mémoire n’affirme jamais que le demandeur a été directement impliqué dans des actions violentes. Au contraire, il a été l’adjoint de George Habash, cofondateur du FPLP, pendant un certain temps en 1981, de même qu’un solliciteur de fonds pendant son séjour au Liban. Pour ce qui est du Canada, le mémoire au ministre ne fait pas état d’activités autres que celles qu’a établies la SI.

[42]      Le demandeur a continué d’adhérer au FPLP après avoir immigré au Canada en 1985. Il a agi comme intermédiaire en vue du transfert de fonds au Moyen-Orient. Les sommes d’argent étaient considérables, mais, soutient le demandeur, elles n’étaient destinées qu’à des causes humanitaires. Le mémoire signale également qu’il a agi comme passeur d’informations et d’intermédiaire entre divers groupes du FPLP. Il est également indiqué que le demandeur a facilité les déplacements de membres du FPLP en vue de suivre un entraînement militaire et qu’il a recueilli du matériel et des documents destinés à créer de faux documents de voyage pour des membres de l’organisation. Il n’y a, en fait, rien de nouveau.

[43]      La raison pour laquelle sont énumérées diverses activités menées pendant le séjour du demandeur au Canada n’est manifestement pas pour laisser entendre que M. Al Yamani n’était pas membre du FPLP : il est interdit de territoire au Canada parce qu’il a été membre de ce groupe et la décision à cet effet a été rendue. Notre Cour en a confirmé la validité. C’est plutôt pour confirmer que le mémoire au ministre n’offre aucune indication d’une implication personnelle de M. Al Yamani dans des actes de violence ou d’autres activités depuis 1991.

[44]      Je signale cependant que le mémoire fait référence à deux reprises à un attentat à la bombe contre les bureaux d’Air Egypt en 1977 : d’abord à la page 7 et, ensuite aux pages 14 et 15. Les deux fois, le mémoire, après avoir fait mention de l’attentat, indique qu’il ne se fonde pas sur cet incident pour l’évaluation de la dispense ministérielle. Il est regrettable que le mémoire soit plutôt ambigu quant aux commentaires faits par le juge Gibson sur cet attentat à la bombe lors du contrôle judiciaire du second rapport du CSARS. À la page 19, le mémoire fait mention d’un [traduction] « doute » exprimé par la Cour au sujet de l’utilisation ultime des fonds acheminés au Moyen-Orient par M. Al Yamani, car l’inférence tirée de la preuve peut être en fait une supposition ou une conjecture sans fondement valable. Un examen du paragraphe 83 de la décision ([2000] 3 C.F. 433 [précitée]) dénote plus qu’un [traduction] « doute » de la part de la Cour. De plus, le « problème » qui y est mentionné ne se limite pas à l’utilisation ultime des fonds; il est également lié à l’attentat à la bombe commis en 1977. Voici de nouveau le paragraphe 83, par souci de commodité :

Certes, la crédibilité de la preuve émanant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) présentée devant le comité de surveillance et devant moi ne soulève aucun doute; mais si cette preuve pose problème, c’est que je me demande si elle est constituée en grande partie d’inférences raisonnables ou si elle consiste en des suppositions et des conjectures sans fondement valable. Il est certainement possible de prétendre que cette dernière hypothèse est la bonne en ce qui concerne l’acte de terrorisme commis en 1977 dans les Émirats arabes unis. Il en est de même des fins auxquelles les fonds acheminés au FPLP par le demandeur ont finalement été utilisés, mais cette question ne revêt pas grande importance car le SCRS et le comité de surveillance ne se sont pas beaucoup appuyés sur les fins auxquelles ces fonds ont finalement été utilisés et sur le fait que le demandeur connaissait ces fins. Le comité de surveillance a plutôt invoqué le fait non contesté que des fonds ont été acheminés par l’intermédiaire du demandeur simplement comme indicateur du niveau de confiance dont le demandeur jouissait de la part du FPLP. [Non souligné dans l’original.]

On ne sait trop pourquoi le mémoire au ministre fait référence, à deux reprises, à l’attentat à la bombe sans même signaler le « problème » de suppositions et de conjectures dont la Cour a fait état. Ceci étant dit en toute déférence, il est également excessif d’écrire que la Cour [traduction] « a conclu que ce qu’il y avait d’évident était que cet acheminement de fonds était un signe du degré de confiance que l’organisation avait envers lui ». Ce n’est pas ce que sous-entend le juge Gibson au paragraphe 83, quand on l’examine dans son contexte.

[45]      Le mémoire au ministre montre une tendance à minimiser rapidement les aspects positifs, voire à en faire tout bonnement abstraction, tout en mettant davantage l’accent sur ceux qu’il considère comme moins positifs.

[46]      Autre exemple d’exagération, la mention d’une évaluation des risques avant renvoi qu’a rejetée le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le mémoire signale que la demande de contrôle judiciaire a été [traduction] « rejetée », plutôt que de dire de façon plus neutre que l’autorisation de la demande de contrôle judiciaire n’a tout simplement pas été accordée. Il s’agit bien sûr d’une affaire de sémantique, mais l’impression que cela laisse revêt, selon moi, une certaine importance. Les demandes d’autorisation sont rejetées sans donner de motifs.

[47]      Sous le titre [traduction] « Éléments pris en considération », le mémoire survole rapidement les efforts faits par M. Al Yamani pour se décrire comme une personne qui n’appuie pas la violence; en fait, jamais il n’a été impliqué dans des actes de violence. Il s’est donc retiré du FPLP en 1991 parce qu’il ne voulait pas mettre en péril sa famille après être devenu une personne d’intérêt aux yeux du Service canadien du renseignement de sécurité. Le mémoire signale ce qui suit :

• il a noué des liens avec un grand nombre de personnes de nombreux horizons différents;

• il a de solides liens au sein de la collectivité;

• des lettres de diverses personnes confirment sa prétention qu’il est un homme nouveau.

Mais le mémoire au ministre ne traite pas de la preuve. Elle la mentionne, sans plus. Rien n’est dit quant au poids qu’il convient de lui accorder.

[48]      Dans le même ordre d’idées, le mémoire fait état de l’argument selon lequel le FPLP est une organisation à multiples facettes, que le demandeur n’a jamais soutenu la violence exercée contre des civils. Il n’a pas fermé les yeux sur le terrorisme et il n’a été impliqué dans aucun acte terroriste. Il est écrit que M. Al Yamani dit ne pas représenter une menace pour notre sécurité publique et notre sécurité nationale. Le mémoire note que M. Al Yamani réitère ses liens solides avec le Canada, lesquels comprennent son épouse, ses enfants et ses petits-enfants, tous Canadiens. Il possède une maison, il a obtenu un baccalauréat ès arts en sciences politiques en 1995. Enfin, il est mentionné dans le mémoire, sans plus, que M. Al Yamani s’est plaint de l’évaluation faite par l’ASFC, qu’il juge inéquitable et déséquilibrée. Ses critiques sont résumées dans le mémoire en ces termes : M. Al Yamani a [traduction] « déclaré que l’évaluation dénature sa situation passée et présente, et ‘‘omet de signaler tout facteur positif qui fait pencher la balance [en sa faveur] depuis les 32 dernières années’’ » (mémoire du 14 mai 2018, à la page 14). Là encore, ces éléments sont mentionnés rapidement, sans plus.

[49]      Le mémoire passe ensuite à l’évaluation qui mènera à la recommandation de refuser la dispense en vertu du paragraphe 34(2).

[50]      L’évaluation n’est pas favorable à M. Al Yamani. Elle se lit comme un document d’accusation à cause de son affiliation antérieure au FPLP. On lui reproche d’avoir continué d’appuyer cette organisation après avoir immigré au Canada en 1985. Il est fait abstraction du fait qu’il a renoncé à son affiliation en 1991 parce qu’il l’a fait après avoir découvert qu’il était une personne d’intérêt aux yeux des autorités canadiennes. Il est mentionné que M. Al Yamani s’inquiétait de l’établissement de sa famille au pays, mais uniquement pour souligner qu’il n’a pas abandonné son affiliation au FPLP parce qu’il était insatisfait de l’organisation ou qu’il rejetait ses politiques terroristes. Le mémoire émet l’hypothèse qu’il aurait poursuivi ses activités s’il n’était pas devenu une personne d’intérêt aux yeux des autorités canadiennes; il émet également l’hypothèse qu’au cours de son séjour au Ghana (pendant 18 mois environ) il aurait pris part à des activités si [traduction] « le FPLP s’était implanté solidement dans le pays » (mémoire au ministre, à la page 16). Là encore, de pures hypothèses. Aucune explication ou preuve n’est donnée à l’appui d’une telle déclaration. En fait, le mémoire insiste pour dire que le demandeur a été membre du FPLP pendant près de 20 ans, en dépit du fait qu’il s’est joint à cette organisation en 1974 et qu’il l’a quittée en 1991, et en dépit de ses périodes d’inactivité pendant ses voyages et ses séjours dans des pays différents. La teinte que l’on donne à son affiliation au FPLP en parlant d’un certain nombre d’années est particulièrement frappante, compte tenu du fait qu’il n’y a rien à signaler pour les 27 années qui se sont écoulées entre 1991 et 2018.

[51]      L’appui du demandeur envers le FPLP est présenté comme important, et le rôle qu’il a joué s’est révélé [traduction] « crucial » pour le transfert de fonds en Amérique du Nord et l’organisation de divers déplacements à des fins d’entraînement militaire. Le mémoire met en doute l’argument selon lequel le demandeur n’a jamais été impliqué dans des actes de violence ou de terrorisme, mais plutôt qu’il faisait partie de l’aile politique du FPLP, une organisation à multiples facettes. À cet effet, le mémoire soutient que [traduction] « l’appartenance à une aile politique ne l’empêche pas forcément de soutenir l’aile militante et l’objectif qui lui est associé, ou d’entretenir des liens avec elle » (mémoire du 14 mai 2018, à la page 17). Je signale que ce commentaire est de nature purement argumentative et, jusqu’à un certain point, conjecturale, en ce sens qu’aucune preuve d’une implication quelconque n’est présentée. La phrase qui suit est plus tendancieuse encore : [traduction] « Cela sous-entend simplement qu’il n’était peut-être pas du nombre de ceux qui exécutaient personnellement les ordres ».

[52]      En fait, l’évaluation que comporte le mémoire au ministre s’étend sur les activités qui, sans aucun doute, visaient à soutenir le FPLP, mais qui n’ont pas été considérées comme violentes. Tout signe d’un rôle plus nuancé dont la preuve fait état est aussitôt écarté, souvent pour une raison douteuse. Le paragraphe qui suit illustre bien la teneur et le ton du mémoire :

[traduction] M. Al Yamani déclare que son affiliation au FPLP date d’il y a si longtemps qu’on ne devrait plus considérer qu’elle a une incidence quelconque sur le présent ou l’avenir. Il s’oppose au fait d’être toujours visé par une mesure de renvoi, même s’il a quitté le FPLP en 1991. Il est admis que, selon ses dires, M. Al Yamani ne se considère plus comme membre du FPLP. Cependant, comme il a été signalé plus tôt, M. Al Yamani a fourni des informations indiquant qu’il a quitté l’organisation non pas parce qu’il était insatisfait de celle-ci, mais parce que sa famille était plus importante et que la poursuite de son implication minait les efforts qu’il faisait pour obtenir la citoyenneté. Il n’en demeure pas moins que M. Al Yamani a adhéré volontairement à l’organisation pendant une période d’environ 20 ans tout en étant raisonnablement au fait de son implication dans des actes de violence assimilables à du terrorisme. Quant au fait d’être visé par une mesure de renvoi, M. Al Yamani est toujours interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1) f) de la LIPR et il fait l’objet d’une mesure de renvoi. Sa demande d’ERAR a été rejetée par le CSARS, sa demande de contrôle judiciaire de la décision a été rejetée par la CF, et les mesures visant à mettre à exécution la mesure de renvoi le concernant se poursuivent, conformément à la loi.

Le fait que M. Al Yamani est interdit de territoire au Canada devait être admis. Cependant, comme l’a écrit la juge Snider, l’objet du paragraphe 34(2) de la Loi est que, malgré l’interdiction de territoire, le ministre est tenu d’examiner s’il est persuadé que la présence de M. Al Yamani au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Le mémoire au ministre n’explique jamais la pertinence des activités qui ont amené à déclarer le demandeur interdit de territoire et, plus important encore, en quoi ce fait a une incidence sur la sécurité nationale et la sécurité publique 27 ans après son départ du FPLP, s’il convient d’accorder à la sécurité nationale et à la sécurité publique l’importance que l’ASFC souhaite leur conférer.

[53]      À cet égard, le mémoire met l’accent sur la sécurité nationale et la sécurité publique. M. Al Yamani fait valoir qu’il n’est un danger pour personne : il n’a même pas de casier judiciaire. L’ASFC signale immédiatement que ce fait n’est pas déterminant dans le contexte du mémoire au ministre. En fait, le mémoire décrète que [traduction] « l’ASFC est d’avis que M. Al Yamani présente un danger pour la sécurité du Canada » (mémoire du 14 mai 2018, à la page 20). Cela n’est pas expliqué.

[54]      Cette opinion semble exclusivement reposer sur une affiliation qui, à l’époque où le mémoire a été présenté, datait déjà de 27 ans. Le mémoire indique que les activités antérieures minaient la sécurité nationale. L’ASFC déclare que :

[traduction] … l’ASFC a évalué un certain nombre de facteurs liés aux motifs prédominants que sont la sécurité nationale et la sécurité publique, comme, par exemple, la durée et la profondeur de l’implication de M. Al Yamani au sein du FPLP, ses contributions, sa connaissance de l’organisation au cours de son implication et sa proximité des dirigeants de l’organisation. Après évaluation de ces facteurs, l’ASFC n’est pas persuadée que M. Al Yamani devrait être dispensé de l’interdiction de territoire dont il fait l’objet aux termes des dispositions en matière de sécurité de la LIPR.

Le mémoire ne fournit pas cette évaluation. Elle est mentionnée, pas démontrée.

[55]      Le mémoire au ministre ne traite pas en détail de ce qu’a déclaré M. Al Yamani, à savoir qu’il est un homme nouveau, un homme de paix, comme le soutiennent aussi de nombreuses personnes qui l’appuient et qui ont fourni des témoignages écrits souvent longs. Le mémoire au ministre ramène plutôt l’affaire aux 17 ans d’implication de M. Al Yamani (période qui, y est-il mentionné à maintes reprises, serait d’environ 20 ans, ou proche de ce chiffre), sans mentionner la période de 1991 à 2018 :

[traduction] Dans tout ce qu’il relate, M. Al Yamani dit qu’il a changé depuis son arrivée au Canada. Il prétend qu’il est aujourd’hui un homme de paix, qui rejette le recours à toute violence sauf en cas de guerre et que son objectif est d’encourager la recherche d’une solution pacifique au conflit palestino-israélien. M. Al Yamani et les personnes qui l’appuient font clairement état de leur conviction qu’il est devenu un défenseur de la paix et qu’il a renoncé au FPLP et à la violence que ce groupe représente. De plus, les personnes qui appuient M. Al Yamani trouvent qu’il s’est intégré à la société et qu’il a fait montre de valeurs démocratiques. Ces personnes le considèrent comme un homme modéré, raisonnable; un membre de la collectivité qui travaille dur, qui fournit des services bénévoles et qui a consacré une grande partie de sa vie à ceux qui sont dans le besoin, tant ici qu’à l’étranger. Le solide appui de la collectivité envers M. Al Yamani a été noté, tout comme son changement d’attitude à l’égard du conflit palestino-israélien. Toutefois, même si M. Al Yamani, comme il l’a déclaré, s’est dissocié du FPLP et poursuit maintenant la recherche d’une solution palestinienne par des voies pacifiques, la conversion et l’engagement envers la paix qu’il a entrepris sur le tard ne l’emportent pas sur d’autres préoccupations prédominantes dans le présent dossier, c’est-à-dire, le degré, la durée et l’ampleur de son implication et de son engagement antérieurs au sein du FPLP pendant une période d’environ 20 ans, y compris son implication importante au Canada même.

(Mémoire au ministre du 14 mai 2018, à la page 21)

[56]      Le demandeur est critiqué pour avoir appelé, dans un discours prononcé à Toronto en juillet 2014, à une troisième intifada, et ce, à une époque où il y avait en Israël des troubles qui mettaient en cause la population palestinienne. L’ASFC a écrit que [traduction] « même si M. Al Yamani a expliqué que son appel à une intifada renouvelée en 2014 devrait être contextualisé, c’est-à-dire qu’il faudrait considérer qu’il prônait une opposition ou une résistance populaire pacifique et non armée contre l’occupation des terres palestiniennes, et de plus qu’il ne croit pas que des actions armées feraient avancer les objectifs de la population palestinienne, l’ASFC croit qu’il est raisonnable d’interpréter son discours dans le contexte de son affiliation de longue date à une organisation qui est aujourd’hui une entité terroriste inscrite par le Canada et plusieurs autres pays, qui a commis des actes de terrorisme lors d’intifadas antérieures » (mémoire au ministre du 14 mai 2018, aux pages 21 et 22).

[57]      En fin de compte, le mémoire au ministre exprime l’avis qu’il faudrait maintenir l’interdiction de territoire du demandeur parce que celui-ci n’est pas parvenu à convaincre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Pour arriver à cette recommandation, l’ASFC met presque exclusivement l’accent sur [traduction] « les éléments factuels prédominants du présent dossier qui ont trait à la sécurité nationale et à la sécurité publique » (mémoire au ministre du 14 mai 2018, à la page 22), et ce, sans traiter de la raison pour laquelle ces deux éléments sont aujourd’hui en péril. Il est dit que la contribution de M. Al Yamani au FPLP, c’est-à-dire avant 1991, a miné la sécurité nationale et la sécurité publique. Le mémoire au ministre indique avoir été rédigé [traduction] « d’une manière conforme à l’arrêt prépondérant qu’est Agraira, où il est question de la prépondérance de facteurs se rapportant à la sécurité nationale et à la sécurité publique » (mémoire au ministre du 14 mai 2018, à la page 22).

III.   Analyse

[58]      J’ai fait un exposé assez long sur la décision qui fait l’objet du présent contrôle parce que, à mon sens, celle-ci ne répond pas à l’exigence à laquelle il faut répondre pour qu’une décision soit raisonnable, d’après l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada. En toute justice pour la décision et le ministre, la décision n’a pas eu à l’époque l’avantage de l’arrêt Vavilov qui, aujourd’hui, fait autorité pour ce qui est de l’obligation de motiver les décisions qui relèvent du droit administratif.

[59]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a accordé une importance nouvelle à la nécessité que non seulement les décideurs arrivent à une issue raisonnable, mais aussi que la cour de révision s’intéresse au processus décisionnel. Comme il est écrit au paragraphe 83 de l’arrêt Vavilov : « le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision ».

[60]      La Cour suprême conserve la nécessité que les cours de révision suivent le principe de la retenue judiciaire (Vavilov, au paragraphe 13), ce qui se traduit par l’obligation de faire preuve de déférence envers une décision raisonnable (Vavilov, au paragraphe 85). Il reste cependant que « les décideurs administratifs doivent adhérer à une culture de la justification et démontrer que l’exercice du pouvoir public qui leur est délégué peut-être [traduction] "justifié aux yeux des citoyens et citoyennes sur les plans de la rationalité et de l’équité" : la très honorable B. McLachlin, "The Roles of Administrative Tribunals and Courts in Maintaining the Rule of Law" (1998), 12 R.C.D.A.P. 171, p. 174 (italique omis) » (Vavilov, au paragaphe 14).

[61]      L’insistance sur le fait de justifier la décision « auprès des personnes auxquelles elle s’applique » est renforcée au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov :

L’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel : voir Dunsmuir, par. 47-49. Il ressort explicitement de l’arrêt Dunsmuir que la cour de justice qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable « se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » : par. 47. Selon l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : ibid. En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné. [Non souligné dans l’original.]

Comme je l’ai écrit dans la décision Shekari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 70 [au paragraphe 25] :

Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont cité avec approbation l’article intitulé « Reasons for Decision in Administrative Law », de R. A. Macdonald et D. Lametti, (1990), 3 RCDAP 123 à la page 139, où on peut lire que les motifs qui [traduction] « ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire » [...] « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement ». Les juges majoritaires ont déclaré que de tels motifs « permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision » (Vavilov, au para 102). Telle est la situation en l’espèce, à mon avis. Il ne s’agit pas, dans le cas présent, d’exiger une norme de perfection, mais plutôt de satisfaire à la norme de la décision raisonnable qui commande « [une compréhension du] raisonnement qui a mené à la décision administrative » de façon à permettre à « la cour de révision de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov, au para 85). Il ne revient pas à la cour de révision d’examiner les motifs ni d’essayer d’y substituer ses propres motifs (Vavilov, au para 96).

[62]      La perfection n’est certes pas le critère en fonction duquel une décision administrative doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable. Il ne faudrait pas s’attendre à ce que tous les arguments possibles soient réfutés (Vavilov, au paragraphe 128), mais cela ne change rien à l’obligation de justifier la décision [au paragraphe 95] :

Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie. [Non souligné dans l’original.]

[63]      Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême donne instruction aux cours de révision de bien comprendre la décision qui fait l’objet d’un contrôle. Cela s’explique par le fait que la tâche à accomplir consiste à déterminer si la décision en cause possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, c’est-à-dire qu’elle est justifiée, intelligible et transparente. La décision doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au paragraphe 99). En fait, les motifs sont le « mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision » (Vavilov, au paragraphe 81).

[64]      C’est donc dire qu’un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable est axé sur la justification, qui est considérée comme la pierre angulaire de la légitimité des institutions; la culture de justification exige forcément une justification pour qu’il soit possible d’établir la transparence et l’intelligibilité [Vavilov, au paragraphe 79] :

Nonobstant les différences importantes qui existent entre le contexte administratif et le contexte judiciaire, les motifs répondent à bon nombre des mêmes besoins dans les deux contextes : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 15 et 22-23. Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public : Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine, par. 12-13. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, « [i]l est plus probable que les personnes touchées ont l’impression d’être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis » : par. 39, citant S. A. de Smith, J. Jowell et lord Woolf, Judicial Review of Administrative Action (5e éd. 1995), p. 459-460. Et comme l’écrivent de manière convaincante Jocelyn Stacey et l’honorable Alice Woolley, [traduction] « les décisions rendues par les pouvoirs publics acquièrent leur autorité sur le plan juridique et démocratique par le biais d’un processus de justification publique » au moyen duquel les décideurs « motivent leurs décisions en tenant compte du contexte constitutionnel, législatif et de common law dans lequel ils œuvrent » : « Can Pragmatism Function in Administrative Law? » (2016), 74 S.C.L.R. (2d) 211, p. 220. [Non souligné dans l’original.]

[65]      Quelle est la qualité des motifs auxquels on doit s’attendre de la part des décideurs? Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême examine, une fois de plus, la question. Essentiellement, il doit y avoir une certaine proportionnalité entre les motifs à fournir et l’effet qu’auront les décisions sur les droits et les intérêts de la personne concernée. Voici ce qu’on peut lire aux paragraphes 133 à 135 :

Il est bien établi que les individus ont droit à une plus grande protection procédurale lorsque la décision sous examen est susceptible d’avoir des répercussions personnelles importantes ou de leur causer un grave préjudice : Baker, par. 25. Toutefois, ce principe a également une incidence sur la manière dont une cour de justice effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le point de vue de la partie ou de l’individu sur lequel l’autorité est exercée est au cœur de la nécessité d’une justification adéquate. Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu.

En outre, les préoccupations relatives à l’arbitraire sont généralement plus prononcées dans les cas où la décision a des conséquences particulièrement graves ou sévères pour la partie visée et le défaut de traiter de ces conséquences peut fort bien se révéler déraisonnable. Par exemple, notre Cour a statué qu’au moment d’exercer sa compétence en equity pour ordonner un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la section d’appel de l’immigration devait tenir compte des difficultés que risque de connaître la personne concernée à l’étranger par suite de son expulsion : Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.

Bon nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit. [Non souligné dans l’original.]

[66]      Il ne fait aucun doute que la décision du ministre a de sérieuses répercussions sur M. Al Yamani. Celui-ci fait actuellement l’objet d’une mesure de renvoi. Il se trouve au Canada depuis 1985, il a élevé sa famille ici et il contribue à la vie de sa collectivité, comme en font foi les témoignages versés au dossier. Ses enfants sont citoyens canadiens, tout comme ses petits-enfants. Il ne fait aucun doute non plus qu’il a été membre du FPLP pendant quelque 17 ans, ce qui l’a rendu interdit de territoire au Canada. Mais il y a aussi une absence totale de preuves qu’il n’a pas renoncé à son affiliation en 1991, 27 ans environ avant que soit rendue la décision de 2018. En l’absence de preuves à l’effet contraire, force est d’admettre qu’il n’a pas été membre du FPLP depuis 1991. Il n’est pas facile de comprendre le commentaire gratuit de l’ASFC selon qui cela constitue [traduction] « [une] conversion et [un] engagement envers la paix […] sur le tard ». Au moment où la [traduction] « conversion » a eu lieu, M. Al Yamani était âgé de 35 ans; il en a aujourd’hui 66. La seule question qui se pose est celle de savoir si le ministre a rejeté à juste titre la dispense possible que le législateur a créée. Pour que cela ait été fait de manière raisonnable, la décision devait être justifiée et refléter les enjeux. C’est ce qui manque ici, selon moi.

[67]      Il y a 15 ans, la juge Mactavish a passé en revue une note d’information, semblable au mémoire dont il est question en l’espèce, et elle est arrivée à la conclusion suivante : « on ne mentionne pas, et l’on ne cherche nullement à analyser, les innombrables preuves produites par M. Al Yamani qui attestent sa séparation d’avec le FPLP et sa conviction actuelle que la non-violence est un moyen de venir à bout du conflit israélo-palestinien. Ce sont là deux éléments qui permettent de croire qu’il n’exercera plus aucun rôle au sein du FPLP » (Al Yamani (2007), au paragraphe 86). Il est décevant de relever les mêmes lacunes dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle. Bien que le mémoire au ministre dont il est question en l’espèce soit nettement plus long que la note d’information que notre Cour a examinée dans le cadre de la décision de 2007, il souffre à mon avis des mêmes lacunes importantes.

[68]      Comme l’a signalé la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, il ne suffit pas de résumer les arguments invoqués et de formuler ensuite une conclusion péremptoire, car cela ne m’aide pas à comprendre la décision qui a été rendue et sa justification. Le décideur se doit de traiter des éléments de preuve. Les conclusions péremptoires « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement », comme l’indiquent les professeurs R. A. Macdonald et D. Lametti, que cite la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 102. Cela est particulièrement vrai quand les répercussions sur les intérêts d’une personne sont aussi sérieuses qu’elles le sont en l’espèce.

[69]      Dans la présente affaire, le mémoire au ministre ne traite pas des éléments de preuve. Comme on peut le lire dans la décision de 2007, ce document « ne mentionne pas, et […] ne cherche nullement à analyser, les innombrables preuves produites ». L’accent est mis, à toutes fins pratiques, exclusivement sur les activités menées par le demandeur à l’appui du FPLP, qui ont pris fin en 1991, et sur l’opinion selon laquelle M. Al Yamani présente néanmoins un danger pour la sécurité du Canada. On ignore en quoi les activités menées à l’appui du FPLP qui ont pris fin en 1991 étayent la conclusion. Très franchement, il est possible que ce soit le cas, mais on ignore la voie suivie pour arriver à cette décision en prenant pour base le mémoire au ministre. Cela ressemble beaucoup à une conclusion péremptoire.

[70]      Tout au long de son évaluation, l’ASFC insiste sur les facteurs prédominants dans le cadre de son examen de l’« intérêt national », c’est-à-dire la sécurité nationale et la sécurité publique. J’ai passé de nombreuses fois en revue le mémoire au ministre et il m’a été impossible de trouver un autre facteur que l’on aurait pris en compte de manière sérieuse. C’est donc dire que non seulement la sécurité nationale et la sécurité publique étaient exclusivement liées à des faits qui dataient d’au moins 27 ans à l’époque de la rédaction du mémoire, mais ces deux aspects semblent être les seuls facteurs qui ont été pris en compte. Il semble parfois que le mémoire au ministre cherche à punir M. Al Yamani pour les activités qu’il a menées il y a plus de 27 ans de cela. Si c’est le cas, les raisons pour conclure que la sécurité nationale et la sécurité publique sont en cause doivent être exposées pour que la décision soit raisonnable. Le lien entre les activités menées dans le lointain passé et l’opinion selon laquelle [traduction] « l’ASFC est d’avis que M. Al Yamani présente un danger pour la sécurité du Canada » (mémoire au ministre du 14 mai 2018, à la page 20) méritait certes une explication.

[71]      Par ailleurs, l’interprétation que l’on semble faire de l’arrêt Agraira dans le mémoire au ministre ne cadre peut-être pas avec la décision elle-même. Le mémoire réitère à de nombreuses reprises que [traduction] l’« intérêt national » est principalement lié à la sécurité nationale et à la sécurité publique. Cependant, la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, a résisté à des tentatives pour transformer l’« intérêt national » en « sécurité publique » et en « sécurité nationale » seulement, malgré les arguments en ce sens qu’invoquait le gouvernement dans cette affaire. La Cour suprême souligne que le législateur a choisi d’employer l’expression « intérêt national », ce qui « donne fortement à penser [qu’il] ne voulait pas que l’expression "intérêt national" renvoie exclusivement à la sécurité nationale et à la sécurité publique » (Agraira, au paragraphe 70).

[72]      La Cour suprême a explicitement rejeté l’argument qu’avançait le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile « selon lequel le par. 34(2) est exclusivement axé sur la sécurité nationale et la sécurité publique et qu’il prévoit l’octroi d’une dispense uniquement aux membres d’organisations terroristes qui sont innocents ou qui ont subi des contraintes » (Agraira, au paragraphe 78). Non seulement le mémoire au ministre met presque exclusivement l’accent sur l’intérêt national, principalement en lien avec la sécurité nationale et la sécurité publique, à l’exclusion d’autres facteurs, mais on y relève également une sérieuse hésitation à accorder une dispense à des personnes qui ne sont pas des membres innocents d’une organisation terroriste. Il est tenu pour acquis qu’une personne est membre d’une organisation terroriste, ce qui rend la personne interdite de territoire au Canada, avant que l’on atteigne l’étape du paragraphe 34(2). Il se peut même que la nature des activités et la mesure dans laquelle celles-ci sont récentes soient des facteurs pertinents dans le cadre de cette évaluation. Cependant, cet aspect doit être soupesé, de pair avec d’autres facteurs. Là encore, l’important n’est pas que M. Al Yamani devrait se voir accorder la dispense recherchée : c’est au ministre de le décider. Mais, pour que l’on puisse rendre cette décision, les motifs fournis doivent être proportionnés aux intérêts de la personne. Lorsqu’on lit le mémoire, qui constitue les motifs de la décision du ministre, c’est l’intérêt national qu’il faut soupeser. Ce n’est pas juste un membre innocent d’une organisation terroriste qui peut être pris en considération pour l’octroi d’une dispense.

[73]      Il ne fait aucun doute que la portée du paragraphe 34(2) de la Loi ne se limite pas à la sécurité nationale et à la sécurité publique (Agraira, au paragraphe 81). La Cour écrit : « [c]ontrairement à la conclusion de la Cour d’appel fédérale en l’espèce, en déterminant si la présence d’une personne au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national, l’examen du ministre ne doit pas se limiter à la sécurité nationale et à la question de déterminer si le demandeur constitue un danger pour la sécurité publique ou pour la sécurité d’autrui » (Agraira, au paragraphe 82). Il m’a semblé que le mémoire au ministre revenait en fait à l’idée plaidée devant la Cour suprême, à savoir que l’intérêt national est assimilable à la sécurité nationale et à la sécurité publique, une idée que la Cour a rejetée avec raison.

[74]      Enfin, quels sont les facteurs, autres que la sécurité nationale et la sécurité publique, qu’il faut prendre en compte dans le cadre de l’application du paragraphe 34(2) de la Loi? Dans l’arrêt Agraira, le ministre avait fait valoir que la disponibilité d’une dispense pour raisons d’ordre humanitaire (CH) prescrivait que ces facteurs n’étaient pas pertinents pour l’application du paragraphe 34(2). Compte tenu de ce commentaire, il est difficile de voir avec clarté quelle incidence aurait le fait de limiter législativement l’accès à la dispense CH sur la manière d’interpréter le paragraphe 34(2). Quoi qu’il en soit, malgré la disponibilité de la dispense CH, la Cour suprême conclut que des facteurs personnels peuvent avoir un rôle à jouer dans la détermination de la menace pour la sécurité du Canada. Voici ce qu’on peut lire au paragraphe 84 de l’arrêt Agraira :

[…] Mais l’art. 34 n’exclut pas nécessairement la prise en compte de facteurs personnels qui peuvent être pertinents dans le cadre de ce type particulier d’examen. Par exemple, ces considérations peuvent avoir une incidence sur l’examen des caractéristiques personnelles du demandeur afin de déterminer s’il peut être considéré comme présentant une menace pour la sécurité du Canada. Parmi les considérations du guide opérationnel qui étaient étrangères à la sécurité nationale et à la sécurité publique, et qui s’inscrivaient dans la définition implicite donnée par le ministre, quelques-unes seulement constituent des facteurs d’ordre humanitaire. Le fait que le ministre ait tenu compte de ces facteurs n’a pas rendu déraisonnable son interprétation de l’expression « intérêt national ». [Non souligné dans l’original.]

En l’espèce, on ne pouvait pas échapper à un examen des caractéristiques personnelles qui sembleraient avoir un lien direct avec la question de savoir si le demandeur pose ou non une menace pour la sécurité du Canada.

IV.   Conclusion

[75]      Je me suis efforcé de démontrer que le mémoire au ministre, qui constitue la décision que celui-ci a adoptée, est lacunaire. Il ne répond pas aux exigences à remplir pour que cette décision soit raisonnable, compte tenu de ses graves lacunes; la décision doit présenter un degré requis de justification, d’intelligibilité et de transparence qui découle de motifs qui correspondent aux conséquences difficiles qu’une personne subit, ce que la Cour suprême du Canada a appelé le « principe de la justification adaptée » au paragraphe 133 de l’arrêt Vavilov.

[76]      Il y a, selon moi, de sérieuses lacunes qui obligent à conclure que la décision est déraisonnable. Le paragraphe 34(2) de la Loi prescrit au ministre de tenir compte du fait, en vue de l’octroi d’une dispense possible, qu’il est convaincu que la présence au Canada d’un résident permanent ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Il va sans dire que l’accent doit être mis sur l’intérêt national, qui est d’une portée plus large que celle de la sécurité nationale et de la sécurité publique. La présence au Canada doit être évaluée par rapport à la norme que prévoit la loi : il faudrait que le ministre dise pourquoi il n’est pas convaincu que la présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

[77]      Par ailleurs, le paragraphe 34(2) n’est pas conçu pour punir qui que ce soit. Les motifs d’interdiction de territoire sont pertinents, mais il faut qu’ils aient un lien avec l’intérêt national. Nous ne voyons pas dans le mémoire au ministre pourquoi des activités non violentes menées il y a 27 ans de cela environ sont encore pertinentes pour ce qui est de la sécurité nationale et de la sécurité publique.

[78]      La décision, selon moi, échoue sur les deux fronts. Elle définit l’intérêt national sous l’angle de la sécurité nationale et de la sécurité publique, même si la Cour suprême, dans l’arrêt Agraira, a explicitement rejeté cette idée. De plus, elle n’explique jamais pourquoi le décideur n’est pas convaincu que la présence du demandeur n’est pas contraire à l’intérêt national, selon la définition qu’en donne l’arrêt Agraira, qui fait autorité.

[79]      Au lieu de procéder à cette analyse, le mémoire au ministre superpose les motifs d’interdiction de territoire à l’« intérêt national », un concept défini et analysé de manière étroite. La décision ne tient jamais compte de facteurs rédempteurs, tels que ceux mentionnés dans la décision Al Yamani (2007) (aux paragraphes 84 et 86), comme le fait d’avoir renoncé à la violence en 1991, les opinions politiques modérées dont font foi de nombreux témoignages, et la séparation du demandeur d’avec le FPLP environ 27 ans avant la date à laquelle la décision a été rendue. Le simple fait de mentionner ces facteurs rédempteurs et ces caractéristiques personnelles n’est pas suffisant. Il est obligatoire, et plus encore depuis que l’arrêt Vavilov a été rendu, de traiter des faits, des observations et des facteurs pertinents. Cela n’a pas été fait dans la décision Al Yamani (2007) et c’est clairement aussi ce qui manque en l’espèce.

[80]      L’accès à la dispense que prévoit le paragraphe 34(2) ne se limite pas à une affiliation qui est tout à fait innocente ou forcée. La raison pour laquelle le ministre n’a pas été convaincu que la présence du demandeur au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national doit être expliquée. Compte tenu du dossier, la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision étaient tout simplement absentes. Il ne fait aucun doute que le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour rendre sa décision en vertu du paragraphe 34(2). Mais pouvoir discrétionnaire et décision arbitraire ne sont pas synonymes. Les motifs comptent.

[81]      En bref, le mémoire au ministre n’explique pas pourquoi ce dernier n’est pas convaincu que la présence de M. Al Yamani ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national; le mémoire traite la sécurité nationale et la sécurité publique comme s’il s’agissait des facteurs qui sont non seulement prédominants, mais aussi qui excluent tout autre. Il semble exiger que la personne qui sollicite une dispense soit innocente du fait d’avoir été membre d’une organisation terroriste ou d’avoir été forcée à le devenir; il n’explique jamais pourquoi, 27 ans après avoir quitté le FPLP, le demandeur est toujours une menace pour la sécurité nationale et la sécurité publique; il semble indiquer qu’il est pertinent de punir le demandeur pour des activités passées, sans expliquer pourquoi.

[82]      Cela n’est pas conçu comme un commentaire quelconque à l’égard du bien-fondé de la demande au regard du paragraphe 34(2) de la Loi. La Cour n’a jamais examiné le bien-fondé de la demande, mais elle se soucie plutôt de la justification, de l’intelligibilité et de la transparence de la décision. Cela étant dit avec très grande retenue, cette décision n’est pas raisonnable, non pas à cause de son issue, une question non examinée dans les motifs, mais parce que le processus décisionnel ne répond pas aux exigences modernes auxquelles il est nécessaire de satisfaire depuis l’arrêt Vavilov.

[83]      En conséquence, compte tenu des directives que la Cour suprême a données dans l’arrêt Vavilov (aux paragraphes 139 à 142), l’affaire est renvoyée au décideur pour nouvel examen, s’il le désire [au paragraphe 141] :

Donner effet à ces principes dans le contexte de la réparation signifie que, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour. Quand il revoit sa décision, le décideur peut alors arriver au même résultat ou à un résultat différent : voir Delta Air Lines, par. 30-31.

V.    Question à certifier et autres aspects

[84]      Le demandeur avait soulevé environ cinq questions à certifier. Vu l’issue de la demande de contrôle judiciaire, les conditions à remplir en vue d’une certification ne sont pas remplies (Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Laing, 2021 CAF 194). Aucune des questions proposées ne permettrait de trancher l’appel relatif à une décision qui, en tout état de cause, est favorable au demandeur.

[85]      La présente affaire est tranchée en fonction des principes du droit administratif. Les questions relatives au droit constitutionnel que le demandeur a soulevées n’ont, de ce fait, jamais été abordées. Je conviens avec les avocats du défendeur qu’il n’est nul besoin de poursuivre l’affaire plus avant, vu la décision de la Cour de renvoyer l’affaire pour des motifs de droit administratif.

JUGEMENT dans le dossier IMM-6497-18

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1.    La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en vue d’un nouvel examen.

2.    Il n’y a pas de question à certifier conformément à l’article 74 de la LIPR.



[1] Maintenant abrogé et remplacé par l’article 42.1 de la Loi. Le paragraphe 34(2) prévoyait que « [c]es faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ».

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